François Bovier, Cédric Flückiger

Fétiches et fétichisme, au nom de Dieu

« Il est clair que le monde est purement parodique, c’est-à-dire que chaque chose qu’on regarde est la parodie d’une autre, ou encore la même chose sous une forme décevante. […] Désastres, les révolutions et les volcans ne font pas l’amour avec les astres.Les déflagrations érotiques révolutionnaires et volcaniques sont en antagonisme avec le ciel.De même que les amours violents, ils se produisent en rupture de ban avec la fécondité.A la fécondité céleste s’opposent les désastres terrestres, images de l’amour terrestre sans condition, érection sans issue et sans règle, scandale et terreur. » (Georges Bataille, L’anus solaire, Editions de la Galerie Simon, Paris, 1931.)

La trilogie de Dieu de João César Monteiro est placée sous le signe du fétichisme – à ne pas confondre avec le voyeurisme. Autrement dit, aucun sadisme ici : c’est à une succession de rituels que nous assistons. Le personnage de Jean de Dieu fait preuve d’une indéniable perversité, tout en s’en défendant par un désaveu bénin (par une confusion entre la scène fantasmatique et le principe de réalité, plutôt que par un déni de la différence entre les sexes). Pour autant, nous ne soutiendrons pas que la trilogie de Dieu fait l’éloge d’une infinie liberté ou d’un libertinage décomplexé, en rupture avec la culture du ressentiment (Nietzsche constitue pourtant une référence importante pour Monteiro). En effet, si les derniers films de Monteiro déploient un certain nombre d’intertextes surréalistes, ils le font sur un mode désenchanté, dysphorique ; l’humour n’y est pas seulement noir, mais encore apocalyptique, désespéré. En fin de compte, le personnage de Jean de Dieu exorcise les violences du pouvoir auquel il participe, jusqu’à y laisser son dernier souffle. Le fétiche que Jean Vuvu se fait analement introduire par une Africaine, dans Va-et-vient (2003), film testamentaire et tombeau poétique à plus d’un égard1, en demeure l’emblème infalsifiable : le rituel fétichiste est l’œuvre d’une civilisation masochiste, quand bien même s’actualiserait-il sur un mode bouffon et carnavalesque2.

De « l’anus solaire » à la « voie lactée »

Comme incipit de La comédie de Dieu (1995) et des Noces de Dieu (1998), João César Monteiro filme une galaxie, dans le planétarium de Lisbonne. Ce motif apparaît déjà dans le final de Sylvestre (1981) : le personnage de Silvia-Silvestre s’avance face à la caméra, sur fond d’un diaporama d’images astrales, jusqu’à ce que son visage se fonde, se superpose aux étoiles. Dans les deux derniers opus de la trilogie de Dieu, la dynamique de la projection de diapositives, dispositif inscrit dans l’ultime plan de Sylvestre, s’enraie et se fige. Un plan fixe de galaxie fait lointainement écho à L’écriture du désastre3, évoquant une apocalypse, une chute des astres. Peut-être est-ce le lieu de convoquer ici une autre conclusion, celle de L’anus solaire de Georges Bataille :

« L’anneau solaire est l’anus intact de son corps à dix-huit ans auquel rien d’aussi aveuglant ne peut être comparé à l’exception du soleil, bien que l’anus soit la nuit. »4

Cette inversion entre le haut (l’astre, les idées, l’anneau solaire) et le bas (la nuit, le corps, l’anus solaire), ainsi que cette attraction irrésistible envers le corps rayonnant des jeunes filles hantent la geste de Jean de Dieu. Mais ce motif solaire comporte également un revers : nous pensons à l’ultime plan de Va-et-Vient qui scrute puis fige un œil, celui de Jean de Dieu – cette fois dénommé, renommé Jean « Vu-Vu », comme pour signifier un déjà-vu, le personnage étant écartelé entre la vue et la vulve.

Chez Monteiro, les déflagrations érotiques se produisent à travers le tracement d’un cercle – solaire et anal, à suivre Bataille qui fait ici figure de point de repère5. Le motif du globe traverse l’ensemble de la trilogie, décliné à travers de nombreux analogons (les boules de glace, les œufs, le monocle d’officier emprunté au personnage de Stroheim, la loupe qui permet de scruter les poils pubiens, etc.), substituts et objets fétiches, jusqu’à recouvrir l’espace de la cour de l’asile psychiatrique, parcouru en rond et avec affolement par Jean de Dieu, à la fin de Souvenirs de la maison jaune (1989) – le titre du film, déjà, faisant référence à la prison (la maison jaune)6, espace d’enfermement analogue à celui de l’asile. Il faut selon nous rapporter ce mouvement associatif à un double intertexte, littéraire et cinématographique7 : à L’histoire de l’œil (1928) de Bataille et au Chien andalou (1929) de Luis Buñuel et Salvador Dali.

Roland Barthes, dans « La métaphore de l’œil », a bien circonscrit la chaîne analogique au centre de L’histoire de l’œil – qui est, par ailleurs, redéployée dans Un chien andalou. Selon nous, Monteiro repart du mouvement de transport métaphorique inscrit dans le texte de Bataille lorsqu’il réalise sa trilogie, tout particulièrement, dans La comédie de Dieu, lors des scènes d’initiation de Joaninha, la fille du boucher. Rappelons donc la démonstration de Barthes.

Bataille, dans son texte poétique et scandaleux (au point de recourir à un pseudonyme : Lord Auch), décline les différentes flexions de l’œil à travers des objets qui sont dans des rapports d’affinité avec le terme originaire, tout en accusant leur divergence : la chaîne « œil-œuf » et le sème de la blancheur constituent la métaphore première de L’histoire de l’œil, qui est déplacée à travers la chaîne dérivée « lait » et « testicules ». Barthes circonscrit ainsi le premier transport métaphorique auquel se prête le texte :

« L’œil semble donc la matrice d’un parcours d’objets qui sont comme les différentes ‹stations› de la métaphore oculaire. La première variation est celle de l’œil et de l’œuf […]. Une fois posées comme éléments invariants, la blancheur et la rotondité permettent de nouvelles extensions métaphoriques : celle de l’assiette de lait du chat, par exemple, qui sert au premier jeu érotique de Simone et du narrateur ; et lorsque cette blancheur se fait nacrée (comme celle d’un œil mort et révulsé), elle amène un nouveau développement de la métaphore – sanctionné par l’usage courant qui donne le nom d’œufs aux testicules d’animaux. Ainsi se trouve pleinement constituée la sphère métaphorique dans laquelle se meut toute L’histoire de l’œil, de l’assiette de lait du chat à l’énucléation de Granero et à la castration du taureau (dont les glandes, de la grosseur et de la forme d’un œuf, étaient d’une blancheur nacrée, rosée de sang, analogue à celle du globe oculaire). »8

Monteiro, disposant en état de latence l’« œil » et son histoire, se focalise sur l’objet dérivé « œuf ». Nous y reviendrons. Notons seulement que, dans La comédie de Dieu, des œufs emplissent une corne d’abondance, sur laquelle Jean de Dieu invite la jeune fille du boucher à s’asseoir, avant d’enfoncer lui-même sa tête dans la matière broyée, souillant son visage. Le sème de la blancheur, à travers la même logique de la démesure, est redéployé à travers un bain de lait (au lieu d’une assiette, dans L’histoire de l’œil), où trempe le corps de la jeune fille (ce qui n’empêche pas Jean de Dieu d’y choir, d’y déchoir) ; le bain est récupéré et filtré pour servir de parfum aux glaces de la glacerie du Paradis, créées par un démiurge qui risque à tout instant de se les faire couper – une fois au moins littéralement, par le boucher, le père de la jeune fille.

Selon Barthes, Bataille instille à partir de la chaîne analogique « œil-œuf-testicules » une métaphore dérivée dans son texte, associée aux éléments liquides, et qui se spécifie à travers l’agrégat « larmes-lait-jaune d’œuf-urine-sperme » pour aboutir, par un ultime jeu d’inversion, aux termes « soleil-lumière »9. La poéticité du texte de Bataille s’explique ainsi par un mouvement d’interversion entre au moins deux chaînes analogiques, mouvement déjà inscrit dans certaines métaphores lexicalisées : lorsque l’on dit que « l’œil pleure », que « l’œuf cassé s’écoule » ou que « la lumière (le soleil) se répand », l’élément liquide est relié au caractère aride du soleil, calcaire de l’œuf et sec de l’œil. Ces syntagmes figés neutralisent ainsi les termes mis en relation, comme dans le cas d’une métaphore lexicalisée (d’une catachrèse) :

« […] casser un œuf ou crever un œil, ce sont là des informations globales, qui n’ont guère d’effet que par rapport à leur contexte, et non par rapport à leurs composants : que faire de l’œuf, sinon le casser, et que faire de l’œil, sinon le crever ? »10

Monteiro mobilise, par instants, de tels jeux de mots, sous une forme désinvolte, comme lorsqu’il s’exclame, dans la glacerie du Paradis : « c’est dans Marx, pas d’omelette sans casser d’œufs ». « Crever l’œil », « casser des œufs », « nous les casser », sont des actions inscrites dans La comédie de Dieu. Mais, nous l’avons dit, Monteiro superpose d’emblée ces deux chaînes métaphoriques au sein des mêmes plans, sans que nous ne puissions pour autant parler de poésie (entendue, en termes structuralistes auxquels Barthes adhère alors, comme une « projection de l’axe paradigmatique sur la chaîne syntagmatique »). La concrétude et la corporéité du film empêchent de distinguer l’œuf, substitut de l’œil, et le lait, élément dérivé liquide : la jeune fille repose son séant sur une conque remplie d’œufs, tout comme elle trempe son corps dans un bain de lait. Alchimiste, Jean de Dieu ne s’en tient pas là : il transmue encore le lait du bain en un nectar divin, l’élément liquide en une boule de glace, liquéfiant la chaleur du soleil11.

