Pierre-Emmanuel Jaques

Histoire du cinéma suisse, 1966-2000

Sous la direction d’Hervé Dumont et Maria Tortajada, Cinémathèque suisse, Lausanne, Editions Gilles Attinger, Hauterive, 2007

Histoire du cinéma suisse, 1966-2000

Hervé Dumont, Maria Tortajada

Histoire du cinéma suisse, 1966-2000, sous la direction d’Hervé Dumont et Maria Tortajada, Cinémathèque suisse, Lausanne, Editions Gilles Attinger, Hauterive, 2007

2007

La parution de ces deux imposants volumes constitue un événement d’importance dans l’historiographie du cinéma suisse. D’une part, cet ouvrage met à la disposition du public une masse d’informations exceptionnelles concernant les films suisses réalisés entre 1966 et 2000 ; d’autre part il résulte du rapprochement entre la Cinémathèque suisse et la Section d’Histoire et esthétique du cinéma de l’Université de Lausanne, autrement dit entre l’archive et la recherche.

Ce type de collaboration a déjà généré à d’autres occasions et sous d’autres cieux un enrichissement considérable pour les deux parties appelées à collaborer. Pour l’archive, la conservation des documents trouve son sens dans la mesure où elle perçoit l’importance de ses collections et de sa mission. Elle est ainsi amenée à mieux réaliser la portée de certains documents, à renforcer sa politique de récolte et à optimiser ses modes de classement et d’indexation. Pour la recherche, l’exploitation d’un ensemble aussi riche de documents est une rare opportunité, lui évitant de passer un temps considérable en recherches dans d’autres archives et en bibliothèques. Remarquons à ce sujet que l’intégration de l’ancienne archive de Zoom à Zurich au sein de la Cinémathèque suisse, la Dokumentationstelle, lui a assuré un enrichissement des documents rassemblés, notamment en ce qui concerne les coupures de presse récoltées dans la presse alémanique.

La collaboration entre la Cinémathèque et l’Université s’est manifestée en premier lieu par la tenue de stages qui ont permis de préparer le terrain aux rédactrices et rédacteurs de cette « histoire individuelle de 1220 films suisses » comme la qualifie Hervé Dumont1, le directeur de la Cinémathèque et l’un des codirecteurs de l’ouvrage. Mais plus encore, la collaboration s’est manifestée par la présence pendant trois ans et demi de six chercheuses et chercheurs : André Chaperon, Laura Legast, Louise Monthoux-Porret, Jacques Mühlethaler, Marthe Porret et Ingrid Telley. Grâce à un financement alloué par le Fonds national suisse de la recherche scientifique, cette équipe a pu rédiger les 1212 notules qui composent cette filmographie nationale et qui prend la suite de celle menée par Hervé Dumont dans sa monumentale Histoire du cinéma suisse. Films de fiction 1896-1965 (Cinémathèque suisse, Lausanne, 1987). Ce dernier souligne le saut considérable entre ces deux périodes : alors qu’entre 1912 et 1965, 226 longs métrages avaient été tournés en Suisse, ce sont 1203 films qui ont été produits entre 1966 et 2000, soit environ cinq fois plus pour un laps de temps nettement plus court (la différence s’explique par la présence d’un complément de neuf films réalisés entre 1954 et 1965, et qui auraient disparu des recensements filmographiques helvétiques s’ils n’avaient été récupérés par ce « complément »).

Cette augmentation du nombre de longs métrages produits en Suisse est particulièrement significative. En 1941, année souvent citée comme une année « record » pour la période 1912-1965, on ne produisit que 13 longs métrages par rapport au 54 sortis en 1997 et 2000, années « record » pour la période 1966-2000. Il y a donc un accroissement certain de la production en Suisse durant ces années. Dans une introduction qui offre de multiples perspectives d’analyse et ouvre de très nombreuses pistes de recherches, Maria Tortajada avance divers modes d’explication : le premier concerne les changements législatifs. La Confédération développe un article constitutionnel approuvé par le peuple en 1958, puis une loi fédérale en 1962, qui introduit des aides à la production et des primes de qualité, qui ne s’appliquèrent toutefois au domaine de la fiction qu’à partir de 1969. Ces mesures ont manifestement eu un effet sur la production dans la mesure où l’on passe de 4 long métrages en 1967 à 15 en 1968, 32 en 1974 pour osciller entre 33 et 49 dans les années 1980 et entre 42 et 54 dans la décennie suivante. Outre l’aide étatique, la présence de la télévision exerça manifestement une influence profonde sur cette poussée quantitative, étant une grande consommatrice d’images « locales ». Les accords dits « pactes de l’audiovisuel » renforçant d’ailleurs le rôle de la télévision dans la production cinématographique : un nombre élevé de réalisations voit le jour grâce à la participation de la télévision. Maria Tortajada souligne avec raison l’implication renforcée de diverses autres instances dans la production cinématographique : outre les cantons, voire certaines villes, comme Zurich, de nombreux organismes accordèrent des fonds pour la réalisation de films, mais aussi pour l’écriture de scénario ou la post-production, comme la Migros (pour ne citer que l’un des plus importants) ainsi que diverses fondations. Cet engagement témoigne du statut du cinéma, évoluant vers un produit culturel doté d’une légitimité qu’on ne saurait remettre en cause.

