Alain Boillat

Le hors-champ dans les films muets d’Allan Dwan

La rétrospective qu’a consacrée l’édition 2002 du Festival de Locarno à Allan Dwan (1885-1981), en partie reprise à la Cinémathèque Suisse le mois suivant, a permis de découvrir de nombreux films de ce cinéaste américain plutôt méconnu. La longévité exceptionnelle de sa carrière (du début des années 10 à la fin des années 50) jointe à l’incroyable prolixité de sa production, ainsi que la pléiade de stars avec lesquelles il a travaillé et qu’il a même contribué à rendre célèbres attisent les commentaires de type anecdotique, voire mythifiant, comme le suggère le titre de l’ouvrage édité par le Festival de Locarno, Allan Dwan. La légende de l’homme aux mille films. Son œuvre, inégale et hétéroclite, ne présente pas cette ostentation stylistique qui favorise le discours auteuriste. À l’occasion d’une telle rétrospective, celui-ci trouve néanmoins à se frayer un chemin, faisant resurgir quelques topoi cinéphiliques des années 50-60. Mon propos n’est pas ici de statuer sur la cohérence d’une « œuvre » (chose bien difficile en regard du nombre de films concernés)1, ni même sur son éventuelle originalité relativement à celle de cinéastes contemporains, mais de revenir de manière réflexive sur certaines particularités esthétiques qui m’ont semblé marquantes, fussent-elles non spécifiques au cinéma d’Allan Dwan, ce cinéaste étant représentatif de tout un pan de la production cinématographique américaine qui fut influencée par le travail de D. W. Griffith. Dans le présent article, je m’intéresserai à la période muette, peu traitée chez les critiques qui se sont penchés sur le cinéaste2, et en priorité aux films « d’aventures ». Il s’agit des westerns de la série dite « Flying A »3 produits pour l’American Film, puis des collaborations avec l’acteur acrobate Douglas Fairbanks, c’est-à-dire des réalisations qui datent pour la plupart d’avant les mélodrames et comédies des « années Swanson » que Dwan tourne pour la Paramount dès 1923. Par ailleurs, je n’en examinerai qu’une seule composante, l’espace, dont la construction présente, dans les quelques films auxquels je me référerai, certains paramètres qui tendent à instaurer une relation particulière entre champ et hors-champ. En effet, le potentiel de dynamisation propre au hors-champ s’y voit amoindri, alors que cette tension tend à être réinvestie à l’intérieur même du champ.

Bien que peu étudié dans le détail, le travail sur la configuration spatiale est un paramètre qu’ont déjà relevé les critiques pour valoriser l’œuvre du cinéaste dans son ensemble : Jean-Claude Biette note que Dwan « fut aussi un grand poète de l’espace »4, Daney « qu’il n’y a guère que dans ses films qu’un paysage est un paysage »5 et, plus récemment, Michael Henry fait remarquer que chez Dwan, « mettre en scène, c’est mettre en espace ; tel est le secret de sa dramaturgie, et peut-être de sa poétique »6. Mieux encore que le flou du paradigme « poétique », la tautologie posée par Daney7 exhibe la stérilité de telles assertions qui, bien que stéréotypées, n’en sont pas moins révélatrices de particularités esthétiques que j’aimerais mettre en exergue, sinon dans toute « l’œuvre » du cinéaste, du moins dans certains de ses films. Mon analyse portera essentiellement sur la composition du plan (profondeur de champ, cadrage, mouvements de caméra) et sur certains aspects du montage, notamment les plans d’ensemble.

À la lecture du long et précieux entretien que Dwan accorda à Peter Bogdanovich8 (pour la première fois traduit en français dans l’ouvrage édité à l’occasion du Festival de Locarno), il paraît évident que le choix du lieu était l’un des éléments clés de la genèse des tout premiers films du cinéaste (d’une bobine, c’est-à-dire une dizaine de minutes) tournés au rythme de trois films par semaine en extérieurs, dans la vallée d’El Cajon et dans les vastes étendues de l’Ouest, futurs « décors » classiques des westerns9. Alors que, dès 1910, Griffith optait pour des lieux de tournage situés à proximité des studios californiens10, Dwan continuait à choisir d’autres sites (de petites villes aux environs de San Diego, puis Santa Barbara), ne tournant que très peu de scènes en studio. Cette volonté de s’éloigner de tout milieu urbain, que l’on retrouve, au niveau du monde représenté, dans nombre de films ultérieurs du cinéaste dont l’action est située dans des provinces reculées typiques de l’Americana11, était certes en partie motivée par des impératifs pratiques (échapper au monopole de la Motion Picture Patents Company)12, mais aussi par des choix esthétiques et dramaturgiques. En effet, les scénarios relativement ténus étaient élaborés à partir des possibilités offertes, soit une palette réduite d’acteurs aux rôles stéréotypés et réutilisables, et le paysage qui avait été élu pour cadre :

