Alain Boillat

A propos de On Dirait le Sud

Entretien avec Vincent Pluss et Laurent Toplitsch

Invités à la Section de Cinéma de l’Université de Lausanne le 11 avril 2003 pour parler de leur film On dirait le Sud couronné cette année par le Prix du Cinéma Suisse, Vincent Pluss (réalisateur) et Laurent Toplitsch (scénariste) se sont prêtés à l’exercice de l’entretien. Ils nous emmènent dans les coulisses de l’élaboration de ce film qui, à cheval entre improvisation et mise en scène, suscite immanquablement chez le spectateur des interrogations quant à sa genèse. Il est aussi intéressant de les entendre discuter de leur position dans le paysage du cinéma helvétique, l’attribution du Prix à des auteurs extérieurs au « sérail » ayant été fort controversée. Leur démarche consistant à utiliser une caméra DV portée à l’épaule comme dans les films de Lars von Trier a des implications tant esthétiques que « politiques », dans la mesure où cette technique peu coûteuse et un tournage de deux jours seulement leur ont permis de se passer de subventions fédérales.

Biographies

Vincent Pluss (né en 1969 à Genève). Il suit une formation de musique (batterie, trompette) et pratique le théâtre (entre 9 et 17 ans), obtient une maturité artistique (arts visuels) à Genève, puis étudie à New York University (une année en Cinema, puis deux en Film-TV-Production). Il y réalise des courts métrages 16mm en studio, puis devient, en dernière année, chef opérateur. À la fin de ses études, il est engagé comme stagiaire à New York chez Reiss Picture, une firme qui produit des publicités et des spots sociaux destinés à la télévision. Découvrant le montage numérique qui venait d’être lancé à New York, il devient monteur, puis directeur de production chez Reiss Picture. Alors qu’il est rentré en Europe (Cologne), on lui propose de travailler à Pékin durant cinq mois comme monteur sur un système AVID, l’un des premiers en Chine (entré par contrebande). Il s’agissait de la toute première co-production d’une chaîne nationale de télévision chinoise (Beijing TV, puis CCTV) avec l’extérieur (une production américaine), une émission hebdomadaire de reportages qui avait été tournés aux USA sur des faits (et dysfonctionnements !) sociaux. En Allemagne, il entre en contact avec les milieux de la danse contemporaine (avec Elliot Caplan, réalisateur du chorégraphe Merce Cunningham) et, de retour en Suisse, il réalise des films de danse. En 1996, il décide de réaliser ses propres films et collabore avec l’acteur Pierre Mifsud sur son premier court métrage, L’heure du loup. Deux ans plus tard, il réalise Tout est bien (nominé au Prix du cinéma suisse, Léopard d’or au Festival de Locarno), un film qui parle du décès d’un vieil homme dont la famille se réunit et se déchire lors de la veillée funèbre. En 2003, On dirait le Sud sort dans les salles de Suisse romande.

Laurent Toplitsch (né en 1967 à Lausanne). Il suit les cours de Sciences Politiques de l’Université de Lausanne avec option cinéma, puis poursuit ses études à Pékin. En Suisse alémanique, il est engagé par la Collaboration au Développement, puis retourne à Lausanne. Il travaille alors comme homme-à-tout-faire sur certains tournages de films de diplôme du DAVI (Département Audiovisuel de l’Ecole des Arts de Lausanne), puis comme consulting à la co-écriture et comme rédacteur pour Ciné-feuille, enfin en tant que scénariste pour des films produits par Vincent Pluss via sa société de production, « Intermezzo Films », notamment sur Fin de siècle de Claude Champion (1998). Toplitsch est lauréat du concours SSA en 1999 (catégorie « sans producteur ») pour un projet qui n’a pas été tourné. Il réalise un film documentaire dans le cadre de l’opération 2611 lancée par « Doegmeli » dont il est l’un des fondateurs. On dirait le Sud est son premier scénario réalisé.

Parcours et rencontres

En regardant votre parcours, on constate que vous êtes tous les deux passés par Pékin. Est-ce là que vous vous êtes rencontrés ?

