Christelle Maire

De la « défense nationale spirituelle » à l’accueil de réfugiés : le visage de l’étranger dans le cinéma de Leopold Lindtberg

« Ein Film aus unserer Zeit », un film de notre époque. Ces mots, choisis par Leopold Lindtberg comme sous-titre de son célèbre Marie-Louise, la petite Française lors de sa sortie en 1943, pourraient tout aussi bien définir les trois autres films que le réalisateur d’origine autrichienne1 réalise durant la Seconde Guerre mondiale. Le Fusilier Wipf (Füsilier Wipf, 1938), Landamman Stauffacher (Landammann Stauffacher, 1941) ou La dernière Chance (Die Letzte Chance, 1945) illustrent et forgent les préoccupations des Suisses dans leur rapport aux étrangers, représentés sous des traits tantôt menaçants tantôt attendrissants.

Le cinéma de Leopold Lindtberg a suscité l’intérêt de nombreux historiens du cinéma tout particulièrement les films qu’il réalise durant la Mobilisation. Néanmoins, l’intérêt de son travail en lien avec la représentation de la politique migratoire est un aspect moins défriché de l’œuvre du cinéaste et les films à la source du présent article constituent un corpus fascinant pour questionner l’influence des événements politiques sur la représentation de la migration. Entre 1938 et 1945, alors que la population manifeste des sentiments ambivalents face à l’étranger, Lindtberg réalise quatre films qui comptent parmi les plus gros succès publics de l’histoire du cinéma suisse. Cette popularité tisse un lien non négligeable entre l’imaginaire collectif de l’époque et la production filmique. Rappelons, à l’instar d’Hervé Dumont, que l’ampleur de la réussite commerciale de ces films, tout particulièrement du Fusilier Wipf – vu par un tiers de la population helvétique – est « un véritable phénomène politico-sociologique […] que l’on doit évidemment placer en rapport direct avec l’actualité angoissante du moment »2.

Peut-on imaginer meilleur terrain pour aborder l’analyse de la représentation comme « reflet » de la mentalité d’une période ? Du Fusilier Wipf à La dernière Chance, la mise en image de celui qui se situe au-delà de la frontière helvétique connaît une évolution radicale. Ce corpus, parmi les classiques du cinéma suisse, permet d’interroger le rapport entre le contexte politique et la production d’une œuvre s’inspirant de celui-ci. Ce rapport qu’entretiennent les films réalisés durant la Mob avec le contexte politique se trouve complexifié par le statut de Leopold Lindtberg, juif autrichien, réfugié de gauche antifasciste. Fort de cette particularité et du lien parfois indirect entre contexte et texte filmique, nous examinerons sa production en période de guerre en nous concentrant sur certaines représentations, en premier lieu celle des migrants.

La Défense nationale spirituelle, totalitarisme à l’helvétique ?

Bien que la Suisse n’ait pas été impliquée directement sur le plan d’un engagement militaire, le dernier conflit mondial constitue cependant une période de très forte remise en question pour cet Etat officiellement neutre. Prise en étau par ses voisins en guerre, la Suisse adopte dès 1938 une position de repli et de fermeture qui se traduit sur le plan idéologique par l’adoption d’une ligne dite de « Défense nationale spirituelle ». Ce repli sur soi, qui participe de ce que l’on nomme alors la « neutralité intégrale », se manifeste moins sur le plan économique – puisque la Commission Bergier rappelle qu’à ce niveau « s’est produite une intégration partielle à l’espace économique national-socialiste »3 – que sur le plan culturel et spirituel. Cette nouvelle mentalité reflète, comme l’explique Hans-Ulrich Jost, un élargissement d’une mesure initialement portée sur la production cinématographique :

« La politique culturelle introduite dès 1938 par le département fédéral de l’Intérieur sous le concept de ‹Défense spirituelle nationale› [est ] inaugurée de fait en 1937 avec la création d’une Chambre suisse du cinéma, composée de 25 membres nommés durant l’été 1938 par le conseiller fédéral Philipp Etter [et dirigée] par Albert Masnata. »3