« En chemin, j’essayais d’inventer des scènes à partir de ce que j’avais sous les yeux et sous la main. Un escarpement, le costaud de l’équipe nommé Jack Richardson : j’envoyais J. Warren Kerrigan, l’acteur principal, se battre avec lui au sommet et le balancer dans le vide. À ce moment-là, considérant que j’avais tourné la dernière scène du film, il fallait que je revienne en arrière pour imaginer comment ils en étaient arrivés là13. »

Cette exploitation du potentiel narratif d’un lieu n’est pas sans rappeler le principe d’élaboration d’un versant important de la production d’Alfred Hitchcock depuis Secret Agent (Quatre de l’espionnage, 1936). En effet, la construction des films qu’Hitchcock qualifiait de « scénarios-itinéraires »14 repose essentiellement sur une accumulation de péripéties et de lieux, l’action procédant du cadre dans lequel elle s’inscrit. Contrairement aux premiers films de Dwan, les lieux sont reconstitués en studio, mais l’optique est similaire puisqu’il s’agit de les soumettre ainsi plus complètement aux impératifs narratifs. La fonction « matricielle » que Dwan attribue au lieu de la scène finale sur la falaise vaut également pour la Statue de la Liberté (Saboteur/La cinquième colonne, 1942) ou le mont Rushmore (North by Northwest/La mort aux trousses, 1959) chez Hitchcock. D’ailleurs, une boutade de Dwan (« Dès que je vois une falaise, je m’imagine en train de pousser quelqu’un15. ») se fait étonnamment l’écho d’une remarque qu’Hitchcock adresse à Truffaut à propos de l’action de Secret Agent, dans un entretien dont la première édition parut quatre ans avant l’entretien de Dwan, en 1967. L’action du film étant partiellement située en Suisse, Hitchcock souligne qu’il faut s’employer à utiliser certains stéréotypes de ce cadre géographique : « On doit se servir des lacs pour noyer les gens et des Alpes pour les faire tomber dans les crevasses ! »16. Cette démarche créatrice qui consiste à inscrire des êtres dans un espace préalable plutôt qu’à ériger un « décor » autour des personnages détermine dans une large mesure les caractéristiques plus précises que l’on notera par la suite dans quelques films de Dwan. Revenons à ses propos et à ce qui précède la chute dans la falaise :

« Un jour où on faisait des repérages, j’ai vu un canal d’amenée aérien. […] Cette espèce de grand pont m’a fasciné, j’ai tout de suite pensé qu’il fallait l’utiliser dans un film. Et je me suis mis à écrire The Poisoned Flume. Jack Richardson versait du poison dans le canal, et l’eau empoisonnée tuait le bétail de J. Warren Kerrigan : c’est la raison pour laquelle il le jetait du haut des rochers. »

