Sylvain Portmann

L’Enfant d’en haut

(Ursula Meier, Suisse/France, 2012)

Schärer et Truniger retracent le déroulement de la principale manifestation de cinéma élargi en Suisse, à savoir « Underground Explosion », organisée par Dieter Meier en 1969 à Zurich, et qui a ensuite transité par Munich, Cologne et Essen. À partir de l’analyse de sources et de la réception critique de l’exposition d’une part, d’entretiens menés avec Wilhelm Hein d’autre part, ils soulignent le caractère spectaculaire de cet événement largement médiatisé, qui s’inscrit dans une logique attractionnelle, en porte-à-faux avec la mythologie d’une contre-culture underground.

Récompensé en février 2012 au 62e Festival international du film de Berlin où il a reçu un Ours d’argent (Mention spéciale du jury), L’Enfant d’en haut est le deuxième long métrage de fiction pour le cinéma réalisé par Ursula Meier. Trois ans après Home (Suisse/France/Belgique, 2008) et onze ans après le court métrage Tous à table (Suisse/Belgique, 2001), la réalisatrice franco-suisse semble ici s’être intéressée à un film « vertical », après s’être précédemment livrée à un exercice « horizontal »1.

S’il est vrai que le titre du film déjà sous-tend une certaine notion de verticalité, puisqu’avec l’évocation d’un haut, un bas est implicitement posé, notons que celui-ci renvoie au moins à deux syntagmes proches : un premier d’ordre helvétique et topologique – le « Pays d’En-Haut », région montagneuse et touristique située dans les Préalpes vaudoises, ou plus généralement un lieu élevé (voire inatteignable) – et un second à connotation plus politique et sociale, faisant écho à la formule popularisée par Jean-Pierre Raffarin en 2002 (alors Premier ministre français) : « La France d’en haut / La France d’en bas » et qui charrie avec elle son lot de rhétorique populiste2. L’inscription topologique a ceci d’intéressant qu’elle pose à la fois un registre géographique (montagnard ou en tout cas d’altitude) et merveilleux, voire mystique (celui d’un au-delà situé en hauteur). S’agit-il ainsi d’un enfant venu d’en haut, des étoiles, ou qui ambitionnerait d’« en être » ? L’origine mystérieuse de « l’enfant » se précise lorsqu’un personnage apprend (tout comme le spectateur qui ne l’aurait pas deviné) que celle qui prétend être sa sœur (sa « Sister ») est sa mère. Tout doute sur sa possible provenance sera dissipé lorsqu’elle annonce à son fils la raison de son existence, dans un dialogue plutôt percutant :

Je te voulais pas Simon.Alors pourquoi tu m’as gardé ?Pour pas être seule. Pour emmerder.

La distinction implicite entre deux mondes opposés de façon géographique et sociale (au sens spatial et figuré) apparaît concrètement dans le film grâce à un haut – une station de ski et l’opulence qui l’accompagne (fig. 1-2) – où séjournent pour un temps les riches vacanciers étrangers, et un bas – la plaine industrielle et son dénuement (fig. 3-4) – où (sur)vivent plus durablement les indigènes et leurs enfants, livrés à eux-mêmes. Le quotidien du héros est rythmé par la fréquentation de ces deux mondes qu’il parcourt alternativement grâce aux différents rôles qu’il endosse. En haut, celui de voleur masqué (fig. 5), de receleur/vendeur (fig. 6), de skieur au repos (fig. 7), ou encore de riche fils d’hôtelier. En bas, celui d’un garçon qui oscille entre plusieurs âges et fonctions – de frère ou de père parfois, mais rarement d’enfant. C’est ainsi que le spectateur accède aux coulisses du tourisme de montagne et à l’univers de ce drôle de couple de « La Suisse d’en bas »3. La montagne est donc vue à travers le point de vue d’un personnage qui ne devrait pas y avoir accès mais qui tente pourtant d’en profiter. Et lorsque certains personnages du bas s’y rendent, c’est pour travailler : ils sont employés de maison, commis de cuisine ou encore travailleurs saisonniers. D’une certaine manière, le héros aussi y travaille puisque c’est là qu’il obtient (directement ou indirectement) l’argent que sa « sœur » ne parvient pas à gagner.

Puisque le film représentera la Suisse à la prochaine cérémonie des Oscar 2013 (dans la catégorie du meilleur film étranger), signalons que le titre traduit (qui vaut pour toute la distribution hors de la francophonie) ne véhicule pas la même inscription locale ni féérique : Sister, en effet, semble participer d’une veine plus sociale ou populaire. La scène du film où l’enfant appelle sa mère « Sister »4 est intéressante à signaler de ce point de vue : cet usage traduit un désir de rapprochement, employant un terme cool, tout en la désignant comme sa sœur, évacuant de la sorte la lourdeur du rôle parental que sa mère n’assume pas et son mensonge associé.