Adoptée largement, cette nouvelle neutralité nationaliste participe d’un renforcement de « l’esprit national » au travers de valeurs traditionnelles telles que la foi, l’armée et la résistance morale face à l’ennemi. Cette attitude de repli et de confinement est encouragée, dès 1938, par le Conseil fédéral dans le but d’élargir les efforts de défense à des domaines non militaires tels que l’économie et la culture. La politique de Défense spirituelle traduit un souci de rassemblement et d’union nationale, exprimé sur le plan strictement militaire par le concept de « réduit national » du général Guisan en cas d’invasion allemande. Dès 1940, la Suisse est en effet entourée par les puissances de l’Axe : elle se trouve, et ceci jusqu’en 1942, dans une position de faiblesse pour négocier le ravitaillement du pays. Sous pression allemande et guidée par la logique de la « barque est pleine », elle ferme dès l’été 1942 ses frontières aux réfugiés fuyant le régime nazi pour motifs racistes et politiques4. Dès 1943, les premières victoires des Alliés et la confirmation des menaces de mort pesant sur les réfugiés refoulés entraînent un changement dans la politique officielle des autorités à l’égard des migrants. Le réfugié a, dès lors, tendance à être considéré moins comme un facteur de risque pour la stabilité de la « barque » politique que comme une victime accueillie temporairement5.

Les œuvres réalisées par Lindtberg de la fin des années 1930 à la première moitié des années 1940 constituent, dans ce contexte très mouvementé, un regard essentiel sur le processus de construction de l’identité helvétique et de sa représentation. Néanmoins, le parcours de ce cinéaste complexifie l’analyse que l’on peut faire des quatre films retenus. Lui-même réfugié fuyant les persécutions nazies, il est alors admis en Suisse comme travailleur saisonnier et ne peut donc y rester plus de neuf mois consécutifs. Mais les circonstances exceptionnelles de la guerre lèvent cette obligation et il obtiendra finalement la nationalité helvétique en 1951. A l’instar de nombreux artistes ayant trouvé refuge en Suisse, l’orientation politique de Lindtberg tranche de manière radicale avec la Défense spirituelle ambiante. A son arrivée, il est en effet engagé au Schauspielhaus de Zurich, un théâtre privé dirigé par Ferdinand Rieser, également d’origine juive. Ce théâtre va alors rassembler les meilleurs éléments de la scène allemande et surtout se profiler, selon Hervé Dumont « comme un des points de résistance antifascistes les plus actifs d’Europe, à la barbe des autorités embarrassées »6. Il faut ensuite associer son parcours de cinéaste à la Praesens, maison de production qui finance ses films, et surtout à son fondateur et directeur Lazar Wechsler. Juif d’origine austro-hongroise, Wechsler acquiert la nationalité suisse en 1923 et fonde sa maison, une année plus tard, à Zurich. Comme le montrera l’historique de production des quatre films du corpus, l’histoire des relations de la Praesens – de même que celle du Schauspielhaus – avec les autorités suisses, n’est pas simple.

Le Fusilier Wipf au service de la politique culturelle suisse ?

L’histoire du Fusilier Wipf, réalisé lors de l’instauration de la Défense nationale spirituelle en 1938, rencontre un écho exceptionnel au sein de la population suisse. Ce film retrace le parcours initiatique du garçon coiffeur Wipf, malencontreusement fiancé à la fille de son patron (fig. 1). Mobilisé durant la Guerre de 1914-1918, ce jeune homme efféminé est régulièrement malmené par ses collègues. Chapeauté par Leu, un soldat plus âgé, Wipf se métamorphose grâce à cette expérience militaire, gagnant en virilité et en maturité (fig. 2).

Mais ce film se met-il pour autant au service de la politique gouvernementale ? Par les valeurs qu’il prône, ce film est généralement présenté comme une ode à la Défense spirituelle nationale7. Bien que le contenu du film défende explicitement les valeurs propres à cette mentalité – indépendance nationale et bienfaits du service militaire (fig. 3) – l’historique de production du film témoigne d’une relation conflictuelle avec l’administration du général Guisan.

