Selim Krichane

« Playtime » : les jeux vidéo exposés

Alain Boillat, revenant sur la programmation « P.O.V » (point of view) de l’édition 2012 du Neuchâtel International Fantastic Film Festival, interroge la fonction de la caméra subjective dans des films de genre. Par ce biais, il interroge l’ambivalence de la construction d’une énonciation à la première personne, dans des films qui produisent des effets de véracité à travers un contrat de lecture horrifique (de Blair Witch Project, 1999, à Paranormal Activity, 2012).

L’exposition « Playtime – Videogame mythologies », qui s’est déroulée à la Maison d’Ailleurs jusqu’au 9 décembre 2012, marque en Suisse l’entrée de la culture vidéoludique dans l’espace muséal, et participe plus généralement du processus de légitimation que connaît actuellement ce médium. L’exposition s’inscrit dans le cadre de l’initiative de Pro Helvetia « GameCulture – From Game to Art », initiée en 2010, qui a pour but de promouvoir la création artistique ainsi que la recherche dans le domaine des jeux vidéo. L’exposition a également donné lieu à un colloque international : « Pouvoir des jeux vidéo : des pratiques aux discours », qui s’est tenu à l’Université de Lausanne en juin 2012 1.

Au niveau international, cet élan de légitimation d’un médium qui fut longtemps considéré avec dédain par les institutions culturelles et étatiques, s’est amorcé il y a une dizaine d’années, notamment par la constitution d’un champ académique, les game studies, inauguré avec la création de la revue Game Studies. International Journal of Computer Game Research et de l’association DiGRA2.

On remarque deux tendances fortes qui accompagnent ce processus de légitimation des jeux vidéo. D’une part, la recherche scientifique des jeux vidéo est marquée par la tentative de délimitation des spécificités du médium, à travers une analyse qui se construit en opposition aux médiums antérieurs. Dans cet effort de démarcation du médium, et par peur de voir son étude phagocytée par des disciplines lui étant étrangères, des chercheurs comme Espen Aarseth3, Markku Eskelinen4 ou Gonzalo Frasca5 ont défini leur approche en opposition aux études littéraires ou cinématographiques.

Un autre trait de ce processus est celui de la légitimation artistique des jeux vidéo, et de la défense de leur valeur esthétique, des régimes d’expérience spécifiques qu’ils permettent d’instaurer. Ce trait s’accompagne souvent, que ce soit dans les histoires du jeu vidéo ou dans les musées, de la mise en place d’un panthéon d’œuvres et d’auteurs (l’exposition Game Story qui s’est tenue au Grand Palais des Champs Élysées est à cet égard emblématique6). Il s’agit ici de caractéristiques qui rappellent fortement l’histoire du cinéma, qui sera passée par des étapes similaires, eu égard à son institutionnalisation et à la défense de son artisticité, notamment en France dans les années 1920, avec, par exemple, les écrits de Germaine Dulac7, Ricciotto Canudo ou encore Jean Epstein. La défense des spécificités du médium8, de son indépendance face aux autres arts, ou encore la méfiance à l’égard du récit9, sont autant de revendications auxquelles la période actuelle d’institutionnalisation du jeu vidéo fait écho.

Dans les années 1990, Alain et Frédéric Le Diberdier avaient déjà tenté de contrecarrer les idées reçues sur les jeux vidéo, en revendiquant leurs spécificités esthétiques ainsi que leur importance culturelle. Les frères Le Diberder remarquaient, dès 1993, que les jeux vidéo, qu’ils érigeaient en « dixième art »10, n’avaient pas encore « gagné leurs lettres de noblesse culturelles »11. Si l’artisticité des jeux vidéo fait encore débat – débat auquel nous ne souhaitons par ailleurs pas prendre part –, l’importance culturelle des jeux vidéo ainsi que leur intérêt pour la recherche sur les dispositifs d’audiovision et les cybertextes sont aujourd’hui largement admis.

