François Bovier, Cédric Fluckiger

Le langage de l’action politique dans La Commune (Paris, 1871) de Peter Watkins : « selmaire » et utopie

La Commune (Paris, 1871), tourné dans les locaux de la Parole errante d’Armand Gatti avec plus de 250 acteurs non professionnels, met en scène les gestes insurrectionnels des Communards et leur prise de parole, qui se caractérise par son ouverture et sa multiplicité. Cet article analyse la confusion entre passé et présent, personnage et personne, à travers la notion de « langage de l’action » théorisée par Hannah Arendt et la pratique du « selmaire » telle que Gatti l’a définie vis-à-vis de ses pièces de théâtre et de ses vidéos militantes.

La Commune (Paris, 1871) (1999)1, dernière réalisation en date de Peter Watkins, renoue avec la pratique de la reconstitution historique, déjà au centre de Culloden (1964), production financée et diffusée par la BBC. Ce premier long métrage, réalisé en 16mm avec le concours de l’historien John Prebble2, rejoue face à la caméra la bataille de Culloden et le massacre des Highlanders qui ont eu lieu le 16 avril 1746, mettant en évidence une homologie de structure entre l’entreprise de « pacification » entreprise par le duc de Cumberland en Ecosse et la politique d’intervention américaine au Vietnam3. La Commune repose sur un processus analogue de recherche historique et de réactualisation critique d’un événement qui constitue un tournant dans l’Histoire : Watkins fait appel à une équipe d’historiens pour l’écriture du scénario de La Commune, puis invite les acteurs à poursuivre les recherches en vue de composer leur rôle. Le scénario s’apparente ainsi à la documentation d’un événement historique, et le tournage à sa remise en jeu dans un cadre socio-politique contemporain :

« Notre travail nécessita une étude aussi large que détaillée d’une multitude d’aspects de la Commune et de cette période de l’histoire de France : personnalités de la Commune et du gouvernement versaillais ; débats à l’Hôtel de Ville et à l’Assemblée Nationale ; rôle des femmes, de l’Eglise catholique et de son système éducatif ; problèmes sanitaires, d’eau potable et d’éclairage ; uniformes militaires de l’époque ; musique et chansons populaires… A une étape plus avancée de ces recherches, les acteurs constituèrent différents groupes en fonction de leurs rôles (l’Union des Femmes, les bourgeois opposés à la Commune, les soldats de la Garde Nationale, les officiers et les soldats de l’armée versaillaise, les élus de la Commune…), pour débattre de l’histoire des personnages qu’ils interprétaient, et pour réfléchir aux liens existant entre les événements de la Commune et la société contemporaine. »4

Autant le souligner d’emblée, La Commune participe à une pensée authentiquement utopiste, à l’opposé de la logique dystopique qui traverse Culloden et plus généralement les reportages de « politique-fiction » de Watkins, l’épisode insurrectionnel de la Commune étant envisagé comme un modèle dont les résonances sont encore présentes. Aussi l’espace de parole ouvert et démocratique qui s’est déployé en 1871 est-il investi par les participants au tournage du film comme le signe avant-coureur d’une société plus équitable.

La Commune, en mettant en jeu un dispositif performatif qui repose sur le travail collectif d’acteurs non professionnels, se constitue en une scène d’expérimentation où des gestes insurrectionnels et un langage de l’action politique se déploient à travers un espace conflictuel. En reprenant les propos de Hannah Arendt5, nous pourrions soutenir qu’« être libre et agir ne font qu’un » dans La Commune – en tout cas, c’est bien à la mise en jeu d’une parole de l’action politique, incarnée à travers les postures corporelles de la révolte, de l’insoumission et de l’exaltation, à laquelle assiste le spectateur. La spécificité de l’espace scénique de La Commune peut être circonscrite à travers la réflexion d’Arendt sur l’indissociabilité de la parole et de l’action dans le domaine public. L’acteur, dans La Commune, apparaît à la fois comme un « faiseur d’actes » et un « diseur de paroles », c’est-à-dire comme un être d’action :

« Le fait que l’homme est capable d’action signifie que de sa part on peut s’attendre à l’inattendu, qu’il est en mesure d’accomplir ce qui est infiniment improbable. […] la parole […] est l’actualisation de la condition humaine de pluralité, qui est de vivre en être distinct et unique parmi des égaux. […] En tout cas, sans l’accompagnement du langage, l’action ne perdrait pas seulement son caractère révélatoire, elle perdrait aussi son sujet, pour ainsi dire […]. L’action muette ne serait plus action parce qu’il n’y aurait plus d’acteur, et l’acteur, le faiseur d’actes, n’est possible que s’il est en même temps diseur de paroles. »6

Les acteurs non professionnels dirigés par Watkins font l’expérience du pouvoir du langage et de l’action, en tant qu’« actualisation de la condition humaine de pluralité ». Mais conformément à la dimension éminemment politique de La Commune, la parole de l’action s’origine ici au sein des Conseils ouvriers, les acteurs rapportant l’événement historique de la Commune de Paris à leur propre condition sociale. Ce mouvement d’« accompagnement du langage » au centre du processus révolutionnaire est exemplairement mis en scène à travers un plan-séquence longuement tenu, l’opérateur filmant sur trépied un groupe de femmes assises autour d’une table, avant de resserrer le cadre sur les locutrices qui prennent tour à tour la parole. L’enjeu de la discussion est de définir la fonction et les finalités de l’Union des femmes, que la première interlocutrice présente comme un organisme qui contribue à la défense de Paris, notamment à travers la mobilisation d’ambulances, et à l’avènement de la révolution sociale, raison d’être de la Commune. Cinq femmes échangent leurs points de vue, soulignant la nécessité de créer des coopératives autogérées, d’obtenir un salaire égal entre hommes et femmes, mais aussi d’avoir accès à la culture et à l’expression artistique. Ce dialogue évoque la condition de la femme à la fin du XIXe siècle en France, et plus particulièrement les revendications historiquement rattachées à la Commune. Watkins ancre cependant la séquence suivante, cadrée à travers la même valeur axiale et échelle de plan, dans la contemporanéité du tournage, les actrices dénonçant l’identification de l’individu au travail et la réduction de la personne à une fonction sociale, l’une d’entre elles évoquant sa propre situation de chômeuse de longue durée, pour mieux critiquer le cantonnement des femmes à la sphère domestique.

L’action, telle qu’elle est mise en scène dans le film, repose sur une prise de parole ouverte et démocratique au sein du domaine public. Néanmoins, pour reconstituer l’autre versant de la logique de La Commune, ce ne sont pas tant les réflexions d’Arendt sur le langage de l’action que les happenings du Living Theater7 qu’il faudrait évoquer, ici ramenés à la dimension d’une performance qui se déroule dans les décors reconstitués des quartiers pauvres de Paris, en 1871.

La médiatisation de la parole de l’action

Le projet de Watkins dans La Commune peut être décrit comme une dramaturgie de l’action politique, à partir d’une communauté de personnes qui font l’épreuve d’une aire libre de langage. Plus concrètement, il s’agit de rassembler plus de 200 acteurs non professionnels en costumes dans le local de répétition de la Parole errante8 transformé en ville de Paris insurgée, pour un tournage en de longs plans-séquences. L’opérateur, caméra 16mm à l’épaule, dresse le portrait d’ouvriers, d’artisans, d’institutrices, mais aussi de bourgeois (la mise en scène d’une bourgeoise habitant le XIe arrondissement emprunte explicitement les codes de la fiction) ; il fixe sur la pellicule les prises de parole des communards et le quotidien du peuple parisien mis en scène par Watkins. Plusieurs régimes de représentation coexistent dans La Commune, le film alternant entre des entretiens avec les protagonistes de la Commune ou des soldats de la Garde nationale, la reconstitution des combats sur les barricades et les prises de position contemporaines des acteurs. Une série de portraits d’ouvriers, d’artisans et de petits patrons est cadrée le plus souvent sur trépied, les acteurs s’adressant à la caméra. Des plans-séquences fixes restituent les discussions des communards, des soldats insurgés et des représentantes de l’Union des femmes, composant des portraits de groupe9. D’autres plans-séquences, sans cesse en mouvement, restituent les affrontements dans le cours de leur action. Deux instances de médiatisation sont encore anachroniquement mises en scène : une équipe de la Télévision Communale, qui multiplie les entretiens par le biais de deux présentateurs, micros à la main (Aurélia Petit et Gérard Watkins, qui captent le son en direct) ; et les informations de la Télévision Nationale Versaillaise (mises à distance, cadrées à travers le format du petit écran ou diffusées par le biais d’un poste TV). Enfin, des cartons sont intercalés aux plans qui parfois se figent (les arrêts sur image soulignant la composition du cadre ou suspendant le temps). Les intertitres délivrent des informations historiques, donnent à lire les questions posées lors des entretiens, ou encore soulignent les parallélismes avec la situation contemporaine, notamment en faisant part des réflexions de Watkins sur l’industrie des mass media.