De fait, l’idée du film revient à Wechsler qui souhaite adapter une nouvelle très populaire du Zurichois Robert Faesi publiée en 1915. Il n’en confie cependant pas d’emblée la réalisation à Lindtberg, qui n’est par ailleurs pas du tout intéressé par ce sujet8. Ayant néanmoins besoin d’un professionnel d’expérience, Wechsler engage Lindtberg en cours de route et prend bien soin de ne pas divulguer son nom tant que le film n’est pas achevé. Les origines et l’engagement politique de Lindtberg ne sont en effet pas compatibles avec le sujet traité. Par ailleurs, le Département militaire fédéral refuse de prêter ses troupes pour le tournage. A sa sortie, le film est vu par un Suisse sur trois, soit 1200000 spectateurs. C’est dire s’il trouve un écho au sein de toutes les couches de la population, y compris auprès du Conseil fédéral qui assiste in corpore à la première du film. Sans le revendiquer explicitement, l’équipe de la Praesens illustre donc le programme initial de la Défense nationale spirituelle. Le récit du film, qui fonctionne effectivement sur une vision dichotomique opposant la société civile et urbaine au monde militaire et rural, exalte l’idée de la protection des frontières, du citoyen-soldat ainsi que de la neutralité armée. Il n’y est question de l’étranger qu’à une seule reprise, lors de l’épisode des prisonniers de guerre tchèques qui tentent de passer la frontière dans les Alpes. Selon Hervé Dumont, cette séquence précise a été ajoutée par Lindtberg – elle ne figure pas dans la nouvelle de Faesi – non pas pour évoquer la mobilisation de 14-18, mais dans un désir de coller au plus près à l’actualité :

« Pour nous (les réfugiés politiques), la guerre était naturellement quelque chose de beaucoup plus concret que pour les Suisses… En 1938, le citoyen suisse moyen n’avait de cette première occupation de frontières que quelques vagues souvenirs sentimentaux. »9

Il confie d’ailleurs les rôles à deux de ses collègues au Schauspielhaus qui sont, comme lui, des réfugiés politiques ayant fui le fascisme. Ainsi, même si le Fusilier Wipf illustre au mieux l’unité du pays, l’on peut affirmer, avec Rémy Pithon, que « Lindtberg contribue, dès 1938, à implanter dans les esprits le thème de la Suisse, terre d’asile »10. Comme nous le verrons avec Marie-Louise en 1944, puis avec Die Letzte Chance l’année suivante, ce thème sera par la suite pleinement exploité.

Landamman Stauffacher et le repli national ?

Sorti en 1941, son film suivant se situe clairement dans la même perspective politique. Alors que la guerre est ouvertement déclarée, la Suisse se trouve prise en étau entre les différentes nations en conflit. La pression est grande et le pays ressent fortement le besoin d’affirmer son indépendance et sa raison d’être. Landamman Stauffacher retrace l’histoire glorieuse et mythique des ancêtres de la nation suisse qui s’allièrent pour lutter contre le pouvoir de la dynastie des Habsbourg. Stauffacher, landamman de Schwyz, est l’homme qui mena, en 1315, ses troupes ainsi que celles de ses alliés vers la glorieuse bataille de Morgarten (fig. 4). Tout au long du film, le landamman est présenté comme un homme humble, honnête et droit dont la figure, lorsqu’on la met en lien avec le contexte de 1939-1945, n’est pas sans rappeler celle du Général Guisan. Il exalte la notion de combat pour la liberté, de lutte contre la tutelle de l’envahisseur. L’une des scènes les plus significatives du film est, certainement, la harangue qu’il prononce pour motiver ses guerriers avant leur départ au combat. Son discours est empreint de la fierté de faire partie d’un peuple libre et de pouvoir se battre, jusqu’à la mort s’il le faut, contre la menace de l’envahisseur. La dernière partie du film résonne comme une ode aux vaillants soldats s’en allant à la guerre, aux hommes courageux bravant la tempête des Habsbourg pour préserver leur identité. L’intensité dramatique est renforcée par certains effets visuels. Le réalisateur filme la marche des soldats vers Morgarten, qui brandissent les drapeaux de leur canton sur fond de tambour militaire, à la lumière de leurs flambeaux. Il juxtapose à ces scènes les images d’une tempête qui s’accroît de plus en plus à mesure que les confédérés s’approchent de leur cible. Le récit se termine par cette dernière phrase : « A Morgarten, on s’est battu et on a gagné pour la liberté. » La trame narrative n’est pas innocente lorsqu’on la met en lien avec le contexte po-li-tique de l’époque. La figure de l’étranger n’a pas de place ici. La stratégie de rappel des exploits militaires des ancêtres mythiques de la nation fonctionne à merveille et permet de revitaliser l’esprit de résistance des spectateurs suisses. Le film ne doit ainsi pas être considéré comme une simple fresque historique, mais comme une œuvre de propagande de la Défense nationale et de la lutte pour le maintien de l’indépendance contre l’envahisseur. Lindtberg exprime clairement ce point de vue :