L’exposition de jeux vidéo dans des musées aura concouru à ce mouvement de légitimation. Un grand nombre d’institutions ont consacré durant ces dix dernières années des expositions dédiées à la culture vidéoludique dans son ensemble. C’est le cas de l’exposition « Game On » au Barbican de Londres12, « Game Story » au Grand Palais des Champs Élysées, ou encore l’exposition « The Art of Video Games » qui se tient actuellement au Smithsonian American Art Museum de Washington13. Un musée du jeu vidéo (Computer Spiele Museum), fondé par Andreas Lange, ancien critique de jeux vidéo, a par ailleurs ouvert ses portes à Berlin en 2011.

Une seconde série d’expositions s’est focalisée sur des corpus restreints de jeux vidéo, principalement issus de collectifs d’artistes ou de game designers indépendants. On pense notamment aux expositions dédiées au GameArt, comme « Computer Games by Artists » en 2003 au Hartware MedienKunstVerein de Dortmund, ou d’autres qui visent à présenter des collectifs de créateurs ou des collections de jeux indépendants, comme l’événement « Museogames » au Musée des arts et métiers de Paris, ainsi que l’événement ponctuel « Arcade » au MoMa en 2011, ou encore les événements de l’espace « jeux vidéo » de la Gaité Lyrique14.

Le jeu vidéo : un objet double

La particularité de l’exposition « Playtime » tient au fait qu’elle ne s’inscrit ni dans l’une ni dans l’autre des catégories évoquées. Il ne s’agit pas, pour José Luis de Vicente, commissaire de l’exposition, de présenter une histoire linéaire des « grands jeux » issus de l’exploitation commerciale des jeux vidéo. Il ne s’agit pas non plus de s’arrêter sur quelques productions indépendantes ou underground qui permettraient de légitimer les jeux vidéo comme une forme d’art « mature », à même de satisfaire les exigences du public des musées15.

L’organisation de l’exposition en cinq actes permet d’éclairer la volonté d’approcher les « mythologies » vidéoludiques, d’entreprendre des voyages au sein de constructions tenaces, telles que les règles (section « Rules of Play, Game of Life »), l’espace vidéoludique (section « Game Geographies and PlayNations »), ou l’avatar (section « Bodies and Minds »). Plus qu’un découpage thématique, l’organisation de l’exposition permet de segmenter « l’espace de jeu » de manière stratégique, afin de faire émerger des constellations de problématiques, des cheminements jonchés d’objets. Les jeux, les installations et les autres médias, assortis de mentions écrites soignées, font de la visite une expérience plurielle, où le ludique est toujours mis sous tension, soumis au regard des mots ou des images.

Plutôt qu’une kyrielle de jeux cultes ou indépendants, la sélection de la Maison d’Ailleurs nous présente, à travers des objets variés, les potentialités et les limites des jeux vidéo. Ainsi, « Playtime » propose une cartographie des modalités de mise-en-discours vidéoludique, de l’intérêt des « régimes d’expérience »16 suscités par les jeux vidéo, de leurs implications sociales, culturelles et esthétiques. Que telle installation interactive (comme Scalable City, voir fig. 1-2) soit un jeu vidéo à proprement parler ou non, semble anecdotique. Tous les objets présentés sont par contre indéniablement vidéoludiques, en ce sens qu’ils questionnent et qu’ils éclairent le dispositif du jeu vidéo.

