Jean-Marie Cherubini

Dans l’antre de la matrice

Compte rendu de Cinéma, machine à mondes d’Alain Boillat

Cinéma, machine à mondes

Alain Boillat

Cinéma, machine à mondes d’Alain Boillat, Genève, Georg, 2014

L’ouvrage d’Alain Boillat Cinéma, machine à mondes, paru au printemps 2014 aux éditions Georg, constitue le premier titre d’une collection intitulée « Emprise de vue », dont l’ambition est de présenter des réflexions nouvelles sur les rapports entre cinéma contemporain et technologie en interrogeant spécifiquement les concepts de représentation et d’imaginaire. Dans cet essai, Alain Boillat se propose de passer en revue la production des blockbusters américains des dix dernières années (majoritairement science-fictionnels) qui mettent en scène ce qu’il nomme des « machines à mondes », c’est-à-dire des films qui représentent un dispositif permettant de créer des mondes au sein même de la diégèse filmique. Selon l’auteur, cette caractéristique est emblématique d’un cinéma commercial contemporain qui a tendance à favoriser l’immersion dans la fiction et à privilégier le monde créé par rapport à la narration qui s’y déroule.

Comme le remarque à juste titre Marc Attalah, qui signe la préface de l’ouvrage, cette étude ne s’inscrit pas dans des perspectives usuelles en ce qui concerne l’analyse de films de science-fiction, à savoir la caractérisation de sous-genres ou la description des traits idéologiques qui émanent des films. De même, l’auteur ne cherche pas à légitimer un genre au sein d’un champ de recherche académique qui a tendance à dénier à ce dernier une certaine « dignité » ou du moins un intérêt au vu, principalement, du contexte économique au sein duquel celui-ci est produit.

L’approche est ici tout autre. Elle vise à explorer différents principes récurrents dans un certain cinéma de genre, mais sous forme de paradigmes qui ne sont pas nécessairement corrélés à celui-ci. Dès lors, si la science-fiction constitue l’objet principal de cet ouvrage, ce n’est pas en tant que « genre » distinct dont on cherche à (re)limiter les contours, ou à préciser des typologies, mais bien en tant que séries de pratiques ouvertes entre lesquelles il existe des rapports cohérents. Les films étudiés ici sont envisagés sur plusieurs niveaux d’analyse dans le but de comprendre comment ils fonctionnent « en termes de structure, d’esthétique visuelle, de narration, de pratiques de montages et d’immersion du spectateur »1. Au lieu d’inscrire un nouvel ouvrage dans ce qu’on pourrait appeler « le paradigme de l’artisticité de la science-fiction », c’est-à-dire dans le camp des auteurs qui cherchent à défendre le genre et à le (re)hausser au niveau de réalisations plus « auteuristes », ou encore de rallonger la liste d’ouvrages typologiques réservés aux adeptes de la science-fiction, Alain Boillat « tranche » le débat et aborde la question sous un nouvel angle, celui du dispositif, ce qui a pour effet de donner une certaine légitimité académique à un corpus délaissé, sans pour autant faire oublier que celui-ci reste majoritairement le produit d’institutions animées par des perspectives commerciales.

De fait, l’approche concilie un corpus récent avec des outils analytiques parfois anciens et réactualisés, comme la filmologie, ce qui a pour avantage de créer une perspective diachronique doublement opportune : d’une part, celle-ci permet de créer une continuité historique sur un mode plus opératoire que thématique, et d’autre part, l’outillage engagé donne à voir, sous forme d’application concrète, toute l’actualité et l’utilité de pratiques théoriques comme celles du groupe dirigé par Souriau, jusqu’ici ignorées dans ce domaine.

Le paradigme mondain : quand la fiction éclipse la narration

L’hypothèse première d’Alain Boillat est que de plus en plus de films science-fictionnels contemporains opèrent en leur sein une sorte de mise en abyme du procédé cinématographique lui-même : ils mettent en scène des machines qui « créent » des mondes au sein même de la diégèse, dans le but de prolonger l’expérience filmique vécue par les spectateurs, à savoir plonger les personnages dans un monde illusoire. Certes, comme l’auteur l’écrit lui-même, ce motif n’est pas nouveau. On le trouve même dans le cinéma des premiers temps, notamment chez Méliès. Ce que Boillat nomme une « conception mondaine »2 fait ainsi partie du dispositif cinématographique dès ses origines. Mais dans les films analysés ici, la pratique prend une ampleur et surtout une dimension inédite qui produisent un renversement des rapports usuels entre diégèse et fiction. Il s’agit là du concept central de l’ouvrage que l’auteur décrit ainsi :