Dans The Poisoned Flume (tourné en août 1911 à Lakeside), c’est en effet cette sorte d’aqueduc qui, littéralement, « donne lieu » à la scène d’action finale, une fusillade (et non une bataille sur la falaise : dans ses sou-venirs, Dwan semble mélanger les très nombreux métrages réalisés à cette époque) où le bandit – un prétendant éconduit puis exclu du ranch – qui a pollué le fleuve trouve la mort. Le choix de filmer cet ouvrage d’art fait office de prémisse pour la composition des plans : ce n’est en effet pas tant la « ligne serpentine » du fleuve qui domine17 que la géométrie rigoureuse d’une construction architecturale érigée dans l’espace indifférencié de l’étendue désertique. L’opposition caractéristique des westerns entre « l’inquiétude informelle de la nature »18 et l’architecture urbaine (qui structure par exemple Manhattan Madness, 1916) est dépassée, ou plutôt rejouée à l’intérieur du plan, comme dans d’autres courts métrages de Dwan où la nature se voit balisée par des espaces-limites (le gouffre, la clôture etc.). À l’absence de vectorisation du regard qu’implique le paysage plat et illimité du terrain situé autour du ranch s’opposent, dans The Poisoned Flume, les lignes précises de l’aqueduc qui canalisent non seulement le fleuve, mais aussi le parcours de l’œil specta-toriel. Dans The Half Breed (1916), lors d’une poursuite en forêt, c’est le tronc d’un arbre abattu qui joue un rôle identique en imposant une diagonale accentuée au sein d’un environnement touffu. Filmés frontalement, tronc et aqueduc renforcent la construction perspectiviste, certes inhérente à l’image (ciné-)photographique, mais particulièrement appuyée par une composition de ce type jointe à l’importante profondeur de champ que permettait le tournage en lumière naturelle. Jean Mottet constate d’ailleurs une composante identique dans les scènes d’extérieurs des films de la période Biograph de Griffith, cinéaste auquel Dwan est indubitablement redevable19, notamment en ce qui concerne la composition de l’image :

« En extérieur, tout change et l’accent est souvent mis sur la profondeur de champ : une route, une rivière, une rue définissent l’espace en profondeur. Les personnages se meuvent davantage sur un axe avant-plan/arrière-plan que de gauche à droite, ce qui permet une action se déroulant dans l’espace20. »

Axe de symétrie autour duquel s’articule le passage du champ au contre-champ, l’aqueduc de The Poisoned Flume permet ainsi d’étager poursuivants et poursuivi dans la profondeur de champ. Plutôt que de montrer les cow-boys d’une part, le « méchant » de l’autre, Dwan choisit d’avoir tous les personnages dans le champ en faisant alterner des plongées à partir du pont avec des contre-plongées depuis la plaine. Dans chaque plan, la caméra est située derrière les protagonistes de façon à tous les inclure dans le plan. Les deux pôles de l’action étant compris dans le champ, celui-ci tend à affirmer son autonomie et à reléguer le hors-champ dans un ailleurs indifférent aux enjeux narratifs. L’étagement dans la profondeur de champ porte notre regard vers le point de fuite de l’image, et non pas vers ses bords. Voilà l’une des modalités – que d’aucuns pourraient rapprocher d’un certain « primitivisme » de ce cinéma du début des années 10, encore proche des « vues » Lumière et de leur importante profondeur de champ – de ce centrement sur l’ici du champ dans un cinéma qui, pour reprendre la célèbre opposition bazi-nienne entre cache et cadre21, n’a rien à cacher, mais tout à cadrer. Alors que les déplacements rapides et les scènes de poursuites contribuèrent au développement des pratiques de montage griffithiennes, ils sont liés chez Dwan à une concentration dans un même lieu, parcouru simultanément ou successivement par divers mobiles provenant de l’arrière-plan. Lorsque le vagabond de A Western Dreamer (1911) rêve qu’il sauve héroïquement une jeune lady livrée aux caprices de son fougueux cheval, l’apparition de la charrette et l’intervention du cow-boy ont lieu dans le même plan ; lors de la poursuite de The Distant Relatives (1912), le plan ne change pas après le passage de la charrette mais se prolonge jusqu’à l’arrivée de la voiture des poursuivants. Cette inscription de l’ensemble de l’action dans le champ nécessite bien sûr un fréquent recours à des plans d’ensemble qui souligne l’étendue des espaces filmés. Comme le montre The Poisoned Flume, l’étagement des protagonistes dans la profondeur de l’image n’oblige pas à utiliser un terrain plat afin d’obtenir le dégagement nécessaire. Dwan, adepte des falaises, opte souvent pour de forts dénivelés qui permettent d’opposer deux espaces, comme dans The Power of Love (1912), film qui obéit à l’un des schémas scénaris-tiques (profondément liés à la représentation de l’espace) récurrents de cette période où deux prétendants tentent d’obtenir l’accord d’un père tyrannique hostile au mariage de sa fille : la cabane des pêcheurs située au bord de la plage répond au ranch construit sur la colline. L’espace intermédiaire est celui de la lutte, un combat mené sur un terrain en pente qui laisse néanmoins apparaître à l’une des extrémités du cadre le lointain foyer des uns et des autres.