Barthes rapporte encore le texte de Bataille à la poétique surréaliste, tout en récusant le recours au hasard : L’histoire de l’œil actualise la définition de l’image poétique selon Pierre Reverdy, consistant en une opération de rapprochement, sur le même plan textuel, de réalités inconciliables d’un point de vue référentiel12. Barthes force quelque peu ici la poétique métonymique, ancrée dans le corps, de Bataille – qui s’insurge contre la récurrence du préfixe « sur » dans le surréalisme et la métaphoricité de ses « signes ascendants »13. Mais Barthes souligne également l’érotisme métonymique de Bataille, parasitant le mouvement métaphorique par une relation de contiguïté, en donnant pour exemple les syntagmes « œil sucé comme un sein, boire mon œil entre ses lèvres » :

« […] par leur dépendance métaphorique, l’œil, le soleil et l’œuf participent étroitement au génital ; et par leur liberté métonymique, ils échangent sans fin leurs sens et leurs usages, en sorte que casser des œufs dans une baignoire, gober ou éplucher des œufs (mollets), découper un œil, l’énucléer ou en jouer érotiquement, associer l’assiette de lait et le sexe, le filet de lumière et le jet d’urine, mordre la glande du taureau comme un œuf ou la loger dans son corps, toutes ces associations sont à la fois mêmes et autres […] »14

Poétique surréaliste généralisée, pourrions-nous préciser, qui est également déployée dans Un chien andalou. En effet, le prologue du film de Buñuel-Dali, mettant en relation la lune et un œil de femme/de bœuf, traversés par un nuage/une lame de rasoir, repose sur un complexe agrégat intertextuel, où il ne suffit plus de laver le regard du spectateur, mais encore d’en finir avec ces vieilles lunes poétiques hantant la pratique scripturale d’un Federico Garcia Lorca15. Le thème de l’énucléation et le motif du démembrement du corps (l’œil tranché, la main coupée, le grouillement des fourmis dans la paume de la main, les yeux énucléés des ânes pourris, puis ceux des protagonistes dans l’épilogue) se rapportent à Bataille – qui est impressionné par Un chien andalou, comme en témoigne, après la vision du film, son article L’œil (1929)16. Mais Ramon Gomez de la Serna (approché par Buñuel pour écrire le scénario du Chien andalou) joue également un rôle privilégié : son roman Ciné-ville (1927), qui met en réseau les termes « grain de beauté-œil-diamant-phare-lune-jupiters et réflecteurs de cinéma »17, constitue une importante couche intertextuelle feuilletée par le film. Suspendons là ces associations – et revenons à la trilogie de Dieu, que nous n’avons pas pour autant perdue de vue.

Variations autour de « l’œil pinéal »

L’œil apparaît tout d’abord, dans Souvenirs de la maison jaune, en relation avec l’énucléation : Jean de Dieu prend place, dans un restaurant, face à son employeur ; celui-ci extrait méticuleusement l’œil d’un poisson (lointain souvenir des ânes énucléés dans Un chien andalou, et dans certaines toiles de Dali). Le motif de l’œil est ensuite déplacé à travers un large miroir ovale. Dans une boîte de nuit, sous un éclairage de couleur rose, Jean converse avec Mimi, prostituée au grand cœur. Suite à l’annonce du prochain numéro de cabaret, la caméra amorce un long travelling avant en direction de l’orchestre : théâtralement, les rideaux de la scène s’écartent ; la caméra découvre puis fixe un miroir dont le cadre représente le soleil, aux rayons dardés. Autrement dit : la caméra dévisage un « anus solaire », un « soleil pourri »18. Ce motif ressurgit auprès de Jean de Dieu sous la forme d’une inflammation de l’épididyme, le contraignant à recourir à un reposoir et à des glaçons (variante apaisée de la scène bataillienne de la castration du taureau). Pourtant, il ne s’agit là encore que de pistes esquissées : l’intertexte de L’histoire de l’œil ne prend pleinement corps que dans La comédie de Dieu, emblématiquement à travers les boules de glace, version gelée de l’éclat du soleil, ainsi que lors des cérémonies impliquant des œufs et du lait19.

La chaîne métaphorique « œil/œuf/lait/glace/miroir » détermine les gestes, le travail, dans la glacerie du Paradis, où Jean de Dieu règne en maître et artisan. Tenons-nous-en aux scènes où il initie au métier Rosarinho, jeune fille issue d’un bidonville. L’intertexte de Gomez de la Serna est décliné à travers une première leçon d’hygiène, où il s’agit de se laver les mains. Un travelling arrière, qui part des mains de Rosarinho, découvre un miroir ovale, la jeune fille et Jean de Dieu se tenant de part et d’autre de celui-ci. Jean lui enjoint de frotter cette tache ; celle-ci rétorque qu’il s’agit d’un grain de beauté, que son corps en est recouvert ; Jean de Dieu alors renchérit, lui intimant l’ordre de brosser ses ongles, ses demi-lunes, qui méritent d’être polies. Œil (de Dieu), grain de beauté, lune, ongle poli et miroir ovale (plutôt que réflecteur de cinéma), autant d’éléments que Monteiro emprunte à Ciné-ville. La tache/grain de beauté est surdéterminée dans le film : Jean de Dieu, pointant du doigt une tache suspecte sur la robe de l’une de ses employées, associe cette trace de glace à la fraise à la menstruation (déclinant la série du rouge, en écho à Belmondo, dans Pierrot le fou, J.-L. Godard, 1965 : « ce n’est pas du sang, c’est du rouge »), avant de lui autoriser, magnanime, de se rendre à la piscine (avec cette réflexion malicieuse : « je n’ai jamais refusé de bain à personne »…). La deuxième leçon que Jean de Dieu promulgue à Rosarinho revêt un caractère nettement plus sexuel, mais encore médiatisé par différents relais. Le visage de Rosarinho, de profil et à contre-jour, se découpe face à une fenêtre. Après un changement d’axe et un recadrage en gros plan, la lumière du jour tombe sur la chevelure de la jeune fille ; Jean de Dieu entre dans le champ, embrasse ses cheveux, les peigne amoureusement et y noue un ruban jaune (annonce de fiançailles, en référence à She Wore A Yellow Ribbon, La charge héroïque, John Ford, 1949). Le visage de Rosarhino se découpe alors dans un miroir ovale, tandis que Jean de Dieu récite Luís de Camões :

« Un mouvement des yeux, sans qu’elle s’en aperçoive, tendre et pieux ; un rire, presque à son insu, tendre et franc ; un geste, incertain de joie, humble et doux ; une grâce légère, encore pleine de timidité ; un repos si grave et modeste ; une pure bonté, de l’âme signe évident, limpide et gracieux ; une audace pleine de réserve ; une tendresse ; une crainte sans reproche ; un air serein ; une souffrance longue et docile ; tels furent, de ma Circé, la céleste beauté et le magique poison qui surent transformer ma pensée. »20

L’initiation définitivement consommée (« Vous êtes en train de m’enculer, M. João ? », demande la jeune fille dans les toilettes du Paradis, perdant à la fin du plan son ruban jaune), Rosarinho découvre l’envers du décor. Dans la cuisine du Paradis, Jean de Dieu présente à la jeune fille les processus de fabrication de la glace : en plan large, Jean de Dieu fait le tour du propriétaire, joue avec une orange tandis qu’une employée sépare le blanc et le jaune d’œuf, mange une banane alors que Rosarhino apprend à séparer les œufs… Sur fond d’une chanson populaire portugaise, aux consonances grivoises (« suce-moi la morue »…)21, nous voyons la matière lactée recrachée par une machine et malaxée par une employée, matière à laquelle Jean de Dieu ne manque pas de goûter ; un gros plan clôt la séquence, centré sur une main de femme qui récupère les jaunes d’œufs, face à un transistor (ancrant rétroactivement la chanson dans l’espace de la cuisine). Les connotations sexuelles attachées aux boules de glace ont déjà fait l’objet d’une autre leçon dans le film : Jean de Dieu expose à Rosarinho l’art de mouler les boules et de les coiffer sur le cône pyramidal que forme le biscuit (tout en démolissant le cornet et en laissant choir la boule au sol). La glacerie, sans équivoque, est encore une métaphore du cinéma : après son expulsion hors du Paradis de la glace, Jean de Dieu retrouve son négoce transformé en chaîne de glaces industrielles (on y sert des produits importés d’Italie, respectant les normes européennes) et renommé American Shakes (constituant un jeu de mot filé, Jean de Dieu recevant un poil pubien de la reine Victoria, ce qui permettra à Monteiro, dans un entretien, d’accompagner cette scène d’un bon mot : « God Shaves the Queen »). Econduit par la gérante, Jean de Dieu déclare sentencieusement : « Ce n’est pas vous qui m’expulsez, c’est moi qui vous condamne à rester ! ».