Remarquons que le titre français renvoie au héros tandis que la traduction désigne un personnage dont on ne suit pas le point de vue. Le titre international met en avant la sœur de, pointant indirectement un autre personnage, un frère ou une sœur. Cette sœur implique ainsi une énonciation qui n’est pas la sienne, ici celle de son frère (c’est bien lui qui dit « Sister »). L’histoire véritable du film fonctionnerait ensuite comme le révélateur (ou le correcteur) de ce premier déictique familial, s’immisçant dans les méandres d’un mensonge (de la dissimulation d’un secret et de son dévoilement) et de ses conséquences sur les protagonistes.

Remarquons que si le film possède une veine sociale indéniable (un enfant démuni est contraint de voler et de mentir car sa situation familiale est chaotique), certains aspects l’en distancient. À cet égard, le dossier de presse est éloquent : « L’Enfant d’en haut est un film réaliste mais aussi une fable (il n’y a pas de services sociaux, pas de flics, etc.) »5. Ce propos désamorce toute critique qui pourrait remettre en question la vraisemblance du scénario. Cette précision « en amont » (le contenu du discours promotionnel étant signé par la réalisatrice, de quel type de propos s’agit-il ?) permettrait ainsi de jouer sur le registre du réalisme tout en y échappant à loisir grâce à celui du merveilleux.

Ainsi, le film ne trahissant pas l’annonce faite par le matériel promotionnel, les services sociaux ne sont pas représentés. Ils n’inquiètent donc à aucun moment les personnages, à l’inverse d’autres films contemporains traitant d’enfants aux relations parentales difficiles (ou plus précisément à l’absence de parents) comme Le Gamin au vélo (Jean-Pierre et Luc Dardenne, Belgique/France/Italie, 2011) (fig. 8-9), ou plus récemment Wild Bill (Dexter Fletcher, Grande-Bretagne, 2012) (fig. 10). Ces deux films accordent une part importante aux services sociaux et au combat des enfants contre ce qu’ils perçoivent comme une forme d’ingérence, bien que dans les deux cas elle ne soit pas thématisée comme telle ; il s’agit là d’une menace (forte au niveau scénaristique en tout cas) qui pèse sur les protagonistes. Dans le premier cas, la menace est liée à la perte des moments de garde (week-ends), dont bénéficie le Gamin au vélo (interprété par Thomas Doret) avec sa mère de substitution (interprétée par Marie de France), car la sienne est morte et son père lui a très clairement exprimé le fait qu’il ne pouvait plus s’en occuper. Il doit ainsi se conformer à un certain comportement afin de conserver ces moments de liberté et d’intimité. Le second cas use d’une pression du même type : les enfants du personnage principal sont sur le point d’être placés en foyer si leur père (fraîchement sorti de prison) ne leur accorde pas davantage d’attention et que leur domicile ne répond pas à certaines règles d’hygiène. Ici la tension a pour effet de mettre en place des stratégies destinées à sauver les apparences. Ces efforts auront un effet véritable puisque ce travail de surface se propagera en profondeur, permettant aux personnages de créer des liens authentiques.

Nul conflit de cet ordre dans L’Enfant d’en haut, qui prend donc un parti plutôt original, puisqu’il se démarque de ces deux films, ou en tout cas du travail des frères Dardenne auquel la critique francophone le rapproche très fréquemment, tant pour en souligner la qualité que les défauts. Les réactions les plus corrosives proviennent de Jean-Philippe Tessé, rédacteur en chef des Cahiers du cinéma :

Il y a une dizaine d’années, avec Rosetta, les Dardenne réinventaient le behaviourisme au cinéma en « collant au cul des choses » et jetaient sans le vouloir un virus terrible dans le cinéma d’auteurs-suiveurs. Un personnage solitaire, brutal, hyperactif, occupé à sa survie, une économie parallèle et une géographie inattendue suffisent aujourd’hui à définir un véritable sous-genre, dont L’Enfant d’en haut est un pénible avatar.6

Et d’un autre rédacteur des Cahiers, s’exprimant sur la « plateforme participative » du Nouvel Observateur, Le Plus, lui emboîte le pas :

Vainqueur de l’Ours d’argent à Berlin, L’Enfant d’en haut n’est pourtant qu’une chronique sociale comme il en pleut dans les cinémas d’art et d’essai […] Si Home possédait le charme de l’insolite, L’Enfant d’en haut se raccorde de manière tellement visible à un «genre» du cinéma d’auteur francophone – la chronique sociale se croyant utile en temps de crise – que cela en devient presque gênant. Rappelons que ce sous-genre du cinéma art et essai a été complètement réinventé il y a une dizaine d’années par le triomphe de Rosetta des frères Dardenne […] Depuis, la chronique sociale franco-belge (ou franco-suisse dans le cas de L’Enfant d’en haut) n’en finit plus de surfer sur ce style Rosetta devenu en réalité une sorte de domaine public de conventions et de clichés où piocher allègrement pour se la jouer auteur engagé contre la misère sociale et l’horreur de la mondialisation économique. »7

