François Bovier, Cédric Flückiger

Danger, chute de Dieu !

Parallèlement à la trilogie de Dieu, João César Monteiro a réalisé des « films adjacents »1 qui participent à l’univers de Jean de Dieu tout en s’en détachant. Dans Conserva Acabada (1989) et, surtout, dans Le bassin de J.W. (1997), Monteiro interroge, déconstruit et reconfigure le personnage de Jean de Dieu qu’il incarne dans la trilogie en multipliant les doubles, faisant ainsi porter le soupçon sur l’identité de sa persona filmique.

Le court métrage, tourné à la suite de Souvenirs de la maison jaune (1989), met en cause les liens du cinéma aux structures de production, en particulier télévisuelles. C’est aussi l’occasion d’écorner la figure du réalisateur indépendant, Monteiro interprétant un producteur de la RTP qui conditionne un « film en conserve », dont le titre parodie Conversa Acabada2 de João Botelho (1981). Après un premier clap, Monteiro se présente, en plan large frontal : il incarne João Raposão de l’Audiovisuel, se tenant derrière un bureau, avec deux téléphones, une bouteille de whisky et, sur le mur derrière lui, un Christ dépourvu de bras ; philosophiquement, il lance la boutade suivante : « Et me voici, tel le devin Tirésias, dans l’attente que me poussent les mamelles ». Conserva Acabada ne prend pas seulement à parti les producteurs (João Raposão se présente comme le « big fox » et le dernier plan du film parodie une émission de la RTP) : c’est encore Pessoa, « persona non grata », figure archétypique de l’auteur maudit, et surtout l’adaptation cinématographique de Botelho, qui sont ici visés. Monteiro ne manque pas de proposer son propre hommage, désinvolte, touristique et sensuel, à l’écrivain, à travers une séance photographique où une jeune fille prend la pose à côté d’une statue de Pessoa, dans un café de Lisbonne. Ces prises de vue sont rejouées dans un contexte plus frivole encore, mais qui se fait le véhicule d’un propos critique nuançant le caractère de pochade non maîtrisée du film : lors d’un casting interminable avec des modèles féminins, le « big fox » porte enfin son choix sur une jeune fille (il s’agit du 1003ème bout d’essai, d’après le clap) ; quand elle se représente en tenue plus légère, qu’elle se déhanche sur fond de musique africaine et invite le producteur à un pas de danse, le fétiche et la scène de la possession tendent à nouveau à supplanter le fétichisme du personnage de Jean de Dieu, reconverti en producteur. D’autant que le film supervisé par João Raposão de l’Audiovisuel met en jeu le producteur et son assistante en tenue de colons, renvoyant au contexte de l’apartheid : une page noire de l’histoire portugaise comparaît alors sous le ton burlesque du canular.

Le long métrage, réalisé après La comédie de Dieu (1995), destitue la figure démiurgique de Jean de Dieu, affirmant la schizophrénie constitutive du personnage, tout en apparence et en faux semblants. Le bassin de J.W. constitue une pause, un excursus, dans l’entité La comédie de Dieu / Les noces de Dieu – Monteiro changeant de structure de production et de langue. Mais il s’agit surtout encore d’articuler, avec Le bassin de J.W., un art poétique qui se caractérise par sa radicale négativité.