Fil d’Ariane

Au tracement d’un cercle s’oppose l’insinuation d’un élément effilé, acéré, relié aux poils et aux cheveux. Dans la trilogie, le poil pubien est assimilé au fil d’Ariane. Nous pouvons distinguer deux modalités d’inscription de ces poils, sous une forme dévitalisée ou sous une forme animée. D’une part, Jean de Dieu herborise les poils pubiens en un Livre de pensées, dont il emprunte les légendes à des textes religieux ou à des poèmes22. D’autre part, il s’enthousiasme pour la toison pubienne de jeunes femmes, qu’il lui arrive de confondre avec le Buisson ardent (lorsqu’il poursuit Elena Gombrowicz à travers le labyrinthe du jardin de son palais, dans Les noces de Dieu). L’élément pilaire se manifeste encore à travers un fétichisme de la chevelure. Mais la toison tant convoitée peut encore devenir un signe mortifère, signaler un rappel à l’ordre. Ainsi, à la fin de La comédie de Dieu, Le livre de pensées est réduit en cendres : à contre-jour, sur le mur de la chambre dévastée de Jean de Dieu, nous distinguons une croix gammée, une inscription obscène et, au-dessus de la cheminée où viennent se poser deux pigeons, une trace de main rouge, ensanglantée ; sur la bande-son résonne Les sept dernières paroles du Christ en croix de Joseph Haydn…

En fin de compte, l’élément pilaire est relié au couteau du boucher, tandis que le corps de Jean de Dieu est assimilé à l’agneau sacrifié. En premier lieu, le sacrifice est représenté à travers l’éviscération d’un poisson au marché, puis, par le biais d’une coupe sur le mouvement, à travers celle d’un agneau, à l’étal de la boucherie, tandis que retentit sur la bande-son l’Agnus Dei de Haydn. S’ensuit une discussion entre Jean de Dieu et le boucher (celui-ci refuse de vendre la tête de l’agneau, ses filles adorant ce mets lorsqu’il est agrémenté d’œufs brouillés), interrompue par l’intrusion d’un voyou (qui interpelle le boucher : « tu n’as pas de couilles »). En second lieu, le sacrifice est rejoué à travers une scène burlesque, reposant sur un effet de retardement. Le boucher, évoquant le personnage de Fatty Arbuckle, coince Jean de Dieu au sommet d’un escalier ; il sort un couteau et lui enjoint de baisser son pantalon. Celui-ci rétorque : « je préférerais ne pas », et tente de s’allumer une cigarette ; le boucher arrache une à une les cigarettes qu’il met à sa bouche (lui refusant la dernière cigarette du condamné), avant de lui démonter le portrait hors-champ. La castration du taureau, héritée de Bataille, est de justesse évitée. Mais le corps délictueux de Jean de Dieu n’en est pas moins réduit à l’état de charpie, de viande éviscérée : aucun ange n’intervient pour surseoir au sacrifice (le fils d’Abraham était finalement épargné) ; au contraire, Jean de Dieu affirme, par le biais d’une référence à Bartelby, le scribe de Herman Melville (et vraisemblablement à l’analyse qu’en propose Deleuze)23, son attirance irrépressible, déraisonnable, pour la fille du boucher.

Ces chaînes métaphoriques surréalistes sont inscrites dans d’autres films, notamment dans La voie lactée (1969) de Buñuel ; mais c’est en vain que l’on y chercherait la sainteté et la religiosité, la sublimation et l’attention qui président aux rituels de Jean de Dieu. Car, à l’image de Bataille, les cérémonies de Jean de Dieu sont destinées à la formation d’un troisième œil, « voué à la contemplation du soleil au summum de son éclat »24 ou, pour le dire autrement, à la contemplation de ce qui ne peut être connu, ni soutenu.

Cérémonies du désir

Avant de circonscrire la nature des relations de Jean de Dieu à l’autre féminin, aux autres et à la société, il convient de définir brièvement le personnage qu’il compose – un des rares personnages authentiquement cinématographiques de ces dernières décennies, d’où la récurrence des références au burlesque dans la critique. Tout d’abord, Jean de Dieu constitue un double déformé, fantasmé de Monteiro25. Si Roberto Benigni a été pressenti pour le rôle, nul doute que seul l’auteur, acteur et créateur Monteiro pouvait incarner cette « autobiographie fantasmée »26. Car c’est bien d’autofiction dont il s’agit ici, Jean de Dieu étant encore un saint hospitalier, protecteur des malades et des prostituées27. Le cinéaste lui-même a suggéré que son personnage est inspiré d’Opale (Le testament du docteur Cordelier, Jean Renoir, 1959)28 : double monstrueux du Dr Cordelier, Opale emblématise le rapport du créateur (Monteiro) à sa créature (Jean de Dieu), dont il perd finalement la maîtrise.

Sur le plan physique, Jean de Dieu se caractérise par sa maigreur excessive : corps émacié et gagné par la maladie dans Souvenirs de la maison jaune, il semble contempler plutôt que consommer la nourriture (comme dans telle scène des Noces de Dieu, où il remplit à ras bords son assiette, sans y toucher). Le caractère maladif de son corps se traduit, sur le plan du comportement, par une obsession de l’hygiène, qu’il s’agisse de punaises dans la pension de Souvenirs de la maison jaune ou de la propreté irréprochable de ses employées dans La comédie de Dieu. Cette maigreur est compensée par une grande agilité et précision dans les gestes : comme l’a souligné Jean-Claude Biette, l’acteur Monteiro noue un rapport étroit avec la danse et la chorégraphie29.

Brossons grossièrement un portrait de ses traits caractéristiques, sur le plan psychologique. Sans équivoque, le personnage se comporte en fétichiste, en ce sens qu’il entretient une fixation sur un objet (un vêtement, un accessoire, une partie du corps) tenant lieu de substitut de la personne désirée. Ajoutons qu’il est pédophile (dans le sens étymologique du terme, son personnage ne faisant pas faute de le rappeler : c’est-à-dire « qui aime les enfants »). Déjouant les jugements sociaux, il se comporte en dandy, affichant une distance par rapport aux codes de la moralité. A la flânerie, à la posture de l’artiste maudit, doublée de celle de révolutionnaire, il faut encore ajouter la propension au discours de l’érudition : la multiplication des citations, des références, agit comme un masque, un camouflage. Ainsi s’il s’exprime, dans Les noces de Dieu, par citations interposées (et approximatives) du « Colloque sentimental » de Verlaine et du « Bateau ivre » de Rimbaud, c’est pour mieux se désengager. Bref, il joue la mascarade, tout comme il l’exige de la femme qui lui donne la réplique – qu’il s’agisse de figures du pouvoir, de jeunes filles innocentes ou de prostituées. Créateur démiurgique, il entretient un rapport (sur)théâtralisé à la créature, que celle-ci soit un monstre à son image ou une pure beauté virginale (réplique de l’immaculée conception). A la « féminité comme mascarade »30, il répond par une mascarade de la déité. Le dandysme du personnage est par ailleurs chaque fois menacé par une tendance à la clochardisation. Enfin, il entretient une savante confusion entre l’ordre du sacré et la profanation, le geste sacrilège le conduisant régulièrement à l’asile ou en prison. Personnage irrécupérable, au comportement asocial, il fait preuve d’une étonnante constance dans son éthique de la transgression (quelles que soient les épreuves, les stations de croix, qu’il traverse). Peut-être que sa condition de « surhomme » est à rapporter à son être d’écran : outre Nosferatu et Stroheim, Monteiro fait encore référence à Max Linder31.

Si l’on relie les gestes du personnage à sa construction psychologique, nous obtenons un étrange alliage, ambivalent, contradictoire, comme plusieurs critiques l’ont relevé. Jean Narboni remarquait ainsi que Monteiro entretient une indistinction entre le « corps quotidien » et le « corps cérémoniel » – allant jusqu’à invoquer un « projet fouriériste d’utopie domestique et presque casanière »32, spécifié comme la création d’une société idéale, suivant une optique libertaire, anarchiste et égotiste (ce qui constitue une flagrante contradiction avec le projet fouriériste de mise en commun des biens et des corps). Selon une autre perspective, Marcos Uzal souligne la dialectique entre l’excès et la retenue, entre le désir et le suspens de sa consommation, régulant le rapport de Jean de Dieu aux femmes : s’il y a bien un « excès des sens », celui-ci est contrebalancé par une « retenue des gestes » ; aussi les corps sont-ils « humés » plutôt que « consommés », « le désir prolongé plutôt que la jouissance immédiate »33. Ce mouvement de suspens dans l’excès doit, selon nous, être rapporté à l’investissement du tournage comme un acte sacré (tout en faisant la part de la mystification qui peut entrer dans les propos de Monteiro) :

« […] l’acte de filmer implique la conscience d’une transgression. Filmer est une violence du regard, une profanation du réel qui a pour but une image du sacré au sens que Caillois donne à ce mot. Or cette image ne peut être traduite qu’en termes d’art, qui suppose une création profondément ludique et liée à un caractère religieux et primitif. »34

Le cinéaste se place ici sous l’autorité de L’homme et le sacré (1950) de Caillois. En d’autres cas, il s’en remet à la mythologie surréaliste de l’amour sublime (Benjamin Péret) ou de l’amour fou (André Breton) :

« Mon personnage est comme eux, un homme de provocation. Je me sens proche de cette famille d’esprit. Pour moi, le surréalisme est le dernier grand mouvement de l’art moderne qui soit franchement libérateur. Ils étaient presque tous des obsédés amoureux. »35

Le jeu, la sacralité, l’excès du cérémonial et la retenue de ses codes hiératiques : autant de termes qui balisent l’espace dans lequel se déroulent les derniers films de Monteiro. Cet « espace potentiel de jeu » repose sur un échange avec l’autre féminin, « par-delà le bien et le mal », le plaisir et le déplaisir – « au-delà du principe de plaisir ».

Rituels de soumission, parodie d’insoumission

Schématiquement, nous pouvons soutenir que Jean de Dieu est d’abord présenté sous un jour régressif, n’ayant guère dépassé le stade infantile ; il n’accède fantasmatiquement à l’âge de raison qu’en s’identifiant au personnage phallique de Stroheim, dans Souvenirs de la maison jaune. Les deux volets suivants du cycle présentent l’épanouissement de Jean de Dieu, consommant vierges et femmes matures. Va-et-vient correspond à l’âge de la raison, malgré le fétichisme dont ne parvient pas à se déprendre le personnage, scellant sa disparition, sa mort.

