François Bovier

Bukowski en abîme : de l’écrit à l’écran

À propos de Contes de la folie ordinaire, Marco Ferreri, et de Barfly, Barbet Schroeder

On analyse dans cette étude le positionnement de Bukowski au sein de la littérature américaine : campant un personnage de paria et de marginal, l’auteur multiplie les provocations, tout en s’inscrivant en faux contre la Beat Generation . Adapter Bukowski à l’écran, c’est se confronter à la mythologie de l’auteur maudit, qui confond œuvre et vie. Marco Ferreri, s’inspirant des Contes de la folie ordinaire pour réaliser le film homonyme (1981), dresse le portrait d’un auteur qui s’oppose à tout establishment littéraire ; Ben Gazzara, qui interprète le personnage de Bukowski et prend sous sa coupe une prostituée suicidaire, privilégie le caractère humain de l’écrivain. A l’opposé, Barbet Schroeder, à partir d’un scénario original de Bukowski, stigmatise dans Barfly (1987) les errances de l’auteur, confortant la légende de l’écrivain underground et autodestructeur (que l’on se propose de ressaisir à travers la catégorie de la « bohème noire »).

Les principales transpositions filmiques de l’œuvre de Bukowski permettent d’interroger la pratique de l’adaptation littéraire du point de vue de la mythologie de l’artiste maudit ; en effet, cette dernière est non seulement explicitement mobilisée par Bukowski dans ses écrits, mais elle constitue encore la raison d’être et le centre d’attraction des films qui s’approprient son personnage d’écrivain et son univers fictionnel. L’œuvre de Bukowski (en particulier ses romans) met en abyme l’acte d’écriture, en manifestant une forte composante autobiographique : l’énonciateur du récit est un double ou un représentant de Bukowski qui se met en scène en tant qu’écrivain underground, vouant un culte à l’alcool, aux courses hippiques et aux femmes. Précisons toutefois que l’on n’assiste pas là à une autobiographie au sens strict du terme : on pourrait tout aussi bien parler d’« autofiction »1, à cette nuance près que le travail sur l’écriture et le style tend ici à un effacement ou à une platitude délibérée pour favoriser expressions argotiques et tournures familières, et pour affirmer un parler direct. Les principaux films adaptés à partir des récits de Bukowski – à savoir, Conte de la folie ordinaire (Marco Ferreri, Italie/France, 1981), Crazy Love (Dominique Derruderre, Belgique, 1987) et Barfly (Barbet Schroeder, Etats-Unis, 1987), réalisé en étroite concertation avec l’auteur – sont centrés autour du personnage d’écrivain construit par l’auteur, plutôt qu’autour de l’acte d’écriture lui-même. La langue populaire mise en scène dans les romans et les poèmes de Bukowski (qui manifeste une certaine fascination pour Hemingway2, l’homme mais aussi l’œuvre, abrupte et objective), sert ainsi de support aux dialogues de films qui présentent les errances de l’écrivain, en constante représentation : celui-ci compose invariablement une figure de « dur » qui multiplie les provocations, les gestes déplacés et les propos orduriers, tout en laissant transparaître une meurtrissure profonde, une blessure narcissique.

Pour mettre en évidence la logique des adaptations de Bukowski, il convient de distinguer l’œuvre transposée et les films qui s’en inspirent. Bukowski lui-même construit un personnage fantasmatique d’écrivain « paria », qui apparaît comme une singulière hybridation entre la caricature du « vieux dégueulasse »3 et l’image héroïque de l’auteur prolétarien en rupture de ban avec la société. Cette figure peut être saisie à travers la relation conflictuelle de Bukowski à la nouvelle bohème américaine, qui réactualise le modèle de la Bohème du XIXe siècle, elle-même divisée dans ses conceptions internes et dans ses modélisations théoriques postérieures. Les films qui adaptent l’œuvre de Bukowski sont surdéterminés par l’image que Bukowski présente de lui-même, publiquement4 comme dans ses autobiographies déguisées (nous ne connaissons pas de contre-exemples d’adaptations, en l’occurrence de films qui déconstruisent son personnage – même la transposition quelque peu décalée de Dominique Derruderre, Crazy Love5, exploite la mythologie du Bukowski adolescent complexé, au physique disgracieux, qui se réfugie dans la poésie et l’alcool). De plus, la biographie de l’auteur et les personnages de fiction qui le représentent apparaissent comme inextricablement liés. Si Bukowski, dans ses romans, ses nouvelles et ses poèmes, entretient délibérément une confusion entre l’homme et le personnage d’écrivain (nommé Henry Chinaski, Hank ou encore Dan Skorski), il provoque cependant par instants des effets d’incrédulité auprès du lecteur, qui ne peut plus adhérer à un « pacte de lecture autobiographique »6. II y a une part non négligeable d’ironie et d’autodérision dans l’œuvre de Bukowski qui stigmatise le caractère détestable de son personnage d’écrivain misanthrope. Cette dimension parodique et ce recours au masque et au faux-semblant constituent un aspect qui est effacé dans l’adaptation des Contes de la folie ordinaire par Marco Ferreri ; en revanche, l’autodérision est présente dans Barfly, mis en scène par Barbet Schroeder et interprété par Mickey Rourke.

Traduttore trattore

Les deux adaptations les plus célèbres de Bukowski reposent sur des intentions radicalement différentes : Conte de la folie ordinaire (Marco Ferreri, Italie/France, 1981) est une adaptation libre de nouvelles tirées de Erections, Ejaculations, Exhibitions and General Tales of Ordinary Madness7 ; Barfly (Barbet Schroeder, Etats-Unis, 1987) est par contre réalisé à partir d’un scénario original de Bukowski8. Le film de Ferreri, avec dans les rôles titres Ben Gazzara et Ornella Mutti, suit comme principal canevas narratif la nouvelle « The Most Beautiful Girl in Town »9, centrée sur une prostituée qui se mutile. Ferreri, qui a écrit le scénario en collaboration avec Sergio Amidei, pensait aussi utiliser d’autres nouvelles que Bukowski avait publiées dans le magazine érotique Adam et qu’il avait recueillies dans Tales of Ordinary Madness, mais il y renonce au vu des difficultés engendrées par le tournage10. Conte de la folie ordinaire est un film composé d’une série de situations inspirées de la biographie de l’auteur et plus ou moins fictionnalisées, qui sont négligemment reliées les unes aux autres. On se situe aux antipodes des conventions du biopic ; le récit s’apparente davantage au registre de la fantaisie qu’à celui de la biographie historique. Bukowski ne manquera pas de signifier son hostilité envers l’adaptation de Ferreri11.

Le film de Schroeder n’est pas une adaptation à proprement parler : le réalisateur convainc Bukowski de rédiger directement un scénario pour l’écran, inspiré de son œuvre et de sa vie. De son expérience dans le cinéma et les milieux de la production, Bukowski proposera un portrait sarcastique dans le roman Hollywood12, making of indirect du film Barfly. Le choix des acteurs fait l’objet de discussions entre le scénariste, le réalisateur et les producteurs pressentis (ainsi des contacts sont noués avec Tom Waits ou encore Sean Penn qui avait pour exigence que le film soit réalisé par Dennis Hopper). Mickey Rourke et Faye Dunaway incarnent finalement les principaux rôles. Bukowski a particulièrement apprécié l’interprétation de son propre personnage, comme il le confie à John Martin :

« […] Mickey Rourke a fait un excellent travail – et comment ! Il a ajouté à son répertoire […] celui d’être un salaud fini et un fils de pute au caractère de chien. Je l’ai apprécié devant et derrière la caméra. C’est en grande partie dû au travail de Barbet. […] Ce qui me plaît le plus c’est qu’ils tournent le film tel que je l’ai écrit : une espèce de vérité folle sauvée par un dangereux comique. »13

Face aux critiques négatives de Barfly, Bukowski concède que le film n’est pas dépourvu de défauts, tant sur le plan de l’écriture du scénario que de la réalisation filmique14, mais maintient que « Rourke l’a merveilleusement fait : les yeux, le corps, la voix, l’esprit, les tripes, l’inventivité, le jeu, tout ça, mais sans jamais travestir la réalité de ce que j’ai voulu dire ou de ce que c’était »15. Pour ma part, je soutiendrais volontiers que le jeu de Rourke repose sur une théâtralité accentuée, confinant parfois au grotesque. Malgré cette présence corporelle excessive, le film de Schroeder s’inscrit néanmoins dans un régime de représentation réaliste, même si la photographie de Robby Muller est délibérément stylisée. De plus, le film suit le parcours de l’écrivain sur une dizaine d’années, malgré la structure circulaire du récit, s’ouvrant et se refermant sur le même bar (le Golden Horn, comparable au Frolic Room que Bukowski fréquentait assidûment sur Hollywood Boulevard) et sur un protagoniste qui n’a pas vraiment évolué. La principale différence par rapport au traitement de Ferreri porte sur la construction du personnage d’écrivain – d’où l’adhésion de Bukowski au film de Schroeder, qui exploite sciemment la mythologie de l’artiste maudit, sans aucun effet de mise à distance.