« Le film s’inscrivait délibérément dans le contexte de la défense spirituelle du pays, avec le concept de ‹ Réduit militaire › dans les Alpes et de la prémonition de l’isolement total de la Suisse, sans la moindre aide extérieure. […] il était convenu d’avance que ce film tirerait sa raison d’être des rapports qu’il établit avec la situation politique actuelle. »11

Cela signifie-t-il pour autant que Lindtberg se met au service de la politique nationale ? Hervé Dumont nuance cette hypothèse :

« Pour l’apatride Lindtberg, les motivations sont d’ordre à la fois esthétique (fidélité au texte ou à l’histoire) et idéologique ; le cinéaste n’approuvait la DSN que dans ses aspects de volonté d’indépendance face à l’Axe et de résistance globale à la dictature. »12

Richard Schweizer, qui cosigne avec Lindtberg le scénario, souhaitait au départ faire une fresque historique qui puisse établir un parallèle entre les héros du passé et le général Guisan. Wechsler est cependant constamment diffamé au sein de l’Etat-major helvétique, ce qui s’explique sans doute par la méfiance des dirigeants de l’armée envers sa personnalité. Guisan refusera donc de collaborer à ce premier projet. La suite des événements historiques incite néanmoins Schweizer à réécrire son sujet et à proposer une nouvelle histoire, centrée sur le dilemme des Confédérés en alliance ou en conflit avec la puissance étrangère que représente, dans l’Europe du XIVe siècle, Frédéric de Habsbourg. Très patriote, Schweizer souhaite ainsi lutter contre le défaitisme ambiant et faire du héros central un équivalent de Guisan. Il faut par ailleurs noter que la Police des étrangers n’accordera qu’à contrecœur un permis de travail à Lindtberg, et ceci après avoir tenté d’imposer pendant plusieurs se-maines un réalisateur suisse13. A sa sortie, le film n’attire pas les foules et Wechsler veut déposer le bilan. Mais la publicité orale et de nouveaux articles dans la presse aidant, Landamman Stauffacher restera treize semaines à Zurich tout en totalisant 91400 spectateurs.