Moins sévère, L’Humanité note que « [dans] le laboratoire des frères Dardenne, référence obligée, se fabriquent des moments autrement nuancés »8. Quant aux critiques laudatives, qui constituent l’essentiel des réactions, commençons par citer Positif qui réserve au film un dossier de huit pages, comprenant une critique du film9 et un entretien10. Il n’y est étonnamment jamais question d’un quelconque lien avec l’œuvre des Dardenne. Aucune influence cinématographique n’est d’ailleurs évoquée au sein de l’article, réservant cet aspect pour l’entretien qui suit, où la réalisatrice a tout loisir d’évoquer Varda, Akerman, Bresson, Leigh, Tanner, Godard, Truffaut, Pialat ou Murer – la liste est plus longue encore. Dans un autre registre, remarquons la pointe d’humour du quotidien Libération : « Ça commence comme un thriller social fin nineties et ça pourrait s’appeler Les Dardenne font du ski »11. C’est finalement l’hebdomadaire Télérama qui délivre l’avis le plus enthousiaste :

On pense à Cyril, le Gamin au vélo de Luc et Jean-Pierre Dardenne, en quête d’un amour paternel. La jeune cinéaste suisse rejoint ses aînés dans le refus de toute explication psychologique, dans l’énergie à saisir les affrontements physiques au plus près du corps. Mais elle échappe aux pièges du naturalisme social par d’autres moyens que les deux cinéastes belges. Dans le cinéma d’Ursula Meier, le conte trouble toujours la surface du réel.12

La critique suisse romande de son côté a vraisemblablement apprécié cette cohabitation inhabituelle des registres du social et du fabuleux :

L’Enfant d’en haut a l’apparence du film social. La course en avant de Simon évoque la fébrilité des jeunes prolos que filment les frères Dardenne dans Le Fils ou Rosetta. Ce n’est ni le réalisme social ni la lutte des classes qui intéressent la cinéaste, mais la fable.13

Propos que nuance la réalisatrice dans une réponse au même quotidien, associant un terme à l’autre : « À Berlin, beaucoup de gens ont évoqué les frères Dardenne ou Ken Loach. Peut-être parce que c’est un film suisse et qu’on n’a pas l’habitude de voir la Suisse ainsi… Le naturalisme ne m’intéresse pas trop. J’avais envie d’un conte social »14. À la question « On vous compare souvent avec les Dardenne mais vous affichez la volonté de ne pas être dans le social. Pourquoi ? » posée par La Tribune de Genève, elle répond : « Ce n’est pas mon cinéma, même si je l’adore comme spectatrice. Il y a un contexte social dans mes deux films, mais j’en dévie très vite. Je suis davantage dans la fable ou le conte. Et pourtant, je demande à mes comédiens d’être naturalistes au niveau du jeu »15.

Une telle volonté de distinction d’un cinéma social ou réaliste n’empêche pas la crudité et la qualité de certaines scènes du film, tant par l’authenticité du jeu des comédiens que par l’adresse et la justesse du travail de la caméra16. Les « affrontements physiques »17 évoqués par Samuel Douhaire dans Télérama sont intéressants à cet égard. Qu’il s’agisse de coups que reçoit le garçon lorsqu’il se fait attraper en train de voler en haut par un riche vacancier sur les pistes ou lorsqu’il se bat en bas avec sa mère, les situations possèdent une force et une efficacité certaines. Les combats physiques auxquels se livrent la mère et son fils entre eux sont à ce titre éloquents : peu après la première apparition de la mère (bien qu’alors son statut de mère ne soit pas encore explicitement posé), les deux protagonistes se battent chez eux, au sol, pour un sandwich. Riant, ils se confrontent dans un combat au corps (fig. 11), à la manière d’animaux inoffensifs et attendrissants, qui s’amuseraient à se battre pour de la nourriture, objet du jeu. L’éclairage est faible et même si la caméra suit les corps des personnages en plans rapprochés, c’est doucement qu’elle les accompagne. Plus tard, suite à un larcin de Simon dans un chalet où sa mère travaille en tant que femme de ménage (provocant son licenciement), ils s’affrontent à nouveau. La scène se déroule cette fois à l’extérieur, au beau milieu d’un terrain vague. La situation n’est plus la même et leur corps à corps autrement plus violent. En témoignent leurs cris, leurs gestes sans équivoque et leurs habits salis (fig. 12). La caméra est à l’épaule, ses mouvements brusques ; le montage est heurté et rapide, soulignant la tension entre les personnages et leur maladresse.