Comme da Costa l’a exposé, Souvenirs de la maison jaune est un « film sur la Mère ». En effet, le travelling inaugural sur le fleuve qui traverse Lisbonne ne se clôt pas par hasard sur l’église Madre de Deus (une église du XVIe siècle, dédiée à Notre-Dame). C’est avec le même esprit d’à-propos que la séquence suivante s’ouvre sur une statue de la Vierge, avant que n’apparaisse Jean de Dieu, se lavant le visage dans le bénitier36. La mère génitrice intervient un peu plus tard dans le film : agenouillée, elle frotte le sol ; Jean de Dieu monte les escaliers sous un chandelier surmonté d’un ange ; la mère est recadrée sous un autre axe, à côté d’un imposant rideau rouge, frappé aux armoiries du Portugal ; Jean de Dieu lui demande de l’argent, jusqu’au dernier sou (ce qui n’empêche pas da Costa de considérer la rencontre avec la mère comme une scène de Pietà37 – sur la bande-son s’élève alors le Stabat Mater de Vivaldi). Cette scène ménagère est citée mais inversée dans Va-et-Vient : Jean Vuvu, agenouillé, lave une moquette au son de Bella Ciaò ; derrière lui, des fétiches africains et des peintures abstraites se détachent sur le mur. Le plan est répété, mais cadré cette fois du point de vue de la femme de ménage, une communiste affalée sur un canapé rouge, mimant la pose de La Maya (1789-1805) de Goya. Cette scène constitue une réponse aux critiques que le comportement de Jean de Dieu a pu susciter : le personnage du maître est ici rabaissé au rang d’esclave volontaire, aux pieds d’une femme ; les mécanismes de coercition sociale et les rapports de sexe qui ont cours dans les sociétés patriarcales sont en ce cas littéralement renversés. L’inversion n’est pourtant pas dénuée d’ambiguïté, le personnage de Jean de Dieu soutenant que nous ne pouvons pas échapper aux rapports de classes.

Dans Souvenirs de la maison jaune, le personnage de Mimi est assimilé à une figure maternelle : la prostituée apparaît comme une mère à la poitrine gonflée de lait, alors qu’elle s’offre comme cadeau d’anniversaire à Jean de Dieu. La scène d’amour proprement dite est déplacée sur une photographie de Stroheim, extraite de Blind Husbands (Maris aveugles, 1919) : le visage de Mimi, souriant, est cadré de profil ; suit un insert, Mimi enlevant ses bas ; la scène est reprise en plan américain, avec un mouvement de caméra descendant sur les jambes de la jeune femme ; intervient alors un plan large, avec Jean de Dieu à l’extrême droite du cadre, une photographie en amorce sur sa gauche (seuls apparaissent les pieds du personnage) ; enfin le mouvement s’inverse, à travers un mouvement de caméra vertical ascendant, découvrant des chaussures de femme, le sabre, puis la cigarette et le képi de Stroheim. Dans la séquence suivante, la prostituée est morte, suite à un avortement sauvage. Jean de Dieu pénètre alors dans la chambre de Mimi, comme l’on visite un lieu sacré, où se matérialise la chaussure féminine présente sur la photographie de Stroheim (les deux espaces communiquant, se contaminant) ; Monteiro s’empare d’une poupée qu’il éventre, bas de laine qui contient la fortune de Mimi, figure de substitution et fétiche à éventrer.

La mère naturelle ne tarde pas à mourir. Pour la seconde fois dans le film, retentit une voix off : Jean de Dieu, clochardisé, nous apprend son décès, en compagnie de sans-abris sur un banc public. Aussi da Costa peut-il soutenir qu’après le décès de la mère et de la femme aimée, Jean de Dieu s’assume comme un paria, un indésirable et un hors-la-loi38 ; plus même, s’identifiant au personnage d’officier de cavalerie joué par Stroheim, il devient détenteur du phallus (du sabre) et de la puissance. La contrition n’est dès lors plus de mise : malgré une théâtralité excessive, soulignant l’incapacité du personnage à exister en son nom propre, Jean de Dieu règne en maître de la rue, frappant de sa cravache la rambarde. Pourtant, comme le relève Marcos Uzal, « la rue est en destruction »39… Le souvenir de Germania, anno zero (Allemagne, année zéro, Roberto Rossellini, 1948) hante le film.

Renversement carnavalesque des pouvoirs

L’insoumission à l’ordre et l’affirmation d’un dérèglement des sens s’expriment à travers deux modes principaux : le pouvoir peut être déstabilisé par une pulsion de mort, par la propagation de la peste et de la pourriture ; ou il peut être mis en jeu sous la forme de l’affrontement, de l’insoumission. Peut-être est-ce enfin le lieu de préciser que l’excès parodique assumé du jeu, répondant à une dynamique carnavalesque, désamorce le caractère traditionnellement sacrilège de la transgression bataillienne, dans la geste outrancière de Dieu. Il en résulte une mise à distance des scènes et une théâtralisation excessive du jeu, apparentant la trilogie au registre du comique (chaque film, comme spécifié dans les génériques, participe au genre de la comédie).

La célèbre référence à Nosferatu (telle que Werner Herzog l’a réactivée en 1979, avec Klaus Kinsky comme emblème du nazisme) qui clôt Souvenirs de la maison jaune, Jean de Dieu sortant des égouts comme un être maléfique qui va donner du fil à retordre à ses prochains, emblématise le côté obscur du pouvoir (rappelons que Nosferatu est monté en parallèle avec un porte-avion américain dans Que ferais-je faire avec cette épée ?, court métrage de 1975). Les propos de Monteiro sur Nosferatu sont éloquents à cet égard :

« La nuit muraldienne est contagieuse, encline à la propagation des maléfices : Nosferatu est le porteur de la peste, fatalité épidémique qui envahit et pourrit tout ce qui est vivant. »40

Les punaises dans la pension miséreuse font partie de la même topique : ce n’est pas seulement Mort à crédit (1936) que Monteiro cite, mais encore Le théâtre et son double (1938), Artaud proposant l’image de la propagation de la peste comme l’allégorie du théâtre de la cruauté.

Jean de Dieu campe le rôle du révolté en s’identifiant ponctuellement à différentes figures de résistants. A l’exception du geste de travestissement en officier, l’insoumission passe par la parole, le discours. Et encore, l’uniforme ne constitue pas la principale cause délictueuse ; lorsque Jean de Dieu/Stroheim est arrêté puis interrogé par la police, le scandale a trait à ses propos : d’une part, il soutient, monocle à l’œil, être un intellectuel de gauche qui va marcher sur l’Assemblée nationale ; d’autre part, sortant de sa poche un livre de Hölderlin et un couteau à cran d’arrêt, il multiplie les équivoques et les jeux de mots, mettant en cause la véracité de ses propos (Hölderlin est l’occasion de jouer sur une identité avec le poète portugais Jean de Dieu, enseigné à l’école ; le cran d’arrêt, une fois relié à une poupée en peluche, autorise une enfilade de jeux de mots, inversant les sèmes animé et inanimé – la poupée comme jouet d’enfant/prostituée, bas de laine/bas résilles, éventrement/accouchement). C’est encore par le discours que Jean de Dieu offense Antoine Doinel, représentant du bon goût et de la cinéphilie française, dans La comédie de Dieu : Jean Douchet rejoue la Cène en maître de cérémonie, tandis que Jean de Dieu dénonce les politiciens, cette « canaille reptilienne », et se revendique comme un criminel potentiel (d’où le verdict sans appel d’Antoine Doinel : « Mais, votre glace, c’est de la merde »). Les parfums personnels d’une glace artisanale résistent à l’empire américain de l’ice-cream, avec ses usines implantées au Vietnam et en Corée. Comme l’a souligné Marcos Uzal, le cinéma de Monteiro participe à un « éloge de la fuite », le cinéma constituant à la fois un « pays occupé » et une « arme contre l’occupation du monde et du cinéma par la barbarie »41. Dans Les noces de Dieu, Jean de Dieu est encore plus explicitement lié à un trafic d’armes et à un complot : lorsque l’ange marin lui remet une mallette de dollars, Jean de Dieu demande si cet argent lui permet de renverser un gouvernement ; par la suite, la police saisit des armes et des tanks dans sa propriété. Enfin, dans la séquence de l’opéra, Jean de Dieu participe avec Elena Gombrowicz à la déconvenue d’une figure tyrannique à la Salazar, un nain concupiscent jetant des mannequins de son balcon, avant de s’y précipiter à son tour.

Le bain de Diane

La longue scène d’initiation de Joaninha (pas moins de 45minutes), au centre de La comédie de Dieu42, est emblématique du rapport de Jean de Dieu à la pureté des jeunes filles : la cérémonie mise au point par le vieux maître constitue un sacrifice ritualisé, où il s’agit de goûter au fruit défendu. L’élément lacté domine la séquence – évoquant lointainement telle scène de Los Olvidados (Luis Buñuel, 1950), où les jambes de la jeune protagoniste sont baignées de lait. Après la « cérémonie champenoise » qui se déroule en kimono, Jean de Dieu sert à la jeune fille une boule de glace et un biscuit effilé dans un calice en forme de coquillage, évoquant le sexe de la femme. Joaninha mange goulûment la glace, une traînée blanche s’écoulant hors de sa bouche (par son péché de gourmandise, la jeune fille participe au vampirisme de Jean de Dieu). Jean de Dieu essuie les mains collantes de la jeune fille. Celle-ci ôte sa culotte, et pose son séant sur une corne d’abondance remplie d’œufs, dupliquant le motif du coquillage. La corne géante dessine une queue de sirène, inversant les connotations phalliques liées à sa forme. Lorsque la jeune fille se relève, Jean de Dieu plonge sa main dans la matière broyée et en retire un œuf intact43, avant d’y enfouir sa tête. Mais surtout, le personnage de Joaninha est transformé en glace à savourer. Comme le relève Sandrine Loiseau, « le film peut se résumer ainsi : créateur de parfums de glace, un homme invente devant nous ‹ la glace à la jeune femme › »44. Jean de Dieu, dans un geste carnavalesque, revêt la culotte de la jeune fille ; il récupère encore un poil pubien, qu’il recueille dans son Livre de pensées.