Le jeu HHCI (Human to Human Computer Interface, Julian Oliver, 2012, fig. 3) est un bon exemple de cette propension à interroger le dispositif des jeux vidéo, en s’intéressant ici à la place du joueur. La particularité de cette installation tient au fait qu’un agent supplémentaire est ajouté à la boucle constitutive des dispositifs interactifs mettant une personne aux contrôles d’une machine informatique17 dans le but de modifier un flux d’images (et de sons). Ici, un premier joueur, placé au fond de la salle, envoie des impulsions électriques (gauche/droite) dans les poignets d’un second joueur, situé entre le premier et l’écran, afin d’activer le périphérique de contrôle du jeu. Les mains du second joueur sont entravées par des menottes et contraintes de presser les « touches » qui activent le déplacement du personnage à l’écran, lorsqu’elles reçoivent une impulsion électrique. Afin de libérer son acolyte, le joueur en charge du contrôle doit guider l’avatar à travers une des portes représentées à l’écran. Le deuxième joueur, contraint dans ses mouvements et passif, devient une manette de jeu, un chaînon dans la transmission de l’information, de l’input du premier joueur à l’effet produit à l’écran, en passant par l’activation du périphérique de contrôle. L’installation jette une nouvelle lumière sur notre rapport à la machine, nos possibilités d’action, et déplace le caractère « systématique » du dispositif, de la machine informatique à l’humain, en mobilisant ses réflexes myotatiques.

« Playtime » s’efforce donc de présenter les jeux vidéo comme un objet double – ou binaire, pourrait-on dire – à la fois dans une dimension interne, en abordant certaines productions vidéoludiques connues et participant d’un héritage culturel, mais aussi externes, à travers des installations singulières qui questionnent ou reflètent les potentialités et les caractéristiques des dispositifs vidéoludiques.

Ainsi, pour Marc Atallah, directeur de la Maison d’Ailleurs, le musée et le jeu vidéo constituent deux hétérotopies, au sens de Michel Foucault18, deux « lieux concrets qui, à l’intérieur d’une société, représentent potentiellement tous les autres emplacements réels, tout en créant un cadre au sein duquel ces derniers peuvent être ‹ désignés, reflétés › – critiqués donc. »19 Inscrire le jeu vidéo au sein d’un espace muséal provoquerait donc une « mise en abyme » propice à la réflexion et à la construction d’un savoir inédit. « Playtime » questionne notre rapport aux jeux vidéo, à leur inscription sociale et culturelle contemporaine, mais également aux pratiques muséales, au rôle du musée en général, et à celui de la Maison d’Ailleurs en particulier. HHCI est encore une fois emblématique à cet égard. L’installation prévoit deux « positions spectatorielles », une passive et masochiste, l’autre active et sadique, responsable du rendu écranique et de l’accomplissement des conditions de la victoire. Il en ressort que le positionnement du visiteur/joueur est d’une part multiple (il oscille entre différentes positions au cours de sa visite, mais aussi dans son rapport à chaque objet exposé), et qu’il est nécessaire à l’existence des œuvres exposées.

L’inscription de l’activité de jeu au sein d’un espace muséal ne trouve pas de réponse définitive dans l’exposition de la Maison d’Ailleurs. Comment intégrer à la visite ces interludes ludiques, souvent trop brefs, qui ne rendent pas forcément justice aux jeux présentés ? Si certains jeux particulièrement courts comme Loopscape (Ryota Kuwakubo, 2003) se prêtent bien au contexte de l’exposition, la majorité des jeux (Grand Theft Auto IV, 2008, ou Journey, 2012, par exemple) impliquerait, si l’on souhaitait retrouver ou même suggérer les régimes d’expérience qu’ils instaurent habituellement, plusieurs heures (voire plusieurs dizaines d’heures) de jeu. Il va sans dire que leur inscription dans un espace muséal rend un tel investissement impossible ; et de ce fait, l’usage qui en est fait par le visiteur/joueur ne peut être que fragmentaire. Cette limite est cependant atténuée par l’organisation spatiale de l’exposition, qui s’efforce de mettre en rapport différentes séries de jeux au sein d’un espace étagé qui peut être arpenté librement par le visiteur.

