Martin Barnier

Le cri de la nature chez Terrence Malick

Analyse du son de The Thin Red Line

Après avoir vu The Thin Red Line (La Ligne rouge, 1998), le spectateur se souviendra sûrement des voix des soldats qui se posent délicatement sur les images. Mais la plus grande partie du son de ce film se compose de musique et de bruits. Les oiseaux jouent un rôle prépondérant chez Terrence Malick. Passionné par l’ornithologie, il a souvent cherché à être le plus précis possible sur chacun des chants d’oiseaux qu’il place dans ses films. Lors du tournage de The New World (Le Nouveau monde, 2006), il a reconstitué le son de la nature telle qu’elle existait dans l’Amérique pré-coloniale. Avec un ornithologue, il a recréé des chants d’oiseaux disparus aux Etats-Unis, en enregistrant l’espèce aujourd’hui la plus -proche. Malick fait partie des rares cinéastes explorant attentivement toutes les possibilités de la piste son. Il pense réellement le son de ses films en fonction de ce que doit ressentir le public. Déjà, dans Days of heaven, (Les Moissons du ciel, 1978), le réalisateur avait placé avec précision des bruits de vent qui donnaient au film une certaine légèreté, mais aussi une force, et qui mettaient le spectateur à la place des personnages. Nous allons étudier au fil du déroulement de La Ligne rouge la façon dont le son (bruitage et musique) agit sur le spectateur.

Les sons édéniques

Quand le noir du générique du début de film s’estompe, on entend d’abord des oiseaux exotiques. L’espace des îles du Pacifique est repérable grâce à ce son, avant même qu’on ne distingue la moindre image. D’entrée de jeu, la Nature est placée au centre du film. En ces lieux, l’homme n’est rien, il ne viendra que plus tard. Au commencement étaient les eaux et les oiseaux. Car le bruit de l’eau, qui domine lui aussi la bande son, se fait entendre peu après. Ces bruits « primitifs » sont soutenus par la musique1. Le compositeur Hans Zimmer a placé de -longues notes tenues au synthétiseur, souvent doublées par des cordes. La « ligne mélodique », qui parfois est indétectable, reste la plus -minimaliste -possible, créant une ambiance de douceur, de lenteur qui laisse l’homme dans un rapport d’admiration devant la nature luxuriante des îles Salomon. Pour bien insister sur la beauté de cet Eden préservé sur la terre, les chants mélanésiens plongent le spectateur dans une vision spirituelle de la -jungle. Ces voix de femmes, qui reviennent à plusieurs reprises dans le film, rattachent ces paysages au mode de vie respectueux de l’environnement des habitants des îles Salomon. Sans doute influencés par une colonisation religieuse chrétienne, ces longues boucles chantées en polyphonie donnent à l’auditeur l’impression que les peuples habitant ces contrées sont en communication spirituelle directe avec la nature. Des enfants jouent avec de petits cailloux ou des coquillages. C’est la première description sonore d’une « activité humaine ». Le tic-tic des petites pierres entrechoquées montre ce qui importe pour le cinéaste en ouverture de son film : jouer avec les petits dons/sons de la nature. Ce panthéisme sonore se complète avec le bruit des pagaies dans l’eau calme. La douceur même de ce clapotis montre que l’homme peut se fondre dans ce paradis terrestre. Le pagayeur est Witt (James Caviezel), le plus contemplatif des héros de ce film choral. Witt fuit la guerre. Déserteur au début du film, il se sacrifiera pour sauver son bataillon à la fin. Lorsque, plus tard, on entend sa voix, on la découvre aussi douce que son geste de pagayeur. Le bruit du ressac de la mer apparaît, rythmant ce lieu idyllique comme si le temps fonctionnait au ralenti.