Dans Les noces de Dieu, la jeune fille est explicitement assimilée à une nymphe. Jean de Dieu plonge dans un étang recouvert de nénuphars pour sauver de la noyade une jeune fille, Joanna, dans un plan qui reproduit les Nymphéas (1904) de Monet. Après l’avoir sauvée des eaux, il la conduit dans un couvent. Ce qui n’empêche pas Jean de Dieu de communier par la suite avec elle : face à la mer, les deux personnages mangent avec avidité une grenade, cette dernière renvoyant métonymiquement à l’acte de procréation et consignant leur vampirisme. En fin de compte, la nymphe peut encore être annonciatrice de la mort. Il en va ainsi à la fin de Va-et-Vient : Jean Vuvu, assis sur un banc, sous un grand chêne, entend plutôt qu’il ne voit une dernière nymphe, du nom de Daphné45. Voix mystérieuse qui se refuse au regard de Jean Vuvu, la jeune fille, masquée par les feuillages de l’arbre, annonce la fin de la geste de Dieu (s’avançant « une main pleine de rien, et l’autre de pas plus »). Nymphe chasseresse (« je cherche des baies, mais elles sont sèches », ultime variation sur le motif du cercle), cadrée en contre-plongée abrupte, elle apparaît comme l’ange gardien de Jean de Dieu et de ses avatars (même si elle ne peut lui « donner que son ombre »). Femme dominatrice (« quand tu vas voir ton amoureuse, n’oublie jamais ta cravache ») qui se présente comme la mère de Veronica (dont le voile imprime les traits du Christ), elle représente la dernière vision de Jean Vuvu et la clôture de la fresque autofictionnelle de Monteiro, tout en refusant d’être l’objet de sa vision (« je ne peux pas te voir », constate-t-il avec dépit). Quand elle a quitté l’arbre, le personnage de Jean Vuvu est mort : un fondu enchaîné relie le corps de Monteiro aux branches de l’arbre, désormais inhabité. Ultime plan en deux temps, nous voyons d’abord les dernières images qui s’impriment sur la rétine de Jean Vuvu (nous pouvons distinguer des arbres, un ciel bleu et un personnage qui traverse furtivement ce champ de vision) ; puis l’œil, le battement de ses cils, se fige.

Voyeurisme et frustration

La jeune femme, si elle attise le désir de Jean de Dieu, peut encore se révéler un agent de frustration. Le film n’emprunte certains dispositifs de voyeurisme qu’en relation à ces femmes qui se dérobent. C’est par exemple le cas, dans Souvenirs de la maison jaune, lorsque Jean de Dieu guette depuis le balcon la clarinettiste qui se déshabille ; la matrone de la pension (et mère de la jeune fille), surprenant la scène, referme les rideaux de la chambre, masquant ainsi l’objet du désir. La musique est à plusieurs reprises associée à l’acte sexuel46 : ainsi, dans une autre séquence, Jean de Dieu propose de longs voyages à la clarinettiste en sa compagnie ; suit un bref insert sur un buste de Beethoven, avec la cinquième symphonie sur la bande-son ; Jean de Dieu propose explicitement cette fois à la clarinettiste de jouer une autre musique en sa compagnie. Face à son refus, il tente de la violer, dégrafant son soutien-gorge ; une fois encore, la scène de chair est rejetée hors-champ, Jean de Dieu lançant une liasse d’argent sur le lit où gît la clarinettiste, détournant ainsi l’attention de la logeuse qui l’a surpris.

La frustration peut aussi avoir pour cause l’impuissance à jouir du personnage de Jean de Dieu. Ainsi, dans Les noces de Dieu, un plan séquence représente Jean de Dieu et Elena Gombrowicz nus, dans un lit : le contraste entre le corps masculin émacié et les formes généreuses de la femme, tableau vivant reproduisant La jeune fille et la Mort (Edvard Munch, 1894), constitue une expérience éprouvante pour le spectateur ; pourtant, Jean de Dieu peine à consommer le corps de la jeune femme47. Le lendemain, voulant se rattraper, il confond le traversin du lit avec la princesse, partie avec son trésor48 ; cet accouplement célibataire et inapproprié désamorce la crudité du plan séquence précédent, le caractère burlesque de la scène étant souligné par la boutade que rapporte le personnage (un hérisson s’excuse de sa méprise en redescendant d’une brosse ménagère).

Les dispositifs du théâtre d’ombre et de la vue en miroir

Si la mise en scène répond à un mouvement de théâtralisation excessive, à une dynamique d’excès confinant parfois à la parodie, la mise en cadre par contre est d’une rare rigueur. Le plus souvent, les plans, larges et frontaux, sont fixes et longuement tenus, le cadrage se redirigeant parfois sur le visage d’une femme ; la caméra est à hauteur d’œil, et les personnages à l’occasion de profil. En un sens, nous pourrions parler de plans tableaux, manifestant une relative autarcie. Le grand angle est prédominant, produisant un effet d’aplatissement de l’image et de clôture de l’espace. Par ailleurs, nous pouvons observer un mouvement d’épuration, amorcé dès La comédie de Dieu, notamment à travers l’usage de réflecteurs, qui se radicalise pour aboutir à un éclairage minimal, sans lumière artificielle, à partir du Bassin de J. W. Autrement dit, Monteiro érige le contre-jour, avec une lumière directionnelle dont la source est dans le plan, comme une véritable marque de style49. La bande-son répond au même principe, avec le parti pris du direct : si la musique acquiert souvent une fonction de commentaire des plans, sa source est le plus souvent visualisée dans le champ50. La présentation du personnage de Jean de Dieu se fait sur un mode naturaliste, ce qui n’empêche pas de multiplier les références picturales au niveau de la composition du plan, confinant parfois au tableau vivant51. A partir de la trilogie de Dieu, le format de l’image est de 1 :1,66. La seule incartade à la règle se solde par un échec : Monteiro débute La comédie de Dieu en scope, avec une équipe technique relativement lourde ; comme nous pouvons le constater dans les courts métrages qu’il a tirés de ce ratage, le format ne correspond pas aux espaces intérieurs mis en scène52.

Le voyeurisme, en règle générale, repose sur le face à face inégal, déséquilibré, entre le sujet du regard et l’objet dévisagé. Mais ce dispositif de regard frontal est régulièrement déstabilisé dans la trilogie de Dieu, notamment par la médiation d’un élément tiers qui fait écran. Une scène a une valeur emblématique à cet égard. Dans Souvenirs de la maison jaune, Jean de Dieu surgit dans le couloir qui débouche sur la chambre de la clarinettiste ; la fenêtre en haut de la porte reflète en ombres chinoises la jeune fille dévêtue qui peigne sa chevelure. Attiré par cette projection, Jean de Dieu reluque la jeune fille à travers le trou de la serrure, convoquant ainsi le dispositif du kinétoscope. Dans le même plan, le voyeur et l’objet de son regard se trouvent en situation de coprésence, le spectateur occupant dès lors la position d’un sur-voyeur. Le dispositif du théâtre d’ombre et des fantasmagories est ici convoqué, impliquant le spectateur dans un réseau de regards qui procède par déplacements et retardements : le spectateur, voyeur surpris en flagrant délit, n’a pas accès à une vision directe, immédiate de la chair ; seuls le voyeur et l’écran de son désir s’offrent à son regard. Dernier terme vers lequel la représentation cinématographique est censément orientée, le spectateur occupe bien plutôt ici une position ambiguë, étant à la fois le témoin de la transgression et le garant de l’interdiction du regard. L’intervention d’une projection, motif spéculaire s’il en est au cinéma, masque la vision de la nudité, en quelque sorte voile le corps. Nous assistons bien à une structure triangulaire de regards, mais dont la dynamique de dénuement est différée : si le sujet-acteur a accès à l’objet de son désir par le regard, le spectateur n’aperçoit qu’une ombre. Nous trouvons dans Va-et-vient deux scènes qui répondent à ce plan. Une jeune femme de ménage, fraîchement recrutée par petite annonce, accomplit une danse derrière un rideau ; son corps se découpe en ombres chinoises, sous le regard de Jean Vuvu. Une autre femme de ménage se déhanche, un fétiche à la main, en l’occurrence un phallus géant. Un rituel de soumission, suggéré tout au long de la trilogie, est ici explicitement introduit ; il sera d’ailleurs vécu jusqu’à un point de non-retour par Jean Vuvu, qui décède des suites de l’intromission anale dudit fétiche. Le glissement est significatif : le fétichiste redirige ses désirs sur un fétiche tribal, déchaînant les pulsions les plus archaïques.

Le miroir constitue un autre objet réfléchissant qui revêt une fonction structurale dans la trilogie. Motif omniprésent dans l’œuvre de Monteiro, le miroir ovale reflétait jusqu’à présent le visage d’une jeune fille53. Mais, dans la trilogie de Dieu, il comporte encore un revers, quand bien même le spectateur n’a pas accès à cette image54. Ainsi, dans La comédie de Dieu, Rosarinho se tient allongée sur son lit, avec un miroir ovale que Jean de Dieu lui a donné pour contempler son anus et prendre ainsi la mesure des dommages occasionnés : malgré ce geste d’inversion du visage et des fesses, le spectateur n’a pas accès au point de vue de la jeune fille, à sa vision. Par-delà la référence à La chambre turque (1963-1966) de Balthus, nous pouvons identifier un réseau de références plus diffus. En premier lieu, Monteiro renvoie à une nouvelle de Poe intitulée Le portrait ovale (1842), assimilant le miroir à un signe mortifère : la peinture est investie comme un acte de vampirisme, la vie du modèle se fixant, se figeant sur la toile. Le miroir, dans cette perspective, est associé à un reflet médusé, à un rapt de la vie : transgressant l’interdit du regard, le miroir reflète une image, repoussant ainsi Eurydice en enfer. Nous pouvons encore relier ce motif à un film de Jean Epstein qui superpose deux nouvelles de Poe, mixant Le portrait ovale avec La chute de la maison Usher (1839) : en ce cas (La chute de la maison Usher, Jean Epstein, 1928), il n’est plus seulement question de dérober la vie de la femme aimée, mais encore d’assister à sa résurrection, à sa sortie hors du tombeau. Cette référence est relayée à travers la destruction de la maison de Dieu dans La comédie de Dieu, et à travers la profanation d’un corps féminin qui s’avère bien vivant dans Va-et-vient.