Le champ en mouvement

La réticence que l’on observe chez Dwan à changer de plan est peut-être à la source d’une autre particularité de son travail à cette époque : son intérêt pour les mouvements de caméra. On sait que, sur le tournage de l’épisode babylonien d’Intolérance (Griffith, 1916), Dwan, que sa formation d’ingénieur prédisposait à régler des problèmes de mécanique, avait prêté main-forte22 à la réalisation des mouvements d’appareil complexes nécessaires pour parcourir l’énorme décor de la cour du Palais de Balthazar. Inscrit par les historiens du cinéma23 dans la filiation du péplum Cabiria (1914) pour lequel le cinéaste Giovanni Pastrone avait recouru à l’ancêtre du travelling (le « carello » qu’il avait fait breveter en 1912), Intolérance nécessita des techniques de déplacement de la caméra à la mesure de sa démesure, comme le note Georges Sadoul :

« Un simple chariot à la Pastrone eût été insuffisant, l’altitude étant aussi importante que la profondeur. Les travellings babyloniens s’opérèrent donc en ballon captif, technique depuis rarement imitée…24 »

Intolérance se distinguait notamment par un gigantisme (décors et figuration) que l’on retrouve dans le Robin Hood (1922) de Dwan (avec Fairbanks, qui figurait dans Intolérance), mais qui est fort éloigné de ses productions beaucoup plus modestes de la même époque. Sans entrer dans un discours mythifiant de la « première fois », il faut relever l’utilisation complexe qu’Allan Dwan fait du travelling dans David Harum (1915) qui compte trois plans assez longs réalisés avec cette technique (la caméra était, si l’on en croit les souvenirs du cinéaste25, placée sur une automobile Ford aux pneus légèrement dégonflés et aux suspensions bloquées). Notons d’abord que ces trois travellings s’effectuent perpendiculairement au plan de l’horizon, si bien qu’ils radicalisent cette mise en évidence de la perspective qui caractérisait la composition de certains de ses films antérieurs. Laissons de côté le plan plus bref et moins marquant où la caméra suit l’acquéreur d’un cheval récalcitrant pour aborder un passage souvent évoqué où le riche banquier Harum (joué par William H. Crane) quitte son lieu de travail et emprunte la rue, croisant des gens qui, tous, le saluent : alors qu’il s’approche de la caméra, celle-ci s’en éloigne, dévoilant progressivement l’espace de la ville et les passants. On objectera qu’il s’agit bien ici du surgissement d’un hors-champ, et non de sa neutralisation comme tente de le démontrer cet article. Toutefois, il faut noter que la composition reste éminemment centripète, Harum étant constamment placé au centre de l’image (sa sortie par la gauche coïncide avec la fin du plan), toute apparition en provenance du hors-champ n’ayant de signification que relativement à ce personnage principal dont on indique la sociabilité, la notoriété, etc., et ne pouvant créer aucune surprise (il s’agit d’actions quotidiennes, parties intégrantes de ce « décor » peuplé). Par ailleurs, ce plan fait écho à un travelling apparaissant antérieurement dans le film (que les critiques, à l’instar de Dwan lui-même, oublient souvent d’évoquer) : après un intertitre nous informant que la banque du personnage éponyme se trouve à l’extrémité de la rue centrale, un travelling avant arpente cette rue jusqu’à atteindre l’enseigne du bâtiment sur laquelle figure le nom « David Harum ». Ici, le mouvement d’appareil, qui n’est motivé par aucun déplacement de personnage (on voit Harum prendre son petit-déjeuner à la maison avant et après ce plan), est purement descriptif et explicatif : en parcourant l’axe de la rue centrale – l’un des repères spatiaux les plus importants des westerns (comme l’illustre de façon exemplaire Rio Bravo, Howard Hawks, 1959) –, il esquisse la topographie de la ville ; en nous rapprochant de l’-enseigne, il visualise (de manière abstraite, la rue n’étant d’ailleurs pas encore peuplée) ce lien qui unit le banquier à sa propriété tout en soulignant sa position « centrale », tant dans la ville (sa « situation », en termes d’emplacement et de pouvoir) que dans le récit à venir. Ainsi le travelling arrière qui suit David Harum, en nous faisant passer de la mention écrite de l’enseigne à la visualisation du personnage, n’est-il que la répétition inversée du travelling avant. Dans cette rue doublement parcourue, l’imprévisibilité diffuse du hors-champ s’efface au profit de la clarté d’une scène d’exposition entièrement consacrée au personnage-titre.