A plusieurs reprises, le son de la mer permet de raccorder deux espaces et deux temporalités différentes. Lors des flash-backs, quand les GI’s pensent à leur femme ou retrouvent des souvenirs, le ressac des vagues, se poursuivant d’un plan à l’autre, nous amène en douceur de l’autre côté de l’océan Pacifique, dans le passé des jeunes Américains. Lorsqu’un soldat pense à la mort de sa grand-mère, c’est sur le bruit des vagues, dont on ne sait plus sur quelle côte elles viennent se briser, qu’on l’entend espérer mourir with the same calm. C’est bien le mot qui caractérise ce début de film. Le calme et la répétition, le murmure des vagues et le bruissement des feuilles de palmiers sous le vent.

Ce calme idéal est perturbé par le premier son mécanique. Il s’agit pourtant d’un bruit doux et lointain, mais il suffit à déclencher la course des enfants mélanésiens. Un navire de guerre américain arrive. Les deux GI’s se cachent, laissant supposer qu’ils sont déserteurs. Le moteur du navire représente le premier élément d’une « civilisation technique » entendu dans la bande son. Il anticipe le déferlement sonore qui viendra ensuite lorsque les armes parleront. Quand les deux soldats s’enfuient, on entend le petit cliquetis de leur collier. On voit Witt se cacher. Ce même collier de GI, avec sa plaque d’identification, tintera de nouveau lorsque Witt sera enterré vers la fin du film. Malick gère avec délicatesse les moments de silence, de façon à faire ressortir certains petits bruits. Le collier accroché par Sean Penn au fusil planté en terre devant la tombe de son ami représente l’identité de ce « fuyard » courageux, de cet amoureux de la nature, de ce contemplatif.

Le cliquetis des mousquetons

Sur le bateau qui amène les troupes vers Guadalcanal, les officiers discutent de stratégie. John Travolta joue un général sûr de lui. Il tape avec son doigt sur une carte d’Etat major pour indiquer le lieu de l’attaque. Ce petit choc sur le papier revient avec insistance comme pour montrer que le carnage et le fracas à venir du film sont décidés là, par ce doigt qui tape sur une carte. On entend alors la voix-over de Nick Nolte, le colonel chargé de l’attaque. Cette voix caverneuse, qui vient comme un souffle, est prise très près du micro. Terrence Malick place ses voix over comme si les personnages murmuraient à l’oreille des spectateurs. La voix cassée de Nick Nolte évoque la voix perdue de Martin Sheen dans Apocalypse Now (1979). Dans les deux cas, l’armée et la guerre semblent avoir brisé ces hommes et leur voix rauque le signale. Dans le film de Coppola, lorsqu’on entend pour la première fois le lieutenant Willard, ce dernier est allongé sur son lit dans une chambre à Saïgon. Sa voix-over résonne sur les images du ventilateur dont le bruit se mêle à des pales d’hélicoptère. Comme dans The Thin Red Line, le protagoniste semble murmurer doucement ses pensées. Le travail sur le son de ces deux films peut être comparé car, dans les deux cas, les voix des acteurs s’adaptent à l’environnement et le mixage avec les bruits se fait avec finesse. Dans les deux films, la jungle et ses cris d’animaux envahissent les pensées des personnages et dominent la bande son. Walter Murch a travaillé avec Coppola en créant un son obsédant, monté en boucle, qui montre la folie des personnages. Le sound designer de La Ligne rouge, John Fasal, a conçu un son qui propose discrètement à l’auditeur d’interpréter de petits bruits lourds de sens.

Lorsque le bateau de transport de troupes approche de Guadalcanal, un autre procédé intéressant se fait entendre. Les soldats se préparent à monter sur le pont. Certains se lavent les dents, d’autres parlent de leur peur de la mort. On avance au milieu de ces hommes qui vont être jetés dans une bataille sanglante. Ce qu’ils disent est moins important que l’impression générale de peur avant la bataille. C’est pourquoi le son se détache progressivement du réalisme. Des hommes sont en train d’hurler « Open the door ! » à un soldat qui s’est vraisemblablement enfermé dans les toilettes. Mais ce hurlement est complètement amorti. La caméra passe à côté de ce groupe excité qui frappe contre la porte bloquée, tandis que les cris et les coups sont déformés, assourdis. Avec ce procédé sonore, le temps semble se dilater, ce qui est accentué par le ralenti visuel. A plusieurs reprises, le son ainsi déformé nous signale que ce que l’on voit n’est pas le plus important. Le spectateur doit recentrer son attention sur ce que peuvent ressentir les personnages. Ces passages sont généralement suivis par les nappes musicales de Hans Zimmer. Les mouvements de caméra associés à cette musique laissent divaguer les pensées du public. Les bruits et les voix sont remplacés par la musique quand les hommes de troupe attendent de débarquer.