Marie-Louise, la petite Française ou l’ouverture aux réfugiés

Dès 1943, les orientations prises par la Défense spirituelle tendent à se modifier. L’Allemagne connaît ses premières défaites militaires, le pouvoir fasciste vacille et les Alliés mettent le pied en Italie14. Conjointement, la construction symbolique de la Suisse dans l’imaginaire cinématographique évolue. Alors que les films de la phase de la Mobilisation et des premières années du conflit exaltaient principalement le combat pour la liberté, la défense de nos frontières contre « l’envahisseur » et soutenaient les concepts de neutralité armée et de Réduit national, les productions suivantes diffèrent en ce qui concerne la représentation de la nation. Si les idéaux de l’indépendance territoriale et culturelle imprègnent toujours les films, un nouveau champ sémantique entre en jeu. L’image d’une Suisse ouverte, terre d’accueil pour les réfugiés et les victimes des atrocités de la guerre, fait son apparition dans différentes productions de l’époque15. Ce changement de cap est particulièrement visible dans le cas de Marie-Louise, la petite Française tourné trois ans après Landamman Stauffacher. Le film raconte l’histoire de Marie-Louise Fleury, une jeune fille de onze ans vivant à Rouen avec sa mère et son petit frère Pierre. La vie y est difficile et rendue particulièrement dure par le rationnement et les bombardements (fig. 5 et 6). Bénéficiant d’un programme de la Croix-Rouge, la fillette est choisie, en compagnie de dizaines d’autres enfants, pour passer trois mois dans une famille suisse. A son arrivée, elle est accueillie par la douce Mademoiselle Anna et son père, M. Ruegg, directeur d’une filature, qui bien qu’au départ réfractaire à l’idée de sa venue, se prendra de tendresse pour la petite. Le réfugié politique, personnage jusqu’alors inexistant, apparaît pour la première fois sur les écrans. Si dans Stauffacher l’étranger – l’envahisseur – reste effectivement invisible, ici il s’incarne enfin, sous les traits de la petite Josiane Hegg, une authentique réfugiée que Lindtberg et son scénariste Richard Schweizer choisissent parmi 1200 enfants accueillis à Genève (fig. 7). Force est de constater que tout est fait pour que le spectateur soit touché par ce personnage. L’interprétation très naturelle de la jeune fille au visage grave va de pair avec le réalisme des deux séquences dramatiques de bombardement sur Rouen au début de film. L’une et l’autre exploitent avec beaucoup d’efficacité leur potentiel de charge émotionnelle et de leur pouvoir d’identification spectatorielle. Quant au choix du sujet, il semble, comme le rappelle Dumont, que certains membres de la Praesens aient été directement concernés par la thématique de l’exil :

« Wechsler lui-même avait hébergé une petite orpheline française qui ne voulut plus retourner dans son pays d’origine. N’étant pas parvenu à faire fléchir Berne, il dut se séparer de l’enfant à contrecœur. […] Schweizer semble avoir vécu un drame similaire […]. »16

Quoiqu’il en soit, tout est ici fait pour justifier le fait que les citoyens suisses, épargnés par le conflit, viennent au secours des victimes de la guerre. Paradoxalement, le réalisme du drame vécu par les enfants de la guerre tranche avec l’image idéalisée de la Suisse véhiculée dans le film. Le récit fonctionne ainsi sur une opposition constante entre la représentation désenchantée de la ville de Rouen et les images d’une Suisse idyllique. A diverses reprises, les transitions entre les deux lieux sont marquées. Lorsque le père de Mademoiselle Anna offre à Marie-Louise une maison de poupée, réplique exacte de son appartement de Rouen, Lindtberg filme la petite aux anges, découvrant son cadeau. Il insère alors un gros plan de la reproduction puis enchaîne un fondu ouvrant sur les images de la « vraie » maison, ravagée par les bombardements. A l’opposé, la montagne enneigée, majestueuse, paisible et éternelle, trônant au bord des eaux paisibles du lac des Quatre-Cantons, demeure très présente à travers divers plans.

La Suisse ainsi que ses habitants sont fortement idéalisés tout au long du récit. Mademoiselle Anna et sa bonne sont douces et dévouées pour la petite Française, la rassurant sans cesse : « Y a pas de bombes chez nous. » (fig. 8). Au terme d’un long dialogue entre deux des employés de Ruegg – » On fait beaucoup trop peu pour ces enfants ! » – les ouvriers de la filature décident de travailler un quart d’heure de plus par jour pour financer, pour une trentaine de petits Français, un séjour dans un chalet sur le Rigi. A la séquence des machines qui fonctionnent à plein régime, au montage court, succède celle qui montre les enfants radieux atteignant le chalet en question. Sa force de travail industrieuse, voilà ce que le citoyen suisse peut offrir aux réfugiés17.