Certains plans, plus descriptifs, exhibent les décors et le dispositif de tournage du film. C’est le cas de la séquence d’ouverture du film, qui peut être mise en regard avec une scène autoréflexive qui intervient bien plus tard. En son direct, l’extérieur du studio est cadré en plan large ; l’opérateur amorce un travelling avant, entre dans le studio, découvre l’équipe technique (le réalisateur, son assistant, un preneur de son et la régie) et, enfin, les deux présentateurs de la Télévision Communale qui semblent attendre l’arrivée de la caméra. Celle-ci s’immobilise, tandis que les présentateurs, cadrés en plan moyen, déclinent leur identité dans le film et hors scène, avant de désigner les locaux de la Parole errante, où le film a été tourné. Dans la continuité du plan qui n’a pas encore été interrompu, la caméra dépasse les acteurs et reprend son travelling avant, pour nous présenter l’espace du studio de la Parole errante, où les acteurs ont travaillé pendant trois semaines, ainsi que le précise une voix over masculine qui intervient ponctuellement. L’opérateur déambule ensuite dans l’espace, donne à voir le studio en désordre après le tournage, tandis qu’une femme commente en voix over les événements qui y ont pris place (le spectateur apprend que le commentaire, explicitement désigné comme émanant du hors-champ, a été rédigé trois semaines après le tournage). Un plan intercalé survient, pour nous présenter l’intérieur des décors du Mont-de-Piété. Le plan-séquence repart ensuite du point où il a été interrompu (un canon, symbole de l’insurrection, puis de sa répression), pour découvrir l’espace ouvert où le peloton d’exécution a décimé les insurgés, avant de s’arrêter sur l’atelier d’armurerie. En amorce et en voix over, le grand-père Thibaudiet se présente avant d’apparaître à l’écran, premier portrait d’une série de personnages. Le spectateur, en s’identifiant au point de vue de l’opérateur, assiste à une mise en abyme du dispositif de tournage du film, tout en éprouvant pour la première fois la temporalité constitutive du plan-séquence qui se manifeste cette fois à travers une caméra extrêmement mobile.

A ce mouvement d’exhibition des conditions de tournage répond, plus tard dans le film, une scène d’entretien de groupe, qui fait retour sur le travail collectif des acteurs, du point de vue des protagonistes eux-mêmes. A travers un face à face entre les actrices de l’Union des femmes d’une part, l’opérateur et le réalisateur de La Commune d’autre part, les règles du jeu du film sont discutées et évaluées. Cadré en plan d’ensemble, un groupe de femmes assises dans le décor des barricades revient sur le processus de tournage du film et leur difficulté à trouver leur place en tant que comédiennes, reflétant ainsi la situation des ouvrières et des militantes pendant la Commune. Les rapports de force qui peuvent être induits par une situation d’entretien sont ici inversés : ce sont le point de vue de l’opérateur et la place du cinéaste qui sont mis en cause, à l’occasion de ce vis-à-vis. Après une coupe franche, la séquence se resserre sur le visage d’une femme qui justifie leur décision de tourner cette séquence en l’absence d’hommes ; à la faveur de ce deuxième entretien s’expriment des revendications féministes contemporaines. Le troisième entretien est introduit par une voix en amorce, en l’absence de toute image ; les femmes qui s’expriment tour à tour, cadrées en plan rapproché, explicitent le processus de réalisation du film, cette expérience collective porteuse d’espoir d’après elles, mais qu’il faut encore diffuser pour qu’elle existe publiquement. Trois cartons interrompent alors ces échanges de paroles (pour inscrire une critique de l’industrie cinématographique américaine, imputable à Watkins, ainsi qu’une citation de Gandhi). Les deux derniers entretiens, introduits par une voix en amorce et reproduisant la même valeur axiale et d’échelle de plan, sont centrés sur la situation politique et sociale contemporaines (affrontement avec les CRS, cause des sans-papiers, multiculturalisme et entrée dans le militantisme). Cette séquence représente une inversion, assez rare pour être relevée, de l’instance d’énonciation du film (ou de « l’effet-auteur »), sous la poussée du point de vue des interprètes qui s’expriment à travers une voix plurielle et publique (ici spécifiée comme féminine, subjective et ouvrière).

De manière plus générale, le film opère un glissement progressif entre la mise en scène des événements de la Commune et une réflexion critique sur la fonction des médias, en opposant une Télévision Communale à une Télévision Nationale Versaillaise, c’est-à-dire l’organe du peuple à l’organe du pouvoir10. La première est duelle, mobile, dialogique, polycentrée, énoncée par une voix masculine et une voix féminine qui donnent la parole au peuple, suivant un principe de non-intervention ; la seconde est figée, statique, monologique, centrée unilatéralement, autoritaire, pour tout dire caricaturale, portée par la voix du présentateur et de spécialistes autorisés. Dans le système de pensée de Watkins, la Télévision Nationale Versaillaise correspond aux mass media qui se conforment à une « Monoforme »11 ; mais dans le dispositif du film, elle mime ou pastiche le point de vue de la télévision publique à travers une dynamique carnavalesque12, la voix monolithique du présentateur stigmatisant l’énonciation sentencieuse, le caractère orienté du point de vue et les déformations des faits caractéristiques des journaux télévisés13. Pourtant, le dispositif de tournage de la Télévision Versaillaise ne diffère pas radicalement de celui de la Télévision Communale ; ce sont l’implication des « reporters » et le choix des personnes interviewées qui font toute la différence. Ainsi, sur le terrain, la Télévision Versaillaise interroge les officiers de l’armée régulière de Thiers venus récupérer les canons tombés entre les mains des insurgés ; si le « reporter » peut ponctuellement interroger de jeunes recrues qui font part de leur absence de motivation, il n’en redirige pas moins aussitôt son entretien auprès d’officiers. Et de fait, dès que les affrontements de classe éclatent, la télévision au service du pouvoir commente les événements de l’extérieur. Ce désengagement est manifeste lorsque le journaliste de la Télévision Versaillaise conduit des interviews dans le XIe arrondissement ; se déplaçant au sein de la foule, il se fait prendre à partie (une ouvrière le prévient : qu’il vienne dans les quartiers pauvres, Thiers !) ; il interroge l’attaché du ministre des Etats-Unis, des bourgeoises et des patronnes, et renonce à « comprendre ce qui se passe à Paris » quand il se fait haranguer par la foule et incriminer en tant que « télévision bourgeoise ». Suite à ce retrait et à cette démission, la décision est prise, au sein même de la cohue, de mettre en place une « télévision pour le peuple », pensée sur le modèle de l’agora.

La Télévision Communale constitue un média alternatif, qui repose sur l’écoute et le recueil de la parole d’autrui. Mobile et légère, elle évolue entre le mode de la prise sur le vif d’événements et le micro-trottoir, l’unité du plan-séquence s’ouvrant à l’aléa et à la surprise14. La première émission est présentée « en direct » à travers un dispositif qui n’est pas sans affinités avec la séquence d’ouverture du film. En plan américain, se détachant d’une foule à l’arrière-plan, Gérard Watkins (se présentant comme le citoyen Gérard Bourlet) et Aurélia Petit (la citoyenne Blanche Capelier), micros à la main, inaugurent la première émission de la Télévision Communale, auprès d’un personnage qui incarne le dénommé Joachim Rivière, journaliste fictif au Père Duchêne (en fait, Joachim Gatti). La caméra se rapproche des acteurs, les extrayant hors de la foule, tandis que les deux reporters exposent leur programme télévisuel, après s’être adressés au journaliste de la presse écrite (« Donc, vous êtes fictif ? Complètement fictif ; si je suis présent dans ce film, c’est pour témoigner de l’importance de la presse écrite dans le processus révolutionnaire de la Commune »). La confusion entre personnage et personne, œuvre de fiction et fait historique, qui est ici mise en scène a pour effet de déconstruire la représentation. La fonction idéologique de la médiatisation fait l’objet d’une interrogation, quand bien même celle-ci serait-elle mise au service du peuple. Lors de la première interview, une même question (« De quoi avez-vous besoin ? ») est adressée à différentes personnes (un soldat de la Garde nationale, une cuisinière qui s’est fait licencier, une militante de l’Union des femmes, des institutrices, etc.). Chaque entretien esquisse un parcours de vie singulier, suivant un dispositif de captation de la parole d’autrui, sans volonté de direction des propos. Mais nous pouvons douter de l’efficacité de l’immédiateté de la Télévision Communale, reposant sur l’illusion d’une objectivité et d’un effacement de l’instance d’énonciation – probablement en référence au modèle américain du direct cinema15 –, qui se situe en porte-à-faux avec la logique d’appropriation de conventions génériques caractérisant l’ensemble des films de Watkins.