Ferreri, quant à lui, oscille entre un mode d’énonciation documentarisant et, dans sa présentation des faits et gestes de Charles Serking (le double de Bukowski), un lyrisme poétique. En aucun cas, ce personnage de poète marginal ne peut être envisagé comme le porte-parole de Ferreri, ou comme une simple personnification de l’acte de création. Le jeu maîtrisé, presque distancé de Ben Gazzara participe indéniablement à ce détachement. C’est vraisemblablement la raison pour laquelle Lawrence Ferlinghetti, qui a cédé les droits d’adaptation des Contes de la folie ordinaire à Ferreri, et Charles Bukowski se rejoignent pour critiquer la performance de Ben Gazzara. Selon Bukowski, celui qu’il appelle « Ben Garibaldi » est inadapté au rôle ; plus même, il arborerait dans le film les « yeux implorants d’un constipé assis sur le trône et n’arrivant pas à chier »16. Pour Ferlinghetti, Gazzara « présentait trop bien » :

« Ils auraient dû miser sur un acteur vraiment repoussant pour que le film fonctionne. Mais les producteurs n’en ont pas eu les tripes. Ils ont voulu adopter l’approche hollywoodienne. Ce film aurait pu être formidable avec une sorte de Quasimodo dans le rôle de Bukowski. »17

Ben Gazarra, qui regrette l’accueil négatif réservé au film par le public et les critiques aux Etats-Unis, admet implicitement la critique, en soulignant le fait qu’il ne cherchait pas à imiter Bukowski, ni à étudier ses attitudes :

« Il fallait que je crée le personnage. Je n’allais pas me grêler la peau et me maquiller pour m’enlaidir. J’ai pensé que le plus important, c’était l’artiste, ce qu’il était à l’intérieur. »18

C’est bien d’une création de personnage dont il s’agit, et non d’un reflet fidèle de l’auteur Bukowski : le personnage d’écrivain underground, dans le film de Ferreri, est imaginaire ; si l’on peut effectivement parler de projection fantasmatique, celle-ci ne reconduit pas les symptômes vécus par l’écrivain en chair et en os. Le geste de la transposition (de la traduction) transforme l’œuvre et l’auteur (qui se considère dès lors comme doublement trahi) : en un sens, le personnage composé par Gazzara représente le fantasme d’une génération, c’est-à-dire l’image déformée, amplifiée, d’une révolte contre les conventions bourgeoises – conformément à la logique des films de Ferreri qui visent à induire un effet de malaise auprès des spectateurs moyens (largement recrutés auprès de la petite bourgeoisie italienne et française19). Charles Serking serait-il donc un prototype du « suicidé de la société »20, réactualisé à travers les conventions du début des années 1980, en prenant comme horizon de référence la nouvelle bohème des années 1960-1970 ? Il semblerait que oui – ce qui revient à soutenir qu’il faut dissocier le modèle (Bukowski, dans les années 1960-1970) et son double (Charles Serking, dans la version Ferreri/Gazzara). Quoi qu’il en soit, du personnage réel ou de sa projection fictionnelle, un détour par la communauté de la Bohème devrait permettre d’éclaircir cette dynamique d’indifférenciation entre auteur, narrateur, personnage et énonciateur, tel qu’elle est mise en jeu dans les adaptations filmiques de l’œuvre de Bukowski.

De la bohème à la marge

Bukowski a manifesté, à plus d’une reprise, son opposition à la contre-culture et à la communauté hippie. Pour une part, il s’agit pour lui de se positionner contre les auteurs de la Beat Generation qui occupent le devant de la scène médiatique. Mais par ailleurs, Bukowski est authentiquement et foncièrement opposé à l’esprit communautaire de cette nouvelle bohème : c’est avant tout un individualiste, un égotiste. Néanmoins, ne serait-ce déjà que par contraste et opposition, le modèle historique de la Bohème permet de situer Bukowski dans un contexte plus large. Enzo Traverso résume en ces termes les traits définitoires de la Bohème du XIXe siècle :

« Le rejet des conventions bourgeoises, le manque (ou la renonciation volontaire) à un domicile fixe et à un travail régulier, la fréquentation des cafés et des bistrots populaires, le goût pour la vie nocturne, une liberté sexuelle ostentatoire, un penchant assez prononcé pour l’alcool et les drogues, le partage communautaire des minces ressources disponibles et parfois même un certain ‹ sectarisme ›, marqué par l’usage de codes secrets, réservés à une confrérie d’initiés : voilà les traits classiques d’une vie de bohème. Une attitude esthétique qui se manifeste dans les apparences […] et qui s’accompagne d’habitude d’un idéal artistique poursuivi comme une vocation marginale, cultivée en dépit des normes, en dehors des instances de légitimation dominantes (l’Académie) et inspirée par une tendance transgressive : la liberté contre les interdits, le conformisme et le pouvoir, la débauche contre une morale répressive. »21

Les codes de conduite formelle et le communautarisme de la vie de bohème sont rejetés par Bukowski. De la même façon, l’écrivain n’adhère pas à un projet politique, à une aspiration révolutionnaire, quand bien même la communauté de la nouvelle bohème se constituerait-elle dans les marges de la société bourgeoise. Le personnage d’auteur construit par Bukowski exacerbe les caractéristiques négatives de la bohème, dans une période de paupérisation des écrivains ; et, de fait, celui-ci se fond dans la classe ouvrière. Néanmoins, le rejet de la bourgeoisie représente l’une des constantes de l’univers bukowskien : les figures du « vagabond de la modernité », de « l’instabilité », du « déplacement », du « désordre » et du « gitan de l’esprit »22 sont essentielles à la compréhension de la mythologie de l’artiste maudit élaborée par Bukowski.

Corrélativement, la ville constitue le terrain de prédilection de l’artiste révolté qui évolue à travers les cafés et les ateliers : l’espace urbain et la foule deviennent le support d’une série de sensations et d’images kaléidoscopiques. Mais à la différence de la Bohème, qui est intimement liée à la révolution industrielle, les années 1960-1970 sont celles de la culture de masse, de l’architecture vernaculaire et d’une société de « classe moyenne ». Bukowski accentue encore la position d’extra-territorialité qui est liée à la contre-culture, en adoptant une position hautaine et solitaire : contre l’idéal communautariste de la Beat Generation, il affirme son égocentrisme et son incivilité. La figure de l’artiste maudit est en ce cas radicalement disjointe de celle du conspirateur politique : Bukowski apparaît comme un vagabond ou un nomade postmoderne, qui vit dans un état transitoire et des lieux liminaires ; on ne trouvera nulle velléité révolutionnaire chez lui. Pour reprendre le distinguo que pose Kreuzer23 entre la bohème verte (la liberté, l’art, la jeunesse, l’espérance), la bohème rouge (la révolte) et la bohème noire (la détresse, la misère, le désespoir), on peut soutenir que chez Bukowski seule la bohème noire règne : l’auteur n’a en fin de compte d’autre visée que son autodestruction.

