Thomas Schärer, Fred Truniger

« Underground Explosion » : le music-hall de l’avant-garde

Nicolas Brulhart

Selim Krichane, dans son compte rendu de l’exposition « Playtime » à la Maison d’Ailleurs à Yverdon, interroge les dispositifs de la culture vidéoludique lorsqu’ils sont remis en jeu au sein d’un musée. Il envisage les jeux vidéo exposés à cette occasion et la place prépondérante qu’ils occupent dans la culture contemporaine à travers les outils du champ d’étude émergeant des game studies.

Version originale disponible sur le site www.decadrages.ch .

Dans une lettre à David Curtis, datée du 9 septembre 1970, l’artiste et réalisatrice américaine Carolee Schneemann revient sur l’« International Underground Festival » que Curtis a organisé en 1970 avec Simon Field au National Film Theatre de Londres ; elle décrit un sentiment vivant qui s’est imposé dans l’art au début des années 1960 :

Nous devions le désintégrer, le déterrer, le secouer, l’énerver, le tourner ; le mouvement devenait émotion pour moi, physicalité, « bombardement sensoriel».1

À cette époque, diverses formes d’expression fusionnent dans les happenings, qui s’inscrivent dans la durée et qui exacerbent la confusion entre l’art et le corps, la production artistique et l’expérience vécue. Ces nouvelles pratiques artistiques reposent sur la logique de la transgression et participent à un climat politique général, qualifié d’underground par les artistes et par la presse. La notion de « cinéma élargi » qui est utilisée dans le champ du cinéma pour définir ces pratiques constitue aujourd’hui encore « un mot flexible pour désigner un large spectre de manifestations qui incluent le film ou la projection »2 et qui n’entretiennent qu’un rapport lointain avec la séance de cinéma traditionnelle.

Ces expérimentations autour du dispositif du cinéma et de sa contextualisation sont au centre de la tournée « Underground Explosion » qui combinait en 1969 de la musique, des performances et du théâtre, avec des projections lumineuses et filmiques. L’enjeu de cet article consiste à réinscrire cette manifestation dans le cadre du cinéma élargi et à s’interroger sur les raisons du caractère éphémère de ces manifestations avant-gardistes qui ne perdureront pas.

Un engouement d’une courte durée : des films expérimentaux pour un public de masse

À la fin des années 1960, le nombre de visiteurs potentiellement intéressés à prendre part à de grandes représentations contre-culturelles s’accroît. Un public de plus en plus large afflue dans des salles toujours plus grandes et incite les organisateurs à mettre progressivement en place un système de commercialisation qui atteint son apogée entre 1967 et 1969. Les événements de cinéma élargi offrent un format particulièrement bien adapté à ce type de manifestations, en mobilisant le public corporellement et spatialement. Les projections « traditionnelles » de films expérimentaux connaissent elles aussi un regain d’intérêt. Dans le contexte suisse, le Filmforum, fondé au printemps 1966 au Theater an der Winkelwiese de Zurich, en constitue un exemple éloquent. Durant l’automne 1967, Hans-Jakob Siber est amené à projeter deux fois de suite des programmes de films expérimentaux pour répondre à une affluence qui pouvait alors atteindre jusqu’à 200 spectateurs3. Parallèlement à la deuxième Foire de l’art (Kunstmarkt) de Cologne en 1968, le groupe de cinéastes indépendants regroupés autour de l’association XSCREEN présente devant environ un millier de spectateurs et sur deux soirées successives des « films expérimentaux internationaux, de la musique beat et des lectures de poèmes » dans la station de métro Neumarkt, dont la construction était alors à peine achevée4.

La quatrième édition du festival exprmntl qui a lieu pendant le nouvel an 1967-1968 dans la station balnéaire belge de Knokke-le-Zoute donne un nouveau souffle à la scène européenne du film indépendant, dont le dynamisme apparaît de façon explosive. En Allemagne, dès le début de l’année 1968, pas moins de trois initiatives sont mises en place, et ce dans un laps de temps de quelques semaines seulement : la « Hamburger Filmcoop », « XSCREEN»  à Cologne et l’« Undependent Filmcenter » à Munich se lancent dans la production, la distribution et la projection de films indépendants5.