Laurent : Non, on s’est rencontré à Berlin durant la Berlinale, où Vincent avait loué une salle avec un copain pour projeter son court métrage L’heure du loup .

Que t’a apporté cette expérience chinoise ?

Vincent : Ça m’a permis de me confronter aux mécanismes de censure ou d’autocensure, de régulation perfide du contenu que j’ai l’impression de retrouver en Suisse !

Dans quelle mesure ?

Vincent : Sous la forme d’un découragement… Quelqu’un qui vous glisse à l’oreille : « Tu ne devrais pas insister là-dessus, parce qu’à la prochaine étape, ça ne passera pas ! », c’est un peu le même mécanisme, je pense qu’on en est pas très loin en Suisse avec les principes d’élaboration de commissions, etc. Une prudence qui fait office de censure, et qui conduit à ne pas aborder les contenus sociaux, humains importants. On préfère rester dans du folklorique, du bien-pensant.

Comment ton premier court métrage, L’heure du loup , a-t-il été financé ?

Vincent : Normalement, j’ai eu beaucoup de chance : Office de la Culture, co-production avec la télévision.

Et comment cela s’est-il passé pour le second ?

Vincent : J’ai eu pas mal de peine à financer Tout est bien . J’avais envie de tout axer sur le travail avec les acteurs, dans l’idée qu’il devait permettre une remise en question du scénario que j’avais écrit. À cause de cette optique, j’ai dû m’y reprendre à deux fois pour le financement, car les gens me disaient qu’ils n’avaient pas assez de garanties… J’ai compris à ce moment que, dès que tout n’est pas balisé, on se heurte à une méfiance.

Comment en êtes-vous ensuite arrivés au projet de On dirait le Sud  ?

Vincent : J’ai proposé à Laurent Toplitsch et Stéphane Mitchel, une scénariste originaire de Genève que j’ai rencontrée à New York University, de nous lancer sur un projet, Le prix des choses , où je voulais aborder les nombreux liens entre l’argent et l’amour, mais on n’a pas reçu d’argent pour l’écrire. C’est cela qui a été le déclencheur de la démarche que nous avons adoptée pour On dirait le Sud , une démarche d’exploration qui consiste à ne pas se conformer à ce qui est attendu de la part d’une commission, mais à viser le renouvellement, la surprise. On a donc décidé de tourner sans financement, sur un week-end, car c’est le temps que l’on peut mettre à disposition. Ça coïncidait avec le travail que j’avais envie d’effectuer avec des acteurs, c’est-à-dire les nourrir d’idées, puis les lancer sur leur propre imaginaire à partir de mes propositions de base.

Il y a donc, pour On Dirait le Sud , un scénario préalable. Comment avez-vous travaillé ?

Laurent : Le problème central a été de concilier écriture et improvisation. Sous l’impulsion de Vincent, on a décidé de dépasser l’utilisation habituelle du scénario comme un outil de contrôle, puisque c’est cela qu’on doit présenter pour obtenir de l’argent… le résultat a été ce qu’on a appelé un « canevas ».

C’était un texte écrit, mais pas sous la forme de répliques ?

Vincent : Oui, ce qui était prévu, c’était le parcours des personnages, les retournements de situation, les objets de conflit, etc. Tout cela était donné de notre part et réfléchi au préalable, comme une recette de cuisine avec les temps de cuisson. Mais ensuite il s’agit encore de faire le plat, et l’art de le faire, c’est l’alchimie du tournage, c’est le travail avec le comédien.

Quand vous parlez de deux jours de temps de tournage, cette durée comprend-elle la préparation des comédiens, ou y a-t-il un travail en amont ?

Vincent : Oui, il y a un travail en amont, mais qui ne consiste pas à répéter ce que sera cette histoire, au contraire, il faut se garder la chance de le découvrir au moment de le faire, ce qui est un privilège à ne pas gâcher ! Par contre, il y a quantité de manières de se préparer, par exemple en faisant une recherche pour chaque personnage. Nos « répétitions » consistaient à isoler, par exemple, l’ancien couple, Céline et Jean-Louis, et à faire des improvisations concernant des moments de leur vie, comme la rencontre.