Le film de Schroeder/Bukowski est fidèle à cette image d’une radicale négativité en acte : Henry Chinaski a élu domicile dans les cafés mal famés (les clients sont incarnés par de véritables piliers de bar) et les pensions bon marché ; buvant énormément, il en vient aisément aux mains, dans des combats de rue théâtralisés, mais dont les coups échangés n’en sont pas moins réels (le film s’ouvre sur une séquence de bagarre entre Chinaski et le barman, fig. 1). Consommation irréfrénable d’alcool, fréquentation de femmes alcooliques et désaxées mais aussi d’une éditrice fascinée par le caractère réfractaire de cet écrivain anti-social, tous les éléments de la légende de Bukowski sont ici convoqués.

Ferreri, secondarisant les aspects les plus spectaculaires du personnage, met en scène un poète obsédé par l’acte de création – qui préfère écrire toute la nuit plutôt que de consommer immédiatement l’acte de chair (Bukowski souligne l’invraisemblance de la scène, lors de la première du film24, fig. 2) – et par sa propre image d’écrivain hors norme. Il en vient ainsi à présenter Charles Serking, certes, comme un être porté sur le sexe (voir la séquence adaptée de la nouvelle « Rape ! Rape ! »25), mais qui nourrit également des sentiments protecteurs envers Cass, la prostituée autodestructrice (« The Most Beautiful Girl in Town »). Le lyrisme de Conte de la folie ordinaire tend à assimiler le film à une fable équivoque, sans morale, sur la scène des écrivains underground (le portrait pourrait aussi bien valoir pour Kerouac – malgré l’opposition de Bukowski aux beatniks, seul Neal Cassady trouvant grâce à ses yeux). Le film tend à généraliser la figure de l’écrivain rebelle, sans pour autant contrevenir aux traits définitoires de la « bohème noire ».

Bukowski par lui-même

Les films centrés sur la figure de Bukowski envisagent la trajectoire de l’auteur sans hiatus, ni évolution : la figure héroïsée du vagabond et de l’ivrogne est aussi celle d’un écrivain à scandale dont la reconnaissance est d’emblée internationale. Pourtant, il convient de distinguer plusieurs phases dans l’œuvre de Bukowski : le succès public n’intervient qu’à partir de 1969, notamment grâce au contrat passé avec John Martin de Black Sparrow Press.

Bukowski, dans les années 1940-1950, ne trouve pas de support de médiatisation de son écriture. En témoigne son premier texte publié en 1944, « Aftermath of a Lenghty Rejection Slip »26. En 1946, Caresse Crosby, cofondatrice dans les années 1920 de Black Sun Press, une maison d’édition d’avant-garde, retient l’un de ses poèmes dans le troisième numéro de Portfolio27 ; la même année, la revue Matrix publie quelques poèmes et ses premières nouvelles (notamment The Reason Beyond Reason, qui introduit le personnage d’Henry Chinaski). Mais il faut attendre 1955 pour que la revue Harlequin lui consacre une importante section (huit poèmes, dont le très morbide « Death Wants More Death ») – Bukowski, qui a épousé Barbara Nell Frye, la fondatrice de Harlequin, devient alors directeur adjoint de la revue.

Suit alors la période underground de l’auteur, qui est indifférenciée dans les films avec l’époque de sa notoriété publique. Bukowski écrit des nouvelles pour des revues pornographiques (The Hustler, Adam, Screw ou encore Fling, en partie recueillies dans Erections, Ejaculations, Exhibitions and General Tales of Ordinary Madness), et publie des poèmes dans des « petites revues » (en 1959, dans Nomad, Coastlines, Quicksilver et Epos ; en 1960, dans Targets). En 1960, E. V. Griffith accepte de publier une première plaquette de poèmes, qui ne paraîtra qu’en 196228. Cette même année, deux éditeurs confidentiels publient de nouveaux recueils poétiques29. Mais sa réputation se forgera grâce au soutien indéfectible de Jon Edgar et Louise Webb, qui dirigent la revue The Outsider et la maison d’édition underground Loujon Press : dans le premier numéro de The Outsider en 1961, onze poèmes de Bukowski30 paraissent, côtoyant dans le sommaire les noms de Burroughs, Corso, Creeley, Ferlinghetti, Ginsberg, Miller et Orlovski ; et en 1963, la publication de It Catches My Heart in Its Hands31, tiré à 777 exemplaires sur une presse manuelle Chandler and Price, le propulse au rang d’auteur culte. Comme le note John William Corrington dans sa préface à cet ouvrage, l’écriture de Bukowski se caractérise désormais par une « langue parlée clouée au papier », une « langue débarrassée des affectations, des procédés et des maniérismes qui dominent dans la poésie académique »32. Le début des années 1960 est également pour Bukowski une période d’intense fréquentation des bars. Après la mort de son ancienne compagne Jane Cooney Baker, en 1962, Bukowski, désespéré, s’adonne à la boisson et à l’écriture sans retenue : il n’envoie pas moins de 300 poèmes à John Bryan ; celui-ci en publiera un certain nombre dans Renaissance33. Sa reconnaissance littéraire est assurée grâce aux efforts conjugués des Webb34 et de Douglas Blazek, qui publie de nombreux textes en prose dans la revue Ole, ainsi qu’un fascicule tiré à part35. L’image de l’auteur vagabond, alcoolique et imprévisible s’est définitivement imposée.

Cependant, la consécration n’intervient qu’en 1969, par le biais de deux événement concomitants : la publication d’un choix de poèmes dans la série Penguin Modern Poets, et un partenariat conclu avec Black Sparrow Press36. D’une part, Nikos Stangos décide de consacrer un volume de la collection Penguin Modern Poets à Harold Norse. Celui-ci propose d’associer au volume le poète surréaliste Philip Lamantia et Bukowski. D’autre part, Bukowski, à l’automne 1969, est contraint à la démission – à la Poste, ses employeurs sont sur le point de le congédier pour absentéisme. Bukowski soumet alors une proposition à John Martin, qui prépare une nouvelle anthologie de ses poèmes (The Days Run Away Like Wild Horses Over the Hills37) : on lui versera un salaire mensuel de 100 dollars en échange de ses droits d’auteur. A la même époque, Carl Weissmer entreprend de traduire ses nouvelles et ses poèmes en allemand. La chronique hebdomadaire que Bukowski écrit, à partir de 1967, pour Open City, puis LA Free Press, exploitant sa biographie (la mort de son père, ses années de bar dans Philadelphie, son mariage avec Barbara Frye) et ses aventures sexuelles imaginaires, est reprise sous forme de livre en 1969 (Notes of a Dirty Old Man, Essex House). Il faut encore noter qu’en décembre 1969, à la librairie The Bridge, tenue par Peter Edler, Bukowsi prononce sa première lecture publique. Par la suite, il enchaînera les lectures38 en haranguant le public et en buvant plus que de raison. En janvier 1970, Bukowski écrit son premier roman : Post Office, qui paraît immédiatement chez Black Sparrow Press39. Cet ouvrage parachève la légende, en relatant l’expérience aliénante de Bukowski à la Poste. Inspiré du style direct de Hemingway et Fante40, Post Office sera traduit dans quinze langues.

Publié en 1972, Erections, Ejaculations, Exhibitions and General Tales of Ordinary Madness, puis Women41, paru en 1978, comptent parmi ses publications les plus marquantes. Parallèlement à cette reconnaissance institutionnelle, Bukowski poursuit les provocations littéraires, notamment en éditant avec Neely Cherkovski Laugh Literary and Man the Humping Guns (1969-1971)42. En 1974, Steve Richmond publie Bukowski dans le numéro unique de Earth Rose, revue qui est saisie par la police pour obscénité43. Ce coup d’éclat participe à la légende grandissante de Bukowski, qui est désormais associé à la contre-culture (malgré son opposition au LSD, aux hippies et aux beatniks44).