Comme le relève Dwan à propos de Robin Hood (1922), le mouvement d’appareil permet, grâce à la continuité qu’il instaure, de saisir l’espace de manière plus précise qu’une reconstruction par le montage : « Je voulais filmer le mouvement ascensionnel et non l’obtenir au montage. Pour la bonne raison que cela ne donnerait pas une idée exacte de leur [ = des personnages dans ce décor] emplacement. »26. Si, par la suite, Dwan ne devait recourir au travelling que de manière parcimonieuse, c’est pour obéir au régime de l’effacement du travail sur la représentation qui caractérise le cinéma dit « classique », alors que dans les années 10, Dwan-le-pionnier se permettait plus d’expérimentations (selon lui, les exploitants lui reprochèrent les travellings de David Harum qui donnèrent le tournis aux spectateurs)27. Dans ses films parlants où la recherche de l’efficacité visuelle fait place à plus de retenue, le travelling fera plutôt office d’élément différentiel, de figure faisant saillie sur une fixité dominante, et donc relevant le sens de certaines actions, comme lors de la fuite du faux coupable Ballard (John Payne) qui, suivi par un long travelling latéral, s’élance à travers les rues dans Silver Lode (Quatre étranges cavaliers, 1954). Quant à l’usage systématique et appuyé de la profondeur de champ, il tendra également à disparaître dans les années 30, manifestation d’une tendance bien plus générale du cinéma dont Jean-Louis Comolli28 a analysé les implications idéologiques.

L’omniprésence du Tout

Une autre composante qui m’est apparue lors de l’analyse du hors-champ chez Dwan est l’intérêt, manifeste dans ses westerns, pour des vues initiales très larges (souvent plus que dans les « plans de situation » traditionnels au cinéma, même muet) du paysage dans lequel l’action va s’inscrire. Ainsi, aucune expectative concernant un possible surgissement du hors-champ n’est entretenue, la connaissance que le spectateur possède à propos des éléments topographiques et narratifs s’étendant bien au-delà de l’espace contigu au champ. Ce jeu sur l’espace englobant comme donnée préalable trouve son paroxysme dans la démesure d’un raccord dans l’axe qui, dans la seconde partie de A Modern Musketeer (1917), nous fait passer d’un plan où l’on voit une falaise de très loin sur laquelle on identifie avec peine (et avec un certain retardement, notre regard – du moins actuel – se perdant dans l’immensité du paysage) l’acteur Douglas Fairbanks suspendu à son extrémité, à un plan rapproché du personnage. La brutalité de cette saute du macroscopique à l’action conçue comme « accident » minime du relief montagneux inscrit irrémédiablement la portion du champ dans un espace qui semble ne connaître aucune limite. La disproportion des étendues paraît sourdre à l’intérieur même du champ et invalide la ségrégation qu’opèrent les bords du cadre. Il en va de même dans les intérieurs monumentaux29 de Robin Hood (1922), en grande partie désertés après le départ de Richard-Cœur-de-Lion, c’est-à-dire livrés à cette immensité qui écrase les individus. Lorsqu’un personnage important pour le récit (le messager ou Marianne) pénètre dans le grand hall dans lequel se déroule le banquet, un brusque raccord s’opère également (fig. 1 et 2), selon un axe centré sur la table, lieu des festivités collectives comme des communications intimes. Naturellement, il s’agissait surtout pour Dwan d’allier gigantisme et actions individuelles en dynamisant ce décor avec les acrobaties d’un Robin des Bois (Fairbanks) qui s’approprie physiquement un espace revenant de droit, dans l’histoire, au perfide Prince John. Selon le cinéaste, Fairbanks avait d’ailleurs été quelque peu dissuadé par cette salle de cent cinquante mètres de long. Avant qu’il ne découvre les déplacements que Dwan avait prévus pour lui, il aurait déclaré à propos des décors qu’il n’était « pas de taille avec eux »30. Ce film est effectivement marquant de par les (dis)proportions de ses lieux, soulignées bien sûr par des plans très larges.