Certains « détails sonores » évoquent tout un univers avec une remarquable économie de moyens. Nous avons déjà évoqué le cliquetis des colliers des GI’s. De la même façon, le bruit des petits mousquetons retenant les armes donne l’idée que les hommes « transportent la mort avec eux ». Semblables à de petits claquements de dents, ces cliquetis métalliques remplissent l’espace sonore, annulant ce qui devrait logiquement dominer : le déplacement des hommes, les pas, les vagues, le battement des échelles de cordes contre le flanc du navire… Le choix subjectif du réalisateur, en concertation avec ses ingénieurs du son, permet de saisir le vécu des soldats avec quelques bruits, en évitant un déferlement sonore inutile. De la même façon, lorsque les barges de débarquement approchent de l’île, seul résonne le moteur, assourdi. Les hommes ne parlent pas. On entend juste quelqu’un murmurer le « Notre Père ». La mer heurte doucement contre la coque. La barge grince. Les bruits de cette courte scène, au nombre de quatre ou cinq, suffisent pour plonger le spectateur dans l’attente du choc du débarquement. Le bataillon ne fait plus qu’un.

Le bruissement des hautes herbes

Une fois la plage franchie, les hommes avancent dans les hautes -herbes sans découvrir aucun Japonais. Par contre un Mélanésien passe à côté d’un bataillon, sans aucune réaction. Le contraste entre le petit homme presque nu marchant tranquillement dans la nature et les soldats portant armes et matériel renvoie à la vision édénique des îles. Les GI’s ont peur. Leur souffle court et leur regard les montrent sur le qui-vive. Le Mélanésien ne fait aucun son, il s’intègre au paysage, aux chants d’oiseaux et aux bruissements d’insectes. Il n’appartient pas au même temps que les militaires qui le frôlent. Hors de toute époque, il fredonne un chant et son esprit est loin de celui des GI’s effrayés.

Les soldats ne peuvent pas parler, de peur de se faire repérer par l’ennemi. Même lorsqu’ils découvrent deux corps de GI’s mutilés, ils ne pipent mot. Pour les faire exister dans cet espace exotique, l’ingénieur du son fait entendre le frottement des uniformes contre les hautes herbes qui constituent la majorité de la végétation. L’invasion de l’île s’entend grâce à ce son. Les vêtements frôlent les plantes, les soldats disparaissent au milieu de la végétation. Le bruit du frottement donne l’idée de l’occupation de l’espace par ces hommes angoissés. Ils n’ont rien de glorieux soldats sûrs de leur victoire, ce sont des hommes dominés par la nature qui les entoure. Ils s’attendent à voir surgir des Japonais derrière chaque plante. La progression est lente et longue avant de qu’ils ne soient confrontés à de vrais combats.

A partir du moment où Nick Nolte, commandant l’attaque, explique que les hommes doivent prendre la colline d’assaut frontalement, un autre élément domine la bande son : le vent. Les herbes bougent sous son effet. Le bruit de la nature s’impose encore. Il s’agit aussi d’un élément apaisant qui marque le calme avant la tempête. Les hommes ne bougent plus. Ils passent une nuit dans l’attente de l’assaut. A l’aube, quand les oiseaux de nuit cèdent la place à leurs congénères diurnes, ce qui est parfois appelé « l’heure bleue », le vent résonne et bientôt les -bombes larguées par les avions annoncent ce qui va se développer dans la bande son dans une grande part du film. Pour bien marquer le contraste entre les moments saturés de bruits violents, d’explosions, de cris, de tirs et les instants de calme, le bruit des insectes et du vent dans les herbes revient. Parfois la respiration des hommes, apeurés ou essoufflés, se mêle au vent, comme si la terre et les hommes respiraient ensemble. Mais le souffle court des hommes s’oppose au lent zéphir. Les soldats ont peur, la nature est sereine.

