Séverine Graff

Pierre-Emmanuel Jaques et Roland Cosandey (dir), « Histoires de cinéma. Territoires, thèmes et travaux »

Revue historique vaudoise, tome 115, 2007

« Histoires de cinéma. Territoires, thèmes et travaux »

Pierre-Emmanuel Jaques

Roland Cosandey

« Histoires de cinéma. Territoires, thèmes et travaux », sous la direction de Pierre-Emmanuel Jaques et de Roland Cosandey, Revue historique vaudoise, tome 115, 2007.

2007

Onze ans séparent la parution de la première livraison de la Revue historique vaudoise consacrée au cinéma et le récent volume dirigé par Pierre-Emmanuel Jaques et Roland Cosandey. Comme le constate ce dernier dans un bilan historiographique publié en 2005 dans cette même revue1, cette décennie est marquée par un important développement de la recherche en histoire du cinéma dans le canton de Vaud. La Cinémathèque suisse et la Section d’Histoire et esthétique du cinéma de l’Université de Lausanne sont deux institutions dont la collaboration a permis une avancée décisive dans l’étude du cinéma national : la publication d’Histoire du cinéma suisse, 1966-2000 dirigée par Hervé Dumont et Maria Tortajada2. Participant d’une dynamique de coopération institutionnelle similaire, le dernier numéro de la Revue historique vaudoise se veut le reflet d’une conception élargie du cinéma. Les seize contributions témoignent en effet d’une volonté de ne pas restreindre l’étude à un corpus de films, mais de traiter plus largement des pratiques du cinéma en terres vaudoises.

A la croisée des discours judiciaires et critiques, la contribution de Laurent Guido compare durant les années 1920 la censure concrète menée par les autorités et la censure dissuasive pratiquée par la presse. Grâce à un dépouillement soigné des rapports établis par la police municipale lausannoise entre 1919 et 1932, l’auteur montre que critiques et policiers font front commun pour amender la qualité morale et esthétique des films projetés durant cette période où la légitimité artistique du cinéma n’est pas encore acquise. L’analyse invalide l’hypothèse d’une critique instrumentalisée par la police en démontrant l’intérêt commun aux censeurs et aux cinéphiles d’améliorer la réputation du spectacle cinématographique. Inclure les discours parafilmiques dans l’étude du cinéma constitue un enrichissement indispensable : c’est le constat qui s’impose à la lecture de la très stimulante contribution de Cosandey sur la présence du cinéma à la Radio suisse romande dans la première moitié des années 1930. Recherche qui tient du défi puisqu’il n’existe aucune trace directe, aucun enregistrement de ces productions radiophoniques. C’est donc en se basant sur le journal Le Radio que Cosandey dessine l’étroitesse des liens entre cinéma et radio. L’historien présente notamment la Causerie cinématographique, première émission que la Radio suisse romande consacre au cinéma : le medium radiophonique retransmet des séances de cinéma, les voix des acteurs étant complétées par le reporter. Ces deux articles dévoilent la richesse d’archives non-filmiques encore méconnues, mais qui permettent d’enrichir et de préciser l’histoire du cinéma en Suisse romande.

Par le truchement du parcours mouvementé d’Albert Masnata, Jaques questionne dans « La propagande nationale par le film » l’apport du film industriel dans la promotion nationale. D’emblée, l’étude permet de battre en brèche l’idée que le cinéma industriel ne représenterait qu’une contribution marginale à la cinématographie nationale : Jaques rappelle que les films de propagande promouvant l’industrie suisse constituent une part considérable de la production helvétique. Cette minutieuse recherche met en lumière le contraste entre l’importance du cinéma de commande et la place marginale qui lui est accordée dans les histoires du cinéma national.

Vérificateur-restaurateur de films aux archives de la Télévision suisse romande (TSR), Olivier Pradervand propose de réfléchir sur la problématique de la conservation du patrimoine audiovisuel. Sa contribution présente à mon sens un double intérêt : Pradervand rappelle, en présentant l’ambitieux programme de conservation « Projet Archives », la richesse des collections de la TSR et pose l’épineux problème de la sauvegarde d’un patrimoine encore très peu étudié. Par ce faire, il lève le voile sur un débat qui demeure encore trop souvent interne aux institutions et met en avant, à l’heure où la Cinémathèque suisse aborde le problème de la numérisation de ses fonds, la question de la sélection des sources pour la conservation.