« […] Nous faisons l’hypothèse selon laquelle [la forme narrative], comprise au sens d’un mode d’agencement chronologique et causal des actions sur l’axe horizontal du déroulement temporel du film, tend aujourd’hui, dans un certain type de productions, à être subordonnée (ne serait-ce que provisoirement) à l’instauration des référents mêmes de la représentation. L’accent se serait ainsi déplacé de la temporalité […] à la spatialisation des composantes dites ‹ diégétiques ›. »3

Concrètement, il s’agit donc d’une série de films qui mettent en scène une certaine réflexivité du médium cinéma lui-même par le biais d’un enchâssement : dans le monde « premier » du film s’ouvre, au moyen d’une machine, un deuxième monde dans lequel les personnages diégétiques sont « plongés ». Sont ainsi passés en revue des films qui mettent en scène des voyages dans des espaces-temps différents, ou qui engagent des mondes factices dans lesquels les personnages sont pris. Parmi ces différents types, l’auteur pointe plus spécifiquement des films qui mettent en scène une machine créatrice de « voyages stationnaires », c’est-à-dire un dispositif cérébral qui projette le sujet immobile dans un monde où celui-ci croit se mouvoir. De ce fait, les personnages vivent une expérience similaire à celle du spectateur « immergé » dans un monde sans quitter son siège. Il s’agit donc de cas révélateurs de cette mise en abyme qui, selon Boillat, constitue la caractéristique d’un certain agencement fictionnel contemporain. En outre, toujours selon ce dernier, les mondes enchâssés dans ce type de productions sont beaucoup plus précisément explorés que dans des productions plus anciennes. Par les prouesses techniques et graphiques qu’ils convoquent dans leur fabrication (dans et hors de la diégèse), ces mondes ne constituent pas de simples supports à une trame narrative, mais sont consciencieusement « exhibés » voire expliqués dans leur fonctionnement interne, renforçant ainsi la crédibilité de celui-ci4. Dans Matrix (Andy et Lana Wachowski, E.-U./Aus., 1999) ou dans Surrogates (Jonathan Mostow, E.-U., 2009), par exemple, le spectateur peut apprécier, tout comme les personnages, ce qu’on peut faire dans ce monde, quelles lois le régissent ou encore quels sous-­espaces il contient, et ce à travers les déambulations d’un personnage métamorphosé en véritable arpenteur du monde. A ce titre, l’initiation de Néo est éloquente : son immersion dans la Matrice est en partie constituée d’un plaisir ludique qui invoque celle des spectateurs face au film dans la mesure où ces derniers expérimentent, à travers et de la même manière que lui – attaché, au sens figuré, à un siège – les possibilités que le monde propose. La mise en scène n’a ailleurs de cesse de renforcer ce procédé en optant pour toute une série de zooms avant qui rappellent le mouvement de plongée.

La véritable caractéristique de ces films « à mondes » réside pour ainsi dire dans ce phénomène : ce qui est vu prend plus de place que ce qui est raconté, à l’instar, comme le fait remarquer l’auteur, de certaines productions vidéoludiques appelées couramment « bacs à sable »5, dont le principe est de donner une grande liberté d’évolution aux utilisateurs au sein du monde construit, au détriment d’une quête dirigiste. Un tel rapport entre diégèse et narration donne de fait l’illusion d’un monde « ouvert », fait de possibles, moins enclos dans des étapes narratives que des productions mondaines plus classiques comme Pleasantville (Gary Ross, E.-U., 1998) ou Brazil (Terry Gilliam, G.-B., 1985). En ceci, de nombreuses productions science-fictionnelles de ces dix dernières années se font – c’est aussi une hypothèse de l’ouvrage – l’écho d’une manière bien spécifique et très contemporaine de « consommer de la fiction ».

Toutefois, Cinéma, machine à mondes ne se contente pas, comme nous l’avons remarqué, de proposer une typologie de cas de figures décrits et classés selon le degré d’appartenance à ce paradigme central. Il ne s’agit en effet pas d’un simple motif diégétique repérable dans certains titres, mais plutôt d’un outil analytique qui permet de comprendre comment les films fonctionnent dans leur rapport à la technologie contemporaine, vis-à-vis de certains usages formels ou encore à l’intérieur d’impératifs commerciaux spécifiques. La perspective mondaine qui est celle de l’auteur consiste en un dispositif analytique qui explore et redéfinit des corpus homogènes habituellement trop vite classés selon les types d’histoires qu’ils racontent.

Pour autant, une telle configuration garde sa légitimité et trouve sa place dans l’ouvrage, mais sous la forme d’un chapitre (le deuxième) qui, loin de s’autosuffire et tel un passage obligé, permet de donner un aperçu cartographique des nombreuses variantes des « films à mondes ». Au gré d’analyses de cas multiples dont l’agencement précis permet à l’auteur de progressivement cibler un objet de prédilection, l’approche se complexifie : on comprend que le « degré de mondanité » d’un film ne dépend pas uniquement d’un choix thématique particulier d’un film. Autrement dit, ce n’est pas uniquement la nature du dispositif diégétique et le type de monde qu’il crée qui importent, mais également les principes énonciatifs et narratifs, c’est-à-dire la manière d’utiliser les ressources du langage filmique que le film engage.

