Laure Cordonier

Après la nuit, de Basil Da Cunha : une quête d’authenticité au sein de la fiction

En mai 2013, lors du dernier festival de Cannes, deux films suisses ont été sélectionnés pour La Quinzaine des Réalisateurs, section auto-proclamée « parallèle » au festival proprement dit, non compétitive, et qui encourage principalement la découverte de nouveaux réalisateurs. Kaveh Bakhtiari est venu y présenter L’Escale (Suisse/France, 2013) un documentaire consacré au sort d’émigrés iraniens à Athènes. Le second long-métrage suisse de cette Quinzaine, Après la nuit (Suisse/Portugal, 2013) est une fiction, même si la réception de l’œuvre1, aidée par les propos convaincus de son réalisateur au moment de la promotion, a voulu y voir un document porteur d’authenticité, spécialement en ce qui concerne la mise en scène de ses personnages. Après la nuit est le premier long-métrage de Basil Da Cunha, et il constitue le travail de diplôme de fin d’études de cet ancien étudiant du Département Cinéma/Cinéma du Réel de la Haute Ecole d’Art et de Design (HEAD) de Genève.

Après avoir visionné le film de Da Cunha, on comprend mieux le parcours de cette œuvre, projet élaboré entre les murs de la HEAD, dont la section cinéma est dirigée par Jean Perret (Après la nuit a été coproduit par l’Ecole), jusqu’à sa sélection à La Quinzaine cannienne qui a pour délégué général Edouard Waintrop. Ces deux hommes, avant d’occuper leur actuelle fonction, ont chacun été à la tête de deux des plus grands festivals de cinéma en Suisse Romande, le Festival International du Film de Fribourg (FIFF) pour Waintrop, Visions du Réel pour Perret : la conception du cinéma qui se révèle en filigrane dans leurs parcours professionnels respectifs se reflète dans Après la nuit, tant au niveau thématique qu’artistique. En effet, nous le verrons, le film constitue un métissage entre une écriture fictionnelle et une approche documentaire, et met en scène des problématiques souvent abordées dans les films dits « films du Sud/du Monde », qui constituent le centre de la programmation du FIFF.

Fictif mais, selon les propos de son auteur, se recommandant aussi d’une certaine réalité, le film de Da Cunha n’est pas si éloigné, dans la spontanéité qu’il parvient à saisir, des documentaires du festival nyonnais. De plus, bien qu’estampillé film suisse, il s’affranchit radicalement des pesants clichés nationaux qui encombrent encore trop souvent des productions helvétiques2. Réalisé à Lisbonne dans le bidonville de Reboleira avec une équipe de tournage réduite à un chef opérateur et à un preneur de son, Après la nuit repose en cela sur une pratique similaire à celles qui prévalent dans les cinématographies promues par le FIFF, qui a toujours accordé une place importante aux films de pays dans lesquels il est plus compliqué de produire un long-métrage, ne serait-ce que pour des questions de soutiens publics et de budgets. La légèreté du dispositif de tournage utilisé par l’équipe de Da Cunha ne fait que confirmer l’inscription du film dans le mode de production type du documentaire et dans la lignée du cinéma direct en particulier.

Après la nuit suit le parcours de Sombra, jeune homme issu de la communauté cap-verdienne de Lisbonne et tout juste sorti de prison. Le spectateur ignore presque tout du passé de Sombra. Les désirs profonds du personnage, si tant est qu’il en ressente, lui sont également cachés. Seule sa déchéance est évidente. Sombra erre dans les bas quartiers de la capitale portugaise, afin de régler ses dettes avec des chefs de gangs locaux. Si, sur le plan de la thématique narrative, par ses nombreuses représentations de scènes de disputes entre différents membres de gangs, Après la nuit rejoint les films de gangsters, il présente cependant quelques moments émouvants qui dépassent le genre, comme celui de l’adoption par le protagoniste d’un iguane, qui deviendra le confident muet du jeune homme. L’apparition de l’animal encadre presque systématiquement des moments clé du film, et elle apporte ainsi une touche tendre qui contraste avec la dureté des autres scènes. L’iguane porte ainsi, tout dérisoire et modeste soit-il, la seule véritable note d’espoir au sein du film.

Sombra fait partie de ces personnages définitivement à la dérive, un petit et pitoyable gangster parmi les gangsters, contraint de se débrouiller seul. Dans ses interviews donnés au festival de Cannes, Da Cunha a insisté sur son empathie3 pour ses personnages, mais, force est de constater que cet anti-héros sorti de nulle part et aux motivations peu saisissables, ne suscite aucune compassion ou sympathie. Au niveau spectatoriel, la lassitude que peut provoquer le manque d’ancrage émotionnel pour le personnage est amplifiée par un récit répétitif (les scènes de discorde sont insistantes), au rythme très alangui et presque uniquement ponctué de joutes verbales et d’invectives que s’échangent les différents personnages. La virulence des échanges entre les protagonistes, mais aussi la nature de leurs occupations, sans le contrepoint qu’offrirait l’accès à leur intériorité, empêche toute empathie à leur égard.