Il s’agissait donc d’inventer le passé des personnages qui n’apparaît pas dans le film, comme le demande par exemple Resnais à ses scénaristes ?

Vincent : Oui, mais ici, cela se fait en le vivant, ce n’est pas juste théorique comme lorsque les scénaristes écrivent toute une biographie autour des personnages. Pour établir, par exemple, quel a été le rapport de force entre les deux, on l’a joué, pour que cela puisse être intégré par les comédiens et, de la sorte, puisse ressortir au moment opportun lors du tournage.

Combien de temps a exigé cette phase préparatoire ?

Vincent : On a pris quelques jours par comédien, on avait peu de temps, j’étais sur un montage et il fallait prendre ce temps dans le quotidien de chacun. C’était un peu un concours de circonstances, mais, avec l’acteur qui joue le personnage de François, on n’a pu se voir que deux heures, car il tournait en France.

C’est toutefois un personnage particulier puisqu’il est lui-même extérieur à ce qui se passe, si bien que l’on retrouve une certaine similitude entre les conditions de la préparation et sa place en tant que personnage dans le récit, non ?

Vincent : Oui, ça convenait bien.

Laurent : On a en effet essayé d’utiliser l’homologie entre acteurs et personnages dans la mesure du possible. Bien sûr, les personnages restent fictifs, même si les comédiens gardent leur prénom à l’écran. François, c’est l’homologie par excellence, puisqu’il joue le chien dans un jeu de quille et qu’il a débarqué comme cela sur le tournage. Pour définir le canevas, on a travaillé environ un mois avant le week-end de tournage.

Quels sont vos liens avec le projet Doegmeli  ?

Laurent : On en est les co-fondateurs. En fait ça remonte au lancement du projet Zinéma . Pour récolter des fonds, j’avais convaincu le directeur du Festival de la Cité de pouvoir utiliser leur infrastructure cinéma pour passer des films suisses.

Et pourquoi ce terme, « Doegmeli » ?

Laurent : C’est lié à notre admiration pour Dogma et Les idiots 2 , mais aussi à l’intérêt historique que l’on trouvait dans cette démarche et à ce qu’elle pouvait produire dans le cadre de la cinématographie suisse.

Mais en choisissant cette référence explicite au groupe danois et en vous inscrivant de la sorte dans une filiation, n’y a-t-il pas le risque d’en être trop dépendant ?

Laurent : Non, pas dépendant, mais plutôt décalé, puisqu’il y a une ironie… » li », c’est le « petit », quelque chose qui s’inscrit dans ce qui a déjà été fait, comme un Tanner s’inscrivait dans ce qui avait été fait en France dans le cadre de la Nouvelle Vague.

Et la connotation suisse alémanique ?

Laurent : Nous sommes les deux d’origine autrichienne de par nos parents, et, étant à moitié suisse, je n’arrive pas à comprendre pourquoi les Romands gèrent mal leur complexe par rapport à la France. Pour moi, je regarde la Suisse de loin, et je constate que la capitale c’est Zurich, et qu’on y parle l’allemand.

« Doegmeli », c’est donc une volonté de renvoyer à la Suisse en général ?

Laurent : Oui, c’est un acte d’allégeance en quelque sorte.

Vincent : Les seuls à avoir réagi par rapport à ce terme, ce sont les Suisse allemands qui ont pensé que l’on se moquait d’eux. Ils se sont demandé pourquoi, chaque fois que l’on fait quelque chose en Suisse, ça doit être « petit »… C’est un état d’esprit très différent, plus ambitieux là-bas. Pour nous, c’était très clairement de l’humour. La création de Doegmeli a été associée à un manifeste distribué sur la Piazza Grande à Locarno qui était composé de règles. Et là, l’ironie allait plus loin puisqu’on posait des règles sur « comment réaliser des films en Suisse ? » qui, en gros, menaient à dire « ne fais rien ».