Un an plus tard, en collaboration avec le jeune artiste et bohème zurichois Dieter Meier, Karlheinz Hein6, l’instigateur de l’« Undependent Filmcenter », met sur pied une série de manifestations qui marque un point culminant dans les événements de médias mixtes – que ce soit sur le plan du nombre de spectateurs ou sur celui de l’organisation commerciale. Entre le 15 avril et le 6 mai 1969, l’exposition intermédia de grande envergure « Underground Explosion » fait halte dans les villes de Munich, Zurich, Essen et Cologne. Chaque représentation accueille entre 1 500 et 3  000 spectateurs qui s’acquittent d’un billet d’entrée, à l’image des manifestations similaires devenues entre-temps légendaires aux États-Unis, telles que l’Exploding Plastic Inevitable d’Andy Warhol (1966) ou les 9 Evenings : Theater and Engineering d’Experiments in Art and Technology (collectif d’artistes et d’ingénieurs fondé par Billy Klüver et Robert Rauschenberg en 1966).

« Underground Explosion » et le rêve du « Gesamtkunstwerk »

À la différence du modèle de l’œuvre d’art totale tel qu’il se conçoit dans le romantisme tardif, les « Mixed-Media » ou « Lightshows » des années 1960 recourent à différents médias (musique, théâtre, décors de scène, architectures) non pas pour évoquer ou construire un mythe, mais dans le but de faire tomber les barrières corporelles et spatiales en vue d’une participation active des spectateurs. L’expression libérée des désirs et des envies était partie intégrante de l’esprit du temps, tout comme la consommation de drogues célébrée en tant qu’expérience perceptive et moyen d’élargissement de la conscience. Les grand-messes psychédéliques de Timothy Leary célébraient « l’anti-art postbourgeois ». Dans ces rassemblements, le mouvement des corps et des lumières colorées avait pour but d’activer la transmission d’un « plaisir individuel à partir d’une extase collective narcissique »7.

La tournée « Underground Explosion » réunit des groupes de rock, les Guru-Guru-Groove du batteur zurichois Mani Neumeier (ce dernier a notamment créé la bande-son des films de Hans-Jakob Siber et de HHK Schoenherr), les Munichois d’Amon Düül II, les musiciens bavarois Limpe et Paul Fuchs, mais aussi le groupe de théâtre Wath Toll de Pjotr Kraska, les artistes cinétiques The Kinetic Lights, ainsi que les cinéastes et performers viennois Peter Weibel et Valie Export, alors proches de l’actionnisme. La manifestation s’inscrit dans la tradition encore jeune des « Mixed-Media Events » et excède le cadre du happening filmique. Le répertoire de films comprenait, outre les contributions de HHK Schoenherr et de Peter Weibel, les performances d’Otto Muehl filmées et remontées de manière originale par le Viennois Kurt Kren8, ainsi que « le célèbre et décrié film SS sur le ghetto de Varsovie »9. Ces films étaient généralement projetés sans son et parallèlement à d’autres attractions.

À la demande des organisateurs, Kurt Kren fut mandaté pour documenter la tournée. Le résultat : 23/6 Underground Explosion ne répond qu’approximativement à ces exigences documentaires. Le film repose sur la structure métrique des œuvres expérimentales de l’artiste. Le matériel tourné par Kren est passé « à travers le broyeur de l’accéléré extrême »10. Le mouvement perpétuel de la caméra, les coupes sèches, les techniques de sous- et surexposition de l’image et de contre-jour, ainsi que le montage photogrammatique font jaillir hors de l’obscurité des éclairs et des traînées de lumières de manière stroboscopique. À partir de fragments audiovisuels abstraits et figuratifs tirés d’images indicielles, la matière du film, une fois rassemblée et montée, forme un tout psychédélique qui, dans sa vitalité, sa forme condensée et unifiée, se rapproche de l’expérience de l’intensification de la vie (dans le flyer de la manifestation, Meier qualifie l’événement de « Grosses Living »).

Un visionnement du film image par image permet de satisfaire les attentes liées à son statut de document. Des visages sont reconnaissables : la lumière des projecteurs découpe la figure de Limpe Fuchs nue sur un fond de ton bleu-noir ; on reconnaît Mani Neumeier qui s’active derrière sa batterie, et le groupe Wath-Toll qui avance et rampe sur scène tels des somnambules. Des points lumineux dansent, des liquides colorés se troublent, des images de films se noient à travers des flous éphémères, des photographes dégainent leur appareil. À partir d’un miroir tournant, le groupe d’artistes The Kinetic reflète « de la lumière verte criarde sur les murs et des bulles de couleur à partir d’un projecteur de diapositives qui multiplie les champs de couleurs différentes »11. On reconnaît Tapp- und Tastkino de Valie Export et l’artiste Peter Weibel, nu, à qui Export prodigue une fellation (Hommage à Greta Garbo), avant de déclamer un texte inscrit sur une feuille de papier. Plus tard dans la performance, des lettres sont découpées à partir d’un cadre formé par une toile de tissu12. Enfin, ce qui ressemble à une Katioucha munie de lance-eau se dresse menaçante parmi les rangées de spectateurs de la Volkshaus de Zurich. La Kriegs-Kunst-Feldzug13 (littéralement la « campagne d’art de la guerre ») des artistes Weibel et Export (qui ne figure pas dans le film) était censée se terminer par le lynchage et l’arrosage du public. Il ressort du film de Kren qu’il n’était pas facile de faire sortir de sa réserve le public, habillé pour la plupart avec soin.