Cette dualité posée, la prise de vues de l’opérateur et les points de vue médiatisés ont néanmoins tendance à se superposer, à s’indifférencier. L’intervention de la Télévision Communale est censée découper dans le champ de l’opérateur un espace second de médiatisation, constituant une représentation dans la représentation. Ce dispositif à deux niveaux apparaît bien lors des situations d’entretiens menés par les intervieweurs. Mais il disparaît lors de la plupart des scènes d’insurrection et de liesse, le point de vue de la Télévision Communale se confondant avec la prise de vue de l’opérateur. Cette indistinction, également manifeste lorsque la Télévision Communale laisse place à une radio communale – sans que le dispositif d’énonciation ou la focalisation ne se modifient pour autant – indique peut-être un degré zéro de médiatisation qui s’inscrit à l’intersection des « médias alternatifs » et du point de vue de l’opérateur de Watkins : à savoir un espace public ouvert, hétérogène et non hiérarchisé, qui peut être ressaisi à travers la notion de « langage de l’action politique »16. Les dialogues qui s’expriment sans le truchement d’un tiers ou d’une médiation, les événements qui sont rejoués sans adresse explicite à l’opérateur, représentent en ce sens le point de vue privilégié du film. Malgré le paradoxe apparent, c’est peut-être ainsi qu’il faut comprendre l’injonction de Watkins aux acteurs : n’oubliez pas de regarder la caméra, pour ne pas susciter un effet d’irréalité17. C’est en ayant conscience de la présence de la caméra, qu’une scène performative peut se déployer, et une voix donner à entendre son grain. Dans tous les cas, ces dispositifs de (sur)médiatisation et d’immédiation conduisent les acteurs à prendre conscience de leurs rôles sociaux. Ce mouvement d’autoréflexivité et de mise en abyme des supports de médiatisation est présent dès la phase initiale du casting du film : la plupart des acteurs ont été sollicités à l’occasion de débats organisés après la projection de The War Game (1965) ; et les acteurs qui interprètent les soldats versaillais ou les bourgeois ont pour leur part été recrutés par le biais d’annonces parues dans Le Figaro et un journal local de Versailles18.

Reconstitution

Suite à dix-huit mois de recherche avec une équipe d’historiens, Watkins répète les scènes de La Commune avec les acteurs pendant trois mois ; le tournage est concentré sur dix-huit jours, dont treize consacrés aux plans-séquences filmés dans les décors reconstitués du XIe arrondissement de Paris19. L’événement historique de la Commune, réinterprété à l’aune des Conseils ouvriers de Mai 68, constitue le point de départ du film de Watkins. Aussi celui-ci ne puise-t-il pas ses références auprès des adaptations antérieures de la Commune à l’écran – de La Commune (1914) d’Armand Guerra à 1871 (1990) de Ken McMullen20 – mais auprès de recherches historiques et d’essais politiques.

La Guerre civile en France en 1871 de Marx constitue selon nous le point de départ de la documentation de Watkins. Dans le film, la mise en scène du fonctionnement de la Commune est conforme à la description que propose Marx du mouvement insurrectionnel ouvrier :

« […] c’était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des appropriateurs, la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation économique du travail. […] [La Commune] visait à l’expropriation des expropriateurs. Elle voulait faire de la propriété individuelle une réalité, en transformant les moyens de production, la terre et le capital, aujourd’hui essentiellement moyens d’asservissement et d’exploitation du travail, en simples instruments d’un travail libre et associé. »21

Cette opposition classe contre classe, dans la perspective d’un renversement du pouvoir, est au cœur du film de Watkins, qui va jusqu’à réinscrire la formule « expropriation de l’expropriateur » dans ses cartons. Le tournage de La Commune ne suit pas seulement la chronologie des événements, il reproduit également l’argumentation de Marx, en mettant en scène le mouvement d’émancipation de la classe ouvrière :

« La Commune devait être non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois. […] Une fois abolies l’armée permanente et la police […], la Commune se donna pour tâche de briser l’outil spirituel de l’oppression, le pouvoir des prêtres ; elle décréta la dissolution et l’expropriation de toutes les Eglises dans la mesure où elles constituaient des corps possédants. […] La totalité des établissements d’instruction furent ouverts au peuple gratuitement, et, en même temps, débarrassés de toute ingérence de l’Eglise et de l’Etat. Ainsi, non seulement l’instruction était rendue accessible à tous, mais la science elle-même était libérée des fers dont les préjugés de classe et le pouvoir gouvernemental l’avaient chargée. »22

Marx, après tout, est en 1871 l’un des principaux chroniqueurs de la « guerre civile en France », et le premier à en proposer une analyse qui est socio-politiquement fondée. La réflexion plus tardive de Lénine dans L’Etat et la Révolution pourrait tout aussi bien être convoquée, les prises de parole de certains acteurs de La Commune faisant directement écho aux solutions qu’il préconise pour suppléer à la déliquescence de la bourgeoisie :

« […] Ce parlementarisme vénal et pourri de la société bourgeoise, la Commune le remplace par des institutions où la liberté d’opinion et de discussion ne dégénère pas en duperie ; car les parlementaires doivent travailler eux-mêmes, eux-mêmes appliquer leurs lois, eux-mêmes en vérifier les effets, eux-mêmes répondre directement devant leurs électeurs. […] Il ne saurait être question de supprimer d’emblée, partout et complètement la bureaucratie. […] Mais briser tout de suite la vieille machine administrative pour commencer sans délai à en construire une nouvelle, qui permettrait de supprimer graduellement toute bureaucratie, cela n’est pas une utopie, c’est l’expérience de la Commune, c’est la tâche directe, immédiate du prolétariat révolutionnaire. »23

Un autre interprétant possible est peut-être à rechercher auprès des thèses de l’Internationale Situationniste sur la Commune (en l’occurrence : Debord, Kotányi et Vaneigem, en 1962)24, qui sont reprises et popularisées par Henri Lefebvre25. Dans ce bref essai, la dimension utopique de la Commune est soulignée, celle-ci étant explicitement considérée comme une fête :

« La Commune a été la plus grande fête du XIXe siècle. On y trouve, à la base, l’impression des insurgés d’être devenus les maîtres de leur propre histoire, non tant au niveau de la décision politique ‹ gouvernementale › qu’au niveau de la vie quotidienne dans ce printemps de 1871 (voir le jeu de tous avec les armes ; ce qui veut dire : jouer avec le pouvoir). C’est aussi en ce sens qu’il faut comprendre Marx : ‹ La plus grande mesure sociale de la Commune était sa propre existence en actes. › »26

Watkins traduit à l’écran cet aspect euphorique de la Commune à travers des scènes récurrentes de chant et de liesse, conformément à une dynamique carnavalesque d’inversion des pouvoirs. Il souligne le caractère annonciateur de la Commune, déjà affirmé par les situationnistes qui, loin de considérer cet événement insurrectionnel « comme un primitivisme révolutionnaire dont on surmonte les épreuves », l’appréhendent « comme une expérience positive dont on n’a pas encore retrouvé et accompli toute la vérité »27.