Schroeder et, dans une moindre mesure, Ferreri exploitent l’image publique de l’écrivain sulfureux, débauché et incontrôlable : ils ne retiennent de sa biographie que les éléments de scandale ; et ils ne le montrent qu’à de très rares occasions au travail. En ce sens, ils s’opposent au credo réaliste et pragmatique de Bukowski, qui écrit à William Packard, en 1968 :

« J’essaie de ne jamais penser à moi en tant qu’écrivain. […] Ce qu’ils ne comprennent pas c’est que personne n’est écrivain tant qu’il n’est pas assis devant sa machine et que les mots chanceux commencent à prendre forme. »45

« Le style est une réponse à tout »

Conte de la folie ordinaire s’ouvre sur une lecture publique de Charles Serking : Ferreri présente donc l’écrivain en représentation, et choisit un poème réflexif qui porte sur l’acte de création lui-même (« Style »46). La simplicité du dispositif n’est pas dénuée d’efficacité : les séquences, longuement tenues en variant l’échelle des plans, sont centrées sur Ben Gazarra qui se produit dans un amphithéâtre d’université. Le visage cadré en gros plan, Gazzara disserte sur le style (fig. 3), entrecoupant son discours de rasades prises à même le goulot d’une bouteille, dissimulée par un sachet en papier (fig. 4). Un plan moyen le recadre de dos, face à l’auditoire, c’est-à-dire face à un public clairsemé (fig. 5). En plongée et en plan d’ensemble, il se découpe cette fois sur fond d’un décor de théâtre exotique, avec une mosquée digne des Mille et une nuits (fig. 6). La lecture se clôt sur un gros plan sur son visage, renouant avec le cadrage du premier plan (fig. 7). Le discours de Serking conforte la légende de l’auteur marginal, solitaire et autodestructeur :

« Le style est une réponse à tout. […] Mieux vaut faire une chose terne avec du style qu’une chose dangereuse sans style. Faire une chose dangereuse avec style, c’est ça l’art. La tauromachie peut être un art. La boxe peut être un art. Faire l’amour peut être un art, ouvrir une boîte de sardines peut être un art. Rares sont ceux qui ont du style. […] Hemingway se faisant gicler la cervelle contre le mur au calibre, c’est cela le style. […] J’ai connu, en prison, des hommes qui avaient du style. J’en ai connu plus en prison qu’en dehors de prison. […] Six hérons juchés tranquillement sur leurs pattes dans un étang ou vous qui sortez nu des chiottes sans même me voir. »47

L’éloge du style et de la bravade, s’il est bien imputable à Bukowski, peut aussi valoir comme un art poétique qui concerne plus particulièrement Ferreri. L’image du créateur voyou, « saint et martyr » qui se met volontairement en danger, condense les traits de l’auteur maudit, tels qu’ils sont exemplairement fixés dans l’univers de Jean Genet48 (on connaît pourtant l’hostilité de Bukowski à l’égard de l’homosexualité). Le jeu de Gazzara tend à présenter le poème comme une parole librement improvisée, à l’image des intermèdes dont Bukowski gratifiait ses lecteurs entre deux poèmes. Cette séquence inaugurale se clôt sur Gazzara, cadré en plan large, qui rejoint les étudiants assis sur l’arrière-scène (fig. 8).

Une autre séquence, inspirée de la nouvelle « Christ with Barbecue Sauce »49, expose la relation de Serking/Bukowski à l’écriture en opposant deux conceptions du métier d’écrivain. Invité à New York par l’éditeur World Way, Serking se voit offrir un poste stable. Suite à un déjeuner avec l’éditeur et son assistant (une scène très découpée, où Serking ne consent qu’à boire du vin), l’écrivain découvre son nouveau bureau. Serking entre en titubant dans un vaste espace ouvert, les auteurs étant séparés par de simples cloisons (fig. 9) ; la caméra le suit en travelling (illustrant ainsi le cliché de la production littéraire de masse, l’écrivain étant réduit au rôle de secrétaire ou de négrier) ; le mouvement d’appareil s’interrompt lorsque Serking adresse la parole à un auteur qui taille ses plantes grimpantes, fruit de dix ans de labeur (image stéréotypée de la routine, de la contre-productivité de l’écrivain fonctionnaire, fig. 10) ; nouvelle pause, Serking hésite à prendre place dans son bureau. L’écrivain rebelle est recadré en plan serré. Intervient alors un plan de coupe : en plan d’ensemble, Serking traverse la rue, avec des bières dans un sac (fig. 11). A nouveau, un travelling accompagne Serking jusqu’à son poste de travail (fig. 12). Plusieurs coupes sur le mouvement interviennent autour du pack de bières acheté par Serking (fig. 13) : celui-ci quitte sa chaise, monte sur le bureau ; il jette une bière en direction de l’écrivain qui entretient ses plantes (fig. 14) ; recadré en plan plus large, il jette d’autres bières, en ouvre une. Un gros plan sur le visage souriant de Serking, bière à la main (fig. 15), conclut la séquence. On suit alors Serking qui déambule dans la rue, en entendant le monologue suivant, en voix over : « ‹ C’est un médecin qu’il vous faut, pas un éditeur ›, dit-il ; ‹ Je vous emmerde ›, dis-je. Fin de chapitre. Et retour à la case départ. » L’attitude de Serking et la déclaration péremptoire de l’éditeur reconduisent ici le cliché de l’écrivain rétif à toute autorité, puisant son inspiration dans l’alcool. Mais à travers le jeu discret, presque ironique de Gazzara, on assiste aussi au portrait d’un auteur qui cherche délibérément, consciemment, à choquer l’establishment : Serking encaisse cyniquement son chèque ; après avoir signifié son incompatibilité avec le métier d’écrivain répondant à une commande, il reprend le premier vol pour Los Angeles.

Un épisode au statut quasi autonome, transposant la nouvelle « Rape ! Rape ! »50, contribue à conférer un aspect décousu à l’intrigue de Conte de la folie ordinaire, qui emprunte par moments la structure du film à sketches. La séquence s’ouvre sur un plan d’ensemble, sur une plage : Serking et une blonde aguicheuse sont assis sur des balançoires (fig. 16) ; en travelling, la caméra suit la femme qui quitte la plage, Serking lui emboîtant le pas. En voix over, on entend les commentaires de Serking, endossant le rôle de narrateur : « J’ai décroché le gros lot ; une blonde juteuse. […] Mon gibier préféré. » La séquence alterne les raccords sur le mouvement et sur les regards. Face à l’arrêt de bus, puis à l’intérieur de celui-ci, se noue un jeu de séduction, confinant à la parodie : Serking, sur un banc, pose sa tête contre la main de la femme blonde, prénommée Vera ; celle-ci la retire prestement, puis effleure le lobe de son oreille (fig. 17). Dans le bus, Serking adresse un clin d’œil à Vera, qui rajuste son foulard ; se dévisageant dans un miroir de poche, il lui tire la langue (fig. 18) – la femme rit, masquant de ses mains son visage (fig. 19). La caméra a elle-même déjà érotisé Vera par le biais d’un travelling ascendant qui part de ses jambes (fig. 20-21). Sans craindre le cliché, ce jeu de séduction se poursuit jusqu’à une scène ambivalente de viol. Serking force la porte de Vera, et la prend avec violence. La blonde semble en retirer du plaisir, lui proposant la prochaine fois de passer avec un fouet… Mais elle porte plainte auprès de la police, qui arrête Serking, alors que celui-ci se détend dans la baignoire de Vera. Les conventions du film noir sont ici poussées jusqu’à la caricature : la femme est réduite à un corps passif et désirable (fig. 22), le protagoniste masculin est attiré et provoqué par sa gestuelle et sa mimique, le scénario sado-masochiste prenant fin avec la punition de l’homme (et non de la femme, principal écart consenti avec les normes du film noir). Un commentaire de Zizek sur la stéréotypie de la femme objet dans les films noirs et néo-noirs éclaire bien la logique qui préside à cette représentation fantasmatique :

« […] loin de représenter une menace pour l’identité patriarcale masculine, la femme fatale classique – véritable fantasme masochiste-paranoïaque masculin de la femme sexuellement insatiable qui, nous dominant tout en jouissant de sa propre souffrance, provoque en nous le désir de la prendre violemment et d’abuser d’elle –, fonctionne comme la ‹ transgression constitutive › de l’univers patriarcal symbolique. Le fantasme de la femme toute-puissante, dont l’attraction irrésistible présente une menace non seulement pour la domination masculine mais aussi pour l’identité même du sujet masculin, est le ‹ fantasme fondamental › contre lequel l’identité masculine symbolique se définit et se maintient. La menace représentée par la femme fatale est ainsi factice, puisqu’elle est en fait le soutien fantasmatique de la domination masculine, la figure de l’ennemi engendrée par le système patriarcal lui-même. »51

Le film de Ferreri rejoue cette intrication entre le fantasme de l’insatiabilité sexuelle de la femme fatale et le désir « masochiste-paranoïaque » de l’homme : Serking ne peut s’affirmer qu’en transgressant l’intimité de cette femme. La réversibilité de cette dynamique se traduit à travers un fantasme de régression pré-utérine qui est véhiculé par le biais d’une femme qui inverse la stéréotypie de la femme fatale (fig. 23)52. Cette dynamique duelle est déjà inscrite dans la nouvelle de Bukowski, mais elle est ici exhibée sans recourir à un quelconque artifice psychologique.