Du côté de la fable, il serait difficile de citer telle ou telle scène du film qui pourrait l’illustrer puisqu’il ne s’y passe rien de véritablement merveilleux. C’est, pour en revenir à l’éviction des services sociaux, dans les absences de réalisme que s’inscrit vraisemblablement le conte. Peut-être que pour Ursula Meier, une histoire dont le personnage principal est un enfant – dont le point de vue n’a rien d’enfantin – se situe a priori dans un registre fabuleux. À ce manque, on pourrait en ajouter d’autres, comme le manque d’enthousiasme, de tristesse ou de révolte qu’un tel sujet devrait susciter. Cette prise de distance systématique par rapport à l’ancrage social des personnages ou à toute forme d’accès à leur psychologie a pour effet de nous éloigner du sujet. Éloigné ou « en haut », il devient difficile pour le spectateur de ne pas observer froidement, plutôt que de pénétrer ou ressentir l’univers qu’on lui donne à voir par morceaux. Et ni la distance ni la froideur ne parviennent à provoquer la réaction paradoxale que l’on aurait pu espérer : celle de s’indigner contre le portrait calme de ce petit monde misérable. La situation est trop lointaine, et l’accommodement tiède du spectateur à cette situation est à l’image de cet enfant qui, dans les derniers plans du film, dévale les pentes de la montagne, les bras à l’horizontale, comme pour s’élever. Mais l’intention n’y est pas, il fait l’avion mais n’espère rien – penserait-il à quoi que ce soit, nous l’ignorerions.

Désirant poursuivre la réflexion sur L’Enfant d’en haut via un des « acteurs » essentiel à la fabrication du film qui a eu moins souvent l’occasion de s’exprimer que la réalisatrice, nous avons rencontré Antoine Jaccoud, coscénariste du film, que nous avons questionné sur sa pratique d’écriture. Licencié en sciences politiques à l’Université de Lausanne, écrivain et dramaturge, Antoine Jaccoud a précédemment collaboré avec Ursula Meier en tant que scénariste sur Home et comme consultant sur Des Épaules solides (TV, France, 2003).

Décadrages18

D’où vient l’idée du scénario de L’Enfant d’en haut ?