« Underground Explosion » était annoncé, certainement en référence au Living Theatre, comme une « intensification de la vie [grosses living] qui révélerait des formes d’expression nouvelles à travers la rencontre des médias les plus divers »14. L’intention de « synthétiser »15 musique, théâtre, performance, spectacle de lumière et projection de films, ne fut réalisée que de manière partielle, à suivre les réactions des chroniqueurs contemporains. Le journaliste Matthias Knauer, ancien assistant du séminaire de musicologie de l’Université de Zurich, a écrit un compte rendu de la manifestation dans le Volksrecht :

Seule la première partie des trois heures de programme répondait aux attentes suscitées par les annonces ; ensuite, l’excellent groupe Amon Düül s’est présenté seul sur scène, avec la projection de films sur deux écrans simultanément. Pour finir, le groupe de lightshow The Kinetic – malheureusement avec des moyens trop restreints – élargissait la dimension optique du spectacle à la salle entière. La transition de cette performance à l’improvisation de la troupe de théâtre Wath Toll fut un échec. Plus tard dans la soirée, la continuité des enchaînements que semblait promettre le début du spectacle n’a pas eu lieu.16

De manière analogue, le chroniqueur de la Süddeutschen Zeitung commente la version munichoise de la manifestation au Circus Krone :

Lorsque le groupe de musique pop Amon Düül commença à jouer avec un son assourdissant, les notions d’espace et de temps semblaient ne plus avoir cours ; dès lors, ce dont raffolent avant tout les artistes de l’underground américain, une mystification totale du public se produisit – bien que pour un court instant seulement.17

Ce ne sont pas uniquement l’absence de préparation, le manque de répétition et les imprévus d’ordre technique et organisationnel qui expliquent l’assimilation des représentations à une sorte de « cirque de l’avant-garde » (Dieter Meier) ou à un numéro de music-hall (Viehbahn, en 1969), plutôt qu’à l’« intensification de la vie » espérée. Les rivalités et le manque de coopération sur scène suscitaient un effet explosif contrecarrant le caractère synthétique recherché. Voici le bilan qu’en tire Mathias Knauer :

L’objectif du total-art-in n’a pas été atteint : au lieu de la totalité espérée, la soirée se résumait à une succession de représentations et d’actions ; à la place de l’exacerbation, de l’extase et de l’explosion, on assistait à des césures et des ruptures. La musique beat, les films, le lightshow, les actions, le théâtre restaient chacun séparés les uns des autres ; les diverses parties tenaient à peine ensemble et ne se fondaient pas harmonieusement.18

Certes, chaque chroniqueur des stations de la tournée fait état d’un déroulement différent de la manifestation ; mais il semble plus généralement que l’improvisation prend progressivement le pas sur la coordination au sein des différents numéros du programme. L’espoir d’un alliage spontané entre les arts ne correspond pas à la réalité de ce qui se développait sur scène. Selon les dires des journalistes, Amon Düül II, un « groupe de onze jeunes gens soudés dans une commune free beat du lac Ammer »19, prend ses distances par rapport au reste de la manifestation. Karlheinz Hein se rappelle : « les membres du groupe Amon Düül n’ont rien compris aux fictions de Weibel. Ils les prenaient pour des réalités, […] ce qui fut à la source de conflits absurdes. »20 Les provocations de Weibel et Export qui jettent des boules de fil de fer barbelé aux spectateurs eurent des conséquences bien réelles lors de la représentation d’Essen : un policier et Valie Export furent blessés à cette occasion21.

