Marthe Porret

Un goût sucré d’asile (La forteresse)

Récompensé par un Léopard d’or dans la catégorie « Cinéastes du présent » lors du dernier festival de Locarno, le documentaire de Fernand Melgar, La forteresse (2008), attire depuis un mois les spectateurs romands en nombre. En 2005, Melgar signait Exit – le droit de mourir dont le sujet « bouleversant »1 – l’existence d’une association d’aide au suicide en Suisse – avait fait couler beaucoup d’encre, au détriment toutefois d’une réflexion sur la démarche même du cinéaste et sur ses motivations profondes2. Alors qu’en est-il de La forteresse dont le sujet, là encore, pouvait difficilement laisser les spectateurs indifférents ?

Melgar a en effet réussi – chose assez remarquable en soi pour être soulignée – à pénétrer avec une caméra et un micro dans le Centre d’enregistrement et de procédure de Vallorbe qui héberge les requérants à l’asile suisse le temps de traiter leur demande. La politique suisse en matière d’asile, qui s’est encore durcie entre-temps, était à prendre avec des pincettes. Or force est de constater que le film fait l’unanimité, aussi bien du côté des employés de l’Office fédéral des migrations que du citoyen suisse moyen toujours tiraillé entre la peur « de ne plus être chez lui » et celle de se voir taxer de raciste. Mais il plaît aussi au spectateur de cinéma régulier qui a l’habitude d’être ému et diverti pendant deux heures.

En réalité, cette belle unanimité tient au sujet lui-même et à certains choix formels du réalisateur : pas de micro tendu, ni de « scène volée ». Sans commentaire ni musique, le film capte actions et conversations à distance respectueuse tandis que les personnes filmées ne semblent pas prêter attention à la caméra. Mais cette neutralité de ton – qui nous gênait précisément dans Exit – s’accommode parfaitement au propos du film qui est, nous semble-t-il, de dévoiler le plus simplement possible une réalité demeurée jusqu’ici bien mystérieuse. La question du point de vue, de fait, ne se pose pas car Melgar ne doit pas forcément prendre parti pour les uns ou les autres. Si les fragments de réalité ont certes été soigneusement sélectionnés et arrangés les uns par rapport aux autres, c’est avec intelligence. Ainsi, les séquences dédiées aux récits, souvent insoutenables, des réfugiés, évitent tout pathos. Filmés en champs/contre-champs équitables, les plans ne s’appesantissent jamais sur un visage. Lorsque le couple de Colombiens dont le fils a été sauvagement assassiné est auditionné et que nous entendons le récit du mari, le film a la décence de ne pas retenir celui de son épouse. En dehors des auditions, Melgar choisit de ne montrer que les actions quotidiennes que les employés du Centre prodiguent inlassablement aux réfugiés. Toute réflexion individuelle prise en aparté a été bannie. Par ailleurs, la dureté objective des lieux et de la situation vécue est magnifiquement rendue aux travers des images de Camille Cottagnoud d’une part (univers de béton quasi carcéral, paysages enneigés et silencieux), et dans le choix d’autre part d’utiliser à deux reprises les films en noir et blanc des caméras de surveillance extérieures pour montrer les « transferts » de réfugiés faits au petit matin dans l’urgence et l’anonymat.

Enfin, en écho à la « neutralité » du filmage, les « personnages » retenus tant parmi les requérants que parmi le personnel s’équilibrent eux aussi pour donner de l’asile une image très nuancée : les réfugiés de mauvaise foi, ceux qui ont vécu l’enfer mais qui restent dignes ou ceux qui ont perdu le goût de vivre alternent avec les aumôniers chaleureux mais un peu dépassés par la violence des destinées, les collaborateurs de l’OFM ni dupes ni cyniques ou encore le jeune « directeur » du Centre – sa fonction n’est malheureusement pas clairement présentée – qui, face à la caméra, remplit sur le terrain les fonctions respectives de tous ses collaborateurs, jusqu’à « usurper » la place d’un jeune père dont la femme vient d’accoucher. Mais comme tous sont traités par le film sur un pied d’égalité, celui-ci n’est jamais ridiculisé, même lorsqu’il assiste, probablement mal à l’aise, à une réunion de prières qui n’est pas sans rappeler Les maîtres fous (1954) de Jean Rouch.

Mais La forteresse n’est pas dénué de facilités ni d’appels du pied en direction du spectateur – qui y trouve son lot d’émotions divertissantes – (le « gag » du spray désodorisant, de la botte en caoutchouc ou encore du fauteuil roulant par exemple). Par ailleurs, des sachets de sucre à l’effigie des « personnages » (en ombres chinoises et désignés par un prénom) font la promotion du film. Rozia, Yuri, Ardit, Fahad ou Anthony doivent-ils être considérés comme de simples produits dérivés bons à jeter sitôt son café sucré ? Mais plus grave peut-être, ce même spectateur sort du film la conscience tranquille : les fonctionnaires de l’OFM font leur travail avec humanité, face à des réfugiés qui peuvent être touchants. Or la situation a changé depuis. La loi sur l’asile s’est en effet durcie depuis janvier 2008. Le film, bon enfant, ne reflète donc malheureusement plus forcément la réalité de notre politique d’asile.

La forteresse (CH, 2008, 100’).Réalisation : Fernand Melgar.Image : Camille Cottagnoud.Montage : Karine Sudan.Son : Marc von Sturler.

1 Antoine Duplan, L’Hebdo, 1.09.05.

2 Dans notre article (« Exit ou la fuite du point de vue », Décadrages, no 7, Printemps 2006, pp. 105-107), nous tentions de mettre en évidence les problèmes que posait l’absence d’un point de vue clair de l’auteur sur les activités de l’association Exit.