Ce rapport à la féminité est encore spécifié, voire problématisé, à travers la relation de Serking à Cass. Dans des scènes à la cruauté explicite, la belle Cass (« La plus jolie fille de la ville », selon le titre de la nouvelle transposée) se mutile avec des épingles à nourrice (transperçant ses lèvres, fig. 24, se coupant le cou, fig. 25). Elle stigmatise ainsi le désir masculin violent qui consiste à laisser des traces, des empreintes sur la peau. Serking, on l’a dit, diffère le moment de la pénétration (dans le film de Ferreri, c’est l’un des rares moments où l’on voit l’écrivain derrière sa machine à écrire) : le report de l’acte charnel répond à la logique du « suspens », constituant la marque caractéristique du masochisme selon Deleuze53, mais qui se retourne cette fois contre la femme. Cass commet donc un acte de mutilation, en l’absence de Serking. La séquence est montée en alternant les gros plans sur le visage de Cass, étendue sur un lit (fig. 26), et des plans rapprochés sur Serking qui s’approche d’elle (fig. 27). Cass lui tend la lettre de l’éditeur qui l’invite à New York, scellant la séparation entre ces personnages. L’attention de Serking évolue du visage de Cass, souriante puis en pleurs (fig. 28), à son bas ventre, marqué par une plaie (fig. 29-30). Cass répond avec radicalité au geste d’involution mimé par Serking : elle referme son sexe au moyen d’une épingle à nourrice. Se transpercer les lèvres, se mutiler le cou, se coudre le vagin : la prochaine étape franchie par Cass sera de se trancher la gorge (la scène du suicide est rejetée hors-champ).

Parallèlement à ces séquences sadiques ou masochistes, le film de Ferreri met également en scène une sexualité plus heureuse, plus « innocente », avec le personnage d’une jeune femme qui échappe aux stéréotypes du film noir. Le film prend ainsi fin sur un ton lyrique, presque euphorique. Serking, après la mort de Cass, se réfugie dans une pension au bord de la mer. Une jeune fille nourrit les mouettes, tandis que Serking titube sur la plage (fig. 31). Lorsque les logeuses épongent le front de Serking, ivre et allongé sur un lit, celle-ci se tient derrière la fenêtre de la pension (fig. 32). La scène suivante montre Serking derrière sa machine à écrire (fig. 33), et la jeune fille qui le dévisage au loin, lui faisant face à travers la fenêtre (fig. 34). La vitre apparaît comme un écran : la jeune fille, s’approchant de Serking, disparaît du champ avant de se retrouver face au poète (fig. 35). Celui-ci est attiré par sa poitrine, celle-là par les arcanes de la poésie : ils trouvent ainsi un terrain d’échange. Un jeu de poursuite et de séduction prend place sur la plage, Serking s’élançant avec peine derrière la jeune fille. D’abord cadrée en plan large, la scène multiplie rapidement les plans rapprochés, inscrivant les deux personnages dans le même champ. Le contact a finalement lieu entre la jeune fille qui s’est déshabillée, et Serking qui improvise un poème. Cette séquence inverse la première lecture publique, puisque l’inspiration authentique est liée à la situation d’intimité d’un couple isolé sur une plage ; une autre mythologie, plus romantique, se superpose ainsi à celle de la « bohème noire ». Le poème est d’abord introduit par un gros plan sur le visage inspiré de Serking (fig. 36) ; la jeune fille se dévêt, recule jusqu’à sortir du champ ; à nouveau, alternent un gros plan sur Serking et un plan large sur la jeune fille, nue (fig. 37) ; Serking est alors recadré en plan serré, la jeune fille entrant à son tour dans le champ. Serking, pendant ce temps, déclame :

« Et le soleil étend sa miséricorde, mais comme une torche brandie trop haut. Les jets lacèrent son horizon et les missiles font des bonds de crapauds. […] La folie dérive, nénuphar sur l’étang, en cercles d’inanité. […] Les poètes riment leur solitude. Les musiciens meurent de faim comme toujours et les romanciers manquent la cible, mais pas le pélican, ni la mouette. »54

Le contact devient tactile, ne passant plus seulement par la vue : Serking effleure les seins de la jeune fille, puis appose son visage contre son ventre (fig. 38) ; deux gros plans se succèdent, l’un sur le visage de la jeune fille, en légère contre-plongée, l’autre sur celui de Serking. Ils sont alors recadrés tous deux dans le champ, en plan général (fig. 39). Serking poursuit :

« Les pélicans piquent et plongent, remontent, happant, hagards, à demi-morts, des poissons radioactifs dans leur bec. […] Les fleurs s’épanouissent comme elles se sont toujours épanouies, mais recouvertes d’une fine poussière, de carburant pour missiles et de champignons, de champignons vénéneux. Et dans des millions de chambres, des amants gisent enlacés, perdus, malades comme la paix. Ne pouvons-nous nous réveiller ? Devons-nous à jamais, chers amis, mourir dans notre sommeil ? »

Le couple est alors repris en plan d’ensemble, dessinant deux silhouettes sur la plage ; le générique de fin, sur fond de musique, défile, tandis que l’image se fige. Ferreri réinsuffle de l’amour, une « bohème verte », dans son adaptation de Bukowski, au point de verser dans les sentiments « fleur bleue ». Le poème « The Sun Wields Mercy »55, qui n’est pas le plus caractéristique de la manière de Bukowski, sonne résolument comme un poème beat

Pilier de bar

Schroeder approche le phénomène Bukowski à travers deux voies diamétralement opposées : une pure écoute de sa parole, sur un mode documentaire brut, en cadrant en gros plan l’écrivain qui relate son passé et qui revient sur son travail (The Charles Bukowski Tapes, France, 198756) ; et, réalisée la même année, une fiction écrite par Bukowski, Barfly. Ce film, tourné en décors naturels à Los Angeles, est découpé en de longues séquences, avec un éclairage d’une artificialité accusée. Le générique campe l’ambiance : une quinzaine d’enseignes lumineuses de bars sont filmées à travers de brefs plans, soulignés par une musique qui évoque la bande son d’un film de Blaxploitation. Les personnages sont volontairement caricaturaux, conformément à la dynamique du « renversement carnavalesque »57. Dans cet univers de bars mal famés, les valeurs sont inversées : un nouveau roi est intronisé sur un mode bouffon, mais sans cesse menacé de destitution. Les combats entre le personnage de Chinaski et le barman répondent à cette dynamique, tout en étant ancrés dans la biographie de Bukowski58 : si le vagabond se fait régulièrement rosser par le barman, il peut à l’occasion prendre sa revanche ; et c’est encore pour le même homme que deux femmes de classes sociales opposées (Wanda Wilcox, inspirée de Jane Cooney Baker, et une éditrice) s’écharpent à la fin du film (fig. 40). Bukowski se met lui-même en scène dans le film, en tant que figurant et pilier de bar59 : il est significatif que son apparition coïncide avec la rencontre entre les protagonistes du film Chinaski et Wanda. L’espace, à l’intérieur du bar Kenmore, est articulé autour du comptoir. De part et d’autre du bar, Chinaski dévisage et interpelle Wanda (fig. 41), qui lui répond (fig. 42) ; au moment de prendre place à ses côtés, Chinaski passe devant les clients accoudés au comptoir, la caméra suivant son déplacement à travers un travelling (fig. 43). Par sa présence discrète, Bukowski agit comme intercesseur ou passeur entre l’univers fictionnel et les épisodes de sa propre biographie.