La plupart des films de Dwan de la période muette recourent fréquemment aux plans d’ensemble pour donner pleine mesure à l’-épanouissement des mouvements dans le plan. Cette dominante est encore perceptible dans The Iron Mask (1929), son dernier film muet (avec un prologue et un intermède parlés) dans lequel Fairbanks joue le rôle du mousquetaire d’Artagnan. Outre les scènes de rue et celles tournées dans les palais où Dwan recourt à de très nombreux figurants, une séquence fonctionne essentiellement sur l’alternance entre plans d’ensemble et plans rapprochés. Il s’agit, au début du film, d’une scène de flirt au ton humoristique entre d’Artagnan et Constance durant laquelle le mousquetaire essaie d’embrasser son amie plusieurs fois de suite dans des espaces différents. Au caractère exubérant et instinctif de d’Artagnan qui, entreprenant, se jette littéralement sur son amante (et même sur la première venue, puisqu’il confond d’abord Constance avec une autre femme sortant de la même maison) correspondent une mise en scène et un découpage qui, pour un film de la toute fin du muet, sont particulièrement marqués par l’esthétique du début des années 10 dont j’ai relevé ici certains aspects. Le jeu appuyé des acteurs, certes justifié par les situations de mise en spectacle du couple devant un public indésirable, renforce encore cette impression. Ce passage fonctionne sur la multiplication des lieux et la répétition d’actions : chaque fois que le couple croit avoir trouvé un endroit à l’abri des regards, leur intimité est perturbée par la présence d’intrus. Postures, mimiques et raccords de regard se répondent : l’intrus attire l’attention de Constance (qui, réticente à s’offrir à d’Artagnan, semble en même temps appeler cet intrus), elle le regarde hors-champ et, gênée, se soustrait au baiser. S’il y a bien ici appel du hors-champ, c’est surtout parce que l’importance des éléments contenus dans le plan général ne s’efface pas au profit de la seule focalisation sur le couple. En fait, cette séquence offre différentes variations sur la question de la mise en place ou du retour de plans d’ensemble : l’élément comique repose sur le fait que les amants sont systématiquement rattrapés par la présence du hors-champ qui, dès lors, ne cesse d’empiéter sur leur « champ », c’est-à-dire leur sphère privée. La première fois, un plan d’ensemble initial pose la présence d’un regard extérieur (fig. 3), celui du cocher, que la jeune femme aperçoit au moment du baiser (fig. 4 et 5) ; ensuite, une vue d’ensemble d’une cour intérieure (fig. 6) nous montre au premier plan un escalier qui disparaîtra brièvement hors-champ à la faveur d’un raccord dans l’axe (fig. 7), mais sera ensuite occupé par une figure maternelle à l’air réprobateur (fig. 8) ; la troisième situation écarte tout raccord sur un hors-champ en étageant dans la profondeur de champ les amants et des enfants qui les raillent (fig. 9). La quatrième et dernière tentative de baiser, contrairement aux autres, est une surprise autant pour le spectateur que pour les personnages : un brusque panoramique ascendant nous fait découvrir une bonne à sa fenêtre qui observe le couple réfugié derrière une haie, dans un jardin. Toutefois, le degré d’anticipation de la visualisation du hors-champ reste important du fait que le procédé du coïtus interruptus fonctionne à répétition. L’escalier situé au premier plan (fig. 6) présage une entrée ultérieure dans le champ. Ce n’est significativement pas la quête d’un autre espace dépourvu de voyeurs qui permettra la réalisation du baiser, mais l’utilisation, à l’intérieur même du champ, d’un « cache ». Dans un plan assez large pour inclure le jardin et le premier étage de la maison jusque-là dissociés (fig. 10), la dame située à la fenêtre, attendrie par la gêne des tourtereaux, laisse tomber sur eux un grand panier qui les dissimule jusqu’à la taille. Un plan rapproché est alors possible sans enfreindre de « tabou » (fig. 11). On le voit, la perturbation qu’introduit le regard d’autrui est signifiée par la réunion dans un même plan du regardant et du regardé, et même du contexte topographique global. Le baiser donne lieu à une sorte de performance « scénique », un aspect que la gestuelle théâtrale de Fairbanks ne fait que souligner. La déclinaison de divers espaces pour une action identique révèle également l’influence incessante d’un environnement proche dont le rejet hors-champ n’est que très momentané. Le fragment d’espace ne se donne à aucun moment comme un Tout, mais renvoie constamment à la portion plus vaste qui l’englobe. Ainsi est-il logique que, pour disparaître, rien ne sert de sortir du champ : c’est à l’intérieur même du champ qu’il s’agit de s’effacer. La corbeille d’osier invalide la fonction d’exhibition du gros plan en masquant les visages, rappelant la provenance de cet objet que seul un plan d’ensemble permet d’attester.