Du musée au bac à sable

L’organisation de la section « Game Geographies and PlayNations » amène dans un premier temps le visiteur à entrer en contact avec une succession d’écrans de jeu qui présentent l’évolution de la spatialité vidéoludique20. Différentes modalités de mise en espace vidéoludique y sont présentes, comme l’écran fixe de Pac-Man, le scrolling21 horizontal de Defender (Williams Electronics, 1980), caractéristique d’un grand nombre de jeux d’arcade, ou encore le monde ouvert (dit « sandbox », ou bac à sable), en 3D polygonale, de Grand Theft Auto IV (Rockstar Games, 2008). Suite à ce panorama concis, le visiteur accède à une salle dédiée à l’installation interactive Scalable City (Experimental Game Lab, USA, 2008-2010) qui permet à l’utilisateur de se frayer un chemin au sein d’une ville générée par la compilation de données existantes (« imagerie satellite, données SIG, statistiques, photogrammétrie »22), en manipulant une « tempête automobile » (voir fig. 1-2). Scalable City mobilise les potentialités de la « caméra vidéoludique » par la possibilité de la rotation du point de vue autour d’un axe fixe (qui suit la tempête de voitures) tout en guidant le déplacement selon des lignes prédéfinies, qui correspondent aux routes de cette ville imaginaire. Des données empiriques sont soumises à des procédés algorithmiques (« duplication, rotation, copier-coller »23), puis mises en images selon des modalités qui rappellent les jeux actuels en 3D polygonale, ou encore les jeux en vue aérienne (voir fig. 4).

Cette organisation spatiale, au sein du musée, qui met en dialogue des jeux vidéo issus de l’histoire de leur exploitation commerciale avec des dispositifs originaux, témoigne de la volonté de faire dialoguer des objets de différents ordres, afin de dépasser le schéma téléologique et linéaire de l’« évolution » graphique des jeux vidéo commerciaux. Dans une salle adjacente, d’autres œuvres questionnent la conservation et l’archivage des univers numériques (Temps Perdu, Dominique Cunin et David-Olivier Lartigaud, 2009), la dimension virtuelle de ces univers, et leur potentielle matérialisation à l’échelle (Dust, Aram Bartholl, 2011), ou encore l’emplacement de l’espace de jeu avec Levelhead (Julian Oliver, 2008) qui, par un procédé de réalité augmentée, plaque l’espace de jeu sur un cube tangible qui fait office de périphérique de contrôle (voir fig. 5).

La spatialité vidéoludique est donc abordée par différents biais, et son traitement dépasse la seule considération de la « représentation de l’espace dans les jeux vidéo ». Il en va de même pour les autres sections de l’exposition, qui accomplissent le tour de force de déconstruire des catégories courantes de notre savoir sur les jeux vidéo, avec, dans une certaine mesure, plus de pertinence que les écrits issus des game studies.

Pour une archéologie des jeux vidéo

La dernière section de l’exposition, intitulée « Archeology of Fun », se propose d’inscrire le jeu vidéo dans une série plus large de jeux, incluant les échecs, les jeux de stratégie militaire, le jeu de l’oie, ou encore les jeux de rôle « sur papier ». Markku Eskelinen remarquait en 2001 24 que la principale remédiation affectant les jeux vidéo était celle des jeux eux-mêmes. L’argument de Markku Eskelinen s’inscrivait dans le débat opposant la « ludologie » à la narratologie et visait à promouvoir l’analyse des jeux vidéo comme des systèmes de règles s’inscrivant dans l’histoire plus large des jeux. L’exposition « Playtime » ne tombe pas dans le piège d’un tel débat, aujourd’hui dépassé, mais offre plutôt une synthèse des « grandes questions » afférentes aux jeux vidéo, sans privilégier une piste par rapport aux autres.

Cette partie de l’exposition permet d’expliciter les emprunts, en termes de systèmes de règles, mais aussi d’imaginaires (science-fiction, utopie), qui ont pu colorer l’histoire des jeux vidéo. Il est en effet difficile de penser aux modalités de jouabilité des jeux de rôle sur ordinateur, comme les séries Ultima25, The Bard’s Tale26, Elder Scroll’s27, ou des jeux d’aventure textuels, comme Colossal Cave Adventure28, sans reconnaître qu’ils découlent du système de jeu de rôle popularisé par Dungeons & Dragons29 dès 1974. Parallèlement, les jeux de stratégie (militaire), comme Civilization30 ou Total War31, constituent en partie une reformulation informatique de jeux de plateau antérieurs32.