Watkins, avec La Commune, met en place une fiction sociale, en opérant un va-et-vient entre le passé et le présent. Prétexte historique, la Commune sert de toile de fond à l’expérience de l’autogestion et d’une parole libérée, le film proposant de revivre les événements plutôt que de les retranscrire objectivement. En s’appropriant les enjeux liés à la Commune, les acteurs font à nouveau l’expérience de la liberté de la prise de parole, constitutive des événements de Mai 68, comme l’a soutenu par ailleurs Michel de Certeau28. La Commune constitue ainsi un pendant fictionnel au projet de film militant et collectif des Etats généraux du cinéma sur les événements de Mai 68, qui a finalement donné lieu à Grands soirs et petits matins (1968-1978) de William Klein, « extraits d’un film qui aurait dû exister »29. David Perron et Mathieu Baby ont déjà noté ce parallélisme, présentant le film de Watkins comme « une sorte de Grands soirs et petits matins fictionnel, un flot ininterrompu de paroles vraies, exaltées, révoltées, lucides, naïves, sincères »30. Les acteurs de La Commune participent ainsi à la constitution d’un « espace public oppositionnel », historiquement rattaché à la classe ouvrière et à son auto-organisation, mais qui a été réactualisé à travers les mouvements estudiantins et féministes, convoqués à plus d’une reprise comme horizon de référence dans le film de Watkins. Car ce à quoi tend l’aventure de La Commune, pour reprendre les termes d’Alexander Kluge et Oskar Negt par rapport aux mouvements de contestation de la fin des années 1960, c’est à « l’appropriation d’une conscience historique qui ne soit pas mutilée, ce qui implique la capacité de se souvenir de l’ensemble des distorsions de la communication, mais aussi de prendre en charge les expériences du mouvement ouvrier qui ont été refoulées et déformées par l’espace public bourgeois »31.

La prise en charge des expériences du mouvement ouvrier, telles qu’elles sont rejouées face à la caméra de Watkins, contre les distorsions de la communication, constitue non seulement le propos de La Commune, mais encore le programme de l’Association Rebond pour la Commune, créée par un groupe de participants au film qui voulaient prolonger son esprit de collectivité en prenant en charge sa distribution. Ce faisant, ils réactualisent les stratégies de diffusion du cinéma militant, où le film constitue le point de départ de débats – instituant ainsi « une réelle rencontre entre un mouvement de paroles et des images en mouvement » afin de « libérer la parole »32.

Performance d’atelier

Le style associé aux « actualités d’anticipation » et aux films de « reconstitution historique » de Watkins, qui conjoint les caractéristiques du reportage pris sur le vif à une outrance dans la mise en scène de situations dramatiques, est indissociable du jeu immédiatement reconnaissable d’acteurs non professionnels. Watkins, avant de travailler dans des sociétés de production documentaire, brièvement pour la World-Wide Pictures puis au sein de la BBC33, s’est engagé activement dans le mouvement du théâtre amateur. Metteur en scène et acteur dans la troupe Playcraft Players de Canterbury, c’est par ce biais qu’il s’initie au cinéma amateur, remportant à deux reprises les Oscars du cinéma amateur, ce qui lui vaut par ailleurs une diffusion en salle et sur la BBC34. Ce double ancrage dans le cinéma amateur et dans les unités de productions documentaires de la BBC laissera des empreintes durables et définitives sur sa démarche cinématographique. La direction d’acteurs amateurs dans les films de Watkins repose à la fois sur une mise en scène attentive et une large place accordée à l’improvisation. Dans The War Game (1965), les figurants et les acteurs amateurs35 sont dirigés à l’occasion de très brèves séquences, Watkins n’hésitant pas écrire minutieusement les dialogues36. Dans un film extrêmement scénarisé comme Privilege, mettant en scène une pop star (Paul Jones) et une célèbre mannequin (Jean Shrimpton), Watkins n’agit pas autrement, dictant aux acteurs les gestes à composer et les attitudes à reproduire37. Certes, dans La Commune, la direction d’acteurs diffère de ces cas de figure, le film étant tourné en longs plans-séquences. Mais comme on le voit à l’occasion des séquences du making-of de La Commune dans le reportage de l’ONF consacré à Watkins (L’horloge universelle, Geoff Bowie, 2001), celui-ci dirige précisément les acteurs et les mouvements de groupe lors des répétitions. Selon nous, Watkins met progressivement en place dans La Commune un happening d’atelier (comme l’on dit : une performance d’atelier38), où le rôle et la personne qui l’incarne s’indifférencient. L’improvisation intervient dans un second temps, au moment du tournage. C’est à ce point qu’elle peut faire événement, suivant une logique qui réactive la dimension politique et performative des happenings. Les échanges de paroles dictent les gestes et les postures corporelles, le rythme et la diction étant eux-mêmes modelés par la scénographie : la parole est empressée, saccadée, lorsque les reporters interrogent les communards sur les barricades ; elle est sinueuse, argumentative, lorsque les communards ou les femmes conversent entre eux. Comme le souligne Watkins, c’est aux acteurs qu’il revient de « contribuer directement au récit de leur propre histoire »39.

La perte de maîtrise des acteurs, livrant leurs réflexions face à la caméra sur le mode de la logorrhée, et l’aspect démesuré de l’entreprise, où la caméra n’opère en fin de compte que des prélevés et des découpes sur une performance qui ne se laisse pas fixer dans un cadre, fût-il cinématographique et découpé en plans-séquences, renouent avec la démarche du Living Theater et la mise en scène d’une parole politique. Théâtre de l’excès, la scène de La Commune déborde le cadre de la caméra et de l’écran, les sons in captés lors de séquences tournées dans des espaces clos, tels que l’école, laissant entendre la démesure qui s’étend tout autour de l’espace du tournage. L’opérateur, en ce sens, est réduit au rôle du reporter qui pointe ici ou là un événement, prélevé sur le cours de l’action, et dont la prise de vues est forcément partielle et lacunaire, pour ne pas dire réductrice. C’est à l’occasion des scènes introduites par la Radio Communale – c’est-à-dire par le personnage joué par Gérard Watkins qui poursuit ses investigations sur le terrain après la fermeture de la Télévision Communale – que le happening prend véritablement corps. Les performers agissent sans entraves, sans prendre garde à la présence de la caméra : entonnant des chants et dansant, brandissant leurs armes, ils sont devenus le peuple insurgé – il faut rappeler que les acteurs se sont rebellés contre le caractère intrusif des micros de la Télévision Communale, leurs propos étant enregistrés furtivement et partiellement (la tension est palpable dans les plans). Quoi qu’il en soit, Watkins emprunte encore une autre stratégie, qui confère selon nous tout son sens à La Commune, et que nous désignerons à travers un dernier relais ou point de comparaison, qui s’inscrit néanmoins d’emblée au cœur du dispositif de tournage du film.

Le « selmaire », ou l’écriture collective de l’Histoire

La Commune est tournée dans les locaux de la Parole errante, cet espace de théâtre expérimental dirigé par Armand Gatti et Jean-Jacques Hocquard. Le film de Watkins s’inscrit ainsi dans un espace scénique préexistant, qu’il s’approprie en le reconfigurant40 – tout en participant à une modalité bien particulière de mise en scène collective de la parole et de l’Histoire, qu’Armand Gatti désigne à travers la notion de « selmaire ». Hélène Chatelain, qui a collaboré à la mise en scène de plusieurs pièces de Gatti et au tournage du film Le lion, sa cage et ses ailes (Armand Gatti, Stéphane Gatti, Hélène Chatelain, 1975-1977)41, définit en ces termes le « selmaire », qui se systématise à partir de Chant public devant deux chaises électriques42 :

« Chant public, que Gatti avait écrit à Cuba pendant le tournage de Cristobal43, était une réflexion sur un fait d’histoire : Sacco et Vanzetti. Réflexion qui ne se faisait pas à travers une quête de la vérité historique mais à travers un prisme de subjectivités qui avaient chacune sa vérité, sa vérité affective, sa vérité totale. Là, c’est la notion de selmaire. […] Le ‹ selmaire › est un récit historique dans lequel un personnage, au nom de sa propre histoire, prend en charge tout un pan de fiction et fait rentrer les autres personnages dans sa vérité à lui. Ce n’est pas une version parmi d’autres, c’est une lecture. »44

Et Hélène Chatelain précise la fonction du « selmaire » en relation avec la mise en scène de La colonne Durruti :