Pourtant, au début des années 1960, pendant sa période underground, Bukowski se méfiait de la mythologie de l’écrivain maudit. Il pouvait ainsi écrire à John Webb :

« […] le commun des mortels a des idées toutes faites sur ce que devrait être un écrivain, ce à quoi il devrait ressembler. Les films et les écrivains eux-mêmes ont contribué à renforcer cette image. Et on ne peut pas nier que D. H. Lawrence, Hart Crane, Dylan Thomas, etc. n’y soient pas pour quelque chose, ils tranchaient avec la masse. Moi, je ne dis ou ne fais rien de génial. Ce que je fais de mieux c’est me bourrer la gueule, ce qui est à la portée de n’importe quel crétin. »60

Entre-temps, Bukowski a pris conscience de l’aura et de la valeur (marchande) de son personnage public. Il entend ainsi nourrir le mythe de l’écrivain maudit, en se posant en paria de la société. Dans le film de Schroeder, son image est ainsi alimentée à travers une esthétique proche de la série B et un style apparemment « fauché »61, dans lequel il se reconnaît ; dans le film de Ferreri, par contre, les effets de mise à distance contrecarrent ce reflet dans lequel il pourrait se mirer.

La mise en abyme repose sur un premier geste qui est littéraire : Bukowski écrit sa propre hagiographie, en exacerbant les traits définitoires de l’auteur maudit dans des poèmes, des nouvelles et des romans à l’auto-dérision marquée. La confrontation pourrait d’ailleurs être tentée entre les écrits de Bukowski et Artaud Rimbur62, ce texte dénégateur et comique de Jean-Pierre Verheggen qui s’attaque à deux mythes et monstres sacrés de la littérature postromantique. Face à cette première « (auto)adaptation » du récit d’une vie en œuvre littéraire, les cinéastes n’ont d’autre choix que de se conformer ou de se confronter à l’image créée par Bukowski. Schroeder, en accord avec Bukowski, reporte ainsi sur le protagoniste de Barfly les principales caractéristiques de la « bohème noire » : Schroeder et Rourke illustrent fidèlement la légende de l’auteur paria de la société. Ferreri et Gazzara, par contre, optent pour un portrait psychologique plus complexe : le personnage de Serking évolue de la posture nihiliste de la « bohème noire » aux promesses de la « bohème verte » ; Serking, en manifestant de la compassion face à une femme égarée, déroge à la loi de l’autosimilarité qui implique que l’auteur ne contrevient en aucun cas à une posture impassible et misanthrope. La mise en abyme ne consiste pas cette fois à dupliquer le même motif à l’intérieur d’un cadre unique, à le reproduire en miniature comme dans un blason : ici, la figure est anamorphosée, déformée. La Vanité, telle qu’elle est campée par Gazzara, ne s’apparente plus à un signe mortifère, mais à une humanité qui persiste, refait surface et jette le trouble sur la nature même du personnage de Bukowski.

1 Voir la définition de l’autofiction, donnée dans la quatrième de couverture de Fils (Serge Doubrovsky, Fils, Paris, Galilée, 1977) : « Autobiographie ? Non, c’est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style. Fiction, d’événements et de faits strictement réels ; si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau. […] Ou encore, autofriction, patiemment onaniste, qui espère maintenant partager son plaisir. »

2 Voir : « mais à mon sens, les années vingt étaient principalement centrées autour de Hemingway / qui sortait de la guerre et commençait à taper à la machine. / c’était si simple, d’une clarté remarquable. » (Charles Bukowski, « The Last generation », War All the Time, Poems 1981-1984, Santa Rosa, Black Sparrow Press, 1984, p. 17. Je traduis.)

3 C’est là le titre de l’un des recueils de nouvelles de Bukowski : Notes of a Dirty Old Man (North Hollywood, Essex House, 1969 [Mémoires d’un vieux dégueulasse, Paris, Les Humanoïdes associés, 1977]), écrites initialement pour la revue hippie de John Bryan, Open City. Ces récits sont publiés hebdomadairement, de 1967 à 1968, dans Open City, puis dans LA Free Press en 1969, après la fermeture de Open City. Notons encore que Bukowski publie en septembre 1969, dans Evergreen, un récit sardonique qui met en scène les prétentions et les déboires de John Bryan, éditeur de la revue Open Pussy [sic !] qui a été contraint de mettre la clef sous la porte (« The Birth, Life and Death of an Underground Newspaper » [« Vie et mort d’un journal underground », Nouveaux contes de la folie ordinaire, Paris, Grasset, 1981, pp. 74-95]). John Bryan appellera désormais son ancien ami : Bullshitski.

4 Nous pensons principalement aux lectures publiques et aux entretiens accordés par Bukowski ; l’esclandre qu’il a provoqué lors de l’émission Apostrophes de Pivot en septembre 1978 constitue un exemple spectaculaire de ses coups d’éclat (ivre, l’écrivain quitte le plateau après quelques minutes). Mais Bukowski cultive également ce personnage de marginal et de rebelle dans son quotidien – voir le compte rendu, dans la biographie de Howard Sounes, d’une soirée chez Ferlinghetti, suite à une lecture publique ; à cette occasion, Bukowski provoque une bagarre générale, démolit le mobilier du poète beat et cherche à assommer sa propre compagne, Linda King, avec une poêle à frire (Howard Sounes, Charles Bukowski. Une vie de fou, Editions du Rocher, 2008, pp. 13-19 [première édition : Charles Bukowski : Locked in the Arms of a Crazy Life, New York, Grove Press, 1998].)

5 Le film de Dominique Derruderre s’ouvre de façon assez convaincante sur des intérieurs petits-bourgeois, en mettant en scène les fantasmes et frustrations de pré-adolescents à travers une imagerie froide et léchée. Pourtant, le film tombe rapidement dans le cliché et l’exagération complaisante (le jeune Bukowski, avec des furoncles d’eczéma de la taille d’une balle de ping-pong, masque son visage de papier toilettes pour que l’élue de son cœur lui accorde une danse). Bukowski, d’après l’un de ses biographes, semble avoir apprécié le film : « […] la première d’un film inspiré par trois nouvelles de Bukowski, Crazy Love (alias Love Is A Dog From Hell), réalisé par le cinéaste belge Dominique Derrudere, eut lieu à Los Angeles en septembre 1987. Hank y assista en compagnie de Linda Lee et de ses nouveaux amis du showbiz : Sean Penn, Madonna, Elliott Gould et son épouse. Bien qu’il n’eût pas collaboré à cette création artisanale, Bukowski en vint à la considérer comme la plus réussie des tentatives d’adaptation de son œuvre. » (Howard Sounes, Charles Bukowski. Une vie de fou, op. cit., p. 291).

6 Lejeune définit l’autobiographie comme un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » (Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p. 14). L’écriture autobiographique repose donc sur un contrat tacite passé entre l’écrivain et son public : « Pour qu’il y ait une autobiographie, il faut que l’auteur passe avec ses lecteurs un pacte, un contrat, qu’il leur raconte sa vie en détail, et rien que sa vie. » (ibid.).

7 Charles Bukowski, Erections, Ejaculations, Exhibitions and General Tales of Ordinary Madness, San Francisco, City Lights Books, 1972 [Contes de la folie ordinaire, Paris, Le Sagittaire, 1977 ; Nouveaux contes de la folie ordinaire, Paris, Le sagittaire, 1978].