On aurait pu s’attendre dans cette partie de l’exposition, d’une part, à une mise en parallèle plus nette de ces « jeux de société » avec des ensembles de jeux vidéo donnés (comme on le suggère plus haut), mais aussi, à une prise en compte des jeux des penny arcade, ou plus globalement des dispositifs ludiques issus du milieu forain du début du siècle passé. Malgré la difficulté avérée de se procurer de tels jeux, une archéologie vidéoludique ne peut pas en faire l’économie, tant ils s’inscrivent dans sa généalogie. Un jeu d’arcade comme Gunfight (Midway/Taito 1975, voir fig. 6) par exemple, qui offrait en 1975 une simulation d’un combat entre deux cowboys, est certes attaché à un imaginaire cinématographique, mais reconstitue surtout de manière électronique un type de jeu d’arcade « mécanique » préexistant (voir fig. 7-8).

Au sein de cette section de l’exposition, on retrouve une approche qui fait écho au paradigme actuel de l’histoire du cinéma, qui préfère la mise en réseau de « séries culturelles » diverses dans l’analyse des productions cinématographiques, à la construction d’une histoire linéaire33. Les jeux vidéo, au même titre que les films, ne peuvent pas être pensés en autarcie, et gagnent à être inscrits dans des contextes sociaux de production et de réception qui impliquent d’autres médias et d’autres pratiques. L’exposition « Playtime » témoigne de la productivité d’une telle approche, qui n’est encore que très peu usitée dans le domaine des études vidéoludiques.

Mythologies des jeux vidéo

Dans leur ouvrage Mythologie des jeux vidéo34, s’inspirant de la méthode inaugurée par Roland Barthes35, Laurent Trémel et Tony Fortin se proposent de dégager les stéréotypes sous-jacents qui traversent les figures et les scénarii vidéoludiques (apologie du consumérisme, compétitivité accrue, « masculinité militarisée »), ainsi que les idées reçues véhiculées par les discours sur les jeux vidéo, de l’opprobre des années 1970 au lobbying actuel qui participe à leur légitimation.

L’approche de Trémel et Fortin a le mérite d’appliquer une grille d’analyse « critique » aux jeux vidéo, à leurs représentations et aux discours qui leur sont attachés, même si la condamnation qui en découle manque de nuance :

[L]es jeux vidéo et leurs mythologies, constituées d’emprunts à la forme ‹ comptable ›, de valorisation d’archétypes de domination et de réussite individuelle (au détriment d’autres entités que l’on détruit) ne nous préparent-ils pas au monde de demain ? Un monde s’éloignant des perspectives humanistes ayant émergé en Europe depuis le xviiie siècle, un monde où la domination des puissants sur les faibles serait de nouveau légitimée ?36

Le jeu vidéo, chez Trémel et Fortin, devient le parangon de l’économie de marché, du caractère intolérable de notre société postmoderne, en reconduisant toutes les valeurs de l’idéologie capitaliste et qui plus est, en les mettant « en simulation », amenant le joueur ou la joueuse à vivre ces processus idéologiques « en temps réel »37. Si la prégnance idéologique des jeux vidéo industriels n’est nullement remise en cause ici, l’exception qu’elle constituerait dans « l’histoire des médias » nous paraît beaucoup moins évidente, tant l’école de Francfort, notamment, aura montré qu’une telle prégnance est inhérente à toute « production industrielle de biens culturels »38. Qui plus est, l’ancrage épistémique des jeux vidéo, qui est sommairement posé par Trémel et Fortin, ne prend nullement en compte les possibilités de résistance, d’agencements, ni les régimes de réflexivité que contiennent les jeux vidéo.