Antoine Jaccoud

La genèse est très simple et très anecdotique. Nous nous sommes rencontrés un jour avec Ursula Meier au Buffet de la gare de Lausanne. Elle avait à peu près terminé le service après-vente de Home . C’était alors deux ans avant le début du tournage. Elle était entre deux trains, et elle amenait deux choses : le désir de faire un film vertical, après avoir fait un film horizontal, et un deuxième désir, celui de raconter l’histoire d’un enfant qui vole des skis. Un enfant qui vit dans la plaine et qui monte en station pour voler des skis. Elle s’était rendue dans le Bas-Valais et le caractère industriel de la plaine, surplombé par de grandes stations, l’avait beaucoup marquée. Se creusant la tête pendant plusieurs semaines, elle s’était souvenue d’un petit voyou qu’elle avait connu lors de ses journées de ski, durant les camps de ski de son enfance dans la région du pays de Gex, vers Ferney-Voltaire, en France voisine. Il y a avait là un enfant dont on disait : « C’est un voyou, ne le fréquentez pas, il vole du matériel » – enfin, des choses comme ça. On a parlé un moment, puis après dix minutes j’ai dit qu’il était forcément de mère célibataire et qu’on pouvait imaginer que sa mère était très jeune et qu’elle prétendait qu’il était son frère. Le concept était posé en quelques minutes. Après, tout restait à faire, et ça n’allait pas être simple. Mais grâce à elle, on avait posé l’espace, le personnage, et grâce à moi ce mensonge. Je me suis très vite dit que s’il n’y avait pas de conflit on allait galérer, car écrire un scénario sans conflit, c’est horrible. Ce qui a suivi est la mise en narration, la construction narrative et formelle de ce dispositif qui avait été posé en quelques minutes. C’est ce qui fait notre complémentarité : Home , c’est d’abord de l’espace et des personnages. Ursula [Meier] ne vient pas avec l’idée d’un drame, elle vient avec de l’espace et un personnage. Pour ma part, je viens avec une mécanique de dramaturgie afin que tout cela mène quelque part. C’est ensuite que sont apparues des difficultés à essayer de comprendre les relations entretenues par une mère qui fait passer son fils pour son frère. Car au fond, nous n’avions aucune expérience de tout cela. Nous ne sommes pas allés discuter avec des psychologues accompagnés d’un enregistreur. On s’est posé des questions du type : « Comment se comportent-ils ? Que disent-ils ? Quel type de violence est-ce que ça peut entraîner ? Dans ce couple, qui est le patron ? » Parce que dans une configuration comme celle-là, le garçon gagne en autonomie, se sent en sur-pouvoir, en sur-virilité. « Quelle est donc l’économie de ce couple, qu’est-ce qu’ils y gagnent, qu’est qu’ils y perdent ? » Il y a aussi quelque chose qu’Ursula amène toujours, c’est la façon dont les gens provoquent leur propre malheur et comment on peut en tirer une forme de jouissance. Dans Home , ce sont des gens qui créent leur propre malheur. Ils pourraient quitter les lieux après deux minutes, mais ils ne le font pas. L’intérêt fut d’imaginer la manière dont le couple de L’Enfant d’en haut génère son propre malheur, tout en en tirant des bénéfices secondaires. Il n’existe pas de véritable hiérarchie au sein de ce couple : la mère [interprétée par Léa Seydoux] ou son fils [interprété par Kacey Mottet Klein] rentrent quand elle ou quand il veut ; lui peut boire de la bière, c’est très cool aussi. Le travail sur le scénario consiste ensuite d’une part à imaginer comment les personnages vont être amenés à s’enfoncer et d’autre part à trouver comment parvenir à leur mettre les meilleures « batteries » dans le ventre afin qu’ils aillent le plus loin possible. À ce propos, Ursula et moi partageons une certaine idée de la violence des rapports humains – au moins au cinéma. Il faut que les rapports soient violents. Ça nous intéresse tous les deux et je crois qu’elle a aussi une certaine idée du personnage que je partage : c’est un corps, c’est une énergie, ce n’est pas forcément quelqu’un qui parle. Cette conception du personnage entraîne chez lui une certaine violence. Ce qui nous fait d’ailleurs rire lorsqu’on se raconte des anecdotes, ou qu’on revient sur les baffes qui se donnaient dans nos familles. Ce qui nous intéresse, ce ne sont pas les gâteaux d’anniversaire, ce serait plutôt les tartes, un père qui pique des crises terribles sans véritable raison. Fondamentalement, la famille est un lieu d’où l’on vient, et qui demeure un réservoir très riche pour Ursula. Que ce soit une famille à deux ou à cinq, il s’agit du même terreau, c’est un peu le terreau.

Décadrages

Vous dites que vous ne vous êtes pas documentés à travers des cas réels, des témoignages ou des expériences de mère-fille par exemple. Y a-t-il une raison à cela ?

Antoine Jaccoud

Je pense tout d’abord qu’on croit en notre propre expérience des rapports familiaux ; on se dit que notre connaissance du monde peut nous aider à extrapoler. On se fait confiance quant aux rapports que peuvent entretenir nos personnages.

Décadrages

Vous ne craigniez pas qu’on vous reproche un manque d’assise réaliste ?

Antoine Jaccoud

Non, je ne crois pas. On a appris que cela était arrivé à Jack Nicholson, dans sa famille. Il a appris à l’âge de 34 ans que sa sœur était sa mère. Mais il ne l’a su qu’après sa mort – sa grand-mère s’était fait passer pour sa mère. Nous avions découvert ça en cherchant un peu. Je pense fondamentalement qu’on se fait confiance. Très vite, les investigations prennent un certain tour, une direction filmique, plastique. On se demande quelle comédienne pourrait être un peu infantile, pouvant se trouver dans une ambivalence bizarre avec son enfant. Pas bizarre au sens incestueux, mais au niveau du pouvoir et de la hiérarchie. C’est ainsi que nous sommes allés en quête de visages, de têtes, de comédiennes, et assez naturellement nous avons fait l’économie des bouquins chez Payot. Nous avons avancé sur des territoires qu’on ne connaissait pas, mais nous avions tous les deux notre famille à l’esprit. On est allé chercher dans nos propres albums de souvenir, dans nos mémoires. Hormis la caractérisation des personnages, nous avons travaillé sur la pondération du haut et du bas. Il fallait se poser cette question : où est le film ? Est-il dans le haut ou dans le bas ? C’est une recherche d’équilibre qui est aussi dictée par le fait que voler des skis, du point de vue de la tension dramatique, ne recèle pas un potentiel énorme. Et nous sommes ici dans un type de cinéma, ou de projet, qui n’a pas de plots énormes. Sûrement pour des raisons culturelles, artistiques. De mon côté, j’essaie quand même d’être vigilant. J’essaie de trouver ma place dans des propositions qui n’ont pas un très gros plot . C’était donc un dosage entre ce qui relève de ce « haut » – qui n’est pas seulement l’univers de l’intrigue mais qui a aussi toutes sortes d’autres significations – et le « bas » – qui en principe n’est pas l’univers de l’intrigue mais celui du mensonge. Cela implique aussi de réadapter mes outils de travail, ce qui n’est pas évident. Car je professe partout la science du plot et ma foi dans la participation émotionnelle du spectateur due à la tension dramatique. Mais il faut s’adapter aux conditions, aux circonstances, aux auteurs. Heureusement ici, la dysfonction du couple était un réservoir. Après il y a d’autres dysfonctions, d’autres situations qui ne sont pas dans le film et qui étaient dans le scénario. Durant l’écriture, il y eut beaucoup de débats avec la production afin de définir fondamentalement si le film était en haut, en bas, ou au milieu. Finalement c’est un peu 50-50 dans la répartition des séquences.

