Alain Boillat

Éditorial

La question de l’adaptation cinématographique, dont le traitement connaît un développement important en raison de l’intérêt manifesté à son égard par les milieux éducatifs, a donné lieu à une littérature abondante. Celle-ci tend le plus souvent à se focaliser sur des aspects quelque peu rabâchés, envisagés soit dans la filiation de la sémiologie, soit dans le cadre de l’esthétique, l’une et l’autre démarches visant in fine à discuter la notion de « fidélité » à l’œuvre originale ou les possibilités d’exploitation des spécificités du médium cinématographique. Afin d’offrir un regard renouvelé sur cette problématique, le présent dossier prend pour objet, à travers cinq articles dont on trouvera un résumé en fin de numéro, un cas de figure particulier où les enjeux de la « transsémiotisation » (le passage du langage écrit à un signifiant audiovisuel) se formulent d’une façon singulière mais emblématique de nombreux procédés induits par tout phénomène d’adaptation : il s’agit de films qui procèdent à une mise en abyme en mêlant la biographie d’un auteur avec le monde issu des œuvres romanesques ou poétiques de ce dernier.

L’examen de telles productions cinématographiques permet d’aborder d’une manière inédite la question de la représentation de l’écrivain au cinéma – chaque film formulant à sa manière un certain imaginaire associé à une œuvre, un auteur ou un courant littéraire, et témoignant d’une opinion dominante à son propos1 –et de problématiser la « circulation » d’une œuvre littéraire (genèse, réception). L’essai liminaire du dossier, qui fait office d’introduction générale, propose d’inscrire l’étude de ce corpus – élargi dans une perspective théorique aux « biofictions » et aux films dont l’intrigue met en je(u) la présence du verbe – dans une réflexion plus large sur le statut paradoxal de l’écrit au cinéma : celui-ci est à la fois exacerbé dans des récits centrés sur la figure d’un écrivain et occulté en raison de la transposition de l’œuvre écrite en monde(s). La matérialité du texte, l’acte d’écriture et la lecture s’avérant difficiles à représenter (du moins in extenso) dans le cinéma dominant axé sur l’image et l’action – ce n’est pas un hasard si la plupart des écrivains figurés au cinéma sont en panne d’inspiration, ce motif permettant de motiver sur le plan diégétique le rejet de l’écrit –, les films recourent à diverses stratégies narratives et à certains procédés formels (examinés tour à tour dans l’article) destinés à ne dessiner qu’en creux la présence physique du texte scriptural. A cet égard, les films qui, comme Kafka (Steven Soderbergh, USA, 1991) ou Naked Lunch (David Cronenberg, USA, 1991), « projettent » l’écrivain dans l’univers qu’il a créé résolvent ce paradoxe (ou le portent à son paroxysme) dans la mesure où cette démarche occasionne une incarnation de l’écrit dans un personnage : le verbe se fait chair, se matérialise sous une forme plus apte à satisfaire les attentes perceptives du spectateur. Média de masse, le cinéma s’approprie la littérature tout en l’évinçant.

À travers des études de cas qui actualisent la référence à des écrivains célèbres, les contributions du dossier examinent les diverses facettes de l’imaginaire déployé par les cinéastes autour de ces figures de la culture légitimée. François Bovier se penche dans ce contexte sur trois films adaptés de récits de Henry Charles Bukowski présentant une dimension fortement autobiographique (voire « autofictionnelle »), et montre comment les réalisateurs (Marco Ferreri, Barbet Schroeder et -Dominique Derruderre) reconduisent (voire exacerbent) le topos de l’artiste maudit déjà véhiculé par les écrits pour « éternels adolescents » de cet auteur souvent assimilé (à tort) à la Beat Generation. Transposé en personnage d’un récit de fiction, le Bukowski de ces films peut être davantage considéré comme le fantasme de la génération hippie que comme un reflet du parcours « réel » de l’auteur, sur lequel Bovier revient de façon documentée afin de saisir le fonctionnement même de sa mythification, puis de son incarnation au cinéma (notamment sous les traits de Mickey Rourke).

Rachel Noël s’attache quant à elle à la façon dont The Hours de Stephen Daldry (USA, 2002) fait le portrait de la romancière anglaise Virginia Woolf. Ce film adapté du roman homonyme de Michael Cunningham intrique en une concrétisation visuelle du « flux de conscience » woolfien une série de fragments de la vie de l’écrivaine. Il construit ainsi un écheveau de pistes parallèles où interagissent plusieurs niveaux de temporalité, et où certains motifs et personnages appartenant aux fictions littéraires de Woolf (en particulier Mrs Dalloway) sont insérés. Dans l’analyse des jeux de miroirs et de déformations que propose le film, l’article privilégie la représentation de la femme en tant que créatrice, dévoilant et sondant l’ambivalence d’une association – « filée » à travers tout le film – de l’écrivaine au personnage shakespearien et suicidaire d’Ophélie, archétype de l’époque victorienne dont les réactualisations sont emblématiques d’un imaginaire social qui, en fait, se situe aux antipodes des conceptions modernistes et féministes prônées par l’écrivaine.