Le fait que Lindtberg soit profondément concerné par le sort des victimes de la guerre et qu’il parvienne avec efficacité à impliquer le spectateur dans leurs souffrances est indéniable. La séquence, audacieuse formellement et par là d’autant plus poignante, de l’enterrement en France du petit frère de Marie-Louise, est exemplaire : alors que l’on met successivement en terre quatre cercueils, les morts se présentent en voix over, évoquant les projets futurs que leurs décès ont anéantis. Le dernier à se présenter est le petit Pierre Fleury. L’énorme succès en Suisse du film – » 50000 entrées en trois semaines à Zurich, 1 million de spectateurs dans tout le pays »19 – atteste bien du talent de Lindtberg et de l’adéquation du film à la période. Le succès, national et international du film repose sur cette image de la Suisse comme terre d’accueil. Le discours filmique nous semble néanmoins plus complexe puisque, tout en rendant hommage aux familles qui accueillent (sans cartes de rationnement supplémentaires) un réfugié, le film insiste aussi sur le caractère potentiellement déstabilisant de cette hospitalité temporaire. Il montre notamment à quel point ce séjour en Suisse vient encore plus troubler la psychologie d’enfants déjà fragiles, sans résoudre pour autant leur situation. Dumont attribue cette réception partiellement biaisée à la distribution :

« Le fait d’avoir confié les rôles des‹ bienfaiteurs › à Gretler, Anne-Marie Blanc et Margrit Winter fait dévier le tir : au lieu d’en rire, le public s’identifie sans hésiter avec ses vedettes favorites pour ensuite se laisser aller à l’auto encensement attendri. »18

Pour autant, Marie-Louise fonctionne comme un vrai film en faveur de la politique gouvernementale. L’image d’une Suisse, îlot de calme et de paix, ayant su préserver sa neutralité, est en effet essentielle à la structure narrative du film. Elle met en avant l’idée d’une Confédération terre d’accueil, bienveillante et dévouée à l’égard des victimes du conflit mondial. Mais, et c’est là tout l’intérêt du film, la figure du réfugié n’est pas du tout menaçante. Le film utilise notamment l’un des dialectes suisses-allemaniques pour le signifier : au fur et à mesure que le récit avance, la fillette s’exprime en Schwyzerdütsch, langue par ailleurs dominante dans les dialogues, montrant ainsi que le réfugié peut s’intégrer. Et si ce n’est pas le cas, celui ci finit toujours par rentrer sans rechigner dans son pays d’origine…

On le voit bien ici, Lindtberg, qui bénéficie lui-même de l’asile suisse, se fait sincèrement le chantre d’une Suisse humanitaire et accueillante. Mais son propre parcours d’exilé lui donne une conscience aiguë des difficultés vécues par les réfugiés.