Décadrages

Vous dites que voler du matériel de ski apporte peu de tension ; qu’avez-vous fait pour que le film soit davantage chargé de tension ?

Antoine Jaccoud

On est dans cette situation un peu paradoxale, mais qui en même temps est thématiquement intéressante pour le film, où beaucoup de gens – parce qu’ils ont loué leurs skis – possèdent du matériel de plus en plus cher mais qui n’est pas cadenassé, et qu’on peut donc voler. Mais ce n’est pas comme braquer une banque : il y a des limites à ce qui peut arriver en termes de sanction. Alors il y en a un peu dans le film, mais on ne pouvait pas compter sur une progression dramatique liée à ça. Mettre en place une sorte d’escalade, où un policier intervient, suivi de dix, puis la condamnation à la peine de mort, ça ne se pouvait pas. Du coup, il devenait impérieux de travailler sur le mensonge qui lie Simon et sa mère, de pousser les personnages à éprouver les limites et les dangers de ce pacte ambigu jusqu’à la rupture. Deux personnages qui mentent aux autres et se mentent à eux-mêmes aussi, ce n’est pas un plot au sens classique du terme, mais pour le scénariste, c’est bien sûr un matériau formidable. J’ajouterais aussi qu’avec Ursula on ne va jamais pencher complètement du côté du film social, ou du film psychologique, ou d’un autre genre encore, parce qu’il y a avec elle cette injonction permanente à ne pas tomber dans un genre, à rester un peu sur les frontières, ou « au-dessus » d’un genre défini si on veut…

Décadrages

Comment se déroulent vos séances de travail avec Ursula Meier ?

Antoine Jaccoud

On travaille littéralement l’un en face de l’autre, on ne se quitte pas. On écrit face à face, parce qu’on joue les scènes, on imite les personnages, et finalement on écrit le script. On essaie toujours de joindre l’acte à la parole. On fait l’anticipation d’un film en écrivant son scénario, donc on essaye d’être dedans au maximum. Ce n’est pas une activité littéraire. Nous ne sommes pas dans un cas de figure où le scénariste part six mois en Corrèze et livre son travail en revenant. J’aime notre façon de faire, parce que ça nous évite de nous retrouver dans une situation où tout à coup le travail ne correspond pas du tout au film attendu ou espéré.

Décadrages

Avez-vous collaboré jusqu’au premier jour du tournage ou est-ce que vous avez été sollicité par la suite ?

Antoine Jaccoud

La collaboration s’est poursuivie, on a continué à discuter des conflits. On l’avait fait sur Home – souvent la veille du jour de tournage, on discutait. Nous parlions du conflit des trois séquences du lendemain. Là, il se trouve qu’on l’a fait aussi. Durant les premières semaines, nous nous sommes rencontrés deux-trois fois pour revoir un peu les choses. Il y a aussi eu des changements importants, comme par exemple une scène qui devait se passer dans une télécabine et qui ne pouvait plus s’y faire. Je me suis alors rendu sur place pour proposer autre chose. Sinon, j’étais présent à la fin du tournage. J’ai aussi coaché Gillian Anderson pour des raisons linguistiques. Au montage en revanche, je n’y étais pas du tout – parce qu’au montage les vendeurs, les distributeurs, sont déjà très présents.

Décadrages

Vous évoquez un passage du scénario qui devait se dérouler dans une télécabine et qui au tournage s’est fait ailleurs. Que s’est-il passé ?

Antoine Jaccoud

C’était la première rencontre du garçon avec Gillian, qu’il voit comme une femme idéale. Elle a l’air riche, bonne mère, pas comme la sienne qui est paumée. Ils devaient se rencontrer en prenant une télécabine ensemble. Et pour des raisons techniques, et aussi peut-être à cause de l’absence de neige qui était excessivement visible, ça s’est fait autrement. Il fallait donc modifier le scénario. Le manque de neige a été un gros problème pour le film, il a donc fallu faire de petits aménagements.

Décadrages

Quels autres types de modifications ont été apportés ?

