Raphaël Oesterlé, François Bovier

Editorial

A l’image des artistes regroupés depuis 1997 dans la structure Anna Sanders qui assument les contraintes et les conventions du « cinéma d’auteur », nous avons mobilisé dans ce dossier les outils de l’analyse de films en les confrontant aux déclarations d’intention des réalisateurs. Nous reproduisons délibérément les a priori formels et méthodologiques associés aux études filmiques, tout en nous inscrivant dans une perspective auteuriste. Paradoxalement, nous allons ainsi à l’encontre du caractère industriel et collectif du cinéma qui est la raison d’être de la Sàrl Anna Sanders Films. Ce parti pris présente l’avantage selon nous de se distinguer de la littérature secondaire consacrée à leurs activités d’artistes-cinéastes. Cette dernière est principalement constituée d’articles de revues d’art (Art Press, Parachute, Purple Prose), d’entretiens et de livres illustrés qui oscillent entre la rhétorique du manifeste et la forme du catalogue d’exposition. Il faut encore remarquer que ces ouvrages sont eux-mêmes produits par des structures auxquelles Anna Sanders Films est étroitement associée, allant même jusqu’à nommer une collection aux Presses du réel (Films : Dominique Gonzalez-Foerster et The In-Between. Anna Sanders Films, en 2003).

Cette structure de production de films est en décalage par rapport au milieu de l’art contemporain, autour duquel gravitent Pierre Huyghe, Dominique Gonzalez-Foerster, Charles de Meaux, Philippe Parreno et Apichatpong Weerasethakul. Nous assistons à la superposition du dispositif de la salle obscure au white box qui est la règle d’usage dans les espaces d’exposition. Cette rencontre instille dans le champ de l’art contemporain différentes problématiques cinématographiques, telles que la durée, l’expérience du tournage et l’expérimentation des formes du récit. Inversement, la pratique de l’installation et l’attention mobile et acentrée mise en jeu dans l’exposition ou l’environnement imprègnent leur pratique de cinéastes. Anna Sanders Films constitue un ensemble vide, un lieu de disponibilité pouvant être investi par différents auteurs. Ceci n’est pas sans liens avec le « signe vide » dont parle Pierre Huyghe à propos d’AnnLee, un projet de Huyghe et Parreno produit par Anna Lena Films : « […] ce personnage nous appartient, mais il n’a toujours pas d’auteur ; c’est un signe vide. […] Le projet est donc de voir comment ce signe va pouvoir faire histoire, et comment ce personnage va pouvoir être un outil pour saisir le réel. »1 Rappelons en effet que les deux artistes ont acheté sur catalogue les droits d’exploitation de ce personnage de manga à une entreprise japonaise qui crée des silhouettes prêtes à être animées à travers différents media (publicité, dessins animés, bande-dessinée). Aussi, Huyghe, Parreno, Gonzalez-Foerster ou encore Rikrit Tiravanija ont-ils investi le support AnnLee. Entre ces deux signes chargés de fictionnalité, AnnLee et Anna Sanders, intervient un autre avatar :

« ANNA SANDERS / first character first issuepremier numéro d’un magazine qui porte le nom de l’héroïne d’un film potentielintitulé temporairement L’Histoire d’un Sentimentpar Philippe Parreno et Pierre Huygheun magazine qui tend vers le scénario ou un scénario-magazineun générique sur papier glacé. »2

Cette circulation entre les supports (photographie, affiche, sculpture, film, vidéo, installation, magazine) manifeste un certain nombre de préoccupations (fictionnalisation, disponibilité, transversalité) qui se cristalliseront autour des films produits par Anna Sanders.

Ces productions de courts comme de longs métrages sont appréhendées dans le présent dossier selon leurs spécificités de textes filmiques. En faisant porter l’accent sur la logique interne des œuvres et en la confrontant aux déclarations d’intention des auteurs, nous pouvons dégager les stratégies de représentation mises en jeu. Nous éprouvons ainsi la validité de ces objets autonomes, en prenant à la lettre le projet d’occupation du territoire du cinéma énoncé par l’outil de production Anna Sanders. En analysant tour à tour les démarches des signataires des films Anna Sanders, nous mettons en lumière le caractère non uniforme des esthétiques et des logiques, qui sont tiraillées entre la forme du cinéma d’essai (d’où la réception majoritaire de Weerasethakul dans les revues de cinéma et les chroniques de films au sein des quotidiens) et la pratique de plasticiens (d’où la prise en compte des dispositifs de projection de Huyghe, Parreno et Gonzalez-Foerster par la critique d’art principalement). Quant à De Meaux, qui occupe la fonction de producteur, il s’inscrit résolument dans le champ du cinéma, tout en convoquant des stratégies issues de l’art conceptuel.

Nous avons fait l’impasse sur l’autre grand modèle interprétatif qui aurait pu être convoqué, à savoir l’analyse sociologique du réseau tissé par Anna Sanders, le centre d’art Le Consortium et Les presses du réel, ou encore l’interjonction de cette première structure avec des collectifs de diffusion et de production tels que Pointligneplan et Forma. En effet, Anna Sanders s’est d’emblée légitimée à travers les organismes qui la reconnaissent, en l’occurrence une association de diffusion d’art contemporain (Le Consortium), une maison d’édition (Les presses du réel publiant en 2001 un recueil de textes de Philippe Parreno, Speech Bubbles, en 2003 un catalogue sur Pierre Huyghe, Le château de Turing, et en 2004 un livre photographique de Dominique Gonzalez-Foerster, Alphavilles ?), un distributeur de dvd et exploitant de salles d’art et essai (MK2), des commissaires d’exposition (Mathieu Copeland, Agnieszka Kurant), des critiques d’art (Hans Ulrich Obrist) et des théoriciens (Nicolas Bourriaud, Daniel Birnbaum). Ce parcours analytique des démarches singulières qui animent Anna Sanders dessine une constellation d’œuvres dissemblables où se reflètent néanmoins des préoccupations communes à une génération d’artistes. Nous pensons par exemple à la constitution de nouveaux espaces de création, ainsi qu’à la thématisation de la circulation entre les supports, entre les champs d’activité, entre les espaces géographiques et entre les références culturelles.

Le présent dossier est dédié à la mémoire d’André Iten, fondateur du Centre pour l’image contemporaine (St-Gervais Genève), qui a présenté des productions Anna Sanders Films lors de la huitième Biennale de l’image en mouvement, du 5 novembre au 12 décembre 1999.

Par ailleurs, la rubrique suisse est entièrement dévolue à la 61ème édition du Festival de Locarno. C’est l’occasion de revenir sur les débuts en cinéma de Nanni Moretti, auquel le festival a consacré sa rétrospective. Les dernières productions de Lionel Baier, Antoine Cattin et Pavel Kostomarov, Fernand Melgar, Jacqueline Veuve et Jean-Charles Fitoussi sont ainsi passées en revue, parmi d’autres films. Sur un plan plus institutionnel, la polémique qui s’est nouée autour des déclarations du chef de la section cinéma de l’OFC est également rapportée.

1 « AnnLee en quête d’auteurs », conversation entre Pierre Huyghe, Vincent Dieutre et Christian Merlhiot, dans Erik Bullot (éd.), Point ligne plan : cinéma et art contemporain, Léo Scheer, Paris, 2002, p. 132.

2 Dominique Gonzalez-Foerster et Olivier Zahm, « ABSTRACT (J’ai essayé de te décrire à quelqu’un) », in Purple Prose, no 13, 1998, n. p.