L’article de Marthe Porret « Pour un jeune cinéma romand » s’attache à défendre les apports de l’histoire orale via l’étude de la société de production Milos Film active dans les années 1960. Croisant des informations obtenues lors d’entretiens avec le producteur Freddy Landry et des sources écrites, cette recherche s’attarde sur deux moments-clés de cette maison de production : la réussite de Quatre d’entre elles (Champion, Reusser, Sandoz, Yersin) en 1968, et l’échec de Vive la mort (Francis Reusser) une année plus tard. Cet article revisite donc une période souvent considérée comme un « Age d’or » du cinéma suisse et rappelle que le financement alloué par la TSR aux cinéastes du Groupe 5 demeure un type de soutien marginal par rapport à l’ensemble du cinéma suisse de cette période. A partir d’un objet circonscrit (une maison de production, deux films) apparaissent des questions qui touchent intrinsèquement à la construction d’une cinématographie nationale. En effet outre l’aspect strictement financier, Milos Film et le couple Landry se révèlent être un facteur de cohésion entre les différents cinéastes romands.

Les quelques textes brièvement exposés ici illustrent la principale caractéristique de cette seconde livraison de la RHV sur le cinéma : un désir d’élargir les champs de recherche. Cette volonté d’ouverture, qui traduit une tendance générale dans l’historiographie actuelle du cinéma, porte tout d’abord sur les objets traités : les discours sur le cinéma et sur la réception des films occupent dans ce recueil une place de choix. L’attention accordée aux institutions qui produisent, promeuvent ou diffusent le film en Suisse romande témoigne aussi d’un renouvellement des approches. L’histoire du cinéma se trouve ainsi élargie à l’histoire de la pratique du cinéma (pratiques de production / pratiques de « consommation »). Complétant ainsi les objets « couverts » par l’Histoire du cinéma suisse, 1966-2000 de Dumont et Tortajada, nombre des contributions d’Histoires de cinéma portent sur les médias audiovisuels au sens large et traduisent ainsi une intention de ne plus cloisonner l’étude du cinéma à celle des longs métrages projetés. Par ailleurs, ce souci d’ouverture est perceptible dans le statut des différents auteurs : les textes d’historiens affiliés à l’Université côtoient des professionnels de la restauration, de l’archive filmique ou parafilmique. Cette double diversité – objets étudiés et démarches des auteurs – donne aux différentes contributions du volume un caractère quelque peu hétérogène, et sans doute eût-il été propice d’organiser ces différents articles en axes directeurs plus marqués. L’ensemble des contributions pose en effet la question de l’équilibre à trouver entre la multiplicité des objets et des approches, caractéristique de l’histoire locale, et l’unité d’un tel recueil, sorte d’instantané de l’état de la recherche. L’introduction de Cosandey, écrite en collaboration avec Jaques, présente non seulement les articles en fonction de grandes topiques, mais y inclut également toutes les autres recherches récentes qui ne font pas partie du recueil. Ce premier texte endosse donc une double dimension : introductive et historiographique. Or, compte tenu de l’ambition des champs couverts, une organisation non plus chronologique mais thématique des articles aurait sous doute permis une meilleure cohérence du volume.

Une chose est néanmoins sûre au moment de clore la lecture de ce recueil : l’histoire régionale se construit en adoptant une perspective la plus large possible en terme d’objets et de démarches, mais cette particularité nécessite que l’on accorde une attention particulière à la problématisation des différentes contributions. En 1992, la revue Equinoxe propose l’un des premiers états de la question et intitule ce volume « Histoire(s) de cinéma(s) »3. Quinze ans séparent cette étude et la livraison 2007 de la Revue historique vaudoise « Histoires de cinéma ». Si « cinéma » est maintenant au singulier, il semble capital que les démarches historiques demeurent plurielles.

1 Roland Cosandey, « Ecrits sur le cinéma suisse : dernières nouvelles », dans Revue historique vaudoise, tome 113, 2005, pp.  268-271.

2 Hervé Dumont et Maria Tortajada (éd.), Histoire du cinéma suisse, 1966-2000, Cinémathèque suisse, Lausanne/Attinger, Hauterive, 2 tomes, 2007.

3 « Histoire(s) de cinéma(s), Equinoxe, no 7, 1992.