Cet aspect, Boillat le développe dans le chapitre trois, en se concentrant spécifiquement sur deux motifs : le montage et la couleur. Dans cette partie qui, bien que théorique, reste riche en illustrations, l’auteur montre notamment comment certains films opèrent des innovations sur la construction d’un récit par des utilisations atypiques du montage, comme dans Je t’aime je t’aime d’Alain Resnais (France, 1968), longuement et précisément décrit au cours de ce chapitre. Stratégiquement, le recours à cet exemple particulier est judicieux car il permet non seulement d’ancrer ces pratiques dans une perspective historique (le film, datant de 1968, se situe bien avant la période qui intéresse Boillat), mais encore de tisser un lien avec le cinéma d’auteur par le biais d’un paradigme commun avec des films plus commerciaux (et plus récents), sans pour autant chercher, de manière synecdotique, à hisser tout un genre au statut problématique d’« art ». Dans la même optique, l’auteur s’écarte ici légèrement de son corpus principal en analysant les principes rhétoriques à portée mondaine dans deux séries créées par J. J. Abrams : Lost (E.-U., 2004-2010) et Fringe (E.-U., 208-2013). Le mérite du paradigme apparaît alors véritablement : d’un côté, il constitue un fil analytique qui permet de comprendre les logiques narratives en jeu dans ce type de productions et de pointer des innovations qui dotent ces dernières d’une aura différente de celle que l’on trouve dans les discours de fans. De l’autre, ce biais détient une charge démystificatrice salutaire qui remet finalement un objet apparemment prestigieux à sa juste place : celle d’une production avant tout animée par des impératifs économiques. En effet, comme le montre Boillat pour Fringe, la perspective mondaine fonctionne en accord avec les principes commerciaux de la sérialité :

« L’expansion de l’univers de la série par l’ajout d’un monde ‹ virtuel › représente ainsi […] un instrument efficace d’amplification narrative puisque les protagonistes, les lieux et les enjeux sont dédoublés […]. »6

Ou encore :

« Le jeu sur l’alternance des différentes pistes et la mise en œuvre, à l’intérieur même de l’univers filmique, du principe de répétition/variation (une situation donnée se voyant rejouée dans un autre monde) permet de densifier presque indéfiniment la matière narrative, et donc de multiplier le nombre d’épisodes pour obéir aux objectifs commerciaux du médium. »7

Les mondes multiples permettent ainsi d’élargir les possibles, non seulement sur le plan diégétique et favoriser ainsi l’immersion dans l’expérience filmique, mais également sur le plan opératoire, c’est-à-dire dans la fabrication de produits sériels qui débordent une diégèse unique. La perspective mondaine n’agit donc pas uniquement au niveau thématique ou formel, mais également à l’intérieur d’enjeux économiques.

Mondes envahissants ou mondes de substitution ?

Fort de ces constats, l’auteur poursuit l’exploration de ce motif par le biais d’une analyse comparative entre deux films bimondains, Matrix et Dark City (Alex Proyas, Aus./E.-U., 1998), tous deux sortis en 1998 et mettant en scène, différemment, des « machines à mondes ». Ici aussi, les exemples illustrent moins les concepts préalablement posés qu’ils ne participent à leur élaboration constante. La description des systèmes de mondes révèle ici à quel point ces films se font les échos de réflexions contemporaines sur la notion de représentation. Car il s’agit bien de cela : ces films, par cet agencement diégétique particulier, « disent » quelque chose des mondes qu’ils enchâssent. L’analyse de la perspective mondaine permet alors à l’auteur d’éviter les écueils discursifs habituels qui consistent à vouloir décrire les messages idéologiques véhiculés par ces films. Le but n’est ainsi pas de constater que Matrix, de par sa posture technophobique, se fait l’écho des craintes d’une société de plus en plus envahie par la réalité virtuelle, mais de mettre en avant les postures paradoxales vis-à-vis de la notion même de virtualité et de technologie que le film construit. L’auteur montre à ce titre que le héros Néo n’est pas l’agent de libération hors d’une illusion, mais plutôt celui d’une domestication. Formulé différemment, le film, par le rapport au monde virtuel qu’il instaure, cherche non pas à se débarrasser d’une technologie virtuelle coercitive, mais à trouver des outils pour la maîtriser depuis l’intérieur. C’est ainsi que l’auteur justifie la position ambivalente du héros, en lutte contre la domination du monde, mais à la fois véhicule, par le biais de l’identification spectatorielle, d’une sorte de plaisir de l’immersion et surtout de l’appropriation de certaines lois mondaines (défis à la gravité et à la vitesse, notamment), que la mise en scène, par les effets spéciaux spectaculaires engagés, relaie abondamment. En cela, le film donne moins à voir une posture alarmiste « fin de siècle » à l’endroit de la technologie, qu’une « fascination paradoxale »8. L’affirmation de la maîtrise interne via des élus capables de sortir du monde (ou plutôt d’y entrer et d’en sortir à volonté) consacre en réalité, selon Boillat, un retour du religieux renversé du côté de l’humain.