Le règne de la réflexivité

Le bassin de J.W. participe à un cinéma de l’interrogation et du métadiscours, affirmant l’impossibilité d’une pratique filmique représentant avec transparence un univers mondain. Dans ce film, Monteiro met en crise l’investissement du filmage comme acte de révélation, credo hérité de Rossellini et médiatisé par la cinéphilie française, qui imprègne le cycle de Jean de Dieu3, tout en n’en respectant pas moins strictement cette esthétique. Le point de départ du film, une phrase attribuée à Serge Daney : « J’ai rêvé que John Wayne jouait merveilleusement du bassin au pôle Nord », ne doit pas induire en erreur. Monteiro, de toute évidence, sollicite le patronage de Daney, en tant que critique s’inscrivant dans la postérité de la cinéphilie française (celui-ci entre aux Cahiers du Cinéma en 1964). L’auteurisme des futurs réalisateurs de la Nouvelle Vague, s’il faut le rappeler, s’exerce en faveur de cinéastes américains, plutôt déconsidérés au sein des Cahiers jaunes. Et c’est bien cette filiation que revendique Monteiro dans son film, désignant à Jean de Dieu (joué par Hugues Quester) une devanture de magasin avec des photos de John Wayne, tout en invoquant Rio Bravo (Howard Hawks, 1959) et The Searchers (La prisonnière du désert, John Ford, 1956). Il s’agit, en un sens, d’établir les icônes populaires comme la culture la plus légitime et vivante, voire comme des figures de résistance. João César Monteiro, qui n’incarne plus le personnage de Jean de Dieu, investit ainsi John Wayne comme un double identificatoire, héroïsé – qui, nous apprend l’acteur Monteiro, « était la cible préférentielle de tout le monde, le bouc émissaire qu’il faut à tout prix éliminer ». « J.W. », s’agirait-il d’un acronyme reflétant sous une forme inversée l’image de Max Schreck comme paria et les figures de vampires de l’expressionnisme allemand ?

Mais Monteiro mobilise encore un autre mode de pratique cinématographique, comme le laisse entendre la dédicace à Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Peut-être se met-il en scène comme l’un des derniers cinéastes résistants, d’où l’insistance sur les scènes d’oppression et le néo-nazisme de nombreuses séquences. Le rapport de Monteiro à la cinéphilie, dans Le bassin de J.W., est médiatisé par deux paradigmes, dont il reste à déterminer jusqu’à quel point ils sont incompatibles : en l’occurrence, une phénoménologie de la révélation, ancrée dans le spiritualisme de Bazin, et une énonciation politiquement marquée, renvoyant au matérialisme historique de Huillet-Straub4. Les intentions signifiantes, certes, divergent singulièrement : aucune commune mesure entre la rhétorique du dévoilement et de la grâce de Bazin, et l’irréversibilité du point de vue de la caméra affirmée par Straub-Huillet, prenant le parti des « humiliés », des « paysans » et des « ouvriers ». Mais nous pouvons également soutenir qu’un commun respect de l’espace profilmique, saisi dans sa durée et son altérité, anime ces deux régimes esthétiques.

Quoi qu’il en soit, Monteiro articule dans Le bassin de J.W. trois principaux régimes de représentation, procédant par juxtaposition abrupte de blocs d’espace-temps, en ne ménageant aucune transition sur le plan narratif. Le début du film s’inscrit dans un mode de représentation ostensiblement théâtral, en adaptant l’Inferno de Strindberg5. La partie médiane du film repose sur les conventions du théâtre bourgeois, en respectant l’espace de la scène à l’italienne, tout en recourant à un jeu sur-théâtralisé (notamment dans les séquences avec Pierre Clémenti). Enfin, la dernière partie du film emprunte la structure de la quête initiatique, en référence au voyage d’Ulysse ou à la structure des Lusiades de Camões6, et se clôt, après avoir convoqué un dispositif télévisuel, sur des actualités nazies. Un certain nombre de greffes, de séquences répondant à d’autres modalités de représentation, bourgeonnent et prolifèrent à partir de ce canevas de base. Monteiro réalise peut-être là, paradoxalement, son film le plus dispersif et le plus répétitif.

