Alain Freudiger

La mort sur écoute ? Réflexions sur une scène de Grizzly Man

La mort est-elle dicible, la mort est-elle représentable ? Se laisse-t-elle enregistrer ?

Si ces questionnements ont pu hanter bon nombre de films, et avant eux d’autres œuvres artistiques, Werner Herzog touche à cette question d’une manière exemplaire dans une courte mais cruciale scène de son film Grizzly Man (E.-U., 2005).

Car il hérite d’une « archive » singulière. Timothy Treadwell, « l’homme aux grizzlys », filmait énormément, documentait beaucoup ses séjours en Alaska ; sa mort et celle de sa compagne Amie, dévorés par un grizzly, est survenue brusquement et à leur surprise. Or, de ce double fait, il existe un enregistrement vidéo, mais auquel il manque l’image et n’existe que le son : dans l’urgence, le capuchon de la caméra n’a pas eu le temps d’être ôté. La caméra a donc tourné pendant que Timothy, puis Amie, se faisaient tuer par le grizzly, mais de ce drame n’a été enregistré que le son.

Dès lors, un manque est inscrit dans l’archive même. Certes, ce manque n’en est pas un en soi, un enregistrement sonore pouvant exister de manière autonome et autosuffisante : il ne l’est que parce qu’il s’agit là d’un contexte vidéo/cinématographique. Ainsi, l’œil aveuglé de l’objectif est un élément lui aussi signifiant, et cet enregistrement « incomplet » n’a pas le même statut qu’aurait eu un document purement sonore. Le voile de l’invisibilité, de l’impossibilité de voir, de l’obstacle à la vue, est constitutif de sa matérialité même. Il est aussi, d’une certaine manière, indice et signe du drame.

On le sait, le pouvoir de suggestion du son est parfois supérieur à celui de l’image, ou de l’image accompagnée de son : le son seul astreint, encourage ou force à imaginer le reste. Ce fait a été exploité depuis longtemps par les cinéastes du suspense ou de l’épouvante (et insuffisamment par ceux de l’érotisme). Herzog dispose donc d’un matériau à la fois lacunaire, consistant en un manque (du son sans image), et trop plein, trop suggestif (fantasmatique et propice à toutes les imaginations). Or que fait Herzog de ce matériau, l’enregistrement direct de la mort de Treadwell, le personnage central de son documentaire ? Cette archive, il ne peut pas ne rien en faire, mais il est clair que, sauf à entrer dans une esthétique sensationnaliste ou à cultiver l’attraction du répulsif1, il ne peut pas l’utiliser telle quelle. En même temps, il ne peut pas simplement exclure ce matériau de son film sous un prétexte moral ou éthique, avec une justification donnée sur un intertitre par exemple2.

On peut déjà noter que Herzog s’attaque à ce problème au milieu du film : il ne laisse donc pas cette question devenir un enjeu de suspense, et n’utilise pas non plus cette « archive » comme conclusion logico-chronologique à sa narration (fin de Treadwell). Il place cette scène au cœur même du film : parce qu’elle interroge les autres séquences tournées par Treadwell, mais aussi son propre film, et au-delà le cinéma lui-même quant à la valeur de vérité ou non d’un enregistrement, la relation ou l’absence de relation entre son et image, la présence ou l’absence de point de vue, etc.