De manière générale, les productions contemporaines qui s’inscrivent dans ce champ, tant Matrix que Dark City ou encore Total Recall – également passé en revue dans cette partie –, sont caractéristiques d’un cinéma et d’une époque qui s’interrogent sur les dispositifs de vision, sur la technologie virtuelle et sur des codes génériques figés issus de l’histoire d’un certain cinéma hollywoodien. C’est au croisement de cette triple interrogation que se situent les spécificités de ce cinéma : à la fois héritiers de représentations graphiques typées (la facture de Dark City marque un attachement esthétique au film noir9), produits par une technologie digitale qui évince le profilmique et inscrits dans des pratiques intermédiales, les films « à mondes » contemporains reflètent ainsi les changements de manière de penser, de construire et d’exploiter des dispositifs de vision mis au service du cinéma de masse. Aussi apparaît-il réducteur de ne chercher à voir dans ces productions que des fables moralisantes qui concentrent des peurs communautaires. Bien au contraire, comme le démontre le dernier chapitre, les films à mondes peuvent également servir à conjurer une réalité politique et offrir, le temps d’une projection, un monde dans lequel la catastrophe qui a secoué toute une nation n’a pas encore eu lieu. Dans cette optique, la perspective mondaine équivaut à une forme d’affirmation « révisionniste »10 d’une puissance capable d’influer le cours de l’histoire. Les fonctions se renversent alors : le monde créé n’est plus la manifestation d’une crainte anticipatoire, mais bien « l’instrument du refoulement d’une réalité traumatique »11 passée, comme Boillat le montre à travers l’analyse de plusieurs titres qui font référence, directement ou non, au 11 septembre 2001. Parmi ceux-ci, on trouve des films comme Next, Prédictions, Source Code, l’Empire des ombres ou encore Déjà Vu. Dans ce dernier, l’auteur montre bien comment les principes de la plurimondanité servent deux motifs contingents : l’existence d’un monde parallèle exempt de l’attentat initial (l’explosion d’un bateau rempli de marines) et les prouesses du héros capable de substituer ce dernier au monde « réel ». De ce fait, la bimondanité est ici mise au service du développement actanciel et idéologique du protagoniste, ce qui, en dernier lieu, renforce le procédé d’identification spectatoriel envers ce dernier. Dans cette série d’analyses, l’auteur propose ainsi une application concrète de son motif central, et complète par là même la diversité de niveaux sémantiques dans lesquels celui-ci peut fonctionner.

En fin de compte, l’ouvrage, en adéquation avec les films abordés, se présente comme un monde à arpenter, constitué de parties dont l’articulation stratégique n’interdit pas une lecture détachée de la structure proposée. Un peu à la manière des motifs barthésiens, la conception mondaine se veut un angle analytique en quelque sorte « projeté » sur les différents niveaux du dispositif cinématographique, non pas selon un schème linéaire hérité d’une doxa propre à de nombreux ouvrages traitant de science-fiction, mais de manière plus herméneutique, laissant le lecteur devenir à son tour un arpenteur circulant dans un monde d’idées.

1 Alain Boillat, Cinéma, machine à mondes, Genève, Georg Editeur, 2014, p. 44.

2 Id., p. 20.

3 Id., pp. 31-32.

4 Boillat parle de dynamisation des composantes diégétiques.

5 Alain Boillat, op. cit., p. 361.

6 Id., p. 178.

7 Id., p. 170.

8 Id., p. 258.

9 Jameson, cité par Boillat, parle de films qui, comme Dark City, « abordent le passé par le biais de la connotation stylistique [et] véhicul[e]nt une ‹ passéité › par le vernis de l’image […] » (Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, Beaux-Arts de Paris, 2007 [1991], p. 60). Il utilise le néologisme cinquantité pour désigner une facture qui reconduit l’imaginaire collectif attaché aux représentations usuelles des années 1950.

10 Alain Boillat, op. cit., p. 318 (il s’agit du titre d’une section : « En deça de l’effondrement urbain : une posture révisionniste »).

11 Id., p. 314.