« C’était la première tentative de spectacle sans spectateur. Un mois pour travailler. Sans obligation de rendre un produit fini. […] C’était un véritable essai d’écriture collective. La prise en charge par une pièce de nombreuses écritures différentes. A partir d’un thème, Durruti, chacun y va de sa propre dérive. Il y avait des étudiants noirs, des Québécois, chacun se prenait un personnage de la colonne Durruti, une Québécoise blonde par exemple jouait le grand noir de la colonne, etc. Tout en vivant un mois dans le même lieu, une usine désaffectée. […] A la fin, la pièce a été jouée trois fois. C’était complètement éclaté, les gens allaient, venaient […]. Plein de choses se passent en simultané et toi tu te promènes en faisant ton propre ‹ selmaire › à l’intérieur de la pièce. Le selmaire du spectateur, qui est la pièce qu’il a vu, lui. »45

Un principe analogue d’identification à un personnage historique, support sur lequel viennent se greffer la trajectoire et la pensée politique de l’acteur, est à l’œuvre dans La Commune. A travers ce rapprochement, déjà signalé par Jacques Sapiega46, apparaît la complicité artistique et politique de Watkins et Gatti, qui remonte à l’expérience collective de la production alternative de The Journey (1983-1986). Car Watkins, dans La Commune, se livre bien à une « réflexion sur un fait d’histoire » qui est mis en scène à travers un « prisme de subjectivités » où « fiction » et « vérité » se superposent. Certes, Watkins ne propose pas un « spectacle sans spectateur », la scène étant disposée en fonction de la caméra, en vue d’un « produit fini ». Mais les acteurs proposent leur propre « dérive » à partir de personnages historiques auxquelles ils s’identifient, proposant ainsi leur « lecture » des événements de la Commune à travers un montage original avec leur propre expérience. Et l’effet induit est bien celui d’un éclatement, d’un incessant va-et-vient des personnages, les événements se déroulant simultanément et non sans chaos.

Nous pourrions poursuivre le parallélisme en convoquant le travail de Gatti et de son équipe à partir du support vidéo. Celui-ci avait invité les ouvriers de Montbéliard à participer à l’expérience du tournage du Lion, sa cage et ses ailes, à travers ce slogan : « Un film, le vôtre », qui fait écho au leitmotiv de La parole errante : « Une écriture ? La vôtre ! »47. Nous pourrions extrapoler : « Une Commune ? La vôtre ! Un film collectif, le vôtre. » Et il est en effet troublant de noter la participation en 1967 de Gatti à un projet avorté d’émission télévisée de l’ORTF sur la Commune de Paris48. Watkins a probablement pris connaissance du scénario rédigé par Gatti49 qui met l’accent sur les conflits de points de vue parmi les révolutionnaires, pendant la guerre prussienne et les événements de la Commune. Cependant, la représentation de l’Histoire est ici encore véhiculée par le biais de personnages historiques qui sont individualisés. Chez Gatti, la dimension collective de cet épisode insurrectionnel se déploiera dans toute son envergure à travers l’assimilation de l’expérience de Mai 68 à son œuvre théâtrale. Rappelons en effet que le dramaturge avait préfiguré les événements de Mai dans Les treize soleils50, pièce représentée en mars 1968 et qui met en scène la contestation du savoir, l’édification de barricades et le slogan « sous les pavés la plage ». L’auteur et metteur en scène réagira à l’actualité de Mai 68 à travers une série de pièces d’intervention politique, Petit manuel de guérilla urbaine51, destinées à être jouées dans les lieux les plus divers et sollicitant la réaction du spectateur. Et il réactualisera l’expérience de Mai à travers la pièce militante Interdit aux plus de trente ans52, qui confronte Mai 68 et la mort de l’étudiant Gilles Tautin à sa propre biographie53. Ce jeu de redoublement entre événements révolutionnaires par delà le découpage chronologique des époques, cette dynamique d’interaction entre cultures et niveaux de langage, sont selon nous les principes mêmes qui portent le projet cinématographique de La Commune. A travers une dernière analogie, nous pouvons soutenir que c’est au pouvoir des mots que s’en remettent Watkins et les acteurs qui performent La Commune, à l’instar de Gatti lui-même, comme il le note dans La parole errante :

« Ce sont les mots qui ont le pouvoir de décision. Une révolution est la rencontre de plusieurs idées dont elle est la réponse. Mais une idée ne peut être véhiculée que par les mots. Sans les mots, elle n’existe pas. Lorsqu’on dit d’une révolution qu’elle pourrit, c’est de son langage qu’il s’agit.

Confondre la révolution avec la prise du pouvoir alors que c’est de prise de conscience qu’il s’agit, est-ce la tare de la littérature ou de la politique ?

D’un conflit violent entre politique et littérature, seule peut naître une œuvre. Là encore ce sont les mots qui décident. »54

Les acteurs de La Commune arrivent à la même conclusion, opposant une « prise de conscience » à une « prise du pouvoir » qui repose sur une prise de parole – dont l’expérience collective du tournage du film a permis d’éprouver la réalité.

1 La Commune (Paris, 1871) a été produit avec un budget de 7 millions de francs français par la Sept/Arte, en partenariat avec 13 Production. Il s’agit d’une vaste fresque de reconstitution historique qui dure 5h45 ; une version de 3h30 est destinée à la distribution en salles. Peter Watkins, après avoir découvert que la société 13 Productions est détenue à 87% par le groupe Lagardère, réalise un prologue sous forme d’entretien pour la version diffusée en salles, où il dénonce la collision entre le groupe d’armement et la société de production (voir Patrick Watkins, « Postface », dans Peter Watkins, Media crisis, Paris, Editions Homni-sphères, 2007 [trad. française augmentée], p. 210). Notre analyse se base sur la version DVD de 5h45 qui a également été présentée en copie 35mm (par exemple au Centre pour l’image contemporaine / Saint-Gervais Genève, en octobre 2001).

2 John Prebble est l’auteur de l’étude de référence sur la bataille de Culloden (Culloden, Athaneum, 1962), qui constitue le point de départ du film de Watkins. Peter Watkins élabore le scénario et entreprend le tournage de Culloden en étroite collaboration avec l’historien.

3 Le parallélisme entre le passé (Culloden) et le présent (la guerre du Vietnam), relevé par Joseph A. Gomez (Peter Watkins, Boston, Twayne Publishers, 1979, p. 40), n’est pas aussi explicite que dans les films ultérieurs de Watkins, comme le reconnaît le réalisateur à l’occasion d’un entretien (voir W. Starr et Gary Crowdus, « Peter Watkins : An Interview », Film Society Review 7, no 7-9, 1972, p. 81, cité par Joseph A. Gomez, Peter Watkins, op. cit., pp. 41-42). Une fronde est néanmoins menée contre le sadisme et la violence du film, orchestrée par Mary Whitehouse qui conduit en 1964 la campagne puritaine ‹ Clean-up TV › (voir « Protest at ‹ Sadistic › Culloden TV Show », Birmingham Evening Mail, 17 décembre 1964, cité par James Michael Welsh, Peter Watkins. A Guide to References and Resources, Boston, G.K. Hall, 1986, p. 67).

4 Peter Watkins, « La Commune, problèmes et satisfactions », Media crisis [2003], op. cit., pp. 191-192. Et Watkins de préciser : « Les recherches effectuées par les acteurs pendant les mois qui ont précédé le tournage, sont venues compléter plus d’une année d’investigation approfondie menée par notre propre équipe de recherche (dirigée par Agathe Bluysen et Marie-José Godin, avec Laurent Colantonio, Stéphanie Lataste et Laure Cochener, en collaboration avec des historiens éminents, tels que Alain Dalotel, Michel Cordillot, Marcel Cerf, Robert Tombs et Jacques Rougerie). » (Id., p. 192).

5 « Les hommes sont libres aussi longtemps qu’ils agissent […], ni avant ni après ; en effet, être libre et agir ne font qu’un. » (Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 198 [Between Past and Future : Six Exercises in Political Thought, New York, Viking Press, 1961]).

6 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1993, pp. 234-235 [The Human Condition, Chicago/Londres, The University of Chicago Press, 1958]. Et Arendt de préciser : « Il n’y a pas d’activité humaine qui ait autant que l’action besoin de la parole. […] Cette qualité de révélation de la parole et de l’action est en évidence lorsque l’on est avec autrui, ni pour ni contre – c’est-à-dire dans l’unité humaine pure et simple. » (Id., pp. 235-236).