Le fantasme d’un épanouissement collectif dans l’art total constitue un échec pour les participants. Ceux-ci entretiennent des conceptions opposées de l’action artistique ; et par vanité, chacun cherche à défendre la singularité de son propre projet. Ainsi, Peter Weibel ne s’intéresse qu’à sa « campagne d’art de la guerre »22. Le « supershow underground » annoncé dans le flyer est organisé par une structure de distribution de films ; mais les films, relégués à un « événement en marge »23, ne seront pas projetés convenablement, notamment à cause de problèmes techniques liés à la puissance insuffisante des lampes, au réglage de la distance focale des projecteurs 16mm et au manque d’écrans à disposition. Lors de la représentation au Zirkus Krone de Munich, un écran en forme de cube est accroché dans l’espace de la scène, les films de Kren étant projetés sur les quatre faces de l’écran24 ; mais cette installation est réduite progressivement durant le cours de la tournée à une structure comprenant un seul écran, et disposé si négligemment qu’on le remarque à peine. Les artistes de Kinetic Lights, qui « ont conçu un spectacle de lumières qui devait créer une expérience perceptive totale, n’apparaissent malheureusement qu’en bordure de la scène, vouant l’essai des artistes à l’échec », note le journaliste qui a assisté à la représentation dans la halle des sports de Cologne25.

Le jeu avec le statut « underground »

Les raisons de l’étonnant enthousiasme du public pour ces manifestations (l’événement attirant jusqu’à 3 000 spectateurs) ne sont certainement pas réductibles à un seul facteur. Cependant, le statut contre-culturel de la tournée a dû jouer un rôle important. Celui-ci est perceptible à travers l’emploi appuyé et fréquent de la catégorie d’« underground ». Ce terme a été utilisé depuis la seconde moitié des années 1960 comme concept rassembleur générique afin de mobiliser la jeunesse qui se reconnaissait dans la contre-culture ; « Underground Explosion » instrumentalise cette notion avec virtuosité.

La logique du marché exigeait qu’une manifestation de cette taille s’inscrive au sein d’une structure établie. Ainsi, on pouvait se procurer des billets du spectacle auprès de grands distributeurs commerciaux, comme le groupe Jelmoli ou le magasin de musique Jecklin. De plus, le public était prêt à investir une somme considérable, qui pouvait varier entre 5 francs 50 et 22 francs, à Zurich.

Karlheinz Hein se souvient que la publicité pour « Underground Explosion » fut mise en place à l’aide de moyens agressifs : « À Munich, nous avons été les premiers à placarder des espaces en construction et des vitrines sans autorisation. » À Zurich, un groupe d’afficheurs sauvages engagés par Dieter Meier a collé l’affiche qui annonçait en grandes lettres la participation de John Lennon et de Yoko Ono – les deux artistes arrivant justement ce jour-là à l’aéroport de Zurich pour se rendre à Montreux – non seulement sur des zones en construction, mais aussi sur des vitrines de bijoutiers de la Bahnhofstrasse. Suite à la réclamation de certains propriétaires, Dieter Meier fut conduit devant la police locale et contraint, « sous les moqueries des passants, de retirer les affiches à l’aide de rasoirs et autres outils »26.

L’affiche incriminée représentait sous une forme stylisée une silhouette noire agenouillée qui renvoyait de manière évidente à la performance de la chanteuse Limpe Fuchs, nue et peinte en noir. Le litige s’est noué autour de la fine ouverture blanche dessinée au niveau de son entrejambe et qui pouvait sans trop de difficulté être assimilée à un vagin. Lors de la représentation zurichoise, la presse locale contribua à alimenter le scandale. Dans le Blick du 11 avril, sous le titre « Sex-Shock-Show : Protestation contre l’abêtissement », on pouvait lire :

Une fille nue comme un vers et peinte en noir de jais est assise sur une scène éclairée ; elle gigote. Dans la partie suivante, une caméra infrarouge filme l’acte charnel d’un couple d’artistes, tandis que la scène reste plongée dans l’obscurité. Ce genre de scènes et d’autres encore censées choquer les bourgeois seront à voir du 18 au 25 avril sur la scène du Volkshaus de Zurich.

Le 17 septembre du même mois, le journal mentionne à nouveau l’événement. On relève alors la probable interdiction du spectacle par les autorités, qui ne pourrait être évitée qu’en instaurant une limite d’âge légal de 18 ans. Par conséquent, la performance comprenant l’acte à caractère sexuel fut annulée pour cause de « problèmes techniques ».