Le double et le multiple

Le personnage de Jean de Dieu est érodé de l’intérieur : Le bassin de J.W., en multipliant les doubles et les avatars, porte atteinte à l’intégrité du personnage, menacé par une perte d’identité. Cet état de déréliction est encore étroitement articulé à la biographie du réalisateur, les doubles démiurgiques se laissant désormais porter à la dérive, destitués ou déniant leur divinité. Le spectateur est convié à un jeu de rôle généralisé, chaque personne échangeant son identité au cours du film. Ainsi, Hugues Quester joue, pendant la pièce de Strindberg, le rôle de Lucifer ; dès sa rencontre avec le vieux loup de mer Henrique (joué par Monteiro), il interprète Jean de Dieu, errant avec lui de bars en bars jusqu’à la jetée du port. Pierre Clémenti joue d’abord Paul, un écrivain renvoyant à l’auteur Monteiro ; par la suite, il interprète Henrique, le marin alcoolique. Monteiro, qui est crédité au générique en tant que Jean Watan et Jean l’Obscur7, interprète d’abord Dieu, pendant la pièce de Strindberg, puis Henrique, à l’issue de la pièce ; par la suite, il interprète encore Max Monteiro, après le suicide de Henrique qui s’est jeté dans les eaux du port ; et à la fin, il incarne Jean de Dieu, comme il le déclare au reporter venu l’interroger au pôle Nord. Aussi, pour prendre un cas de figure aisément identifiable, lorsque Paul (Pierre Clémenti) s’entretient avec Jean de Dieu (Hugues Quester) face à une bibliothèque dans un intérieur bourgeois, nous assistons à un dialogue entre deux facettes de Jean de Dieu, c’est-à-dire à un dédoublement de sa personnalité. La présence de l’acteur Monteiro qui met en scène sa créature vient troubler le jeu, en indifférenciant le personnage filmique (joué le plus souvent par Hugues Quester) et l’auteur Monteiro qui incarne différentes figures, en ne respectant pas le principe de non-contradiction.

Monteiro remet en cause son personnage, lors de la première rencontre entre Jean de Dieu (Hugues Quester) et Henrique (Monteiro) : s’éveillant dans les décors de L’Inferno et s’extrayant d’un bateau, Henrique se défend d’être Max Monteiro, le comédien. Le dialogue suivant entre les deux hommes prend place sur la scène déserte :

Henrique à Jean de Dieu : « Max ? Il y a un petit malentendu. J’avais un chien qui s’appelait Max. Moi je m’appelle Henrique. »Jean de Dieu : « Arrête avec tes doubles identités. Tu t’appelles Max Monteiro. »Henrique : « Je suis un peu trop vieux pour un nouveau baptême. »

A la faveur d’un jeu de mot sur l’identité d’un individu singulier et les papiers d’identité, Henrique récuse encore tout rapport avec Henri le navigateur :

« Je n’ai rien à foutre avec ce con mystique des océans. Je ne suis qu’un vieux loup de mer à la retraite. Je peux vous montrer mes papiers, ils sont en règle. La flicaille aime bien les examiner. »

Du chien au loup de mer, ce mouvement de dénégation et de non-identification n’est pas dépourvu de cohérence. Leur dialogue prend fin sur une dernière boutade, à propos du personnage de Max Monteiro :

Henrique : « C’est qui ce mec. Une ombre légère. »Jean de Dieu : « Le comédien qui joue Dieu. »Henrique : « On m’a appris que Dieu ne joue pas la comédie. Il joue la comédie depuis combien de temps ? »Jean de Dieu : « C’est une pièce de théâtre. »

Jouant sur l’ambiguïté entre la scène de théâtre (L’Inferno mettant aux prises Dieu et Satan, en inversant leur rôle respectif), l’interprétation de Jean de Dieu dans les deux premiers volets de la trilogie et la présente situation de quiproquo, Monteiro met à distance le personnage qu’il incarnait. La réflexivité, en ce sens, est à entendre comme leurre, comme surface sans profondeur – répondant à un mouvement d’équivalence, où tout sujet peut entrer dans cette dynamique.

Ces jeux de masque n’épargnent pas les personnages féminins, Joana Azevedo interprétant aussi bien Catarina (la femme de Paul) qu’Ariane (la femme de Jean de Dieu-Monteiro). Paul (Pierre Clémenti) ne manque pas de thématiser cette création de personnage, expliquant à Jean de Dieu (Hugues Quester) le type d’actrice, ou plutôt de non-actrice, qu’il recherche :

« Je compte sur toi pour me trouver une… je voudrais quelqu’un qui ne soit pas une actrice, je voudrais quelqu’un que tu révèles, une porteuse de lumière. Mais pas une femme luciférienne, ni angéline, ni archangéline. Une femme. Ariane. Celle qu’on laisse au bord, au port, sur un rocher, car on sait où elle est. On peut toujours la retrouver. C’est ça le fil de la vie. C’est la femme. C’est l’amour. C’est aussi le whisky. »

L’équation postulée entre la femme, la révélation, l’amour et Ariane est articulée à un mode de jeu que nous pouvons assimiler au « typage »8, et que Monteiro ne manque pas de relier au modelage de la lumière et du visage.