Le miroir peut aussi servir d’intermédiaire entre Jean de Dieu et une femme. C’est le cas lors des scènes de danse impliquant la figure de Salomé55. Dans Les noces de Dieu, une jeune femme accomplit une danse du voile ; elle se reflète dans un miroir, situé à l’arrière-plan, tandis que Jean de Dieu, occupant le premier plan, répond à son geste. La femme est surcadrée : elle s’inscrit à l’intérieur du miroir (dont le cadre est imposant) et se découpe sur fond d’un tableau d’Holbein (second cadre). Mais surtout, s’agissant d’une image en miroir, nous assistons à une inversion de l’avant et de l’arrière-plan, à une interversion de la place du voyeur et de la danseuse, tout au moins du point de vue du spectateur – la femme reflétée et Jean de Dieu lui faisant tous deux face. Ce jeu de désorientation des repères spatiaux jette un trouble sur la représentation et rapporte le spectateur à son propre positionnement, à sa place de voyeur omnipotent.

Ces jeux de médiation sont par ailleurs thématisés dans le film par le biais de photographies et en référence à certains discours qui les accompagnent. Dans Souvenirs de la maison jaune, Jean de Dieu et son employeur commentent deux photographies. La première représente un nanti avec deux entraîneuses ; la seconde des enfants de la rue. Jean de Dieu compare la première photographie à une orgie romaine, tout en notant le regard à la caméra d’une des filles et son signe d’adresse au photographe. Comme par un effet de contre-champ, la seconde photographie est cyniquement réinscrite dans le domaine du reportage social, qui serait redevenu à la mode : l’image est manipulée, assimilée à un photomontage, afin d’émouvoir le public ; Jean de Dieu ne manque pas de préciser que l’image ne constitue pas une preuve. La manipulation, la dissimilitude entre la photographie et son référent, qui sont ici accusées, peuvent être étendues à l’univers filmique dans son ensemble : Dieu est un faussaire, l’image est trompeuse. Et ce n’est pas un hasard si la photographie ou, plus précisément, des diapositives ressurgissent lors d’une scène d’interrogatoire dans Les noces de Dieu : à nouveau, l’image est trompeuse, l’une (la blonde, dans une posture pornographique) est l’autre (la brune, aux côtés de Jean de Dieu qui lève le poing) ; mais elle n’en constitue pas moins, contre les apparences, une preuve.

Les espaces intimes de liberté menacent par ailleurs régulièrement de se retourner en espaces sociaux de répression, c’est-à-dire en lieux d’incarcération. Il n’est pas indifférent que Monteiro ait recours à des panoramiques à 360 degrés dans l’espace de l’asile, dès Souvenirs de la maison jaune. La scène se répète dans Les noces de Dieu – mais cette fois, l’ange annonciateur refuse de reconnaître Jean de Dieu, d’attester son identité56. Le mouvement circulaire ne laisse entrevoir aucune issue. En fait, il faut recourir au champ/contrechamp entre deux personnages en vis-à-vis pour qu’une ouverture s’avère possible – après avoir traversé l’épreuve de l’emprisonnement. L’espace de confinement de la cellule, barré et quadrillé par des grillages, est par exemple souligné lorsque Jean de Dieu, aux sons d’un opéra, s’accroche comme une chauve-souris aux barreaux de sa cellule. Transitant par une référence à Bresson (Pickpocket, 1959, dont nous voyons également une affiche au début de Va-et-vient), cet espace peut en effet permettre un regard frontal, auquel le spectateur de la trilogie de Dieu a rarement accès. Nul doute qu’en citant les dernières paroles du film de Bresson (« Oh Jeanne, quel drôle de chemin il m’a fallu prendre pour aller jusqu’à toi »), Jean de Dieu parodie le ton mystique de Pickpocket (« les voies du seigneur sont impénétrables » prenant un tour nettement sexuel dans ce contexte). Mais il y a plus. En prenant comme axe la grille du parloir de la prison, Monteiro instaure un mode direct, non médiat, d’échange de paroles et de regards entre Jean et Jeanne de Dieu. La dynamique du champ/contrechamp, à vrai dire, est quelque peu forcée dans ce passage, laissant apparaître en situation de coprésence les deux personnages qui sont pourtant séparés par la grille57. Jean de Dieu s’avance en direction du parloir et prend place derrière la grille, un gardien le surveillant. En contrechamp, Joanna se tient assise, de l’autre côté de la grille. La caméra revient sur Jean de Dieu. Puis, l’opérateur recule, de sorte à cadrer Jean de Dieu, de dos, et Joanna, de face ; Jean de Dieu, qui demande à Joanna de lui montrer ses seins, adresse un regard à la caméra, ancrant ainsi le spectateur dans la position du gardien de prison. A nouveau, nous revenons sur le contrechamp, mais avec un cadrage plus rapproché ; Joanna fait don d’un fil d’Ariane à Jean de Dieu avant de se lever. Après le départ de la jeune femme, la caméra cadre encore une fois Jean de Dieu qui dévisage l’espace vide face à lui. Ce n’est qu’une fois réunis les deux personnages dans le même champ que l’échange peut se matérialiser et devenir tactile. Ce dispositif de vision est à nouveau suggéré après la sortie de prison de Jean de Dieu : en extérieur, face à un cours d’eau, Jeanne, cadrée de face, en buste, annonce au spectateur la fin de cette comédie.

Démystification de Dieu

La trilogie de Dieu, que nous avons pris le parti d’élargir à Va-et-vient, représente un tournant dans l’œuvre de Monteiro. En créant ce personnage démiurgique, Monteiro rompt avec ses films précédents, ancrés dans la culture populaire portugaise, sans que celle-ci ne disparaisse pour autant de ce dernier cycle. En effet, les dictons voisinent avec les bons mots, la sagesse populaire avec l’érudition livresque. Les espaces populaires constituent le lieu de prédilection de Jean de Dieu qui fréquente aussi bien les maisons closes que les bains publics, le lieu commun ne lui apparaissant nullement antinomique avec la culture élevée. Va-et-vient est le film d’un ultime retournement, mettant en crise le personnage de Jean de Dieu. Ce propos est thématisé lors d’une séquence dans un café, mettant en prise Jean Vuvu et sa vieille amie, interprétée par Manuela de Freitas : celui-ci s’en prend à l’histoire sainte, qui implique indirectement le personnage de Jean de Dieu. Au mot bien-pensant : « Il est bon qu’on s’occupe des pauvres », il oppose une fin de non-recevoir : « On ne fait que ça depuis des siècles ». Contre la religion, la morale des faibles et des impuissants, il se livre à une dernière provocation :

« Faute de mieux, on a même bricolé une religion pour les consoler. […] C’est pour ça qu’on a fait cette blague sur les cornes d’un charpentier, dont la femme, une pute juive, était tombée enceinte58 ».

A cet égard, la séquence de la danse tribale dans le salon de Jean Vuvu peut être interprétée comme la clef de l’énigme de Jean de Dieu : le phallus géant introduit dans le rectum de Jean Vuvu signe son arrêt de mort. Rituel ouvertement masochiste59, cette scène de soumission signale l’attirance funeste du personnage de Jean Vuvu envers ce que Freud appelait le « continent noir », signe d’une altérité menaçante60. Ainsi féminisé, « hystérisé », Jean Vuvu va effectivement accoucher, donner naissance, sur une table d’opération, à un phallus primitif, d’une taille démesurée. Le fétiche, dernier geste sacrilège, sera exposé, exhibé comme un trophée sur un drapeau américain, une bannière étoilée surmontée d’un portrait photographique du président américain. Inconscient politique du film qui est ici porté au mouvement de la conscience, le phallus en bois « dégrade ainsi l’idée de Dieu », ravalé à un membre primitif à travers une mise en relation que nous hésitons à qualifier d’« intellectuelle ». Comme par un effet de boomerang, nous assistons à un mouvement de retour du refoulé, que nous pouvons spécifier comme une dynamique de retournement du fétichisme en un investissement affectif d’un fétiche, représentant d’un monde archaïque et pulsionnel.

1 Rappelons que le scénario de Va-et-Vient a été écrit – et le dernier plan prévu – avant que le cancer de Monteiro ne soit diagnostiqué. Monteiro voulait alors mettre à mort le personnage de Jean de Dieu – avec lequel, nous dit le producteur Paulo Branco, on avait la fâcheuse tendance à confondre le réalisateur (Paulo Branco, « Au fil des films : la disponibilité nécessaire », dans Fabrice Revaut d’Allonnes, éd., Pour João César Monteiro. « Contre tous les feux, le feu, mon feu », Editions Yellow Now, Crisnée, 2004, p. 201). Il n’empêche, le film est tourné et monté après son arrêt de mort, le scénario acquérant dans l’après-coup une dimension testamentaire.

2 Les années 1960-1970 (correspondant aux débuts de Monteiro au cinéma) ne sont pas seulement celles de la libération sexuelle et des revendications politiques : souvenons-nous de la danse du fouet de Gérard Malanga (égérie de la Factory de Warhol), vêtu de cuir, se déhanchant sur les nappes sonores du Velvet Underground. Sans parler de Vinyl (1965, première adaptation cinématographique d’Orange mécanique d’Anthony Burgess), où Warhol contraint ses superstars à divers rituels sado-masochistes. Certes, il ne s’agit pas là de références directes pour Monteiro, dont le contexte culturel et géographique est autre ; néanmoins, le cinéaste portugais participe, selon nous, à la même topique.