La présence de la police était un élément recherché et calculé dans l’organisation d’événements intermedia et contre-culturels : la provocation à travers la violence et le sexe, ainsi que le scandale orchestré permettaient de susciter l’attention et d’attirer le public en masse. Le tumulte créé offrait l’avantage d’éprouver la sensation de participer à une authentique culture underground qui, du fait de la prévente des billets et des places numérotées, était pourtant prétéritée27. La représentation d’Essen s’est terminée dans le chaos lorsque Weibel et Export se sont mis à arroser le public et à lui jeter « des boules de fils de fer barbelés tout droit sorties de l’usine (de fabrication) »28. Pour les autorités de la ville de Stuttgart, c’en était trop : « Underground Explosion » fut annulé et la scène contre-culturelle qui voulait manifester en fut empêchée par la police29. Aux yeux de certains, cette interdiction était préférable à une représentation sans la présence des forces de l’ordre. Comme le mentionne Fred Viehbahn dans le Kölner Stadtanzeiger du 5 mai 1969 : « La police n’interviendra pas pendant les films d’Otto Muehl […]. Un membre du public semblait le déplorer : c’est comme si la soupe n’était pas salée. » L’annulation de la deuxième manifestation prévue à Zurich le 25 avril est certainement due à des raisons financières, les organisateurs estimant qu’ils ne parviendraient pas à remplir le Volkshaus une seconde fois30.

L’agressivité de la police, les interdictions et les accusations de scandale eurent moins d’impact sur la réception de l’événement que l’expression de souvenirs souvent dramatisés et mythifiés, évoquant des mouvements de foule spectaculaires et l’ambiance de bataille qui régnait dans les salles31.

Malgré la volonté des artistes de créer une authentique explosion de l’underground, on ne peut ignorer le fait qu’« Underground Explosion » s’apparentait avant tout à une « Underground Exploitation ». Même si les soirées étaient composées de performances d’artistes qui se réclamaient à bon droit de l’underground, la mise en scène des spectacles en tant que produits de consommation de masse a vidé de son essence la contre-culture, en rendant cette notion suspecte. L’annonce de Dieter Meier sur les flyers ne fait que renforcer ce fait : ce dernier brouille de manière ambiguë les contours peu clairs d’une notion dans le but de la discréditer, tout en essayant simultanément d’enjoliver les événements auxquels il a pris part :

Soit l’expression ‹ artiste underground › est inappropriée, soit c’est un pléonasme. ‹ Underground Explosion › utilise ce terme racoleur, et lui restitue son sens. Des artistes qui n’étaient pas en train de lorgner un quelconque succès commercial ont été confrontés à un public qui comprenait l’underground uniquement comme une étiquette, au même titre que la pop, le beat, le vin ou la bière. Bien sûr, chaque artiste a le désir de vendre ses productions ; mais s’il a le malheur de produire en indépendant et dans le but de vendre, alors il se verra qualifié de manière insultante d’artiste underground.32

Après l’explosion : visiter des ruines

Le programme d’« Underground Explosion » et le succès qu’il rencontre en termes de fréquentation publique mettent en évidence la faculté du cinéma élargi à s’inscrire dans le champ des arts de la scène, aux côtés de la musique, du théâtre et de la performance. Les effets hallucinatoires des stroboscopes et du flicker, encore nouveaux pour le public de l’époque, favorisaient l’abolition des barrières qui séparent le corps et l’esprit en produisant un sentiment d’immédiateté et de contemporanéité. La projection de films et les effets de lumière permettaient au mieux l’immersion spatiale et mentale dans les images, les couleurs et les sons, satisfaisant ainsi le goût du public pour de nouvelles expériences sensorielles. Cette rencontre de la musique, des images en mouvement, de la lumière et des performances devait produire l’expérience d’une intensification de la vie (« Living ») telle que la définit Dieter Meier dans son texte programmatique. En tant qu’événement live, le cinéma élargi est parvenu à populariser et rentabiliser le domaine plutôt élitiste et minoritaire du film underground, en conquérant le public dans une mesure à peine concevable aujourd’hui.

Le « total-art-in » occupait un terrain délimité par deux oppositions : celle, déjà thématisée, entre un statut underground et un phénomène de masse à orientation commerciale ; et celle entre l’individualisme radical, la résistance aux institutions et la volonté de dissolution du Moi dans l’expérience collective. Selon le credo influent de la génération hippie, chacun devrait faire ce qu’il veut, où il veut et quand il veut. Cette position caractérise également la manifestation « Underground Explosion » : « Le groupe [Amon] Düül introduit l’anarchie dans la musique – chacun joue ce qui lui plaît, pour soi, dans l’instant »33. Ces desseins anarchiques sont cependant peu compatibles avec l’idée contemporaine de suppression des frontières, qu’elle soit de l’ordre de la dissolution de l’individu dans la masse ou de la suppression des distinctions entre les arts.