Antoine Jaccoud

Dans le projet originel, l’environnement au niveau de l’immeuble était plus présent et il y avait plus d’enfants. Ils attendaient Simon, et il y avait tout un petit business. On voyait au fond tout une enfance contaminée par la marchandise, les marques, le pognon. Ce qui nous intéressait… Mais pour diverses raisons, le film s’est resserré sur le couple. Des enfants qui ont déjà le sens du pognon, ça faisait partie de l’univers thématique. Dans les premières moutures, la mère était ignorante du commerce du fils. Au fond, ça a été un énorme saut qualitatif pour le scénario lorsqu’on a changé cela, c’est-à-dire : elle est au courant des activités délictueuses de son fils. C’est une évidence dramaturgique. Il faut que les personnages soient au courant. Ils savent mais ils ne font rien. Je ne sais pas pourquoi au début cela se passait dans son dos. Car elle s’en moquait, elle n’était jamais là et ne s’en occupait donc pas. Ça a accéléré le développement du scénario, qu’elle le sache. Il pouvait la faire travailler, en faire son employée d’une certaine manière, ce qui était forcément intéressant pour leur relation. Et puis cela amenait une certaine trivialité dans les actions qui nous plaît : faire farter des skis dans une cuisine par des comédiens, c’est des trucs qu’on adore. Des choses comme ça, banales, presque grotesques. Des répliques comme celle d’Isabelle Huppert faisant la lessive dans Home qui dit : « Je fais du blanc, qui a du blanc ? » (fig. 13-14). Là on se retrouve très fortement, Ursula et moi. Du trivial, du trivial ! J’aime le trivial car justement on se dit qu’une fois qu’on a cette terre, cette boue, il faut lui « donner un ciel » pour que l’histoire soit belle. Ce qu’il y a de particulier avec Ursula c’est qu’on écrit un film, pas un scénario qui un jour deviendra un film une fois qu’il aura été adapté. Si elle ne sent pas la mise en scène alors qu’on est à deux ans du tournage devant des ordinateurs avec de la viande séchée et des tomates, on ne va pas l’écrire. Il n’y a pas d’autonomie du scénario.

Décadrages

Lorsque vous jouez les personnages, savez-vous déjà qui va les interpréter ?

Antoine Jaccoud

Non. Sauf ici pour le rôle de Kacey. L’idée pour Ursula de retravailler avec lui était là dès l’origine. On savait comment il bougeait, comment il parlait. Ce qui n’était pas le cas pour Léa Seydoux. Mais une fois qu’on a su que ça allait être elle qui interpréterait le rôle, ça nous a beaucoup influencé. Elle amenait quelque chose qui n’était pas de l’ordre d’une mère célibataire issue du prolétariat. On aurait dit qu’elle était tombée, une sorte de femme déchue, mais qu’elle pouvait remonter, comme s’il y avait quelque chose de volontaire dans sa destinée, quelque chose qui relève de la rupture plutôt que de la chute. L’écriture n’était pas terminée alors qu’on avait déjà à peu près toute la distribution. On a donc pu s’amuser à imiter ces gens pour essayer de tirer le maximum d’eux-mêmes, ou alors d’aller éventuellement contre eux. Quand pour Home on a su que c’était Isabelle Huppert qui aurait le rôle, on s’est dit qu’on allait lui donner des dialogues de Hausfrau un peu obsessionnels à dire : « Je fais du blanc, je fais du blanc… » Tu te dis que dans sa bouche ça peut être fantastique. Lorsqu’il était clair que c’était Olivier Gourmet qui allait jouer le rôle de son mari dans Home, on s’est mis à « désécrire ». Gourmet, nous n’allions pas le faire parler beaucoup. Nous avons donc commencé à couper un peu, à enlever du dialogue. Pour Léa Seydoux, nous nous sommes naturellement dit qu’on allait la faire farter dans la cuisine, parce qu’elle possède une vraie beauté ; il fallait qu’on lui mette les mains à la pâte. Pour Olivier Gourmet, qui est un artisan, c’est un prolongement de lui, tu sais qu’il peut faire ça. En plus, il a lui-même entièrement refait son hôtel dans les Ardennes, c’est un vrai bricoleur ! Mais Léa Seydoux, c’est très probablement une fille qui n’a jamais eu six sur six en travaux manuels. C’est bien de se dire qu’elle va farter des skis, qu’elle ne va pas faire ça bien, ça donne à jouer. Travailler comme ça en face à face avec une idée des comédiens qui ont des énergies physiques, ça nous enjoint à donner à jouer, comme quand Simon veut payer sa mère pour dormir avec elle, ça donne à jouer. C’est une scène qui découle de l’envie qu’on a de pousser le bouchon loin, le bouchon de la situation dramatique. Pousser, poussons ! L’idée d’une violence des relations.