Les rafales de mitrailleuse

La longue préparation de l’assaut, mêlant des bruits ténus aux pensées des soldats, a permis au spectateur de se concentrer sur des éléments minimes. L’ingénieur du son mixe avec subtilité les pièces d’un montage qui donne à réfléchir. Trop souvent le film de guerre joue sur des sensations fortes. Ici le drame se comprend grâce à la légèreté des bruits proposés, reflet des sentiments des protagonistes.

Lorsque la bataille commence vraiment, on peut alors distinguer les tirs des fusils, souvent suivis du bruit des douilles qui retombent, des tirs de mitrailleuses. Grâce au son, on découvre le déséquilibre entre les attaquants et les Japonais. Ces derniers, dans leur cachette tout en haut de la colline, peuvent tirer avec des mitrailleuses lourdes. Le bruit des balles de mitrailleuse, lourd, profond, utilisant des fréquences -basses par opposition aux armes plus légères, semble frôler les oreilles des spectateurs comme celles des personnages. Pour matérialiser le danger de ces armes à répétition, les tirs de fusils, par leur son bref, sec, et le son métallique de la douille vide, donnent l’impression d’être beaucoup moins efficaces que la trace sonore longue et chuintante des rafales de mitrailleuses. Il n’y a pratiquement aucun plan d’ensemble de la situation. On est donc dans la position même des soldats avançant vers le danger au jugé. C’est le son qui nous renseigne. Il met en évidence la position délicate des Américains. De plus, chaque soldat est isolé dans les hautes herbes. Il est obligé de crier pour communiquer avec un autre homme de la troupe, au risque de se faire repérer. Des séquences de cris, suivies de respirations fortes, de bruits du vent, puis de silences se succèdent. Ces éléments sonores prouvent la solitude de chaque soldat, caché des autres par la végétation. Comme dans une bulle d’isolation phonique, chaque homme doit compter sur lui-même. Il joue sa vie lorsqu’il se déplace.

Quand les hommes doivent monter à l’assaut, c’est pour se faire massacrer. Le cliquetis des armes portées place chaque spectateur dans le point d’écoute des personnages. Quand des obus tombent à côté des soldats, le spectateur doit ressentir le besoin de se protéger sous « son -casque ». Les petits bruits des gravillons qui retombent sur les soldats terrés concrétisent les explosions. La bombe n’est pas qu’un souffle lointain, énorme et « loin de nous ». La déflagration provoque un trou dans la terre, et la poussière qui retombe sur le casque et rebondit sur les vêtements, grâce à un son d’une précision remarquable, peut donner l’impression à l’auditeur de risquer l’ensevelissement. Dès les premiers films de guerre sonores, comme Vier von der Infanterie (Quatre de l’infanterie, Georg Wilhelm Pabst, 1930) ou Les Croix de bois (Raymond -Bernard, 1932), les détails tels que des graviers retombant dans la tranchée donnaient de façon saisissante la sensation de proximité avec les soldats, plus encore que les assourdissantes explosions de mortier.

Pendant la nuit passée au pied de la colline par les hommes en armes, les sons menus de la nature renvoient aux doux bruits des souvenirs. Un soldat pense à sa femme. Le bruit léger du tissu des vêtements du -couple enlacé sur un lit fait écho aux bruissements des insectes et au vent dans les plantes. Le cinéma ne peut pas transmettre de sensations gustatives, mais le son peut servir de « madeleine de Proust ». Le crissement d’un insecte nocturne transporte un soldat dans le passé.

Le renversement de la bataille s’effectue lorsque sept hommes prennent la cachette des Japonais, après une approche furtive. Juste avant l’assaut, alors que le petit commando s’approche du haut de la colline, quelques notes au piano sont accompagnées par des percussions métalliques très lentes. A cet instant, ces coups sonnent comme un glas. La mort plane sur ce lieu silencieux avant le déferlement de la bataille.