L’explosion annoncée a certes eu lieu si l’on tient compte de l’importante fréquentation de ces événements, mais elle a laissé comme un arrière-goût amer. Par sa commercialisation, l’underground a perdu son ancrage dans la contre-culture et le mouvement de la jeunesse. « Underground Explosion » marque la fin d’une courte période pendant laquelle l’expansion, la curiosité et l’utopie en lien avec le moment insurrectionnel des révoltes de 1968 ont conduit à une expérience qui a permis une réunion éphémère de formes d’expression et d’énergies diverses qui se dissiperont rapidement : et ceci, à travers une multiplicité de formats et dans des groupes où s’expriment des désirs d’ordre politique, esthétique (la musique, le film, la performance, le théâtre), psychédélique et écologique.

L’idéal d’une intensification de la vie (« grosses living ») n’a pas été atteint. La présentation en vrac de contributions individuelles manifeste l’échec de la revendication originale d’« Underground Explosion » : le music-hall réunit comme en une mosaïque diverses attractions musicales, acrobatiques et performatives, sans dramaturgie serrée. L’imprésario met en scène des actes individuels sans se préoccuper des autres contributions. C’est là l’ironie du sort : la contre-culture, avec ses attractions légendaires, parvenait enfin à attirer le public à travers un format condamné à disparaître34.

Rétrospectivement, « Underground Explosion » apparaît comme une opération de spéculation sur une valeur – la fascination pour l’underground – alors considérée comme montante, mais qui a participé à la déstabilisation de la contre-culture au sein de laquelle elle a été conçue. La tournée signale ainsi à la fois l’apogée et le début du déclin de l’idée de la commercialisation de formes (parafilmiques) expérimentales.

Un des facteurs déterminants qui permet d’expliquer l’intérêt pour le cinéma expérimental est lié aux attentes attachées à la transgression des tabous quant à la représentation de scènes à contenu sexuel. Ce thème, souvent relégué au second plan dans les recherches formelles, et bientôt concurrencé par les scènes bien plus explicites propagées par l’industrie naissante du cinéma pornographique, ne manque pas de susciter l’intérêt de la société pluralisée post-soixante-huitarde. Avec le déclin de l’impact social de la pornographie, le cinéma expérimental perdait l’un des sujets qui a contribué à sa popularité auprès d’un large public. Au-delà de ce fait, on peut aussi noter un changement important dans la réception critique. À partir de 1968, la critique professionnelle loue tout particulièrement les films qui mettent en scène, reflètent et critiquent les rapports sociaux. Les étudiants en cinéma de Berlin, d’Ulm et de Bruxelles, comptant parmi eux le futur terroriste Holger Meins, manifestent au festival de Knokke contre le cinéma expérimental considéré comme un mécanisme d’évasion dans des préoccupations formelles, au détriment du traitement de questions sociales devenues urgentes35. Ce déplacement dans la réception des films s’accompagne de transformations au niveau de la production : le film de fiction se reporte sur des situations concrètes de vie et des histoires avec des motifs à caractère politique ; parallèlement, c’est l’apogée du cinéma documentaire de critique sociale. Ainsi, la focalisation sur les questions formelles concernant le média que proposait le cinéma expérimental a perdu de son attrait pour le public.

Finalement, la fascination pour la nouveauté et ce qui est différent s’émousse, et les expériences formelles redeviennent un plaisir pour la minorité du public averti de l’art. Ainsi, l’underground retrouve sa situation de niche, et les artistes underground sont contraints de retourner à leur statut isolé et à des manifestations marginales qui revendiquent leur propre héritage.

Un héritage éphémère : Progressive Art Production

Peu après « Underground Explosion », Karlheinz Hein et Dieter Meier fondent le label Progressive Art Production (P.A.P.)36, une structure dotée d’une politique plus orientée vers le marché que ne le sont les coopératives de cinéastes, qui agissent pour la plupart à un niveau local. Le modèle commercial de P.A.P. s’avère fragile en raison de l’érosion du nombre de spectateurs ; la défection du public ne permet plus la projection de films expérimentaux à un niveau commercial viable. D’autres réseaux de distribution doivent donc être trouvés.

Dès 1969, P.A.P. étend géographiquement son rayon d’action. La société organise notamment des projections de films expérimentaux au festival d’Avignon en 1969, au festival Film-In de Lucerne en 1969 et 1970, au festival de Cannes en 1970 et 1971, et participe à un séminaire sur le film underground au Festival du film de Venise. En 1970, P.A.P. essaie une nouvelle fois de sortir le film expérimental de son marché de niche. Probablement encouragée par les premiers succès de Dieter Meier en tant qu’artiste (il a participé à des expositions et des performances à l’Institute of Contemporary Arts de Londres, au Kunstmuseum de Lucerne, au New York Cultural Center et à l’Aktionsraum am Goetheplatz de Munich), la société cherche à inscrire le film expérimental dans le champ de l’art. En 1970 et 1971, elle loue un stand à la foire d’ArtBasel, au sein duquel elle projette des films d’artistes associés et les commercialise sous la forme de copies Super-8. Cette tentative de distribution de films expérimentaux sous la forme d’une galerie ayant un pied dans le monde de l’art a été rapidement abandonnée par Hein et Meier. Bien que le monde de l’art semblait montrer un intérêt grandissant pour les productions filmiques et que le stand attirait l’attention des visiteurs, les ventes sont restées bien en deçà des ambitions projetées37.