Le Nouveau Cinéma Suisse

Tu as évoqué, Laurent, le Nouveau Cinéma Suisse, Tanner et consorts. Le rapprochement a été fait entre eux et vous, notamment par Freddy Buache. Qu’en dites-vous, y a-t-il chez vous une volonté de vous penser par rapport à cette génération-là ?

Laurent : Historiquement, oui, puisque c’était la dernière grande effervescence du cinéma suisse. Moi j’ai pensé à cela lorsque j’étais à l’Uni, car mon mémoire réalisé chez Rémy Python portait sur la Nouvelle Vague en France.

Et avais-tu déjà pensé à la prise en compte du cinéma suisse par rapport à la Nouvelle Vague ? Est-ce que c’est quelque chose qui reste présent pour vous ?

Laurent : Oui, grâce aux projections scolaires. Charles mort ou vif 3 a été marquant pour moi.

Et toi, Vincent, te définis-tu par rapport à des cinéastes comme Tanner ou Goretta ?

Vincent : Non, très peu. Je n’ai pas une grande connaissance de ces cinéastes. J’ai vu un certain nombre de leurs films, mais je n’ai pas envie d’entrer dans une comparaison. Toutefois, je ressens des besoins similaires, et la manière de penser les problèmes de production et l’autonomie créative reste identique aujourd’hui. Il est donc absolument nécessaire de repartir dans une telle démarche de rupture. J’ai rencontré Tanner, mais je trouve que, aujourd’hui, il n’a aucun point commun avec nous.

En effet, si on pense à la représentation négative qu’il donne, dans son dernier film réalisé en solo (Jonas et Lila, à demain, 1999), du jeune cinéaste qui, comme vous pour On Dirait le Sud , utilise une petite caméra DV, l’écart est de taille !

Vincent : Oui, bien sûr, cela je le rejette complètement. Je me dis qu’il est à côté de la plaque, qu’il n’est pas en phase avec ce qui se passe aujourd’hui. Je ne me retrouve d’ailleurs pas non plus dans sa représentation de l’amour chez les jeunes.

Laurent : Je suis sorti écœuré de Fourbi 4 , ce film de jeunes fait par un vieux.

Vincent : Il vaut donc mieux ne pas s’en inspirer. Il faut débroussailler, aller de l’avant. Même en ce qui concerne Dogma, je ne crois plus vraiment à leur formule, ça s’épuise et ils n’ont pas été au bout du truc, je pense qu’il y a plus de choses à explorer de ce côté-là.

On Dirait le Sud

Abordons maintenant plus précisément le film On Dirait le Sud. Pourquoi avoir choisi de traiter de la famille et de la paternité ?

Vincent : Moi, je vois la famille comme un théâtre extraordinaire d’affrontements humains. C’est presque métaphorique : en parlant de la famille, on parle de l’être dans une société, on montre comment un Jean-Louis essaie de bousculer les gens qui l’entourent. Par ailleurs, le sujet des relations au sein de la famille est en lui-même passionnant.

Qu’en est-il de la paternité qui est un élément central du film ?

Vincent : C’est plutôt de la fiabilité des gens en général dont j’aimerais parler, en se demandant ce que l’on attend d’un père.

Laurent : Je suis parti du fait que pour beaucoup de pères, comme pour moi, la paternité reste une abstraction, ce qui est à la base de tous les problèmes d’un père, la vie l’empêchant de continuer de considérer la paternité et la famille comme une abstraction.

Comme votre film est tourné en DV, le rapprochement pourrait être fait avec la pratique marginale du film de famille. Que pensez-vous de ce rapprochement, pouvez-vous définir votre projet à travers cette comparaison ?

Vincent : Oui, puisqu’en fait, dans des films de famille, on filme des moments très officiels où on cultive l’image positive de la famille, alors que chez nous ce serait plutôt l’adolescent qui filme sa famille pour lui renvoyer une image autre et remettre en question le fonctionnement familial. Moi, je suis pour un cinéma de « l’avec », empathique, où l’on embarque, où le point de vue n’est ni extérieur ni totalement subjectif, mais celui d’un témoin. Sa place est réfléchie.On pourrait parler de ce positionnement en discutant le quiproquo du début du film, situation où le spectateur en sait plus que le personnage du steward et, de la sorte, se trouve du côté de Jean-Louis. Comment expliquez-vous ce choix assez fort quant à la question du point de vue ?