Par contraste, les mythologies mises à nue par l’exposition de la Maison d’Ailleurs sont justement révélatrices de telles potentialités39. On y trouve d’une part les grandes figures, ou les grands récits qui conditionnent aujourd’hui les jeux vidéo et qui sont à même de circuler en dehors d’eux, dans des installations, des séries photographiques40 ou des films. Mais c’est aussi le « système double » des mythologies de Barthes, ces réseaux de sens, enchâssés dans des signes banals et quotidiens – ce que sont devenus, pour certains, les jeux vidéo. En ce sens, les objets exposés à la Maison d’Ailleurs témoignent d’une part de la diversité des jeux vidéo existants41, mais également de la capacité de certaines installations interactives à reformuler de manière innovante les grands caractères du médium vidéoludique.

1  « Pouvoir des jeux vidéo : des pratiques aux discours », colloque international organisé par Marc Atallah, Christian Indermuhle, Matthieu Pellet, Nicolas Nova et Daniel Sciboz (Université de Lausanne/HEAD), les 4, 5 et 6 juin 2012.

2  L’association DiGRA (Digital Games Research Association) regroupe des scientifiques et des professionnels du domaine vidéoludique afin de promouvoir la recherche sur les jeux vidéo et les médias numériques. Pour plus d’informations, voir leur site internet : www.digra.org/ [dernière consultation le 25 août 2012].

3  Espen Aarseth, Cybertext : Perspective on Ergodic Literature, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1997, pp. 2-13 ; pp. 59-60.

4  Markku Eskelinen, « The Gaming Situation », Game Studies, vol. 1, no 1, 2001, p. 2.

5  Gonzalo Frasca, « Ludology Meets Narratology : Similitudes and Differences between (Video) Games and Narratives ». Disponible en ligne : www.ludology.org/articles/ludology.html [dernière consultation le 25 août 2012].

6  Voir le compte rendu d’Alain Boillat, « Game story, une histoire des jeux vidéo », 1895. Revue de l’Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, no 66, mai 2012, pp. 146-154.

7  Voir par exemple Germaine Dulac, « Les esthétiques, les entraves, la cinégraphie intégrale » [1927], Écrits sur le cinéma (1919-1937), Prosper Hillairet (éd.), Paris, Paris Expérimental, 1994, pp. 98-105. On y lit notamment : « Si, tel que nous l’envisageons actuellement, le cinéma n’est qu’un succédané, une image animée, mais seulement une image des expressions évoquées par la littérature, la musique, la sculpture, la peinture, l’architecture, la danse, il n’est pas un art » (id., p. 98).

8  Voir par exemple Richard Abel, French Film Theory and Criticism. A History/Anthology, Volume I : 1907-1929, Princeton, Princeton University Press, 1988, pp. 195-199.

9  On se souvient d’Epstein qui écrit dans Bonjour Cinéma : « le cinéma est vrai, une histoire est mensonge » (Jean Epstein, Écrits sur le cinéma, tome 1, Paris, Seghers, 1974, p. 86).

10  C’est d’ailleurs le titre d’un des chapitres de leur ouvrage. Voir Alain et Frédéric Le Diberder, Qui a peur des jeux vidéo ?, Paris, La Découverte, 1993 (ouvrage réédité et augmenté en 1998 : Alain et Frédéric Le Diberdier, L’Univers des jeux vidéo, Paris, La Découverte, pp. 100-115).

11  Id., p. 5.

12  L’exposition qui s’est tenue de mai à septembre 2012 à Londres a été présentée dans le monde entier, notamment en 2004 au Tri Postal de Lille.

13  Pour un recensement plus détaillé des expositions dédiées aux jeux vidéo, voir notamment José Luis de Vicente, « Playtime – Videogame mythologies », Playtime – Videogame mythologies, Gollion/Yverdon-les-Bains, Infolio/Maison d’Ailleurs, 2012, p. 18 ; Marion Coville, « Les grands succès du jeu vidéo s’exposent au Grand Palais », Le Monde.fr, 9 novembre 2011 [dernière consultation le 15 septembre 2012].