3 Voir Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, Gallimard, Paris, 1980. Suivant une tradition post-symboliste, Blanchot désigne un crépuscule des idées et un désarrimage de l’écriture, en l’absence de tout astre pour s’orienter. Cette « écriture du désastre » devient littérale dans Blanche-Neige (Monteiro, 2001), film noir qui s’ouvre sur une photographie de Robert Walser, mort suicidé dans la neige, obscurité trouée de-ci de-là par des plans de ciel et de ruines –chambre noire, camera obscura, où le texte de Walser s’étend et s’entend comme rarement un discours intérieur, un dialogue mental, aura résonné. Le bleu du ciel, barré par des fils électriques, constitue ici un plan subjectif, c’est-à-dire la dernière vision de l’écrivain (mort les yeux ouverts, dans l’éclat de la neige), tandis que les images de ruines composent un tombeau pour son corps.

4 Georges Bataille, L’anus solaire, Œuvres complètes, tome 1, Gallimard, Paris, 1970, p. 86.

5 Monteiro peut ainsi citer la phrase de Bataille sur « l’érotisme comme approbation de la vie jusque dans la mort » (Michel Ciment, « Entretien avec João César Monteiro. Il faut savoir regarder les choses », Positif, mars 1996, p. 42).

6 En exergue, le film annonce : « Dans mon pays, on disait la maison jaune pour parler de la maison où l’on gardait les prisonniers. Parfois, quand nous, les enfants, jouions dans la rue, nous jetions des regards furtifs vers les sombres barreaux silencieux des hautes fenêtres, et le cœur serré nous balbutiions : ‹ Les malheureux… › » Comme le relève João Bénard da Costa, le film est placé sous le signe des Souvenirs de la maison des morts de Fédor Dostoïevski et s’ouvre sur une citation de Mort à crédit de Louis-Ferdinand Céline (João Bénard da Costa, « César Monteiro : après Dieu », dans Fabrice Revaut d’Allonnes, éd., Pour João César Monteiro. « Contre tous les feux, le feu, mon feu », op. cit., p. 213). Les « souvenirs » au -centre de ce retour sur le passé (ou flash-back) sont ceux d’un « mort à crédit », au ban de la société : le premier volet de cette trilogie, énoncée depuis le lieu de confinement des fous, est crépusculaire, obscur ; le début du film est ainsi habité par les forces de mort, les puissances des ténèbres, qui ressurgissent en fin de compte à travers une citation de Nosferatu (F.W.Murnau, 1922).

7 Il s’agit là, il faut le souligner, de l’un des rares intertextes qui s’avère systématiquement et rigoureusement opératoire tout au long de la trilogie de Dieu. Le plus souvent, Monteiro circule à l’intérieur d’un vaste réseau d’œuvres, en entretenant un rapport pour le moins approximatif avec les textes sources. Selon nous, Monteiro pratique la citation comme une stratégie d’évitement de l’analyse textuelle et herméneutique de ses propres films, piégeant la critique à travers le miroir d’une intertextualité tentaculaire, d’une interprétation infinie.

8 Roland Barthes, « La métaphore de l’œil » [1963], Œuvres complètes, tome1, 1942-1965, Seuil, Paris, 1993, p. 1347.

9 « […] une chaîne secondaire en dérive, constituée par tous les avatars du liquide dont l’image est aussi bien liée à l’œil, à l’œuf et aux glandes, et ce n’est pas seulement la liqueur elle-même qui varie (larmes, lait de l’assiette-œil de chat, jaune mollet de l’œuf, sperme ou urine), c’est, si l’on peut dire, le mode d’apparition de l’humide ; […] des objets en apparence fort éloignés de l’œil se trouvent ainsi saisis dans la chaîne métaphorique […]. En fait (car la puissance de la métaphore est infinie), la présence de l’une, seulement, des deux chaînes, permet de faire comparaître l’autre : quoi de plus sec que le ‹soleil› ? Il suffit cependant que dans le champ métaphorique tracé par Bataille à la façon d’un aruspice, le soleil soit disque puis globe, pour que sa lumière s’écoule comme un liquide et rejoigne, à travers l’idée d’une luminosité molle ou d’une liquéfaction urinaire du ciel, le thème de l’œil, de l’œuf et de la glande. » (Roland Barthes, « La métaphore de l’œil », op. cit., pp. 1347-1348.)

10 Id., pp. 1349-1350.

11 A cet égard, il est significatif que Monteiro ait pensé achever Les noces de Dieu sur le sommet gelé de la Serra da Estrela, la plus haute montagne du Portugal, concluant ainsi son synopsis : « Tout est matière de glace, quod erat demonstrandum » (cité par João Bénard da Costa, « César Monteiro : après Dieu », op. cit., p. 240). Dans le scénario d’un film qui allait se scinder en La comédie de Dieu et Les noces de Dieu, Monteiro prononce encore ce vœu pieux : « Si Dieu a créé le paradis pour que nous le perdions, Jean de Dieu a créé la glace PARADIS pour que nous la sucions – preuve irréfutable que, à l’inverse de son prédécesseur, il était de bonne foi. » (João César Monteiro, « Que Dieu me vienne en aide », Trafic, no1, hiver 1991, p. 64.)

12 Pierre Reverdy écrit en 1918 dans la revue Nord-Sud qu’il dirige : « L’image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison, mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte. »

13 Voir Georges Bataille, « La ‹ vieille taupe › et le préfixe ‹ sur › dans les mots ‹surhomme› et ‹surréaliste› » (1931), Œuvres complètes, tome2, Gallimard, Paris, 1970, pp. 93-109.

14 Roland Barthes, « La métaphore de l’œil », op. cit., pp. 1350-1351.

15 Mikhaïl Iampolski, dans son étude des intertextes mis en jeu dans Un chien andalou, explicite cette référence : « Ainsi, le rapprochement de l’œil de la femme et de la lune dans Un chien andalou parodiait certainement le caractère pittoresque des poésies de Federico Garcia Lorca, ami de Buñuel, qui forment l’intertexte poétique du début du film. En 1924, Lorca fit cadeau à Buñuel d’un poème qu’il écrivit au dos d’une photographie où ils figurent tous les deux. On peut y lire les vers suivants : ‹la grande lune scintille et roule / dans les hauts nuages calmes›. Or Un chien andalou provoqua une rupture entre Buñuel et Lorca qui considéra que le film était dirigé contre lui : ‹ Le chien, c’est moi ›, disait-il. » (Mikhaïl Iampolski, « L’intertexte contre l’intertexte (Un chien andalou de Luis Buñuel) », Etudes de Lettres, avril-juin 1993, Université de Lausanne, p. 87.)

16 Bataille écrit notamment : « Mais la séduction extrême est probablement à la limite de l’horreur. A cet égard, l’œil pourrait être rapproché du tranchant, dont l’aspect provoque également des réactions aiguës et contradictoires : c’est là ce qu’ont dû affreusement et obscurément éprouver les auteurs du Chien andalou lorsqu’aux premières images du film ils ont décidé des amours sanglantes de ces deux êtres. Qu’un rasoir tranche à vif l’œil éblouissant d’une femme jeune et charmante, c’est ce qu’aurait admiré jusqu’à la déraison un jeune homme qu’un petit chat couché regardait et qui tenant, par hasard, dans sa main, une cuiller à café, eut tout à coup envie de prendre un œil dans la cuiller. » (Georges Bataille, « L’œil », Œuvres complètes, tome1, op. cit., pp. 187-188.)

17 Mikhaïl Iampolski (op. cit., p. 83) rassemble plusieurs fragments de Ciné-ville qui sont inscrits dans Un chien andalou :

18 C’est en ces termes que Bataille débute « Soleil pourri » : « Le soleil, humainement parlant (c’est-à-dire en tant qu’il se confond avec la notion de midi) est la conception la plus élevée. C’est aussi la chose la plus abstraite, puisqu’il est impossible de le regarder fixement à cette heure-là. » (Georges Bataille, Œuvres complètes, tome 1, op. cit., p. 231) Comparaison n’est pas raison : Monteiro s’inscrit en faux contre cette élévation, le miroir solaire ne renvoyant qu’un reflet, c’est-à-dire le décor minable de la boîte de nuit, loin du ciel des idées.

19 Lorsque Pierre Hodgson demande au réalisateur d’où provient l’idée des œufs dans La comédie de Dieu, Monteiro répond sans équivoque : « De toute évidence, ça vient de Bataille, de L’histoire de l’œil » (« Entretien avec un vampire. Rencontre avec João César Monteiro », Cahiers du Cinéma, no499, février 1996, p. 33).

20 Ces vers de Camões (« Soneto90 », Sonnets, Chandeignes, Paris, 1998, traduit par Anne-Marie Quint et Maryvonne Bouday) sont déjà cités dans Celui qui attend après les souliers d’un mort meurt pieds nus (1970), moyen métrage où apparaît déjà le motif du miroir ovale où se découpe le visage d’une femme. La rencontre finale de Jean Vuvu avec Daphnée et la mort dans Va-et-Vient est également anticipée, les deux protagonistes décidant, sous le même arbre où se meurt Jean Vuvu, de mettre au clou les chaussures du défunt.

21 A la fin de Souvenirs de la maison jaune, dans un bain public, nous entendons déjà cette chanson, avant le travestissement de Jean de Dieu en Erich von Stroheim.

22 Monteiro affirme qu’il a cité, dans les légendes de son herbier, le Cantique des Cantiques, des haïkus de Basho et des poèmes de Pierre-Jean Jouve. Et pour souligner le caractère sacrilège de son geste, il soutient qu’il s’agit de vrais poils, à l’exception de celui de la reine Victoria, donné par James Joyce (Pierre Hodgson, « Entretien avec un vampire. Rencontre avec Joao César Monteiro », op. cit., p. 33).

23 Deleuze a érigé le leitmotiv de Bartleby, « Je préférerais ne pas », en emblème de l’Indicible, de l’Imparable – en négativisme au-delà de toute négation, en signe schizophrénique (Gilles Deleuze, « Bartelby, ou la formule », Critique et clinique, Editions de Minuit, Paris, 1993, pp. 89-114).