Vincent : C’est pour impliquer le spectateur, afin que l’on soit dans le secret, dans l’expérience des enfants qui se demandent ce qui va se passer. J’ai envie de donner une place de complice au spectateur. Mais ce choix écarte le personnage du steward, c’est-à-dire réalise ce que projette de faire Jean-Louis dans l’histoire, puisqu’il espère regagner son ex-copine.

Vincent : Absolument, on est pris dans sa propre logique.

Laurent : Le quiproquo, c’est pour moi un classique, il y a ça dans Molière. En tant que scénariste, j’interpréterais ce procédé comme une manière de rendre le spectateur presque mal à l’aise vis-à-vis de Fred qui n’est pas au parfum, ce qui est d’autant plus important que Fred est le personnage le plus « normal », celui qui fait tout bien. Mais la première motivation, ce sont les possibilités offertes en tant que stimulation du jeu.

Pour revenir sur les rapports entre l’acteur tel qu’il est réellement et son jeu, on remarque que, souvent, et notamment lors du quiproquo initial, Jean-Louis se trouve dans une situation de mise en scène à l’intérieur même de la fiction du film, ce qui implique pour le spectateur qu’il devient difficile de distinguer l’improvisation des acteurs de celle, fictive, du personnage.

Vincent : En effet, c’est passionnant de flirter avec les frontières entre la fiction et le réel d’un acteur, son expérience de jouer en direct. Et en même temps, on se joue de cela, puisque les personnages sont complètement différents de ce que sont les acteurs dans la réalité. Jean-Louis, par exemple est, dans la réalité, quelqu’un d’extrêmement calme et réfléchi. Il y a une notion de plaisir dans le jeu qu’on a tous plus ou moins connu en tant qu’enfant, c’est une étape essentielle, une activité d’apprentissage.

Et dans On Dirait le Sud, le personnage adulte n’est lui-même pas tout à fait mature.

Vincent : Exactement, il prétend être ce qu’il n’est pas : un père responsable. L’important, c’est de penser en termes de comportement, non de littérature. C’est là ma quête profonde de cinéaste.

Pourquoi avez-vous introduit une allusion à l’homosexualité, sans d’ailleurs vraiment la développer par la suite, dans le passage où Jean-Louis dort et où François, déjà réveillé, esquisse un baiser ?

Vincent : C’était prévu dès le départ, et c’est présent dès le début du film lorsque, dans la voiture, François lui demande d’ouvrir un bar avec lui, scène qui peut se comprendre comme une sorte de demande en mariage. D’ailleurs, c’est sa motivation pour suivre Jean-Louis durant tout le week-end.

Laurent : Pour moi, la scène du baiser illustre notre manière de travailler. L’homosexualité latente est l’une des options de jeu : François en fait quelque chose sans que cela ne bouleverse tout, ce qui aurait pu être le cas.

Cette scène débouche quand même sur un moment fort de confrontation entre François et Jean-Louis durant lequel ce dernier sera amené à se départir de sa totale indécision.

Vincent : Oui, elle débouche aussi sur l’engagement de François qui, comprenant qu’il a très peu d’espoir avec Jean-Louis, va commencer à s’impliquer de manière assez touchante pour ce gars un peu perdu qu’est Jean-Louis. D’un personnage suiveur, il devient initiateur de différentes étapes de confrontation et de résolution. Lui-même subit donc une transformation, même s’il est vrai que nous ne sommes pas allés plus loin dans la problématique de l’homosexualité. Mais il y a chez lui une remise en question, une prise de position. Je trouve cela intéressant, dans la mesure où il représente l’œil extérieur, il est en quelque sorte nous-mêmes, il est notre point de vue sur cette histoire. Et il permet, pour les membres de la famille, de relativiser la situation. Grâce à lui, on évite le huis clos mélodramatique, on peut mettre les choses en abyme.