Ces jeux de doubles, de reflets, se répercutent encore sur la structure du film, empruntant un mode réflexif : ainsi, le texte de Pasolini sur l’absence de génie de Strindberg9 a une fonction métadiscursive, tout en inscrivant par la négative un renvoi à la conception du cinéma comme une fenêtre ouverte sur le monde (la tirade est énoncée par Hugues Quester dos à une fenêtre, à contre-jour). C’est en ce sens que Jean-Claude Biette parle d’un « théâtre du plan » dans Le bassin de J.W., soulignant les jeux de « changement de luminosité en cours de plan »10. En effet, nous pouvons soutenir que dans ce film l’autonomie et la frontalité du plan renouent avec le dispositif acentré du cinéma des premiers temps, participant au régime de l’« attraction »11. À notre sens, Monteiro construit son film comme une succession de plans tableaux qui ne connaissent pas de reprise ou d’intégration narrative. La scène de danse sur La valse à mille temps de Brel constitue un morceau de bravoure en la matière, la modification accentuée de la luminosité produisant un effet d’ouverture et de fermeture du diaphragme. Ce mode de représentation « primitif » se traduit encore par le recours à une théâtralité excessive du jeu, plutôt que par une mise en scène minutieuse de rituels. C’est en ce sens que nous comprenons les différentes séquences où les personnages lisent la première version écrite du Bassin de J.W., comme s’il s’agissait d’une pièce radiophonique. Le mode de l’attraction n’en coexiste pas moins avec des scènes chorégraphiques, aux cadrages et aux mouvements de caméra extrêmement maîtrisés (ces derniers devenant presque inexistants), à l’instar d’un plan-séquence impressionnant au bord du Tage, la caméra s’éloignant du parapluie qui masque Jean de Dieu (Hugues Quester) et Henrique (Monteiro). Jouant ici sur la variation du diaphragme, l’opérateur exalte par le cadrage un monde clochardisé, le film détournant le titre d’une pièce de Beckett (Monteiro, effeuillant des billets de banque – il « paye le voyage en avance », comme il le déclare12– s’exclame : « Fin de patrie, fin de patrie ! »).

Résistances

Comme le note Biette, la mise en crise du personnage de Jean de Dieu et la perte de maîtrise de sa mise en scène entraînent en retour un positionnement critique sur les plans de la politique et de l’esthétique :

« Il ne s’agit plus, comme dans La comédie de Dieu, d’un brillant film de conquête (sur son public) à partir d’une exposition maximale de soi-même en féerie comique, mais d’un film à la fois plus abandonné et retenu : sa structure y est agencée pour qu’y figurent à la fois une réflexion politique sur l’Europe (et sur la place du Portugal, comme en bout de table), une réflexion esthétique sur le cinéma (comment le corps de John Wayne, avec la forme singulière de son bassin, est à l’origine d’une façon unique de tourner la jambe, dont ont su faire si expressif usage Ford et Hawks), et d’une triple mise en relation entre la vie (c’est-à-dire le sexe, la politique et l’Histoire), le cinéma, et le théâtre. »13

Et de fait, la résistance ne passe pas seulement par la citation et l’investissement affectif de la figure de John Wayne, par l’exhibition d’une syntaxe filmique discontinue et heurtée.