24 Entre 1927 et 1930, Bataille développe une représentation mythologique de l’œil pinéal, défini comme un troisième œil qui répond à « une envie irrésistible de devenir soi-même soleil (soleil aveuglé ou soleil aveuglant, peu importe) » (Georges Bataille, « Dossier de l’œil pinéal », Œuvres complètes, tome2, p. 14).

25 « De toute évidence, c’est un hétéronyme, une projection de moi. C’est même un jeu dangereux car cela peut mener à un dédoublement de la personnalité ; à la folie et à la mort probablement. C’est un jeu qui était aussi très cher à des gens comme Bataille. » (Michel Ciment, « Entretien avec João César Monteiro. Il faut savoir regarder les choses », Positif, mars 1996, p. 38.)

26 L’expression a été proposée par Emile Breton (L’Humanité, 4.12.1999, p. 42).

27 Berger devenu soldat puis marchand, Jean de Dieu se convertit au catholicisme à l’âge de 42ans ; le caractère excessif de son acte de contrition le conduit à l’asile ; après en être sorti, il fonde un hôpital à Grenade, en 1537 (d’où la consommation d’une grenade par Jean de Dieu et la jeune fille qu’il a sauvé de la noyade et placé dans un couvent, dans Les noces de Dieu). Père des Frères de la Charité, il est ordonné patron des malades et des hôpitaux, puis des infirmiers et des infirmières.

28 Voir Emmanuel Burdeau, « Ne pas céder un poil : entretien avec Joao César Monteiro », Cahiers du Cinéma, no541, décembre 1999, p. 46.

29 Jean-Claude Biette, « Le gouvernement des films », Qu’est-ce qu’un cinéaste ?, P.O.L, Paris, 2000, p. 113 [première publication : Trafic, no25, printemps 1996].

30 Joan Rivière analyse en termes de stratégies d’évitement, de camouflage, l’exhibition excessive et la simulation déformée des traits caractéristiques de la féminité par certaines femmes qui dissimulent le danger qu’elles représentent vis-à-vis de la gente masculine (« La féminité en tant que mascarade » [1929], traduit dans Marie-Christine Hamon, éd., Féminité mascarade, Seuil, Paris, 1994, pp. 197-214).

31 Monteiro peut ainsi soutenir : « J’ai toujours pensé que j’avais une ressemblance physique avec Max Schreck. Mais on peut penser à d’autres Max. A Max Linder, à Max Reinhardt, à Max Ophuls –même si je n’ai pas d’affinités avec Ophuls. » (Pierre Hodgson, « Entretien avec un vampire. Rencontre avec João César Monteiro », op. cit., p. 33.)

32 Jean Narboni, « Les exercices spirituels, et autres, de João César Monteiro », dans Fabrice Revaut d’Allonnes, op. cit., p. 279.

33 Marcos Uzal, « L’infini des sensations », dans Fabrice Revaut d’Allonnes, op. cit., p. 267.

34 João César Monteiro, « Le Passé et le présent. Un nécrofilm portugais de Manoel de Oliveira » [1972], Positif, mars 1996, p. 37.

35 Michel Ciment, « Entretien avec João César Monteiro. Il faut savoir regarder les choses », Positif, mars 1996, p. 42.

36 João Bénard da Costa, « César Monteiro : après Dieu », dans Fabrice Revaut d’Allonnes, op. cit., p. 214.

37 Id., p. 216.

38 Id., p. 217.

39 Marcos Uzal, « L’infini des sentations », op. cit., p. 264.

40 Joao César Monteiro, « L’aurore (1927) de F.W. Murnau », dans Fabrice Revault d’Allonnes, op. cit., p. 15.

41 Marcos Uzal, op. cit., p. 267.

42 La cérémonie proprement dite est précédée de deux rituels d’initiation, l’un théorique et l’autre pratique. D’une part, Jean de Dieu prévient, dans un café, la jeune femme contre les risques de présence d’agents pathogènes dans les glaces, qu’il relie aux maladies vénériennes et au sida comme menace pour la santé publique. D’autre part, Jean de Dieu donne une leçon de natation à la jeune fille, étendue sur un autel, au son de Tristan et Iseult de Wagner.

43 Monteiro joue sur l’ambivalence du terme poule : déstabilisant la distinction entre élément originaire et produit généré, l’œuf renvoie à l’aporie de l’œuf ou de la poule (quel est le terme premier ?) ; la poule, désignant la prostituée en français, et le poulailler une place privilégiée dans un théâtre mais aussi le paradis, réapparaît lors de la scène du tribunal, Jean de Dieu mimant une poule qui couve (en écho à ses simagrées lorsque Joaninha pond les œufs sur sa corne).

44 Sandrine Loiseau, « Ouïe, ouïe, ouïe ! », dans Fabrice Revaut d’Allonnes, op. cit., p. 338.

45 Daphné est le seul prénom féminin qui ne se termine pas en a. Sa légende est notamment rapportée dans les Métamorphoses d’Ovide : pour se venger d’Apollon, Éros décoche simultanément deux flèches, une au dieu lui-même, qui le rend amoureux de Daphné, l’autre à la nymphe, qui lui inspire le dégoût de l’amour. Alors qu’Apollon la poursuit, celle-ci, épuisée, demande à son père de lui venir en aide : Pénée transforme sa fille en laurier. Dès lors, Apollon en fit son arbre et le consacra aux triomphes, aux chants et aux poèmes.

46 Pendant la fête d’anniversaire de Jean de Dieu, dans la cour de la pension, les participants exigent ainsi à forts cris que la jeune fille joue de son instrument ; pour lever toute ambiguïté, la logeuse engloutit suavement un éclair en chocolat lorsque l’on réclame la clarinettiste…

47 Se présentant en tenue d’Eve au baron qui l’a gagnée au jeu, Elena Gombrowicz énonce : « Ceci est mon corps », scellant ainsi le sacrement de la communion.

48 Cette scène est déplacée à travers une poupée en peluche : après s’être fait dépouillé, Jean de Dieu joue avec une femme et sa poupée, représentant l’enfant qu’il n’a pas eu avec Elena Gombrowicz (en référence à la poupée/bas de laine de Mimi, dans Souvenirs de la maison jaune).

49 Il faut relier ce changement de style au travail de l’opérateur Barroso, qui assure l’image depuis La comédie de Dieu.

50 Si d’aventure la musique est off, elle n’en est pas moins jouée live pendant la prise de vue, comme l’a attesté l’opérateur Barroso. Nous assistons ainsi à des blocs d’espace-temps continus, conférant une certaine autonomie à l’unité du plan.

51 Un plan autocitationnel dans La comédie de Dieu est exemplaire à cet égard : la patronne de la glacerie, jouée par Manuela de Freitas, compose une figure de femme guerrière et phallique, brandissant une lance, par un effet de trompe-l’œil (l’actrice se tient face à un dessin de conquistador ornant le mur de l’escalier). Cette figure est déjà inscrite dans Que ferais-je de cette épée ? (1975) : un personnage de Jeanne d’Arc tient fermement une lance à la main, faisant face à un porte-avion américain.

52 C’est ici l’occasion de rappeler que, dans la version finalisée de La comédie de Dieu, Monteiro a modifié le scénario, renouvelé l’équipe technique et opté pour d’autres acteurs et décors.

53 Un miroir ovale reflète régulièrement le visage d’une femme, depuis Celui qui attend après les souliers d’un mort meurt pieds nus (1970). Dans ce film, il renvoie sans ambivalence au mythe d’Orphée et Eurydice, dont les protagonistes débattent. Ce motif refait surface dans A fleur de mer (1986).

54 Notons encore un plan d’une rare beauté, lorsque le visage de Joaninha est reflété par un miroir recouvert de billes de couleur bleu. Tout en les manipulant, la jeune fille demande à Jean de Dieu : « Ça doit être bon. Qu’est-ce que c’est ? C’est le paradis ? » Nous pourrions répondre, avec Jean de Dieu (lorsque la jeune fille mange avec avidité des friandises) : « C’est bon… C’est bonbon. »

55 Il faut rapporter la figure de Salomé qui se reflète à travers un miroir au Dernier plongeon : deux danses de Salomé, avec effeuillage, se succèdent ; mais la seconde sans musique, car le personnage qui l’effectue est muet. La référence à Salomé dans les films de Monteiro permet d’articuler sans ambiguïté le complexe de la castration au geste du décollement.

56 Un panoramique de 360 degrés est également présent dans Va-et-vient, lorsque Jean de Dieu se retrouve dans la cour d’une maison, suite à l’enterrement de son amie.

57 Notons encore que, chez Monteiro, la dynamique du champ/contre-champ est liée aux échanges de paroles entre les personnages, avec un effet de déséquilibre, le contre-champ sur la figure féminine tendant à supplanter le premier champ occupé par Jean de Dieu.

58 Monteiro prend à revers le mythe de l’immaculée conception, qui s’oppose aux fornications divines de Jean de Dieu : « Joseph s’écria : on a découvert l’immaculée fornication et j’ai oublié de noter la formule ».

59 Sur ce point, nous pourrions renvoyer à d’autres séquences qui répondent à une dynamique masochiste, telle cette séance de soumission de Jean Vuvu, demandant à sa complice de l’écraser et de venter sur son visage.

60 Freud définit la « vie sexuée de la femme adulte » comme « un dark continent pour la psychologie » (La question de l’analyse profane [1926], Œuvres complètes, vol. 18 (1926-1930), P.U.F, Paris, 1994, p. 36). Dans un autre essai, Freud soutient que « l’activité sexuelle si surprenante de la fille envers la mère se manifeste chronologiquement dans des tendances orales, sadiques et finalement même phalliques, dirigées sur la mère. Il est difficile d’en rapporter ici les détails, car il s’agit fréquemment d’obscures motions pulsionnelles que l’enfant ne pouvait pas saisir psychiquement au moment où elles se produisaient […] » (« La sexualité féminine » [1931], Œuvres complètes, vol. 19 (1931-1936), P.U.F., Paris, 1995, p. 22).