Encore une fois, un son simple et précis marque cet instant. Il s’agit du bruit de la goupille d’une grenade. L’anneau métallique, qui annonce une explosion, cliquette dans la main de celui qui vient d’atteindre le haut de la colline. Dans le silence de cet instant, ce « clic » présage la fin des mitrailleuses lourdes. La victoire n’est dans ce cas pas représentée par un son puissant. Dans le contexte de l’arrivée du commando à proximité de la cachette des Japonais, le bruit de la goupille signifie le triomphe des Américains. Mais quelques séquences plus tôt, lorsqu’un sergent arrache une goupille alors que la grenade est restée attachée à sa ceinture, le même petit son signifiait l’absurdité de la mort.

Les voix des morts

Quand la troupe américaine attaque le campement japonais, c’est un vrai massacre. Les militaires nippons n’opposent plus beaucoup de résistance. Les cris restent sourds et la musique est lente, douce, et crée un contraste marqué avec la violence de l’action. Selon la définition de Michel Chion, cette musique est anempathique2. Elle pourrait accompagner une séquence romantique. Elle sert ici à montrer, a contrario, la violence de la guerre.

Une fois le campement japonais détruit, les hommes prennent quelques heures de repos. Le grésillement des flammes signale à quel point les combats ont été violents. On découvre les restes des huttes faites de branches et de palmes. Le vent fait bouger quelques bambous attachés à l’entrée d’une des cases. Il s’agit d’un rappel de la tradition asiatique (qui existe sur d’autres continents, comme l’Amérique latine) qui consiste à laisser des bouts de bambous s’entrechoquer quand souffle une brise. Ce n’est pas un élément de décoration, ni un instrument de musique, ce sont les voix des morts qui parlent par le truchement du vent et du bois, dans les traditions animistes. Par le seul usage du son, le film nous fait percevoir l’accumulation des morts. Ce plan dure quelques secondes, mais il révèle la façon minutieuse dont Terrence Malick replace chaque lieu dans son contexte, et dont il utilise toutes les possibilités des pistes son.

Le bruit de l’eau

Le vent peut faire parler les morts, mais il peut aussi exprimer le calme et l’apaisement. Quand Witt se déplace dans la nature et tombe sur un camarade blessé, il lui propose de l’aider à rentrer au campement. L’autre refuse, il préfère attendre qu’une patrouille passe. Il trouve le lieu -agréable, alors même qu’il est blessé. La contemplation de la nature lui suffit : « It’s peaceful here ». La brise qui fait bouger les herbes est le seul son accompagnant cet instant.

Un peu plus tard, lorsque Witt retrouve le camp américain, le sergent Welsh, joué par Sean Penn, essaye de comprendre la pensée du soldat philosophe. Pendant cette discussion, les deux hommes sont sur le balcon d’une maison bâtie sur pilotis. On peut remarquer entre les deux hommes en contre-jour une petite cage. Quand le plan se fait plus serré, on constate qu’elle est vide. C’est donc que les pépiements des oiseaux proviennent exclusivement de la jungle environnante. Cet usage du son traduit bien la personnalité de Witt, qui se tient proche physiquement de son ami, mais dont la pensée, insaisissable, s’évade dans la Nature.

A la fin du film, un bataillon progresse en remontant une rivière. Le bruit de l’eau domine toute la séquence. Freinée par des rochers, accélérant derrière une pierre, tourbillonnant plus loin, l’eau représente un élément en désordre et froid, mais qui peut aussi suggérer la vie et l’apaisement. Un petit groupe envoyé en éclaireur se retrouve bloqué par un bataillon ennemi. Le bruit de l’eau protège alors les trois hommes. Il masque leur conversation. Mais en même temps, s’ils restent dans la rivière, les éclaireurs vont attirer les Japonais vers leurs camarades et déclencher un massacre. L’un des trois soldats est blessé. Witt le cache dans l’eau. Puis il décide de le laisser dériver au fil de l’eau vers les autres Américain. Witt pendant ce temps attire les Japonais loin de ses amis. Les bruits d’eau représentent à la fois la vie, le sauvetage, mais aussi le froid, la mort, la fin.