D’une part, elle s’inscrit encore à travers la critique du totalitarisme. Les chants révolutionnaires entonnés par les doubles de Jean de Dieu (La Marseillaise, ainsi qu’un hymne de partisans pendant la guerre civile espagnole) s’opposent aux séquences mettant en scène des groupuscules néo-nazis et, finalement, aux plans des troupes nazies qui marchent dans Paris occupé. La scène dans le club Maxime est emblématique à cet égard : des néo-nazis portugais entonnent des chants, marchent en cadence ; le personnage joué par Monteiro déclare, en renvoyant à la dictature dont est sorti le pays :

« Oh, tu sais, ce n’est qu’une vieille mascarade. Les instigateurs sont devenus des démocrates. »

Les skinheads agressent alors une jeune fille, s’apprêtent à la violer ; Henrique fait signe de couper la musique et leur oppose les propos de Nietzsche :

« Ô Mensch! Ich schlief, ich schlief! Die Welt ist tief! Und tiefer als der Tag gedacht. »14

D’autre part, la résistance est existentielle, comme le montre bien le passage par l’Inferno de Strindberg : Lucifer, ange positivé, résiste aux caprices et iniquités de Dieu ; il initie les hommes au savoir et à la sexualité (Adam et Eve, nus, croquent goulûment une pomme, sur une scène de théâtre dénudée). C’est encore l’occasion pour Monteiro de rejouer le Petit catéchisme à l’usage de la classe inférieure de Strindberg15 sous la forme d’un entretien entre Jean de Dieu et un critique de théâtre, pièce qui analyse l’oppression du prolétariat par la classe bourgeoise. Ce déséquilibre motive le geste de réclusion de Jean de Dieu (Monteiro) et sa déclaration à la télévision portugaise : tournant le dos à la société, il présente sa fuite au pôle Nord comme une rupture radicale de toute communication avec la communauté humaine et divine.

Jean l’Obscur

La trilogie de Dieu repose sur une création de personnage qui se caractérise par sa démesure et son fétichisme. A l’opposé, dans Le bassin de J.W., nous assistons à une déconstruction et à une destitution de Jean de Dieu – qui, malgré l’affirmation de l’obscurité de son personnage et la multiplication de ses doubles, se résout paradoxalement en une révélation de la personne Monteiro, en un jeu de pistes constamment brouillées. Jean de Dieu et Henrique composent ici des personnages d’exilés, récusant tout lien social. Monteiro se met littéralement en scène comme un « suicidé de la société » : il le fait sur un mode théâtral, dans la pièce de Strindberg (après avoir perdu le contrôle de ses créatures terrestres), puis à travers une citation de Breton (« Dieu est mort, Nietzsche. Nietzsche est mort, Dieu. ») ; il le fait encore sur un mode naturaliste, Henrique plongeant dans le Tage. Dans les deux cas, un mouvement de dérive et de clochardisation généralisée est affirmé, la paupérisation et le suicide social de Dieu faisant figure de contre-champ à l’enchantement du royaume des cieux. Le corps propre de Jean de Dieu est menacé par la maladie et l’alcool (Paul-Clémenti est le seul double de Jean de Dieu à être sobre) ; et quand Henrique (Monteiro) cherche à assouvir son appétit sexuel auprès d’une prostituée, celle-ci le rejette à forts cris à la vue de l’énormité, de la difformité, de son membre. Le bassin de J.W. représente un tournant dans la geste de Dieu, en ce sens qu’il constitue un film sur la frustration et l’impouvoir, malgré son caractère jubilatoire et son opposition systématique à toute forme d’oppression. Cette frustration, sur le plan esthétique, est encore soulignée par un mouvement d’épure de la représentation, équivalent filmique de l’arte povera.

1 L’expression de « films adjacents » est proposée par João Bénard da Costa pour rendre compte des films où Monteiro joue un autre personnage que Jean de Dieu (João Bénard da Costa, « César Monteiro : après Dieu », dans Fabrice Revault d’Allonnes, éd., Pour João César Monteiro. « Contre tous les feux, le feu, mon feu », Editions Yellow Now, Crisnée, 2004, p. 212). Pour notre part, nous intégrons Va-et-Vient à la trilogie, même si le personnage composé par Monteiro est ici renommé Jean Vuvu.

2 Le film de Botelho repose sur les échanges épistolaires entre Fernando Pessoa et Mario de Sá-Carneiro. Les acteurs qui interprètent les écrivains récitent leur texte face à un écran où défilent des diapositives.