7 Sur le Living Theater, fondé par Julian Beck et Judith Malina en 1947, voir Julian Beck, La vie du théâtre, Paris, Gallimard, 1978 [The Life of the Theater, New York, City Lights Books, 1974] ; Pierre Biner, Le Living Theater : Histoire sans légende, Paris/Lausanne, La Cité/L’Age d’homme, 1968 ; Jean-Jacques Lebel, Entretiens avec le Living Theatre, Paris, Belfond, 1969 ; Stéphanette Vendeville, Le Living Theater, de la toile à la scène 1945-1985, Paris, L’Harmattan, 2008.

8 La Parole errante est un Centre international de création fondé en 1985 par Armand Gatti et Jean-Jacques Hocquard. En 1998, Gatti inaugure la Maison de l’Arbre dans les anciens entrepôts de George Méliès, à Montreuil ; c’est en ces lieux que Watkins tourne La Commune en 1999. Gatti a créé de nombreuses pièces de théâtre collectives, travaillant notamment avec des jeunes en rupture ou encore des détenus. Sur le parcours inextricablement littéraire et militant de Gatti, voir Armand Gatti et Claude Faber, La poésie de l’étoile. Paroles, textes et parcours, Paris, Descartes & Cie, 1998 ; Marc Kravetz, L’aventure de la parole errante, Toulouse, L’Ether vague/Patrice Thierry, 1987 ; Marc Kravetz, Puzzle incomplet pour raconter Armand Gatti poète avec les mots d’un journaliste, Paris, Jean-Michel Place, 2003.

9 Watkins souligne la centralité des discussions tournées en plans-séquences dans le film : « Dans certaines scènes, le film prend une forme entièrement différente : parfois, la caméra est statique (à l’exception de quelques légers déplacements à gauche ou à droite), lorsqu’elle enregistre les discussions animées au sein des différents groupes de Communards (les acteurs parlent entre eux, sans l’intervention du réalisateur ou de la télévision communale) ; ces séquences, de près de trente minutes chacune, furent tournées sans autre interruption que celles imposées par les changements de bobines. Des plans qui se retrouvent notamment dans les scènes suivantes : au café, où les ouvrières de l’Union des Femmes (UDF) débattent de leurs projets coopératifs pour 1871, avant que leur conversation ne glisse vers la condition de la femme d’aujourd’hui ; devant le canon, lorsque les soldats de la Garde nationale s’opposent sur les avantages et les inconvénients de se doter d’un pouvoir centralisé en pleine révolution. » (Peter Watkins, « La Commune, problèmes et satisfactions », Media crisis, op. cit., pp. 193-194).

10 Sur ce point, voir Isabelle Marinone, « Une opposition aux mass media audiovisuels : La Commune (Paris, 1871), une démarche alternative », dans Sébastien Denis et Jean-Pierre Bertin-Maghit (éd.), L’insurrection médiatique. Médias, histoire et documentaire dans le cinéma de Peter Watkins, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2010, pp. 49-61. Les propos relayés par la Télévision communale reposent en grande partie sur des citations des journaux communards Le cri du peuple et Le père Duchêne.

11 Sur la critique radicale des mass media et du cinéma dominant, qui s’inscrit dans la droite filiation de l’Institut de recherche sociale et du situationnisme, voir Peter Watkins, Media crisis, op. cit. Selon nous, l’essai de Watkins (rédigé en 2003 mais qui tire sa source dans les conférences qu’il a prononcées et les séminaires qu’il a animés dès les années 1960) réactualise dans le contexte de la sphère télévisuelle les thèses de La société du spectacle (Paris, Buchet-Chastel, 1967) de Guy Debord et de La dialectique de la raison (Paris, Gallimard, 1974 [Philosophische Fragmente, New York, Social Studies Association, 1944]) de Theodor W. Adorno et Max Horkheimer.

12 Il faut le souligner : le mode ironique et distancé du pastiche se situe aux antipodes des essais critiques de Watkins, ce dernier empruntant le ton du pamphlétaire et la rhétorique des manifestes. Pour une analyse du carnavalesque, voir Mikhaïl M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970 ; Mikhaïl M. Bakhtine, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Lausanne, L’Age d’Homme, 1970.

13 Dans le séminaire qu’il anime à la Columbia University en 1979, Watkins dissèque avec les étudiants la structure des journaux télévisés, mettant à nu les « mythes de ‹ l’objectivité › et du ‹ professionnalisme › ». Rétrospectivement, il résume en ces termes son programme pédagogique : « Faire le découpage du sujet pour en isoler les éléments de base ; produire un tableau récapitulant visuellement tous les aspects de la Monoforme : chaque coupure, zoom, panoramique, cadrage, relevé de dialogues, effets sonores ou visuels ; examiner la juxtaposition de ces éléments et les effets qu’ils produisent les uns sur les autres ; entreprendre sa propre recherche sur le sujet afin de comparer les ‹ faits › découverts et les ‹ faits › présentés. » (Peter Watkins, Media crisis, op. cit., p. 121).

14 Watkins a une conscience aiguë des limites de ce dispositif de captation en plans-séquences et de l’intrusion des microphones des reporters dans le champ : « Quelques acteurs, en particulier, trouvaient que le tournage de certains plans-séquences avait quelque chose d’inhibiteur, voire même d’agressif. La plupart des séquences incriminées concernaient celles où l’équipe de la Télévision Communale […] se déplaçait le micro à la main pour enregistrer en son direct les événements de la Commune. Pour certains acteurs, la présence de ce micro (parfois brandi devant eux et aussitôt retiré sans qu’ils aient eu le temps de développer leurs propos) fut vécue comme une contrainte frustrante. De leur point de vue, cette façon de filmer limitait la libre expression des idées qui avaient émergé des discussions collectives préparatoires. […] Il ne fait aucun doute que […] le rôle de la TV Communale et la technique de tournage de certains plans-séquences ressemblaient aux ‹ raids éclair › et autres télé-trottoirs de la télévision actuelle. » (Peter Watkins, « La Commune, problèmes et satisfactions », op. cit., p. 195).

15 Les enquêteurs se perçoivent comme de simples porte-voix qui, par leur discrétion et leur effacement énonciatif, n’interféreraient pas avec les propos véhiculés. Leur profession de foi naturaliste réactualise le modèle mythologique de « la mouche sur le mur » (fly-on-the-wall) qui informe certains reportages TV, tels que ceux réalisés par l’équipe de Robert Drew en 1960 aux Etats-Unis. Sur les liens de Watkins au direct cinema, au free cinema et aux productions sociales de la BBC, voir Antoine de Baecque, L’histoire-caméra, Paris, Gallimard, 2008, pp. 220-225 (qui cite comme principaux modèles ou précédents la série semi-documentaire de Robert Barr It’s Your Money They’re After, la série de reportages d’investigation Special Enquiry programmés par Anthony de Lotbiniere, ainsi que les séries Look in on Life et World in Action diffusées sur Granada TV).

16 Sur la prédominance de l’action politique dans la pensée de Hannah Arendt, voir Etienne Tassin, Le trésor perdu. Hannah Arendt. L’intelligence de l’action politique, Paris, Payot, 1999. Nous constituons le syntagme « langage de l’action politique » en référence à la relecture « logo-phénoménale » des écrits politiques de Hannah Arendt entreprise par Eric Clémens (« Arendt et le langage de l’action », Le même entre démocratie et philosophie, Bruxelles, Lebeer-Hossmann, 1987, pp. 227-239).

17 Voir le témoignage de John R. Cook, « ‹ Don’t forget to look into the camera ! › : Peter Watkins’ approach to acting with facts », Studies in Documentarty Film, vol. 4, no 3, 2010, pp. 227-240.

18 Voir Jacques Mandelbaum, « Peter Watkins ressuscite la Commune à Montreuil », Le Monde, 31 juillet 1999.

19 Sur le processus de réalisation de La Commune, voir le documentaire produit par l’ONF : L’horloge universelle (Geoff Bowie, 2001) et le témoignage de John R. Cook (« ‹ Don’t forget to look into the camera ! › », op. cit.).