Contrairement à d’autres aspects des films muets évoqués dans cet article, cette prédilection affichée pour les plans généraux continuera à guider le travail ultérieur d’Allan Dwan dans des films relevant d’autres genres, puisqu’il fera toujours en sorte de tourner ses scènes à l’aide de longs plans généraux, de sorte à pouvoir y revenir au montage si besoin :

« Dans le plan général, il y a peut-être un moment où le type se levait pour aller se verser à boire pendant que l’autre continuait à parler. Ils [les monteurs] effacent ce mouvement et ne gardent que la continuité du dialogue. Eh bien, pour moi, lorsque ces deux personnes parlent, c’est mort – c’est du cinéma inerte. Donc je reviens en arrière, et je rétablis au moins un déplacement pendant leur discussion31. »

Formé à l’époque du muet, Allan Dwan ne se pliera jamais totalement au « vococentrisme » du parlant, mais fera primer le geste, le mouvement, l’action. Son souci de réinscrire au montage certains déplacements dans le champ témoigne de l’importance qu’ils acquièrent et du rôle que Dwan confère à la continuité spatiale, par-delà les limites du cadre. Actualiser l’espace hors-champ afin de rendre visible toute source d’action, c’est désactiver partiellement le hors-champ, une opération qui constitue pour André Gardies32 un trait spécifique du Descriptif, pourtant communément lié à l’immobilité. On le voit, les pôles antithétiques de l’agir et de l’être, de la narration et de la description fusionnent dans l’usage que fait Dwan de la profondeur de champ, des mouvements d’appareil et du plan général. C’est peut-être ainsi qu’il faut comprendre la formulation de Serge Daney à propos de la valeur particulière du paysage chez Dwan : il est « vraiment » un paysage parce qu’il est à la fois consubstantiel à l’action qui s’y déroule et indéfectiblement autonome, comme ces canyons qui continuent d’exister hors du film. Si l’intégralité des actions peut avoir lieu dans ce fragment d’espace qu’est le champ, c’est grâce à l’évidente suprématie d’un Tout, indifférent aux enjeux narratifs lorsqu’il n’est pas peuplé. Si l’espace était un dieu, les films d’aventure d’Allan Dwan seraient panthéistes.

1 Serge Daney souligne ce nécessaire relativisme face à un corpus d’une telle ampleur sans toutefois le considérer comme un obs-tacle à une conception auteuriste : « le petit 1 % de l’opus dwanien que nous avons vu nous autorise à dire ceci : Dwan n’est jamais aussi vif, précis, surprenant que lorsqu’il raconte une histoire » (« Mort du plus vieux cinéaste du monde », in Libération, 28 décembre 1981, reproduit dans Allan Dwan. La légende de l’homme aux mille films, Cahiers du Cinéma/Festival international du film de Locarno, 2002, p. 196).

2 Dans le premier dossier consacré en France à Allan Dwan (Présence du Cinéma, n 22-23, 1966), Jacques Lourcelles, dans l’unique article consacré au cinéaste (auquel s’ajoutent un entretien et une filmographie), oriente de manière décisive (parce qu’inaugurale) la réception des films de Dwan en valorisant les films de la période 1948-1958 parmi lesquels il identifie onze chefs-d’œuvre (id., p. 7), alors que les films antérieurs sont plutôt le fruit de « périodes de préparation, d’hésitation » (id., p. 8).

3Cf. Jean Mitry, Histoire du cinéma, t. 1, Editions Universitaires, Paris, 1967, p. 435. Notons que l’avis de Mitry sur les films de cette période est tout à fait positif : « ce furent assurément les meilleurs westerns du moment ». Il dit même plus loin (p. 437) des films contemporains de Thomas Ince, généralement considéré comme le créateur du genre : « on ne saurait dire que, tout de suite, sa production surclassa celles des autres compagnies. Le niveau des premiers ‹ Bisons 101 › fut sensiblement égal à celui des ‹ Flying A ›, à quelques exceptions près ».