3 Certaines déclarations de Monteiro font directement écho aux propos d’André Bazin qui prenait la défense de Rossellini sur le plan de l’esthétique par rapport aux réserves d’Aristarco (« Défense de Rossellini », Qu’est-ce que le cinéma ? IV. Une esthétique de la réalité : le néoralisme, Cerf, Paris, 1962, pp. 150-160). Lorsque Monteiro affirme : « il faut laisser aux -choses leur splendeur et leur laideur » (entretien avec Patrick Cazals, Libération, 9juillet 1992), nous ne sommes pas loin de la métaphore de « la robe sans couture de la réalité » de Bazin (Jean Renoir, Editions Gérard Lebovici, Paris, 1989, p. 84).

4 Serge Daney permet encore une fois d’opérer un point de jonction, celui-ci ayant écrit, d’un point de vue bazinien, sur les films de Straub-Huillet (« Un tombeau pour l’œil (pédagogie straubienne) », La rampe. Cahier critique 1970-1982, Cahiers du Cinéma/Gallimard, Paris, 1983, pp. 70-77).

5 August Strindberg, Inferno, Gallimard, Paris, 2001 [première édition : 1897].

6 Luis de Camões, Les Lusiades, Robert Laffon, Paris, 1996 [Os Lusíadas, 1572].

7 Notons les jeux sur les noms : Watan, par homophonie, signifie un congédiement ; l’Obscur, tout en renvoyant au clair-obscur photographique, met en doute la dimension directement autobiographique du film – convoquant le roman de Blanchot, dont le protagoniste disparaît dans les flots, à l’instar de Henrique (-Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, Gallimard, Paris, 1950 [première version : 1941]).

8 Sur ce point, voir S. M. Eisenstein, « Notre Octobre » (1928), Au-delà des étoiles, Union Générale d’Editions, Paris, 1974, pp. 177-184 (traduit par Luda et Jean Schnitzer) ; « Through Theater to Cinema » (1934), Film Form : Essays in Film Theory, Harcourt, Brace and World, New York, 1949, pp. 3-17 (traduit par Jay Leyda).

9 Pier Paolo Pasolini, « August Strindberg, In-ferno », Descriptions de descriptions, Rivages, Marseille, 1984, pp. 74-79.

10 Jean-Claude Biette, « Le gouvernement des films », Qu’est-ce qu’un cinéaste ?, P.O.L, Paris, 2000, pp. 115-116 (première publication : Trafic, no25, printemps 1996).

11 Sur ce point, voir Tom Gunning, « The Cinema of Attractions: Early Film, its Spectator and the Avant-Garde », Wide Angle, vol. VIII, no3-4, 1986, pp. 63-70 [« Le cinéma d’attraction : le film des premiers temps, son spectateur, et l’avant-garde », 1895, no50, décembre 2006, pp. 55-65, traduit par Franck Le Gac].

12 Marcos Uzal voyait à travers l’image des billets effeuillés comme les pétales d’une marguerite la métaphore du travail de cinéaste : « un film c’est d’abord beaucoup d’argent offert à un homme » pour qu’« il réalise quelques désirs » (Marcos Uzal, « L’infini des sensations », dans Fabrice Revault d’Allonnes, éd., Pour João César Monteiro. « Contre tous les feux, le feu, mon feu », op.cit., p. 266).

13 Jean-Claude Biette, « Le gouvernement des films », op.cit., pp. 114-115.

14 Monteiro cite un fragment de « Das trunkene Lied » de Nietzsche : « O homme, prends garde ! / Que dit la profonde mi-nuit ? / ‹ Je dormais, je dormais – / De profond rêve me suis éveillé : – / Le monde est profond / Et plus profond que ne l’a pensé le jour. › » (Friedrich Nietzsche, « Le chant du marcheur de nuit », Ainsi parlait Zarathoustra, Gallimard, Paris, 1985, traduit par Maurice de Gandillac, p. 389).

15 August Strindberg, Petit catéchisme à l’usage de la classe inférieure, Actes Sud, Paris, 1983 première édition : 1886.