Le récent opus de Terry Gilliam, Les frères Grimm (Brothers Grimm, USA, 2005), témoigne, dans le cadre d’un biopic qui fait la part belle à la fictionnalisation, d’un irrespect encore bien supérieur aux auteurs auxquels il se réfère. Ainsi que le montre Cyrille François, le scénariste Ehren Kruger, soucieux d’adapter son discours au public états-unien et d’offrir des personnages qui soient aussi des hommes d’action, projette les écrivains allemands Jacob et Wilhelm Grimm dans le monde merveilleux de leurs contes, qu’il mêle en un grand maelström citationnel avec d’autres récits populaires anglo-saxons et tend à transposer dans un genre en vogue à Hollywood : le fantastique. La représentation du merveilleux s’appuie dès lors plus sur certains stéréotypes résultant de la réception des textes que sur une lecture fidèle de ces derniers.

Dans l’article qui clôt ce dossier, Valentine Robert s’interroge sur la mise en film récente (France/USA, 2007) par Julian Schnabel du processus d’écriture de l’autobiographie de Bauby, Le scaphandre et le papillon. Il s’agit là d’un cas fort singulier où l’acte créateur passe exclusivement par l’œil, l’écrivain atteint de locked-in syndrome ayant dû s’exprimer par clignements oculaires. L’usage systématique de la caméra subjective dans les séquences consacrées à la naissance du texte a des incidences sur le positionnement du spectateur qui retrouve, transposés sur le plan perceptif, certains effets produits par l’écriture de Bauby sur son lecteur. Ce film constitue un exemple « parlant » (notamment en un monologue intérieur over) de la possible appropriation cinématographique d’un texte sous une forme à la fois littérale et « audiovisualisée ».

La rubrique suisse permet quant à elle de prolonger certaines réflexions me-nées dans le dossier via l’évocation de films qui, contrairement aux « biofictions » qui optent pour l’oralisation du texte ou sa transformation en images, accordent une place importante aux manifestations écrites du verbe. Alain Freudiger traite du film collectif Züri brännt (CH, 1989), un métrage poétique et contestataire tourné dans des conditions « amateurs » lors de la révolte de la jeunesse zurichoise en 1980, dans lequel la dénonciation passe également par le recours à des slogans écrits. Roland Cosandey signe quant à lui une recension consacrée à une parution récente (« Stellen wir diese Waffe in unseren Dienst ». Film und Arbeiterbewegung in der Schweiz) portant sur les films de propagande réalisés dans le cadre de mouvements ouvriers en Suisse, en particulier durant les années 1930-1940. L’analyse critique qu’il livre de cet opus lui permet de discuter certains enjeux méthodologiques essentiels de la recherche sur des documentaires produits dans un tel cadre institutionnel ; il pointe notamment les critères d’appréciation esthétique des auteurs de l’ouvrage (et la prédominance même de ceux-ci), qui reposent sur un modèle où le « langage cinématographique » est réduit à l’image seule, les mentions écrites n’étant pas considérées comme une composante digne d’intérêt.

Deux autres textes portent sur des réalisations helvétiques contemporaines : l’article de Faye Corthésy envisage le film Traders (CH, 2009) de Jean-Stéphane Bron à l’aune de son contexte de production et de diffusion, et montre comment ce film de commande, s’affranchissant à certains égards des codes du reportage télévisé, fait écho au reste de la filmographie du cinéaste suisse romand dont l’auteurisation s’est encore accrue récemment avec la sortie de Cleveland vs Wall Street (CH, 2010).

Enfin, la retranscription des discussions menées lors d’une table ronde qui s’est déroulée aux dernières Journées de Soleure nous permet de donner la parole à des critiques de cinéma français qui s’expriment sur quatre films suisses de la cuvée 2009 dont la projection soleuroise a été passablement remarquée : Cœur animal (Séverine Cornamusaz) – film auquel fut décerné deux « Quartz 2010 » (prix du meilleur film de fiction, prix de la meilleure interprétation masculine pour Antonio Buil) –, Verso (Xavier Ruiz), Face au juge (Pierre-François Sauter) et La guerre est finie (Mitko Panov). Ce texte documente ainsi l’une des activités de la manifestation soleuroise (intitulée « Film Club ») ainsi que la teneur des débats suscités par ces récentes réalisations.

1 Lorsqu’elle évoque le public visé par le film L’amant (Jean-Jacques Annaud, France/GB, 1992) dans le générique duquel « Duras n’est réintroduite dans un jeu paradoxal de valorisation que pour être mieux écartée », Annie -Mottet note très justement que ce qui « compte pour celui qui adapte, [c’est] moins l’écrivain par lui-même que la représentation qu’il suppose que le public en a » (Annie -Mottet, « ‹ Un film de… inspiré de… › : la figure de l’écrivain dans les génériques de film », dans Francis Vanoye (éd.), Cinéma et littérature, Paris, Université de Paris X, 1999, pp. 11-12).