La dernière Chance : émancipation d’un discours humanitaire

Le dernier film de ce corpus, récit d’un groupe de personnes de tous âges et de toutes nationalités fuyant l’Italie et le totalitarisme, cherchant à regagner par les Alpes le territoire suisse, se situe dans la même lignée que Marie-Louise (fig. 9). La partie la plus représentative de cette démarche empathique est certainement la séquence finale se déroulant sur la frontière suisse. Très longue – elle compte plus d’une vingtaine de minutes – elle recouvre en réalité six séquences distinctes qui s’articulent avec efficacité pour délivrer le même type de double message concernant le rôle humanitaire de la Suisse vis-à-vis de réfugiés qui ne représentent pas une menace d’envahissement. La première séquence est celle de la poursuite finale dans le massif alpin. Poignante, elle montre un des réfugiés se sacrifier pour attirer l’attention des soldats SS sur lui, tandis que Johnny, le soldat américain, est blessé en revenant sur ses pas afin de sauver la benjamine du groupe. La deuxième séquence se passe au poste du commandant de la police suisse d’où les réfugiés attendent la décision de l’Etat quant au sort qui leur sera réservé. La scène fonctionne sur le suspens mis ainsi en place : le commandant est en pourparler au téléphone avec l’Office des réfugiés à Berne, tandis que l’ambulance de la Croix-Rouge laisse son moteur tourner, prête à emmener Johnny qui refuse de quitter son groupe tant que la décision n’est pas tombée (fig. 10). Devant-l’incompréhension des réfugiés face à l’attente de la confirmation de leur statut, le commandant se justifie : « La Suisse est un petit pays, une île complètement isolée. Mais on va faire ce qu’on peut. » Finalement, l’asile leur est accordé. La troisième séquence se déroule dans l’ambulance qui transporte Johnny, escorté par ses compagnons d’infortune, vers un hôpital, suivie de la scène de son enterrement dans le petit cimetière du village de montagne. Une cinquième scène montre deux des réfugiés converser après la cérémonie et conclure que, malgré toutes les souffrances, « il faut toujours recommencer ». La sixième et dernière séquence montre deux hommes regarder en contrebas vers la vallée où des réfugiés en file indienne entrent en Suisse : alors qu’en surimpression la file des réfugiés s’allonge métaphoriquement de façon infinie, les deux hommes affirment avec conviction que tous ces déplacés rentreront un jour chez eux. On retrouve donc ici le double message mis en avant dans Marie-Louise : il s’agit d’une part de rassurer les citoyens suisses qui craignent d’être submergés par les étrangers, et de montrer d’autre part à tous que la Suisse, terre d’accueil ultime, représente malgré tout la dernière chance pour tous ceux qui fuient le régime nazi. Il s’agit donc pour le film de redorer l’image de la Suisse dont la politique d’accueil pouvait alors être considérée comme trop restrictive. En effet, le commandant doit se justifier aux yeux des juifs en fuite qui ne comprennent pas qu’on puisse ainsi les refouler. Il leur rappelle notamment, à eux ainsi qu’aux spectateurs, que la Suisse ne peut laisser entrer sur son territoire que les militaires, les enfants et les personnes de plus de 65 ans. La complexité des messages véhiculés par le film engendre, plus encore que pour les trois films précédemment étudiés, une réaction très hostile de la part du gouvernement suisse qui va jusqu’à refuser, dans un premier temps, d’accorder à la Praesens les autorisations de tournage qui lui sont nécessaires. Par la suite, le Département fédéral militaire exige que toutes les prises de vue lui soient soumises avant tournage ; le Conseil fédéral demande à son tour de visionner le film avant sa sortie en salle. Ce dernier lui réserve un accueil glacial et reproche à l’équipe du film de ne pas propager une image positive de la Suisse. Convoquée au Palais fédéral, celle-ci obtient gain de cause en arguant que le film va au contraire redorer l’image de la Suisse auprès de l’opinion anglo-saxonne qui pense que le peuple helvétique est acquis au nazisme. L’énorme succès du film au niveau national – à nouveau un million de spectateurs – montre, là encore, que les Suisses adhèrent ou se retrouvent, d’une certaine manière, dans ce double discours. Rassurés quant à la menace extérieure, ils peuvent néanmoins être fiers d’appartenir à cette terre d’asile19. L’extraordinaire succès international de La dernière Chance prouve également que Lindtberg, peut-être involontairement, a contribué à la réhabilitation morale de la Suisse à l’étranger.