Dans cette scène, Herzog écoute le son ; peut-être l’a-t-il écouté auparavant hors film, ou peut-être aurait-il pu le faire – cela est douteux, dans la mesure où il explique dans un interview qu’il a réalisé le film très vite, en 29 jours, au point de ne pas avoir eu le temps de voir toutes les prises de vue de Treadwell3 – mais il écoute, casque sur les oreilles, mains sur le casque, la venue de la mort ; or avec ce dispositif, ni la femme en face de lui (Jewell Palovak, proche amie de Treadwell), ni le spectateur, n’entendent rien, sauf les quelques mots de Herzog qui décrit ce qu’il entend4. Le caractère insoutenable de l’enregistrement est ici soutenu par une mise en relation complexe des différents niveaux : 1) le moment du drame, 2) l’enregistrement, 3) l’écoute par Herzog, 4) les regards, gestes et paroles de Jewel Palovak et de Herzog, 5) le spectateur face à cette séquence de film. En outre, il y a une forme de symétrie de chaque côté du document audio : un homme « en première ligne » et une femme en soutien qui agit (Amie en attaquant le grizzly, Jewel en arrêtant le son à la demande de Herzog lorsque cela devient insupportable pour lui). Auparavant, Herzog a demandé la permission à Jewel d’écouter l’audio ; ensuite il l’encourage à détruire la cassette. Herzog a donc intégré l’archive au film, il ne l’a pas écartée, mais il l’a filtrée : il en témoigne autant qu’il y fait obstacle. Et cela se fait de manière très physique et matérielle : Herzog se confronte à l’archive en personne, corporellement, il l’écoute et met en scène cette écoute. De ce fait, l’émotion qui se dégage de la séquence n’est pas directement l’émotion qui pourrait être ressentie en entendant ce terrible enregistrement : passant par le corps de Herzog, mais aussi par ses larmes et les larmes de Jewel Palovak, elle devient émotion seconde, « compassion » plus que « passion », « sympathie » plus que « pathos ». En outre, Herzog incite à la destruction de cette archive : ce qui en reste dans son film sera donc aussi ce qui reste de ce document audio, c’est-à-dire qu’il fait un tombeau de ce qui pourrait n’être que reste morbide. Par ailleurs, il place cette scène entre deux séquences bien précises : l’une avec un coroner presque halluciné5, racontant la fin de Treadwell et d’Amie, l’autre avec un long moment de combat impressionnant entre deux grizzlys, dépourvu de commentaire. Cet agencement aussi rend une certaine dignité aux victimes : le coroner défend leur mémoire et leur courage, et la séquence muette avec les grizzlys permet de prendre la mesure de la puissance des animaux à laquelle ils ont été confrontés.

Dans cette courte scène entre Herzog et Jewell Palovak – à peine 2 minutes, dont 45 secondes d’écoute, bien moins que les 12 minutes (dont 6 minutes du combat) que dure l’audio – il y a très peu de sons : le côté aveugle du document est ainsi redoublé par un côté sourd ; et pourtant, il se passe quelque chose. Car ce redoublement, loin d’être un retranchement, est un supplément. Cette séquence sans image et, pour le spectateur, sans son, a pourtant une intensité, une consistance pleine. Elle existe par le vide, le creux. D’une part grâce à la durée, malgré deux coupes discrètes – cette durée, rien qu’elle, permet déjà une perception consistante du moment. D’autre part, grâce aux gestes et expressions de Jewell Palovak et de Herzog : c’est par leur densité émotionnelle – jouée ou non – qu’il y a scène, qu’il se passe quelque chose, et non pas par le contenu de l’audio.

Il y a ce point d’essentiel : Herzog écoute pour nous. En écoutant, Herzog est proche de la position du spectateur, comme son délégué, il est visible mais pas en entier, il est de dos, situé près de la caméra et du point de vue spectatoriel : mais lui seul entend. Et ce faisant, il éteint en nous le désir d’écouter aussi (cela n’aurait pas été le cas avec un avertissement à caractère éthique ou moral). Car son écoute, déployée dans cette tension, dans ce fin dispositif qui est aussi un voile, suffit : l’envie morbide est comme fixée, happée, sublimée par le dispositif d’Herzog. Car ce que fait sentir Herzog dans cette scène, c’est que le « mystère » qui est tu, qui est caché, n’est pas celui du contenu de l’enregistrement. Il n’y a d’ailleurs aucune surprise dans ce qu’il y a à entendre, ce qui est entendu dans l’archive : car l’archive audio, le coroner l’a déjà décrite assez précisément dans la séquence précédente (les cris d’Amie, les gémissements de Timothy, les « arrête » et les « va-t-en », les coups sur la tête de l’ours avec une poêle…). C’est pourquoi aussi ce manque n’est pas un manque. A part l’horreur et la morbidité, entendre le son de l’archive dans le film n’ajouterait rien. Au contraire, le voile – ne parle-t-on pas de voile mortuaire ? – rend bien plus justice à la mort – à celle de Treadwell et d’Amie, mais aussi à toute mort –, qu’importe la saisie fantasmatique de l’instant de la mort. La poursuite, la saisie d’un instant de la mort, semble être une quête vouée à l’échec6 : la mort n’est pas là, dans ce son, dans cet enregistrement. On a beau essayer de réduire le caractère insaisissable de la mort le plus drastiquement possible par la captation et la monstration – comme dans les snuff movies7 –, la mort demeure introuvable et ce que la technique capte, c’est autre chose, quelque chose dont la mort s’est échappée. Le morbide peut-être, ou le cru, la dissection ou l’autopsie (« examen visuel d’un cadavre »), mais pas la mort. On demeure in fine face à un mystère.