8 Voir Charles Bukowski, The Movie : “Barfly”, Santa Rosa, Black Sparrow Press, 1987.

9 Charles Bukowski, « La plus jolie fille de la ville », Contes de la folie ordinaire, Paris, Grasset, 1983, pp. 9-15.

10 Selon Howard Sounes, Ferreri et Gazzara avaient rencontré une actrice afin de tourner une séquence avec un tigre ; celle-ci – protégée par une paroi en verre – était censé entretenir des relations sexuelles avec le félin (voir Howard Sounes, Charles Bukowski. Une vie de fou, op. cit., p. 265). La scène, à laquelle Ferreri renonce en fin de compte, est visiblement inspirée de la nouvelle « Zoo » (Chicago Review, vol. 24, no 3, automne 1972, repris dans Contes de la folie ordinaire, Paris, Garnier-Flammarion, 1983, « Le zoo libéré », pp. 177-190).

11 Bukowski, dans une lettre datée du 6 février 1990, déclare à Luciana Capretti (qui lui avait envoyé une série de questions) : « Je n’ai pas du tout aimé le film tiré des Contes de la folie ordinaire. C’était complètement à côté de la plaque. Je l’ai à peine reconnu comme étant quelque chose tiré de mon œuvre. C’était un ramassis de débilités. » (Voir Seamus Cooney, éd., Charles Bukowski, Correspondance, 1958-1994, Paris, Bernard Grasset, 2005, p. 388 [première édition : Seamus Cooney, éd., Screams from the Balcony, vol. 1, Santa Rosa, Black Sparrow Press, 1993 ; Living on Luck, vol. 2, Santa Rosa, Black Sparrow Press, 1995 ; Reach for the Sun, vol. 3, Santa Rosa, Black Sparrow Press, 1999]).

12 Charles Bukowski, Hollywood, Santa Rosa, Black Sparrow Press, 1989 [Hollywood, Paris, Bernard Grasset, 1991].

13 Lettre de Bukowski à John Martin, 8 février 1987, dans Seamus Cooney (éd.), Charles Bukowski, Correspondance, 1958-1994, op. cit., pp. 355-356.

14 Bukowski, à John Martin, le 29 mars 1987 : « Eh bien, j’ai vu toutes les prises coupées du film et d’une certaine manière ça ne marche pas et c’est en partie de ma faute : d’une certaine façon j’ai consacré trop de temps à faire des suggestions, du genre ‹ nous devrions avoir un personnage dont un autre tombe amoureux… ›, ‹ Nous devrions montrer que cet homme est un écrivain… › Je ne voulais pas l’histoire d’amour ou l’écrivain. Je crois que la seule manière de faire un grand film c’est pour le même homme de l’écrire, de le réaliser, de le produire et peut-être même de jouer dedans, quoique cette dernière chose ne soit pas vraiment nécessaire et trop souvent peu réaliste. Le problème essentiel avec les films c’est qu’il y a trop de gens à bord du navire. […] Et pour finir, dans Barfly, le meilleur est venu de celui qui est arrivé avec les critiques les plus accablantes : Mickey Rourke. […] Je ne sais pas d’où proviennent toutes ces critiques merdiques. Comment se fait-il que dans ce monde, plus un individu est bon, doué, rare, plus on le traînera dans la boue ? » (id., pp. 356-357).

15 Id., p. 357.

16 Cité par Howard Sounes, Charles Bukowski, une vie de fou, op. cit., p. 266. Notons qu’après la première du film, Bukowski s’est fait arrêter par la police, ivre au volant de sa BMW. Ce qui lui a inspiré un poème : « plus tôt dans la soirée / j’avais assisté à la / première / d’un film / qui évoquait la / vie d’un poète / ivre : / moi. alors ceci était / ma critique / de leur / tentative. » (« The star », War All the Time, op. cit.).

17 Cité par Howard Sounes, op. cit., pp. 266-267.

18 Entretien de Howard Sounes avec Ben Gazzara, 21 juin 1997, dans Bukowski, une vie de fou, op. cit., p. 267.

19 Le film a d’ailleurs remporté un certain succès en France, grâce à son aura de scandale : il a fait salle comble à Paris dans les six cinémas qui le distribuaient (voir Howard Sounes, op. cit., p. 267). La grande bouffe de Ferreri (France/Italie, 1973, avec Marcello Mastroianni, Philippe Noiret, Michel Piccoli et Ugo Tognazzi) est encore dans tous les esprits : critique acerbe de la société de consommation, le film avait été hué au festival de Cannes et controversé lors de sa sortie. A l’occasion de sa présentation à Cannes, Philippe Noiret rétorquait aux critiques hostiles : « Nous tendions un miroir aux gens et ils n’ont pas aimé se voir dedans. C’est révélateur d’une grande connerie. ».

20 Antonin Artaud, au début du XXe siècle, représente l’archétype de l’artiste maudit : interné, traité aux électrochocs, ayant goûté au peyotl et à l’opium, il est l’auteur de livres qui exaltent l’anarchie, le « théâtre de la cruauté », une « parole soufflée » et un « impouvoir » à écrire. Il a lui-même théorisé cette figure à travers son essai Van Gogh, ou le suicidé de la société (Paris, K Editeur, 1947).

21 Enzo Traverso, « Bohème, exil et révolution. Notes sur Marx et Benjamin », dans Jean-Marc Lachaud (éd.), Art, culture et politique, Paris, PUF, 1999, p. 9.

22 Id., p. 10.

23 Helmut Kreuzer, Die Boheme. Beitrag zu ihrer Beschreibung, Stuttgart, J. B. Metzler, 1968.

24 Howard Sounes, op. cit., p. 266.

25 Charles Bukowski, « Rape ! Rape ! » [« Au viol ! Au viol ! », Nouveaux contes de la folie ordinaire, op. cit., pp. 65-71].

26 Charles Bukowski, « Aftermath of a Lenghty Rejection Slip », Story, mars-avril 1944. La nouvelle, qui met en scène les refus auxquels se heurte Bukowski dans sa quête de lieux de publication, paraît dans les pages de curiosité de la revue Story. Bukowski, désillusionné, nourrira un ressentiment durable à l’égard de Whit Burnett, à qui il ne proposera plus aucun texte.

27 Il s’agit du poème « 20 Tanks from Kaseldown », à propos d’un condamné à mort qui attend son exécution. Bukowski, qui entreprend déjà de se forger une réputation d’auteur « ouvrier », publie en regard de son poème la notice biographique suivante : « Je ponce au papier de verre, mastique, emballe des cadres de tableaux dans un entrepôt. Ce n’est pas aussi bizarre que ça paraît, mais presque. » (cité par Howard Sounes, op. cit., p. 49).

28 Il s’agit de Flower, Fist and Bestial Wail (Californie, Eureka, 1962), un livret de 28 pages, tiré à 200 exemplaires.

29 Voir Longshot Pomes for Broke Players (New York, Seven Poets Press, 1962) et Run with the Hunted (Chicago, Midwest Press, 1962). Dans Longshot Pomes for Broke Players, Bukowski introduit le personnage de Hank, féru de prostitués, de courses de chevaux et de musique classique.

30 Voir The Outsider, no 1, automne 1961. Les poèmes de Bukowski sont écrits dans un style dépouillé, à l’image de « old man, dead in a room », que l’auteur pensait utiliser comme sa propre épitaphe : « et comme mes mains grises / lâchent un dernier stylo désespéré / dans une chambre minable / ils me trouveront là / et ne sauront jamais mon nom / ma signification / ni le trésor / de mon évasion ».

31 Charles Bukowski, It Catches My Heart in Its Hands. New and Selected Poems, 1955-1963, New Orleans, Loujon Press (Gypsy Lou Series, no 1), 1963.

32 John William Corrington, « Preface », dans Charles Bukowski, It Catches My Heart in Its Hands, op. cit.

33 Dans ces poèmes, Bukowski multiplie les provocations. « An empire of coins », par exemple, s’achève sur un ton très prosaïque : « le serveur vint en souriant avec sa bouche humide / mais je l’envoyai aussitôt me chercher / deux putains / de verre. ».