Dieter Meier a obtenu en tant qu’auteur et artiste plasticien la reconnaissance que P.A.P. n’est pas parvenu à acquérir en tant que structure intermédiaire. Après avoir rencontré un succès mondial dans les années 1980 et 1990 avec son groupe de musique pop Yello – en partie grâce à ses clips musicaux innovateurs – ses courts métrages expérimentaux des années 1960 et 1970 sont reconsidérés depuis quelques années comme un pan important de son œuvre au sein d’expositions d’art plastique.

Comme nous nous sommes attachés à le démontrer, « Underground Explosion » constitue l’une des extrémités de la modernité : les formes culturelles établies sont en crise, tandis que la politique culturelle – quand elle existe – favorise avec inflexibilité la naissance d’une contre-culture et le désir d’un renouvellement culturel. C’est ce désir qui est au centre de la logique de music-hall underground que représente « Underground Explosion ».

En même temps, on pourrait envisager le label Progressive Art Production et surtout la tournée « Underground Explosion » comme des signes avant-coureurs du postmodernisme des années 1970 et 1980 – une période pendant laquelle la commercialisation et l’avant-garde ne s’excluent plus pour beaucoup d’artistes. Mais c’est aussi une période où les frontières entre les domaines créatifs se délitent, et où la permissivité culturelle rend de plus en plus difficile l’orchestration de scandales ou d’explosions.

1  « We had to break it up rake it up shake it up rattle roll movement went to emotion for me physicalitysensory bombardment”. » (Carolee Schneeman, « Expanded Cinema. Free Form Recollections of New York » [1970], dans David Curtis, A.L. Rees, Duncan White (éd.), Expanded Cinema. Art Performance Film, Londres, Tate Publishing, 2011, p. 92).

2  A.L. Rees, « Expanded Cinema and Narrative : A Troubled History », dans David Curtis, A.L. Rees, Duncan White (éd.), Expanded Cinema. Art Performance Film, op. cit., p. 12.

3  Entretien avec Hans-Jakob Siber, le 13 juillet 2011.

4  La manifestation du 15 octobre 1968 s’est déroulée en Suisse sous le titre générique d’« Underground Explosion ». Une autre représentation d’« Underground Explosion » s’est déroulée avec d’autres responsables, à Cologne, le 6 mai 1969. Nous présenterons cette dernière manifestation plus précisément par la suite. (Voir Wilhelm et Birgit Hein, éd., XSCREEN : Materialien über den Underground-Film, Cologne, Phaidon, 1971, p. 116).

5  L’émergence de ces nouvelles associations doit être reliée aux discussions qui sont conduites lors du passage du nouvel an au festival de Knokke-le-Zoute. Les représentants des coopératives – déjà existantes ou en cours de formation – de New York, Londres, Naples, Turin, Rome, Francfort, Hambourg, Berlin et Zurich (ville dans laquelle Hans-Jakob Siber a fondé le Filmforum) se rencontrent pour discuter de la proposition avancée par P. Adams Sitney de fonder une coopérative européenne pour la distribution des films indépendants (voir Nicole Brenez, « Un monde où il ne faudrait plus choisir entre le bonheur et la félicité », dans Xavier Garcia Bardon, éd., « EXPRMTL – Festival hors normes, Knokke 1963, 1967, 1974 », Revue Belge du Cinéma, no 43, décembre 2002, p. 47). Cette tentative de fusion des coopératives n’aboutira pas lors de la réunion de Knokke ; et elle ne se concrétisera pas plus à l’occasion de la première Rencontre des cinéastes indépendants qui a lieu à Munich, du 12 au 17 novembre 1968. La fondation des coopératives allemandes au début de l’année 1968 a néanmoins été favorisée par la rencontre de Knokke.

6  Karlheinz Hein, le frère du cofondateur de XSCREEN, se finançait, en tant qu’étudiant en musique, en organisant des concerts avec des musiciens de jazz et des groupes de rock indépendants. Cette activité lui a permis d’établir de bons contacts aussi bien dans la scène musicale que dans le domaine du cinéma indépendant.