20 Il y a eu plus de trente transpositions de La Commune à l’écran, l’une des premières adaptations remontant à Sur la barricade (1907) d’Alice Guy (voir Jean-Michel Frodon, « La Commune de Paris, une révolution qui échappe au cinéma », Le Monde, 22 mars 2000 ; Jean-Pierre Jeancolas, « Paris 1871-1999. La Commune vue par Peter Watkins », Positif, no 472, juin 2000, pp. 28-30). Watkins n’a probablement pas vu La Commune (1914) d’Armand Guerra, film réalisé dans le cadre de l’association libertaire Le Cinéma du peuple et dont la copie a été redécouverte en 1995. Dans le dossier de presse du film établi par 13 Production, aucune allusion n’est faite aux adaptations cinématographiques de la Commune (« La Commune de Paris, un événement majeur dans les annales du mouvement ouvrier européen, constitue néanmoins l’une des pages les plus méconnues de l’histoire de France. A ce jour, la Commune de Paris demeure un sujet si délicat et controversé, qu’en France même, il n’est que très sommairement abordé dans les manuels scolaires, a très rarement été traité à la télévision, et n’a jamais fait l’objet d’un film de fiction long métrage. »).

21 Karl Marx, « Adresse du conseil général de l’Association internationale des travailleurs (30 mai 1871) », La guerre civile en France, Paris, Editions Sociales, 1968, pp. 67-68 [The Civil War in France, Londres, 1871].

22 Karl Marx, La guerre civile en France, 1871, op. cit., pp. 63-64.

23 Lénine, L’Etat et la révolution [1917], Paris, Editions Sociales, 1947, pp. 47-48.

24 Guy Debord, Attila Kotányi et Raoul Vaneigem, « Sur la Commune » [18 mars 1962], repris dans Guy Debord, Œuvres, Paris, Gallimard, 2006, pp. 628-633.

25 Voir Henri Lefebvre, « La signification de la Commune », Arguments, no 27-28, 1962 ; H. Lefebvre, La proclamation de la Commune, Paris, Gallimard, 1965. Les situationnistes dénoncent cette reprise terme à terme de Lefebvre qui ne crédite pas ses sources, dans le tract Aux poubelles de l’histoire ! publié en février 1963 et reproduit en septembre 1969 dans le no 12 de la revue Internationale situationniste.

26 Guy Debord, Attila Kotányi et Raoul Vaneigem, « Sur la Commune », op. cit., p. 628 (2e thèse).

27 Id., p. 629 (4e thèse).

28 « Un événement : la prise de parole. En mai dernier, on a pris la parole comme on a pris la Bastille en 1789. La place forte qui a été occupée, c’est un savoir détenu par les dispensateurs de la culture et destiné à maintenir l’intégration ou l’enfermement des travailleurs étudiants et ouvriers dans un système qui leur fixe un fonctionnement. De la prise de la Bastille à la prise de la Sorbonne, entre ces deux symboles, une différence essentielle caractérise l’événement du 13 mai 1968 : aujourd’hui, c’est la parole prisonnière qui a été libérée. » (Michel de Certeau, La prise de parole et autres écrits politiques, Paris, Seuil, 1994, p. 40 [première publication : La prise de parole. Pour une nouvelle culture, Paris, Desclée De Brouwer, 1968]).

29 Grands soirs et petits matins constitue un chapitre, centré sur le Quartier Latin, du « film de synthèse » sur les événements de Mai 68, coordonné par la sous-commission Réalisation des Etats généraux du cinéma. Mais comme William Klein l’indique sous forme de sous-titres (« extraits d’un film qui aurait dû exister »), il s’agit là d’un projet avorté (voir Sébastien Layerle, Caméras en lutte en Mai 68. ‹ Par ailleurs le cinéma est une arme ›, Paris, Nouveau Monde, 2008, p. 105).

30 David Perron, Mathieu Baby, « Peter Watkins : La Commune », Tausend Augen, no 23, août 2001, p. 4, cité par Sébastien Denis et Jean-Pierre Bertin-Maghit (éd.), L’insurrection médiatique, op. cit., p. 10.

31 Oskar Negt, L’espace public oppositionnel, Paris, Payot, 2007, p. 141 [Oskar Negt, Alexander Kluge, Öffentlichkeit und Erfahrung. Zur Organisationsanalyse von bürgerlicher und proletarischer Öffentlichkeit, Francfort, Suhrkamp, 1972].

32 « Face aux difficultés rencontrées par la distribution d’une œuvre d’une telle envergure (la censure insidieuse de sa diffusion à la télévision par Arte et son refus de distribuer une version VHS, la marginalisation du film, le refus des distributeurs français d’organiser une sortie en salles, le silence médiatique…), l’association Rebond s’est également interrogée sur sa capacité de prolonger le processus de résistance et de participation au-delà du film et dans la durée. C’est la raison pour laquelle des participants à La Commune mais aussi certains ‹ spectateurs › ont décidé de se réunir pour accompagner la diffusion du film en proposant des débats et des interventions, témoignages de la richesse et de l’originalité de cette démarche créative, politique, humaine et collective. Les membres de Rebond (acteurs du film, militants, artistes, historiens…) se proposent de partager leurs expériences et leurs réflexions pour que le film soit l’occasion d’une réelle rencontre entre un mouvement de paroles et des images en mouvement. Notre association se donne aussi comme mission de développer l’interaction à la base en réinvestissant les espaces publics propices à la discussion, à la réflexion et à la critique, contre les abus perpétrés par les médias dominants. Libérer la parole, avec ou sans l’aide des institutions. Une vision grand-angle plutôt que télé-objective. » (Collectif, « Rebond pour La Commune », dans Peter Watkins, Media crisis, op. cit., pp. 198-199).

33 Watkins est engagé par une firme publicitaire en 1958 ; en 1959, il se forme au montage dans la société de production de documentaires de commande World-Wide Pictures. En 1963, Huw Weldon l’engage comme assistant de production au sein de l’unité documentaire de la BBC.

34 De 1952 à 1953, Watkins étudie à l’Académie royale d’art dramatique. Mobilisé à l’armée en 1954, il participe à la Société dramatique d’acteurs amateurs, à Canterbury. C’est dans ce cadre qu’il intègre la troupe Playcraft Players. Dès 1956, il tourne des films amateurs en 8mm avec la troupe Playcraft, notamment The Web (1956). The Diary of an Unknown Soldier (1959) et Forgotten Faces (1960), tournés en 16mm avec la Playcraft Film Unit, remportent l’Oscar des dix meilleurs films amateurs de 1959 et de 1961. Voir Joseph A. Gomez, Peter Watkins, op. cit., pp. 17-30 (« Watkins’ Early Years : The Amateur Films ») ; Sébastien Layerle, « Une juste appropriation des faits. The Forgotten Faces et les ‹ années Playcraft › (1956-1962) », dans Sébastien Denis et Jean-Pierre Bertin-Maghit (éd.), L’insurrection médiatique, op. cit., pp. 63-74.

35 Les acteurs ne sont pas crédités au générique, mais divers membres du Gravesend Theater Guild, de la Cobham Amateur Dramatic Society, des Godalming Players et des St George Players participent au tournage du film dans le Kent (voir James Michael Welsh, Peter Watkins, op. cit., p. 51).

36 « Comme les personnages dans The War Game n’étaient construits qu’à un niveau rudimentaire, le travail intense avec les acteurs se limitait à une ou deux scènes de courte durée. Ce qui importait, c’était la capacité des acteurs du film à projeter des émotions complexes sur le mode le plus réaliste possible, et à cet effet Watkins n’hésitait pas à parfois écrire les ‹ euh › et les pauses dans leurs dialogues. » (Joseph A. Gomez, Peter Watkins, op. cit., p. 48).

37 Gomez, dans la monographie qu’il consacre à Watkins, reproduit une photo de plateau du réalisateur qui joue le personnage de Steven Shorter et de l’acteur Paul Jones qui reproduit sa pose (Joseph A. Gomez, op. cit., pp. 82-83).

38 Par « performance d’atelier », l’on entend communément dans la critique d’art une performance mise en scène face à une caméra, en vue d’une captation vidéographique (en référence à l’œuvre de Vito Acconci, Peter Campus, Joan Jonas, Bruce Naumann ou encore Denis Oppenheim, pour ne citer que quelques artistes). Rappelons que cette propension à retourner la caméra contre son propre corps a pu être critiquée comme une dynamique narcissique, et donc régressive (voir Rosalind Krauss, « Video : The Aesthetics of Narcissism », October, vol. 1, no 1, printemps 1976, pp. 50-64).