14  Marion Coville, op. cit.

15  José Luis de Vicente, « Playtime – Videogame mythologies », op. cit., pp. 19-20.

16  Le terme apparaît chez Christian Metz, qui parle de « régime d’expérience » et de « régime de croyance » dans sa description de l’« état filmique », dans Le Signifiant imaginaire (Paris, UGE, coll. 10/18, 1977, pp. 125-130). Il est par ailleurs utilisé par Mathieu Triclot dans Philosophie des jeux vidéo, Paris, La Découverte, 2011.

17  L’acronyme HCI (Human-Computer Interaction) désigne généralement le champ de recherche attaché aux interactions homme-machine dans le domaine de l’informatique.

18  Voir Michel Foucault, « Des espaces autres » [conférence prononcée le 14 mars 1967], Dits et écrits : 1954-1988, tome 4 (1980-1988), Paris, Gallimard, pp. 752-762.

19  Voir « Pourquoi Playtime ? », Playtime – Videogame mythologies, op. cit., p. 11.

20  « The Evolution of Play Space », auteurs multiples, 1980-2008. Voir le catalogue de l’exposition, Playtime – Videogame mythologies, op. cit., p. 82.

21  Le scrolling est défini par Alexis Blanchet comme le « défilement horizontal, vertical ou multidirectionnel de l’écran de jeu. Le scrolling peut suivre les déplacements de l’avatar ou être généré par le programme ». Alexis Blanchet, Des pixels à Hollywood. Cinéma et jeu vidéo, une histoire économique et culturelle, Châtillon, Pix’n Love, 2010, p. 446.

22  Playtime – Videogame mythologies, op. cit., p. 84.

23  Ibid.

24  Markku Eskelinen, « The Gaming Situation », op. cit., p. 2 : « Concernant la supposée remédiation, ou influence intermédiale, la thèse la plus simple consisterait à dire que les jeux vidéo sont une remédiation des jeux » [ma trad.].

25  Origin Systems/Looking Glass Studios, 1981-1999.

26  Interplay Productions, 1985-1991.

27  Bethesda Game Studios, 1994-2012.

28  William Crowther et Don Woods, 1976-1977.

29  Jeu de rôle créé par Gary Gygax et Dave Arneson, et édité par la compagnie TSR, dès 1974.

30  Sid Meier et Bruce Shelley, MicroProse, 1991.

31  The Creative Assembly, 2000-2012.

32  L’exposition présente notamment les jeux de plateau Tactics : The Famous War Game (The British Novelty Company, Londres, 1914-1920) ou encore Iliad (Marco Donadoni, International Team, 1979).

33  Voir par exemple André Gaudreault, Cinéma et attraction. Pour une nouvelle histoire du cinématographe, Paris, CNRS Éditions, 2008 ; François Albera, Maria Tortajada (éd.), Ciné-dispositifs. Spectacles – cinéma – télévision – littérature, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2011 ; ou encore Mireille Berton, Anne-Katrin Weber (éd.), La Télévision du Téléphonoscope à YouTube, Lausanne, Éditions Antipodes (coll. Médias et histoire), 2009.

34  Tony Fortin, Laurent Trémel, Mythologie des jeux vidéo, Paris, Le Cavalier Bleu (coll. Mytho !), 2009.

35  Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957.

36  Tony Fortin, Laurent Trémel, Mythologie des jeux vidéo, op. cit., p. 91.

37  Cet argument de taille, qui marque la spécificité des jeux vidéo en termes de subjectivation, en lien avec les questions de représentation soulevées par Fortin et Trémel, n’est que très peu exploité dans leur essai.

38  Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, « La production industrielle de biens culturels » [1947], La Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1983, pp. 129-176.

39  Rappelons ici que l’exposition s’appelle « Playtime – Videogame mythologies ».

40  On pourra par exemple découvrir la série photographique de Marc Da Cunha Lopes, Made of Myth (2009), qui donne à voir les usines imaginaires dont seraient issues les « pièces » de certains jeux comme Super Mario ou Tetris.

41  Avec notamment des jeux indépendants comme Journey (thatgamecompany, 2012), ou The Path (Tale of Tales, 2010).