Cette explosion de la production interroge corollairement les critères ayant mené à la sélection des films retenus. Hervé Dumont écrit : « Figurent ici tous les films d’une durée de plus de 50 minutes dont on peut attester une projection ou une diffusion publique. »2 Ce critère double, durée et diffusion, permet de s’en tenir à la production professionnelle ou plutôt sert à rejeter la production amateure, considérable durant ces années. La présence dans un festival, Soleure notamment, a manifestement servi de base pour l’établissement du corpus, puis a été bien sûr complété par d’autres sources, en fonction d’autres espaces de diffusion. L’absence de fiches consacrées aux courts métrages, domaine pourtant central de la production de cette époque particulièrement en ce qui concerne les débuts des cinéastes actifs durant ces années, est compensée par des renseignements biographiques dans lesquels sont rappelés tous les films des cinéastes.

L’autre critère de sélection des films concerne l’appartenance à la production nationale. On le sait cette notion a pu donner lieu à des définitions particulièrement restrictives : la Chambre suisse du cinéma avait édicté six règles permettant de qualifier un film comme suisse3 :

Le film doit être l’expression de conceptions suisses.

La valeur artistique de ce film et sa portée culturelle doivent être incontestables.

Les personnes participant à sa réalisation artistique doivent être pour autant que possible suisses.

La société de production doit être suisse et avoir son siège en Suisse.

Les prises de vues intérieures et extérieures, de même que les travaux techniques qui les concernent, doivent être faits en Suisse, dans la mesure du possible.

La majeure partie des moyens financiers investis dans le film doit être dépensée d’une façon profitable à l’économie nationale suisse.

De manière générale, bien peu de films répondent à de pareils critères ! Loin d’une période agitée et dans laquelle la question nationale prenait une tournure éminemment nationaliste, l’énoncé de critères d’appartenance nationale suit des exigences bien moins drastiques. Les directeurs de l’ouvrage soulignent que généralement trois critères prédominent : la production, la nationalité des cinéastes, ou le tournage dans le pays. La présence d’un seul ne saurait suffire selon Maria Tortajada, et il convient que deux d’entre eux soient présents, du moins partiellement. On y trouve néanmoins Le Chagrin et la pitié, et avec raison, dans la mesure où il est intéressant de souligner l’implication d’un Charles-Henri Favrod dans la réalisation de ce film qui revient sur la période particulièrement difficile de l’Occupation en France durant la deuxième guerre mondiale. Mais cette question de l’appartenance des films ne se limite pas seulement à des aspects d’intégration à une filmographie nationale, comme le souligne Maria Tortajada, selon laquelle les films du nouveau cinéma suisse se seraient vus « en quelque sorte forcé[s] de se situer par rapport à ce système de valeurs »4 véhiculés par les films antérieurs. Et l’on ne peut effectivement qu’être frappé par la récurrence des questionnements identitaires dans nombre de films de la période. Il suffit de penser à ceux de Tanner pour en avoir un aperçu. Cela laisse entendre d’ailleurs que nous sommes dans une période fort différente au vu de la manière avec laquelle certains cinéastes jouent avec les clichés nationaux, notamment Michael Steiner dans Meine Name ist Eugen (2005) ou Grounding (2006).

Dans une composition graphique équilibrée et agréable à la lecture, ces deux volumes sont donc organisés en 1212 fiches portant à chaque fois sur un film. Chacune comporte des données similaires : outre un générique, un « synopsis » et un « historique de production » offrent les principales informations sur chacun des films retenus. Seuls certains genres, notamment les érotiques d’Erwin C. Dietrich, se voient amputés. L’historique de production ainsi que la réception sont difficiles à saisir dans la mesure où ces films n’ont fait l’objet d’aucun commentaire. On l’aura compris : la partie dite « historique de production » est en fait bien plus vaste que ce que sa dénomination laisse entendre. Sous cette dénomination se trouvent rassemblées des données concernant la carrière du réalisateur et parfois des principaux partenaires, la production elle-même, la diffusion et enfin la réception. On trouvera ainsi une série de renseignements fondamentaux sur le subventionnement étatique, une source de financement particulièrement importante. La diffusion est aussi largement documentée (passages en festival, prix décernés, sorties en salle), permettant de mieux saisir la « dimension » de certains films, car de nombreux exemples montrent une circulation des films échappant au cadre traditionnel de la salle de cinéma pour passer par les cercles militants ou les réseaux cinéphiles – de nombreux ciné-clubs et autres salles communales –, offrant ainsi un véritable circuit parallèle. Enfin la réception est largement évoquée grâce aux coupures de presse rassemblées tant à la Bibliothèque de la Cinémathèque qu’à la Dokumentionsstelle de Zurich. Ce sont en effet les articles récoltés exclusivement dans ces deux lieux d’archives qui ont pu assurer une rédaction en fin de compte rapide pour un ouvrage de pareille ampleur. On perçoit néanmoins à ce niveau la difficulté d’évoquer l’accueil critique dont jouirent certains films : rendre en quelques mots les arguments évoqués est une gageure souvent téméraire. On trouve ainsi plutôt les grandes lignes de la réception que le détail. Mais en donnant les références des principaux articles cités, les auteurs permettent à qui le désire de remonter aux sources. Ainsi que le souligne Maria Tortajada, loin de clore le sujet, cette Histoire du cinéma suisse 1966-2000 se veut bien plus comme une base pour de futures recherches. Pouvant s’appuyer sur un outil particulièrement riche, chercheurs et curieux s’éviteront en effet de fastidieux dépouillements et trouveront d’emblée des pistes qui n’attendent que d’être empruntées.