7  Dieter Baacke, « Untergrund. Einblick und Ausblick », Merkur. Deutsche Zeitschrift für europäisches Denken, no 266, 1970, p. 533.

8  Karlheinz Hein, P.A.P. Progressive Art Production. Filmgalerie, Filmverleih, Lagerkatalog 1972, Munich, PAP, 1972, non paginé.

9  JvM, « Knall ohne Wirkung. “Underground Explosion” im Zirkus Krone ». Süddeutsche Zeitung, 17 avril 1969.

10  Michael Palm, « Which way ? Drei Pfade durchs Bild-Gebüsch von Kurt Kren », dans Hans Scheugl (éd.), Ex Underground Kurt Kren, Seine Filme, Vienne, PVS, 1996, p. 117.

11  Anonyme, « Extrablatt der Jungen », Tagesanzeiger, 23 avril 1969, p. 15.

12  Il doit s’agir de l’Hommage à McLuhan, également décrit comme « l’œil magique » ou « l’écran sonore autogénératif » (voir Danièle Roussel, Der Wiener Aktionismus und die Österreicher. Gespräche, Ritter Klagenfurt, 1995, p. 122).

13  Danièle Roussel, Der Wiener Aktionismus und die Österreicher. Gespräche, op. cit., p. 134.

14  C’est en ces termes que Dieter Meier décrit la manifestation dans un flyer.

15  Entretien avec Karlheinz Hein, le 23 mai 2012.

16  Mathias Knauer, « Underground Explosion, Anmerkungen zu einem ‹ total-art-in › im Volkshaus », Volksrecht, 24 avril 1969.

17  JvM, « Knall ohne Wirkung. “Underground Explosion” im Zirkus Krone », Süddeutsche Zeitung, 17 avril 1969.

18  Mathias Knauer, op. cit.

19  Fred Viehbahn, « “Underground Explosion” wurde fast zur Nummernrevue », Kölner Stadtanzeiger, no 103, 5 mai 1969, p. 12.

20  Entretien avec Karlheinz Hein, le 23 mai 2012.

21  Danièle Roussel, op. cit., p. 122.

22  Id., p. 134.

23  Entretien avec Karlheinz Hein, le 23 mai 2012. Selon Weibel et Export, les provocations adressées au public, le Tapp und Tastkino, les actions sans films tout comme les hommages à Greta Garbo et à McLuhan devaient être considérés comme des œuvres parafilmiques,

24  Entretien avec Karlheinz Hein, le 23 mai 2012.

25  Fred Viehbahn, op. cit.

26  Entretien avec Dieter Meier, le 7 juillet 2011.

27  Dieter Meier explique rétrospectivement cette stratégie en se référant à la performance de Weibel et d’Export : le but était de créer une atmosphère agressive et superficielle autour du concept d’underground, en vue de préserver l’authenticité de la contre-culture. Voir aussi Michael Michalka, « “Schiessen sie doch auf das Publikum !” Projektion und Partizipation um 1968 », dans Michael Michalka (éd), X-Screen. Filmische Installationen und Aktionen der Sechziger- und Siebzigerjahre, Cologne, Walther König, 2004, p. 103.

28  Winfried Heinen, « Stacheldraht ins Publikum geworfen », Neue Ruhr Zeitung, 8 mai 1969.

29  Voir Protokoll einer Polizeiaktion gegen die progressive Kunst, tapuscrit sans mention d’auteur, reproduit dans Wilhelm et Birgit Hein (éd.), XSCREEN : Materialien über den Underground-Film, op. cit., p. 116.

30  Entretien avec Karlheinz Hein, le 23 mai 2012.

31  Voir notamment Christophe Wagner, « Der Krieg findet im Saal statt », Wochenzeitung, 23 avril 2009.

32  Platte 27- Flyer « Underground Explosion ».

33  Winfried Heinen, « Die Underground Show ist erst ab 18 zugelassen », Neue Ruhr Zeitung, 3 mai 1969.

34  Le dernier music-hall en Suisse, « Variété Klara » à Bâle, ferme ses portes en 1968.

35  Voir Xavier Garcia Bardon (éd.), « XPRMNTL. Festival hors-normes. Knokke 1963 1967 1974 », Revue Belge du Cinéma, no 43, Bruxelles, 2002, p. 51.

36  Voir Karlheinz Hein (éd.), P.A.P. Progressive Art Production. Filmgalerie, Filmverleih, Lagerkatalog 1972, Munich, PAP, 1972.

37  Entretien avec Karlheinz Hein, le 23 mai 2012.