Cela rejoint le « jeu sur le jeu » dont on parlait précédemment.

Vincent : Exactement, oui.

Que pouvez-vous nous dire de cette phase de l’élaboration du film qu’est le montage ?

Vincent : Il s’est étalé sur deux ou trois mois, de manière très diluée parce que je travaillais sur un autre film et me mettais le soir à On Dirait le Sud.

Quelle durée de rushes aviez-vous ?

Vincent : J’en avais six heures et demie, ce qui est énorme pour deux jours de tournage, mais peu pour faire un film d’environ une heure. J’avais souvent peu d’options au niveau des prises, car au lieu de refaire X fois les mêmes prises, on n’a refait que certaines choses deux ou trois fois, mais toujours avec des options différentes. Parfois, on a tourné des scènes très longues sans interruption, allant jusqu’à cinquante minutes, si bien que je me suis retrouvé avec une matière presque documentaire. C’est là-dedans que je suis allé piocher pour compacter, mais je n’ai pas pu tricher, il y avait cette matière et il fallait que je la respecte.

Le filmeur, Luc Peter, avait-il déjà opté pour des plans courts ? Dans On Dirait le Sud, vous optez ostensiblement pour une représentation elliptique, alors que l’on associe plutôt une situation de crise comme celle qui est décrite à l’inscription dans une continuité temporelle.

Vincent : Oui, le montage est continu et elliptique. Les prises étaient toutes longues, tout s’est passé ensuite au montage. On saute des étapes, et tout l’intérêt est qu’ensuite le spectateur remplisse les trous en déduisant des moments-clés de ce qui n’est pas montré.

Certaines ellipses me semblent relever d’un autre type. Je pense à l’élision de phases d’une action quotidienne, comme au début du film lorsque Jean-Louis fait des crêpes avec les enfants.

Vincent : C’est vrai que, dans ce cas-là, le quotidien est un peu évacué, mais en même temps il est très présent lorsqu’on arrive à la maison avec Jean-Louis, puisqu’on suit presque chaque étape. C’est une vision presque musicale des choses : à ce moment-là, il est presque tranquille, on partage avec lui ce moment où il sent la bise du petit matin, on capte l’environnement avec lui, tandis que quand on fait des crêpes, on partage sa panique.

C’est donc une manière de concevoir le rythme du film en fonction de la psychologie des personnages ?

Vincent : C’est plutôt la recherche d’une expérience d’ordre psycho-sensoriel. J’aime passer du calme à l’agitation, comme lorsque Jean-Louis bascule Céline sur le lit. C’est une dynamique qui est basée sur le choc d’émotions différentes.

L’ellipse ne contribue-t-elle pas à atténuer ou à éliminer le climax des conflits ?

Vincent : Oui, car on n’a pas cherché à rendre le drame spectaculaire, à montrer le spectacle d’une famille en train de se déchirer. Au contraire, il y a de ma part une volonté de pudeur, de respect des gens comme si je faisais un documentaire. On n’essaie pas de monter en mayonnaise les moments dramatiques. Dès qu’ils se passent, on tente déjà de les déconstruire, voire de désamorcer la situation pour ne pas retomber dans certains clichés de la fiction au cinéma. C’est un film où la forme est très travaillée, mais où elle se laisse oublier au profit de l’expérience émotionnelle. On ne cherche pas à manipuler, à tirer sur les grosses ficelles.

La scène finale de la camionnette va néanmoins dans le sens d’une démarche plus manipulatrice, non ?

Vincent : Oui, c’est abstrait en plus.

En effet, pratiquement on n’imagine pas la petite Dune toucher les pédales du véhicule. Pourquoi cette envolée quasi onirique, pour annoncer la fin du film ?