39 « Pendant le tournage lui-même, les acteurs furent également invités à vivre une expérience collective : un débat permanent (entre eux, avec moi, et avec les membres de l’équipe d’Agathe Bluysen) permettait de déterminer leur désir de parole, ce qu’ils pouvaient ressentir et comment ils pensaient devoir réagir aux événements de la Commune que nous allions filmer. […] Par ce processus, les acteurs pouvaient librement improviser, changer d’avis, réagir sur le vif aux discussions filmées… » (Peter Watkins, « La Commune, problèmes et satisfactions », op. cit., pp. 192-193).

40 Sur le site internet de la Parole errante (http://la-parole-errante.org/), le projet de Watkins est présenté en ces termes : « Installation pour un an de Peter Watkins pour la préparation et le tournage (le hangar servant de lieu de construction des décors puis de tournage) du film intitulé La Commune. […] L’ensemble des locaux est utilisé au maximum (bureau, atelier de construction, intendance, montage du film, logement de P. Watkins, etc.) pour ce projet qui rassemblera au total 250 personnes et fera travailler de nombreux professionnels… et les commerçants de la rue Galliéni à Montreuil. »

41 Documentaire produit par l’association Voyelles avec le soutien de l’INA, Le lion, sa cage et ses ailes (1975-1977) est réalisé avec les communautés d’ouvriers polonais, maghrébins, espagnols, géorgiens, yougoslaves et italiens qui travaillent sur la chaîne Peugeot à Montbéliard. Stéphane Gatti et Hélène Chatelain tournent en vidéo cette série de six courts métrages qui mettent en scène la vie privée et le quotidien des ouvriers, leur identité culturelle et leur appartenance à une communauté.

42 Chant public devant deux chaises électriques (Paris, Arches, 1966, repris dans Armand Gatti, œuvres théâtrales, tome 1, Paris, Verdier, 1991, pp. 721-850) prend pour point de départ la condamnation à mort des anarchistes italiens Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, électrocutés en 1927 dans la prison de Charlestown, dans le Massachussets (le jour même, Auguste Gatti avait noué un foulard noir au cou de son fils Dante). Michel Séonnet présente en ces termes l’écriture en selmaires de Chant public dans son avant-propos à la réédition de la pièce : « Il n’y a de réalité qu’à travers les versions qu’en donne tel ou tel personnage. Que dans la confrontation de ces inventions parallèles à la réalité. La question n’est pas : comment sont morts Sacco et Vanzetti. (Etaients-ils coupables ? victimes ? qui avait intérêt à les voir mourir ?) ‹ L’important est de savoir si Sacco et Vanzetti mourront une fois de plus ce soir. › ‹ Notre agonie, c’est notre triomphe ›, disaient Sacco et Vanzetti. L’écriture en selmaires est la seule manière de prendre au sérieux cette affirmation. De rendre à cette agonie sa possibilité de triomphe. Au présent de chaque présentation. » (Id., p. 723).

43 Le film El Otro Cristobal (Armand Gatti, 1962) représente Cuba au festival de Cannes en 1963 (et remporte le Prix des écrivains de cinéma et de télévision). En 1960, Armand Gatti réalise, en collaboration avec Pierre Joffroy, son premier film : L’enclos, qui obtient en 1961 le Prix de la critique de cinéma à Cannes et le Prix de la mise en scène à Moscou. Sur les films de Gatti, voir Catherine Brun et Olivier Neveux (éd.), « Les cinémas d’Armand Gatti », Cahiers Armand Gatti, no 2, Montreuil, La Parole errante, 2011.

44 Jean-Paul Fargier, « Une expérience de vidéo : entretien avec Hélène Chatelain (Le lion, sa cage et ses ailes) », Cahiers du cinéma, no 287, avril 1978, p. 43. Fargier interroge Hélène Chatelain sur sa collaboration avec Armand et Stéphane Gatti sur Le lion, sa cage et ses ailes.

45 Id., p. 44. Voir Armand Gatti, La colonne Durruti [1972], Œuvres théâtrales, tome 2, Paris, Verdier, 1991, pp. 667-731.

46 Voir Jacques Sapiega, « Peter Watkins et Armand Gatti : de la ‹ monoforme › aux ‹ images-prison › », dans Sébastien Denis, Jean-Pierre Bertin-Maghit (éd.), L’insurrection médiatique, op. cit., pp. 41-48.

47 Voir notamment, à l’occasion de la section de La parole errante consacrée au Lion, sa cage et ses ailes, qui oppose « Poète, Partisan et Prolétaire » à « Peugeot, Pouvoir et Production », l’exposé du programme du film : « Thème… (Chacun sait que ce sera : ‹ Une écriture ? La vôtre ! ›). » (Armand Gatti, « Montbéliard », La parole errante, tome 2, Paris, Verdier, 1991, p. 652). Gatti avait placardé dans les rues de Montbéliard une affiche avec le slogan : « Un film – le vôtre » (voir Jean-Paul Fargier, « Entretien avec Armand Gatti », Cahiers du Cinéma, no 285, février 1978, p. 24).

48 Dans sa notice bibliographique, Jean-Jacques Hocquard écrit, sous l’entrée cinéma, à la date de 1967 : « A la demande du réalisateur Marcel Blüwal et pour l’ORTF dirigée alors par M. Biasini, Armand Gatti écrit l’un des scénarios d’une série de trois émissions de trois heures sur la Commune de Paris. Les événements de 68 mettront fin au projet. » (Armand Gatti, œuvres théâtrales, tome 3, Paris, Verdier, 1991, p. 1413). Ce projet resurgit à travers l’écriture du scénario de L’affiche rouge en 1965, film non réalisé, qu’il retravaille et rebaptise Le temps des cerises en 1966, projet inabouti également. Celui-ci donnera finalement lieu à La première lettre, série de six vidéos tournées avec Stéphane Gatti et Hélène Chatelain entre 1977 et 1979.

49 Voir Armand Gatti, « Scénario pour La Commune », Cahiers Armand Gatti, op. cit., pp. 312-357.

50 La pièce Les treize soleils est présentée par Michel Séonnet comme « une aventure d’écriture publique dont la ville elle-même, la rue, l’usine, l’école (et ceux qui y vivent) seront la véritable grammaire » et dont les événements de Mai ne feront que « confirmer la nécessité » (Armand Gatti, œuvres théâtrales, tome 2, op. cit., p. 105).

51 Petit manuel de guérilla urbaine recoupe des pièces mettant en scène la réalité de la lutte armée en Amérique latine (La machine excavatrice pour entrer dans le plan de défrichement de la colonne d’invasion Che Guevara) et au Vietnam (Les hauts-plateaux ou cinq leçons à la recherche du Vietnam pour une lycéenne de Mai), mais aussi la situation d’infirmières en grève (La journée d’une infirmière ou pourquoi les animaux domestiques ?) ou encore d’un étudiant tiraillé entre son présent révolutionnaire et son futur en tant que cadre (Ne pas perdre de temps sur un titre. Que mettre à la place ? Une rose blanche). Ces quatre « mini-pièces » de 1968-1969 sont recueillies dans Armand Gatti, œuvres théâtrales, tome 2, op. cit., pp. 217-406.

52 Voir Armand Gatti, Interdit aux plus de trente ans [1969], dans œuvres théâtrales, tome 2, op. cit., pp. 407-481.

53 Rappelons très brièvement la « légende » de l’auteur et metteur en scène : fils d’émigré, résistant qui est déporté en camp de travail, Armand Gatti est un poète et anarchiste qui oppose la « prise de conscience » par les mots à la prise de pouvoir révolutionnaire par les armes. C’est par l’intermédiaire de l’écriture en « selmaires » que la prise de parole et les barricades de Mai 68 s’incarnent dans les pièces ultérieures de Gatti, notamment dans Le cheval qui se suicide par le feu (1977) qui radicalise cette interrogation du langage politique. Précisons que cette pièce prend pour point de départ l’histoire d’un blouson noir politisé de 68 venu s’immoler sur l’hippodrome où Nestor Makhno jouait au PMU, alors qu’il participait au projet de film de Gatti intitulé Les Katangais (en laissant ce mot : « Je vais rejoindre le cheval de Makhno »). Voir Armand Gatti, œuvres théâtrales, tome 3, op. cit., pp. 7-160.

54 Armand Gatti, « Au pays du milieu », La parole errante, tome 3, Paris, Verdier, 1991, p. 1316. La rédaction de La parole errante remonte à 1979 et retranscrit à travers une forme d’écriture ouverte l’ensemble de la trajectoire militante et poétique de Gatti, celui-ci nous invitant à parcourir sa biographie par le biais d’une authentique traversée des langages.