Encore une chose : au moment de l’enregistrement, personne ne filmait ni n’enregistrait : cette archive est aussi froide et impersonnelle qu’une captation de vidéosurveillance8. Or Herzog rend l’archive à l’écoute, au film, aux proches de Treadwell, et la fait aussi détruire : il la supplante en l’éprouvant. Il n’a pas seulement tissé un voile mortuaire subtil pour Amie et Treadwell, il a aussi remplacé la froideur glaciale d’une prise de vue purement sonore par la mise en scène émue d’une écoute les yeux ouverts.

1 Une approche totalement inverse à celle d’Herzog serait celle de Jim Van Bebber dans son film The Manson Family (E.-U., 2003), montré au Lausanne Underground Film Festival (LUFF) en 2004, où en l’absence d’archive il « reconstitue » méticuleusement la mort de Sharon Tate, au nombre et à l’emplacement des coups de couteau près, dans ce qui est sans doute la plus basse fosse de la fascination mimétique et de la non-distanciation.

2 Il est du reste conscient de l’attraction malsaine que peut susciter ce matériau, mais ne se refuse pas à l’utiliser pour autant. A la question « Beaucoup de gens viendront voir le film par curiosité morbide. Ils savent peut-être que les derniers moments de vie de Timothy et d’Amy ont été enregistrés. Comment avez-vous décidé de ce qui devait être montré et de ce qui devait demeurer caché ? Avez-vous été sensible aux réactions des amis et de la famille de Timothy ? », Werner Herzog répond : « J’ai également une sensibilité pour le public, et il y a quelque chose de très simple dans notre film ; essayez d’aller trouver un snuff movie, mais pas un film que j’ai réalisé. » (« Interview : Werner Herzog (Grizzly Man) » [notre traduction], par Devin Faraci, publié en ligne le 08.09.2005, www.chud.com/3923/interview-werner-herzog-grizzly-man, consulté le 10 septembre 2013).

3 Devin Faraci, op. cit.

4 « J’entends la pluie et Amie. ‹Va-t’en, va-t’en !› ».

5 « A vrai dire, le coroner est un exemple parlant, parce qu’il doit se présenter au tribunal, témoigner, et ses manières sont très sobres, très terre-à-terre, allant aux faits seuls, sans émotion aucune. […] C’est un homme très attentionné et philosophe, alors je lui ai dit ‹Frank, nous ne sommes pas ici au tribunal. Vous n’allez pas devoir témoigner au tribunal. Nous sommes ici dans un film traitant d’un être humain. Je veux savoir ce que vous avez ressenti lorsque vous avez découvert les restes humains. […] Je veux voir un être humain qui me raconte cela. Je ne veux pas le coroner qui témoigne devant la Cour›. Il m’a regardé et m’a dit : ‹J’ai compris ce que vous entendez par là›. Et c’est vraiment quelqu’un de magnifique et d’épatant » (Devin Faraci, op. cit.).

6 Même une mort apparemment aussi immédiate que la guillotine a donné lieu à des spéculations sur son moment exact, certains pensant que la tête continuait à vivre pendant quelques secondes après que le couperet était tombé. Voir Daniel Arasse, La Guillotine et l’imaginaire de la Terreur, Paris, Flammarion, coll. Champs histoire, 1987, p. 64 et suivantes.

7 Si leur existence est sujette à caution, les infâmes vidéos d’égorgeurs assassinant leurs otages, elles, existent.

8 A propos de vidéosurveillance, et de ce qu’il y a à voir, je renvoie à mon article : « Prouver et jouir : de la vidéosurveillance au happy slapping », Décadrages, no 10, printemps 2007, pp. 119-125.