Laurent : Comme lors de la scène des crêpes, les personnages font quelque chose au lieu de parler. Ces scènes sont des actes de substitution qui remplacent la parole, l’explication verbale. Quand il fait des crêpes, c’est une diversion, car il est très embarrassé, c’est une manière d’exprimer son malaise. C’est la même chose pour Dune à la fin. Au lieu de faire dire à des enfants, comme dans le cinéma qui ne nous intéresse pas, des textes qui ont une portée qui les dépasse (dans le sens où ils ont été écrits), là on se retrouve dans l’action. Elle prend ce qui appartient à son père, venu en camionnette, pour se le réapproprier. Après on imagine qu’elle s’en va pour manifester ses sentiments.

Et en termes de réalisme, un certain décalage s’instaure.

Laurent : C’est ce qui m’amuse, car nous sommes encore dans le jeu. On est dans un jeu d’enfants dont les implications sont sérieuses.

Vincent : On est au cœur de notre art en rendant ce moment crédible. C’est une dimension métaphorique, une manière aussi de narguer le contrat naturaliste qu’on a fixé au début.

Laurent : La dramaturgie n’a pas à être vraisemblable.

Que pouvez-vous nous dire, pour conclure, des derniers plans du film où le père et ses deux enfants se retrouvent autour du pommier ?

Laurent : Ce n’est pas la fin qui avait été prévue. On pensait en fait terminer sur une scène générale de retrouvailles et conflits où les enfants feraient le procès des parents en mimant leurs comportements. On ne l’a pas faite parce qu’on n’avait plus le temps, il fallait rendre la maison. Mais ça aurait été très lourd.

Avec ce final où des enfants auraient joué une situation, on serait resté dans cette logique ludique qui sous-tend tout votre film.

Vincent : Oui, tout à fait. Quelque chose d’anecdotique explique la fin choisie : Dune devait s’enfuir en courant de la camionnette, et elle a couru tellement vite qu’on n’a pas pu la rattraper sur le parking. On a alors laissé tourner, et cette fin s’est faite d’elle-même, le film a pris le dessus sur nous. C’était pas tout à fait du hasard, puisque l’une des options était que Jean-Louis parte se balader avec les enfants, donc il a embrayé là-dessus, il part mais ne sait pas où. La caméra les a suivis. Cette scène de verger s’est faite naturellement, et elle est très évocatrice, symbolique.

D’ailleurs, à la toute fin, tu introduis quelques ralentis.

Vincent : Oui, pour nous mettre en décalage. Le film commence d’ailleurs aussi comme cela. C’est une sorte de petite marche vers le noir. Mais on reste énigmatique, je pense que c’est bien, car, dans la vie, on ne résout rien en un week-end. Ce serait artificiel de trancher dans le cadre de ce seul week-end.

On dirait le Sud (2002, 66 min.)Réalisation : Vincent Pluss. Scénario : Laurent Toplitsch, Stéphane Mitchell, Vincent Pluss. Interprétation : Jean-Louis Johannides, Céline Bolomey, Frédéric Landenberg, François Nadin, Gabriel Bonnefoy, Dune Landenberg. Musique : Velma. Image : Image : Luc Peter. Son : Vincent Kappeler. Montage : Vincent Pluss. Production : Vincent Pluss et Luc Peter, Intermezzo Films. Distribution : Frenetic Films. Production et droits : INTERMEZZO FILMS SA, 28 rue de Bâle, 1201 Genève (+41 22 7414747 tél+fax)

1 Afin d’entrer le plus tôt possible dans la catégorie des cinéastes ayant déjà réalisé deux longs métrages, et donc d’obtenir plus facilement des subventions de l’Office Fédéral de la Culture (qui depuis lors a rehaussé la limite à trois films !), les membres du collectif avaient décidé de réaliser chacun très vite deux longs métrages, c’est-à-dire 2X61 minutes de film. Une politique de francs-tireurs qui visaient à détourner les contraintes fédérales, selon eux responsables d’une certaine inertie.

2 Les idiots (Idioterne, Lars von Trier, Danemark,1998).

3 Film d’Alain Tanner (Suisse, 1969).

4 Film d’Alain Tanner (Suisse, 1996).