4 « Un inventeur sans récompense » (Cahiers du cinéma, n332, février 1982), reproduit dans Allan Dwan. La légende de l’homme aux mille films, op. cit., p. 192.

5 « Mort du plus vieux cinéaste du monde », op.cit., p. 197.

6 « L’art de la métamorphose », in Positif, n 503, janvier 2003, p. 87.

7 On reconnaît dans cette tautologie une figure de rhétorique typique des Cahiers du cinéma de l’époque que les rédacteurs (Godard, Rivette, etc.) utilisaient pour attribuer un caractère d’évidence au génie qu’est censé posséder le cinéaste auteurisé.

8Allan Dwan, The Last Pioneer, Praeger, 1971, traduit dans Allan Dwan. La légende de l’homme aux mille films, op. cit.

9 Rappelons que John Ford, auquel est souvent associé le genre, débutait à l’époque en tant qu’accessoiriste dans une des équipes d’Allan Dwan.

10Cf. Jean Mottet, L’invention de la scène américaine. Cinéma et paysage, L’Harmattan, Paris, 1998, p. 103.

11 Paysage et mode de vie idéalisés dans une vision nostalgique d’un passé qui incarne les valeurs sur lesquelles repose le sentiment d’appartenance à la communauté américaine.

12 MPPC : trust qui, sous l’égide d’Edison, regroupait les principales maisons de production mondiales et détenait la majorité des brevets liés à l’outillage technique du cinéma, ce qui lui permettait de mettre des bâtons dans les roues de ses concurrents. Peter Bogdanovich demande à Dwan de commenter cette situation (souvent mythifiée par les cinéastes) dans Le dernier des pionniers, op. cit., p. 34.

13 Allan Dwan, « Le dernier des pionniers », reproduit dans Allan Dwan. La légende de l’homme aux mille films, op. cit., p. 35.

14Hitchcock/Truffaut, Paris, Gallimard, 1993 [1 édition : 1967], par exemple p. 119.

15 Allan Dwan, « Le dernier des pionniers », op.cit., p. 52.

16 Hitchcock/Truffaut, op. cit., p. 87.

17 Comme le note Eithne O’Neill dans « La Ligne serpentine » (Positif, n 503, janvier 2003, p. 91).

18 Louis Seguin, L’espace du cinéma, (Hors-champ, hors d’œuvre, hors-jeu), Editions Ombres, Toulouse, 1999, p. 46.

19 Jusqu’au plagiat, comme l’avoue Dwan lui-même : « Quand je voyais un film de Griffith que j’aimais, j’y apportais quelques petits changements, je refaisais le casting avec mes acteurs, et le tour était joué », in « Le dernier des pionniers », op.cit., p. 39-40.

20 Jean Mottet, L’invention de la scène américaine, op.cit., p. 74.

21 André Bazin, « Peinture et cinéma », in Qu’est-ce que le cinéma, t. 2, Cerf, Paris, 1959, p. 127 ?132.

22Cf. « Le dernier des pionniers », op. cit., p. 46- 47.

23 Jean Mitry, Histoire du cinéma, t. 2, Editions Universitaires, Paris, 1969, p. 170 ; Georges Sadoul, Histoire générale du cinéma, t. 4. (« Le cinéma devient un art 1909-1910 »), vol. 1, Denoël, Paris, 1951, p. 211.

24 Georges Sadoul, Histoire générale du cinéma, t. 4, vol. 2, 1952, p. 179.

25Cf. « Le dernier des pionniers », op. cit., p. 45.

26Id., p. 59.

27Id., p. 45.

28 Jean-Louis Comolli, « Caméra, perspective, profondeur de champ : La profondeur de champ primitive », in Cahiers du cinéma, n 233, novembre 1971, p. 40-42.

29 L’aspect colossal des décors (intérieurs et extérieurs) fut accru par des trucages comme la surimpression ou l’utilisation de maquettes (cf. « Le dernier des pionniers », op.cit., p. 58-59 et l’entretien dans Présence du cinéma, op.cit., p. 17-18).

30 « Le dernier des pionniers », op.cit., p. 57.

31Id., p. 66.

32 André Gardies, Décrire à l’écran, Méridiens Klincksieck/Nota Bene, Paris/Québec, 1999, p. 60-63.