34 Jon et Louise Webb publient un nouveau recueil de poèmes aux éditions Loujon Press en 1965 : Crucifix in a Deathhand.

35 Charles Bukowski, Confessions of a Man Insane Enough to Live with Beasts, Bensenville, Mimeo Press, 1965.

36 John Martin a publié de nombreuses plaquettes de poèmes de Bukowski : six recueils en 1966, deux recueils en 1967 et un recueil en 1968. Lawrence Ferlinghetti, au sujet de la composition poétique de Bukowski : « La poésie de Bukowski, c’est essentiellement des histoires, tout comme sa prose. Quand il écrivait des poèmes, c’est juste qu’il n’avait pas poussé le chariot de la machine à écrire jusqu’au bout de la ligne. Ça dépendait de sa gueule de bois quand il commençait à taper. » (Cité par Howard Sounes, op. cit., p. 120).

37 Charles Bukowski, The Days Run Away Like Wild Horses Over the Hills, Santa Rosa, Black Sparrow Press, 1969 [Les jours s’en vont comme des chevaux sauvages dans les collines, Monaco, Editions du Rocher, 2008].

38 En mai 1970, il prononce une lecture à l’université de Californie ; il enchaîne avec une intervention au Nouveau-Mexique, puis avec une autre session au Bellevue College Community, à Washington.

39 Charles Bukowski, Post Office, Santa Rosa, Black Sparrow Press, 1970 [Le postier, Paris, Grasset, 2002].

40 Bukowski emprunte à Fante l’idée de diviser le roman en courts chapitres et sous-chapitres, certaines sections ne dépassant pas la demi-page : « Je voulais du rythme, un style vivace qui ne s’étirerait jamais en longueur et permettrait au lecteur de rester attentif à ce que j’avais à lui dire. » (Seamus Cooney, éd., Charles Bukowski, Correspondance, 1958-1994, op. cit., p. 150).

41 Charles Bukowski, Women, Santa Rosa, Black Sparrow Press, 1978.

42 Sur la couverture de Laugh Literary and Man the Humping Guns (Cherkovski a persuadé Bukowski de renoncer au trop insultant « Fucking Guns »), Bukowski imprime le manifeste suivant : « Par dégoût de la poésie de Chicago, de ces boulettes de viande hachée ennuyeuses et sans danger, les Creeley, Olson, Dickey, Merwin, Nemerov et autres Meredith – voici le premier numéro du premier volume. » Bukowski conçoit donc sa revue comme une alternative à la poésie des écrivains associés au Black Mountain College (il critique virulemment et avec constance Robert Creeley).

43 En première page de Earth Rose s’inscrit le titre « Merde à la haine », suivi de ce commentaire : « En vertu de quoi, nous, créateurs sains d’esprits, vous déclarons par la présente, à vous autres, nantis : ON VOUS LA MET DANS LA BOUCHE. ON A ASSEZ SOUPE DE VOS CONNERIES. ».

44 Dans une lettre à Steve Richmond, datée du 2 février 1966, Bukowski écrit : « LSD, ouais, la grande parade – tout le monde s’y met maintenant. Prends du LSD et tu seras un poète, un intellectuel. Quelle bande de malades. Je suis en train de monter une mitraillette dans mon placard pour en descendre le plus possible avant qu’ils me fassent la peau. » (cité par Howard Sounes, op. cit., p. 121).

45 Lettre de Charles Bukowski à William Packard, 3 décembre 1988, dans Seamus Cooney (éd.), Charles Bukowski, Correspondance, 1958-1994, op. cit., p. 370.

46 Charles Bukowski, « Style », Mockingbird Wish Me Luck, Santa Rosa, Black Sparrow Press, 1972, p. 156.

47 Je cite les sous-titres du DVD de Ferreri : Conte de la folie ordinaire, Les Grands Classiques du Cinéma Italien, 2008.

48 Voir Jean-Paul Sartre, Saint-Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952.

49 Charles Bukowski, « Christ with Barbecue Sauce » [« Cons comme le Christ », Contes de la folie ordinaire, op. cit., pp. 145-155].

50 Charles Bukowski, « Rape ! Rape ! », op. cit.

51 Slavoj Zizek, Lacrimae rerum. Essais sur Kieslowski, Hitchcock, Tarkovski et Lynch, Paris, Editions Amsterdam, 2005, pp. 232-233.

52 Serking, se trompant de porte, tombe nez à nez avec une femme âgée et enveloppée, qui redoute l’expulsion hors de son domicile ; Serking lui donne quelques dollars, la femme l’embrasse et lui propose de revenir quand bon lui semble. Après sa libération, la jeune femme blonde ayant retiré sa plainte, Serking se rend sur les lieux de son délit. Mais cette fois, il se dirige délibérément chez la femme à l’embonpoint, lui racontant les fantasmes d’invagination d’un de ses amis : rentrer, tête la première, dans le sexe d’une femme. Cet acte d’inversion de la naissance, de l’expulsion, est alors rejoué par Serking.

53 « Dans les romans de Masoch, tout culmine dans le suspens. Il n’est pas exagéré de dire que c’est Masoch qui introduit dans le roman l’art du suspens comme ressort romanesque à l’état pur : non seulement parce que les rites masochistes de supplice et de souffrance impliquent de véritables suspensions physiques (le héros est accroché, crucifié, suspendu). Mais parce que la femme-bourreau prend des poses figées qui l’identifient à une statue, à un portrait ou à une photo. Parce qu’elle suspend le geste d’abattre le fouet ou d’entrouvrir ses fourrures. » (Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Minuit, 1967, p. 31.)

54 Charles Bukowski, « The Sun Wields Mercy », Epos, vol. 12, no 2, 1960, p. 6, repris dans It Catches My Heart In Its Hands, op. cit.

55 Ibid.

56 Le documentaire vidéo de Barbet Schroeder est subdivisé en 52 entretiens, totalisant une durée de quatre heures.

57 Voir Mikhaïl Bakhtine, François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1982.

58 Bukowski se battait dans l’arrière-cour du Seven G’s avec le barman Franck McGilligan.

59 Bukowski se souvient en ces termes de la scène où il apparaît : « J’avais un petit rôle dans le film. Dans l’une des scènes, je jouais un pilier de bar. […] Ils ont presque tout coupé. […] C’est la scène où Jack rencontre Francine pour la première fois. Nous trois, on est juste censés être là, comme les habitués que nous sommes. Mais une fois la caméra en action, je n’ai pas pu me retenir. J’ai pris une bonne gorgée de bière fraîche, je l’ai fait rouler dans ma bouche et je l’ai expédiée droit dans la bouteille, un jet de près de vingt centimètres. Un excellent tour. […] En tout cas, ces images avaient fini sur le sol de la salle de montage. – Ecoute, Jon, dis-je, pourquoi tu ne remets pas cette scène ? – Impossible. Tout le monde demanderait : c’est qui ce mec ? Quand on est un figurant, on n’improvise pas. » (Charles Bukowski, Hollywood, op. cit., p. 224).

60 Lettre à Jon Webb, le 15 octobre 1962, dans Seamus Cooney (éd.), Charles Bukowski, Correspondance, 1958-1994, op. cit., p. 32.

61 Le tournage de Barfly a duré 34 jours, de février à mars 1987 (voir Neeli Cherkovski, Hank : la vie de Charles Bukowski, Paris, Bernard Grasset, 1993, p. 346 [Hank : the Life of Charles Bukowski, New York, Random House, 1991]). En 1979, Bukowski a signé un contrat avec Schroeder, s’engageant à écrire un scénario original. Schroeder obtient le soutien du groupe Cannon, qui tente par la suite de se désengager de la production, étant au bord de la faillite (Schroeder menace alors de se couper les doigts avec une scie électrique, dans les bureaux du producteur). Le financement du film, qui bénéficie finalement du concours de Fred Roos et de Francis Ford Coppola, est relativement modeste (Schroeder considérant Barfly comme un « film d’auteur »).

62 Voir Jean-Pierre Verheggen, Artaud Rimbur, Paris, La Différence, 1990.