Le cinéma de Leopold Lindtberg durant la seconde Guerre Mondiale offre un panel d’exemples riches pour étudier la représentation de l’étranger. Si Le Fusilier Wipf et Landamman Stauffacher sont marqués par l’expression d’une identité nationale façonnée par le repli sur soi et le rejet de ceux qui se situent au-delà de la frontière, Marie-Louise et La dernière Chance offrent à l’opposé une image de la Suisse qui s’ouvre à l’accueil, transformant cette hospitalité en un trait de son identité nationale, retrouvant par là-même le thème de la Suisse terre d’accueil, forgé avec la création du Comité International de la Croix-Rouge et l’arrivée des soldats français après la défaite de 1870. La réception massive de ces films ne doit néanmoins pas limiter leur lecture à une simple illustration, un reflet direct de la politique gouvernementale en la matière. L’historique de production de ces quatre films rend compte de l’opposition systématique des autorités vis-à-vis du travail de la Praesens, ce qui permet de nuancer une analyse qui identifierait les films de Lindtberg à un cinéma au service du gouvernement. Il semble plutôt que ce cinéaste et la maison de production expérimentée qui le soutient aient su exprimer avec justesse les sentiments éprouvés par le public helvétique durant une période marquée par de lourdes menaces.

1 Leopold Lindtberg (1902 Vienne – 1984 Sils Maria). Comédien puis metteur en scène dans le milieu d’avant-garde du théâtre allemand, Lindtberg fuit la montée du nazisme en émigrant, via Paris, à Zurich en 1933. « Juif politiquement à gauche, le jeune Lindtberg est engagé au Schauspielhaus dont il devient en quelques mois le metteur en scène-vedette. […] En 1935, Lindtberg est déjà un des plus éminents porte-parole de l’émigration en Suisse. » (Hervé Dumont, Histoire du cinéma suisse. Films de fiction 1896-1965, Cinémathèque suisse, Lausanne, 1987, p. 175).

2 Id., p. 216.

3 Hans-Ulrich Jost, Le salaire des neutres, Denoël, Paris, 1999, p. 70.

4 Rapport Bergier, p. 374. La Commission Bergier arrive aux chiffres, controversés, de 21000 juifs et 51000 civils accueillis contre 24000 cas officiels de personnes refoulées.

5 Id., p. 234.

6 Hervé Dumont, op.cit, p. 138.

7 « Parce qu’il capte scrupuleusement l’air du temps, Le fusilier Wipf constitue un véritable catalogue des idées de la Défense spirituelle nationale, et par conséquent une mine d’or pour l’historien. » (id., p. 217).

8 Pour connaître l’historique de la production du film, cf. Dumont, op. cit., pp. 215-221. Les détails qui suivent se basent sur ces pages.

9 Hervé Dumont, « Leopold Lindtberg et le cinéma suisse, 1935-1953 », Travelling, no44-46, Lausanne, 1975, p. 16.

10 Rémy Pithon, « Le mythe de la frontière dans le cinéma suisse (1930-1990) », dans Cinéma suisse : nouvelles approches, Maria Tortajada, François Albera (éd.), Editions Payot, Lausanne, 2000, p. 238.

11 Hervé Dumont, Leopold Lindtberg et le cinéma suisse : 1935-1953, Travelling, no44-46, Lausanne, 1975, p. 23.

12 Hervé Dumont, Histoire du cinéma suisse, op. cit., pp. 324-325.

13 Pour tous les détails de l’historique de production, nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage de Dumont, op. cit., pp. 323-329.

14 Alfred Adolf Häsler, La barque est pleine : la Suisse, terre d’asile ? La politique de la Confédération envers les réfugiés de 1933 à 1945, Zurich, Ed. M, 1992, pp. 388-390.

15 On peut citer pour la production nationale L’oasis dans la tourmente (1941) d’Arthur Porchet qui associe la Croix-Rouge internationale au territoire de la Confédération helvétique, alors épargnée par le conflit.

16 Id., p. 366.

17 « L’épisode du travail supplémentaire effectué par les ouvriers de Ruegg s’inspire d’un fait réel : en été1942, les ouvriers de la fa-brique de papier Rothrist offrirent à une douzaine d’enfants français un séjour de trois mois sur le Rigi. » (ibid).

18 Ibid.

19 Nous renvoyons les lecteurs intéressés par l’historique de ce film au mémoire de Floriane Closuit : « Die letzte Chance », mémoire de licence, Université de Lausanne, Faculté des Lettres, section d’Histoire, sous la direction de Hans-Ulrich Jost et Rémy Pithon, 1991.