Witt, le soldat privilégié à l’image, meurt en provoquant les tirs des Japonais qui l’entourent. Il meurt au ralenti, bercé une dernière fois par les sons de la vie, car le bruit des balles qui l’atteignent est déformé, allongé. Le tir est ralenti pour correspondre au son des enfants mélanésiens plongeant dans la mer dans le plan suivant. Ce mixage en overlapping -montre que Witt est définitivement parti au paradis. Le son indique que le contemplatif pourra désormais, sous la forme d’un esprit, saisir à l’infini les petits bruits de la vie. Comme on l’a noté plus haut, c’est le cliquetis du collier posé sur le fusil qui rend un « dernier hommage » au soldat Witt.

De tout petits sons

Terrence Malick aime proposer au spectateur des nuances dans le tissu sonore de ses films. Les cailloux et le bruit amortis des pagaies claquant dans l’eau signalent une zone de calme, de bonheur serein. Comme les ressacs de la mer, les bruits entendus au début du film se retrouvent en boucle à la fin : le collier, les pirogues, le bruit sourd du moteur d’un gros bateau, les chants mélanésiens et les cris des oiseaux. Le cinéaste ne pratique pas l’empilement des couches de sons en vue d’impressionner l’auditeur, il préfère créer progressivement une ambiance et laisser le public interpréter les légères transformations de la bande son. Le concepteur son du film, John Fasal, supervisant une soixantaine de personnes (ingénieurs du son, bruiteurs, mixeurs, monteurs musique, monteurs dialogue, assistants à la perche3…) en parfaite harmonie avec les idées de Malick, a adouci la violence du film de guerre. En amortissant certains cris, coups et explosions, il suscite l’empathie envers les personnages. Dans une grande partie du film, le son est de type « interne-subjectif »4. L’auditeur le perçoit par l’intermédiaire d’un personnage. Les sentiments des protagonistes se transmettent directement au public grâce au choix de quelques éléments sonores. Même si l’ensemble de ce qui est montré se conçoit comme une action dramatique, l’auditeur, en sortant de la séance, retient surtout la volonté de paix des personnages principaux. Le cinéaste et son équipe aiment à faire reconnaître un son, le clic de la goupille par exemple, précis, fin, discret, et le mettre en avant en l’entourant de silence. De cette façon, la « grosse artillerie » du bruitage des films d’action est totalement oubliée. Ici les boucles sonores, discrètes et insistantes, importent plus que l’effet de souffle d’une bombe. La technologie militaire disparaît devant l’importance de la nature. Bombes et mitrailleuses lourdes ne peuvent rien face au bruit du vent. Pour amplifier cette idée, Malick et son équipe gomment une bonne partie des fréquences sonores qui sont traditionnellement mises en avant dans les films d’action. On trouve ici assez peu d’infrabasses en comparaison avec la plupart des films de guerre contemporains. Les petits sons traduisent une véritable philosophie de la vie. L’homme doit se taire devant la nature, rester contemplatif, seule sa pensée pouvant flotter sur les images. Dans La Ligne rouge, la nature crie à l’homme que la violence est absurde. En laissant entendre essentiellement l’eau, le vent, les plantes et les oiseaux, Malick crée un tableau vivant dont la philosophie passe par des bruits.

1 Pour une analyse détaillée de la musique dans ce film, voir Michel Chion, La Ligne rouge, Editions de la Transparence, Chatou, 2005.

2 « Nous appelons anempathique l’effet, non point de distanciation, mais d’émotion décuplée, par lequel la musique, lors d’une scène particulièrement éprouvante, affiche son indifférence en continuant son cours comme si de rien n’était » (Michel Chion, La Musique au cinéma, Fayard, Paris, 1995, p. 229).

3 La liste complète des techniciens du son se trouve sur le site Internet IMDB.

4 Selon Michel Chion, L’Audio-vision, Nathan, Paris, 1990, p. 67.