1  Nombre d’entretiens avec Ursula Meier et d’articles sur le film à sa sortie en salles rejoignent le propos de la réalisatrice figurant dans le dossier de presse : « Après avoir réalisé Home, un film horizontal le long d’une autoroute, un monde parallèle qui défile à quelques mètres des fenêtres d’une famille, j’ai eu le désir de réaliser un film vertical rythmé par le mouvement incessant entre le bas et le haut, entre une plaine industrielle et sa station de ski dans la montagne » (dossier de presse destiné à la sortie suisse romande de L’Enfant d’en haut, distribution Filmcoopi, Zurich, p. 7).

2  Le lien fait ici n’a pas pour but de dénoncer le désir de « proximité » que les auteurs du film auraient voulu mettre en place avec une population délaissée par son élite. Pour une analyse sémantique de la formule, nous renvoyons à Sylvianne Rémi-Giraud, « France d’en haut / France d’en bas : Raffarin tout terrain » (Mots. Les langages du politique, no 77, mars 2005, pp. 93-105), qui pointe habilement le renversement de valeurs oppositionnelles à des fins politiques.

3  Nous reprenons ici le titre d’un article du quotidien français Les Échos paru à l’occasion de la sortie en salles du film en France, « La Suisse d’en bas » (Adrien Gombeaud, Les Échos, 18 avril 2012). Sur la généalogie et l’emploi de la formule « originelle », voir Didier Hassoux, « “France d’en bas” : la récup’ de Raffarin. Le Premier ministre se rengorge de sa “trouvaille”… galvaudée depuis Balzac », Libération, 17 mai 2002.

4  Dans cette scène, l’emploi du terme Sister s’inspire d’une certaine rhétorique d’origine afro-américaine issue du langage militant des années 1960, également véhiculée par les mouvements musicaux rhythm & blues, soul, puis rap ou hip-hop. Cette utilisation renvoie à une fraternité (ou sororité) élargie de la simple famille à celle de la communauté – le terme Brother renvoyant à homme, et celui de Sister à femme. Ces termes et leurs sens figurés provenant eux-mêmes des évangiles et de leur prédication…

5  Dossier de presse de L’Enfant d’en haut, op. cit., p. 13. Remarquons que ces « propos » (p. 6) sont ceux de la réalisatrice qui prend à son compte la quasi-entièreté du texte fourni par le support promotionnel.

6  Jean-Philippe Tessé, « L’Enfant d’en haut d’Ursula Meier », Cahiers du cinéma, no 677, avril 2012, p. 42. Remarquons que Serge Kaganski regrette dans son blog intitulé Je ne sais rien, mais je dirai tout au sein de l’article « Cahiers du cinéma : état critique » que ce numéro des Cahiers du cinéma « [ait passé] l’actu du mois à la sulfateuse » et que « L’Enfant d’en haut de Ursula Meier [y ait été] démembré » (http://blogs.lesinrocks.com/kaganski/2012/05/19/cahiers-du-cinema-etat-critique/, consulté le 3 octobre 2012).

7  Vincent Malausa, « L’Enfant d’en haut : la chronique sociale pour les nuls », Le Plus du Nouvel Observateur (http://leplus.nouvelobs.com/contribution/527170-l-enfant-d-en-haut-la-chronique-sociale-pour-les-nuls.html, consulté le 3 octobre 2012).

8  Dominique Widemann, « Accroche-toi aux barreaux, je retire l’échelle sociale », L’Humanité, 18 avril 2012.

9  Eithne O’Neill, « Ursula Meier ; L’Enfant d’en haut au-dessus de l’abîme », Positif, no 614, avril 2012, pp. 7-8.

10  Ariane Allard et Dominique Martinez, « Entretien avec Ursula Meier en territoire inconnu », Positif, no 614, avril 2012, pp. 9-13.

11  Julien Gester, « Planches de salut », Libération, 18 avril 2012.

12  Samuel Douhaire, « L’Enfant d’en haut », Télérama, no 3249, 18 mars 2012.

13  Antoine Duplan, « Le petit voleur des hautes cimes », Le Temps, 4 avril 2012.

14  Antoine Duplan, « Entretien avec Ursula Meier », Le Temps, 6 avril 2012.

15  Pascal Gavillet, « Ursula Meier, cinéaste d’en haut », Tribune de Genève, 4 avril 2012.

16  Tout comme pour Home, photographié en 35mm, c’est Agnès Godard qui signe l’image du film, tourné cette fois en HD.

17  Samuel Douhaire, « L’Enfant d’en haut », op. cit.

18  Entretien réalisé le 19 septembre 2012 au Mogador à Lausanne par Sylvain Portmann.