Après la nuit souffre-t-il d’une méthode de travail trop radicale, imposée au tournage et, au moment de la promotion, fortement défendue par son réalisateur ? Da Cunha n’a cessé de plaider pour un cinéma synonyme de liberté maximale. Cette liberté, pour lui, se traduit d’abord par l’engagement d’acteurs non professionnels, ayant pour la plupart déjà participé aux deux précédents courts-métrages du réalisateur et qui, selon les dires du réalisateur, constitueraient à présent une véritable petite troupe de comédiens. Cette équipe a eu tout le loisir d’improviser à sa guise, car le cinéaste, pourtant auteur d’un scénario extrêmement minutieux, l’a abandonné au moment du tournage. Le titre d’un article de l’Hebdo consacré au film, « Le tournage comme laboratoire »4, propose une métaphore qui restitue bien l’idée d’une (re)modélisation du film à ce moment-là de sa réalisation.

La mise en scène ainsi devenue quasi instinctive de Basil Da Cunha, qui veut coller à la réalité, a le mérite de laisser transparaître une grande sincérité dans le sujet traité. Les nombreuses scènes de groupe en particulier, souvent filmées en de larges plans-séquences, nous placent au cœur des conflits avec une étonnante objectivité. Malheureusement, la posture de moindre intervention mise en œuvre pour capturer ces images authentiques aboutit surtout à des longueurs et à des maladresses. Les personnages ressassent inlassablement les mêmes propos, et au fur et à mesure que Sombra s’engouffre, l’intrigue, déjà mince, tourne en rond. Il est vrai, le pari de rendre une situation fictive crédible est particulièrement réussi. Ces répétitions contribuent ainsi à donner une certaine idée du quotidien dans le bidonville, et, indirectement, représentent une part de la vie quotidienne qu’on sait n’être pas spécialement spectaculaire. Cependant, même si la réception de l’œuvre au moment de sa sortie a semble-t-il plutôt opté pour une visée promotionnelle très positive face au film, il nous apparaît que la récurrence de ces sempiternelles scènes de conflits crée chez le spectateur un effet de saturation.

Malgré la différence des contextes et des projets, on perçoit une même recherche d’authenticité au sein des films du réalisateur franco-tunisien Abdellatif Kechiche, présent lui aussi cette année à Cannes (lauréat de la Palme d’Or pour son film La Vie d’Adèle, France, 2013). Mais là où Kechiche parvient avec brio à toucher un large public avec des personnages pourtant parfois eux aussi en marge de la société, l’effort entrepris et proclamé par Da Cunha pour rendre leur dignité à ses petits escrocs semble vain, car le spectateur reste englué dans ces querelles et règlements de compte crapuleux. « Basil Da Cunha possède le don d’illuminer les gens », affirme Thérèse Courvoisier dans les pages du 24 Heures5. Cette illumination, selon nous, s’illustre surtout par un indubitable talent du jeune cinéaste à dégager des moments de vérité humaine mais cela ne signifie pas qu’il parvient à nous faire adhérer durablement à son univers : pour l’instant, les limites de la réalisation nous en barrent l’accès. Et le plaisir.

1 Cette critique a été élaborée à l’aide d’articles suisses romands parus au moment de la présentation cannoise du film : Thérèse Courvoisier, 15-16.05.13, « Basil Da Cunha possède le don rare d’illuminer les gens », 24 Heures, p. 44 ; Stéphane Gobbo, 23.05.13, « Du cinéma tripal », L’Hebdo, p. 104 ; Antoine Duplan, 03.07.13, « Basil Da Cunha, les ailes du réel », Le Temps, p. 20.

2 Voir à ce propos l’article de Tortajada : Maria Tortajada, « Comment échapper au paysage narcissique ? Déconstruction d’un stéréotype identitaire », dans Alain Boillat, Philipp Brunner, Barbara Flückiger (éd.), Cinéma CH : réception, esthétique, histoire, Marburg, Schüren, 2008, pp. 115-126.

3 Par exemple dans cette interview vidéo donnée dans le cadre du journal télévisé suisse romand : www.rts.ch/video/info/journal-12h45/4923020-l-invite-culturel-basil-da-cunha-est-un-jeune-realisateur-suisse-d-origine-portugaise.html.

4 « Du cinéma tripal », L’Hebdo, Stéphane Gobbo, 23.05.13.

5 Thérèse Courvoisier, idem.