En recourant à une grande variété de sources (articles de presse, press-books, catalogues de festival, documents étatiques, déclaration des réalisateurs eux-mêmes)5, les rédactrices et rédacteurs donnent un aperçu des forces en présence autour de chaque film. Il en découle une définition élargie du film qui devient le « film produit par les interactions, notamment discursives, d’un milieu. »6 On ne s’est donc pas contenté du film en tant que texte clos, ouvrant ainsi à une histoire sociale du cinéma. Comme l’écrit Maria Tortajada, le cinéma suisse n’est pas seulement un corpus, mais aussi un milieu.

Ouvrant à de multiples interrogations, les maîtres d’œuvre soulignent les différends opposant l’ancien cinéma à un « nouveau » cinéma suisse. Hervé Dumont estime la production de cette nouvelle génération marquée par divers traits comme une volonté de retour sur ce que leurs prédécesseurs avaient passé sous silence, des images « au diapason d’une sensibilité moderne »7 et la prééminence de l’auteur, tout en soulignant que certains films portent la trace d’une continuité avec certaines caractéristiques plus anciennes, notamment dans des genres populaires (policiers ou comiques), mais aussi dans certaines adaptations littéraires. Maria Tortajada y ajoute un portrait sociologique des cinéastes dont la profession, dorénavant reconnue, est passée à une certaine professionnalisation. Se pose aussi la question de la fin de ce « nouveau cinéma suisse », page que certains responsables administratifs aimeraient voir définitivement close au profit d’un cinéma soi-disant plus populaire.

Un même souci d’objectivité se retrouve dans les 1212 entrées, évitant ainsi de donner des commentaires évaluatifs. Malgré la diversité des rédacteurs, une réelle unité se dégage de ces fiches, que l’on peut traverser grâce à deux index, l’un consacrés aux films, l’autre aux réalisateurs. Nous regrettons qu’ils n’aient pas été accompagnés, comme dans l’Histoire du cinéma suisse. Films de fiction 1896-1965, par des index couvrant les techniciens et les acteurs des films, ainsi que les maisons de production. Cela nous permettrait encore d’autres parcours au sein de cette production volumineuse. Suivre les trajectoires d’un Artaria ou d’un Berta nous paraît en effet également important, de même que celles de certaines sociétés comme Condor Film ou T&C Film, pour ne citer que deux des plus importantes compagnies de production actives durant la période. Espérons que ce manque sera compensé dans un avenir proche par une mise en ligne de ces données, où il devrait être possible, grâce aux moteurs de recherche actuels, de circuler au gré de chacun.

Il ne reste qu’à espérer que la masse d’informations ainsi mises à jour et mises en forme permette une meilleure évaluation de l’importance de cette production d’images en mouvement et convainque les autorités de soutenir d’une part la préservation des films recensés, d’autre par la recherche. Car ce n’est qu’en assurant la préservation matérielle des films qu’il sera possible de mener de nouvelles investigations et de proposer des interprétations plus fines de ce corpus. Enfin, si l’Université peut former des historiennes et des historiens du cinéma, il convient de leur assurer un ensemble de sources dignes de ce nom. Actuellement, la Cinémathèque suisse dispose de ressources allouées par l’entremise de Memoriav qui ne permettent la restauration que d’un nombre très limité de films. Quand on sait que les pellicules couleurs sont aussi menacées de dégradations rapides, on ne peut que souhaiter que ces deux beaux volumes contribueront à une prise de conscience salutaire poussant d’une part les cinéastes ainsi que les producteurs à déposer des éléments de préservation comme les négatifs ainsi que, d’autre part, la Confédération à doter de moyens renforcés l’institution chargée de la préservation de la production cinématographique.

1 1Histoire du cinéma suisse, 1966-2000, p. IX.

2 Id., p. XI.

3 « Délimitation des diverses catégories de films au point de vue national », Chambre suisse du cinéma, s.d. [1939], Archives Cinémathèque suisse, Fonds Office suisse d’expansion commerciale.

4 Histoire du cinéma suisse, op. cit., p. XVII.

5 Les rédacteurs se sont appuyés sur les dossiers de la Cinémathèque et de la Dokumentationstelle, ce qui provoque parfois des remarques comme « Pas de réception critique repérée » qui devrait plutôt être entendue comme un manque relatif auxdits dossiers.

6 Id., p. XXVI.

7 Id., p. IX.