Alain Boillat

Editorial

Après avoir consacré dans notre premier numéro un dossier à une notion (le hors-champ), nous développerons cette fois nos réflexions à partir d’un objet a priori plus facile à circonscrire : le film Rear Window d’-Alfred Hitchcock (Fenêtre sur cour, 1954). Ce classique des classiques joue à la fois sur la perfection d’un produit hollywoodien (décors entièrement reconstruits en studio, Technicolor, écran large, présence de stars, etc.) et sur une certaine complexité formelle qui en fait une réflexion sur le médium cinéma, puisqu’il place la question du regard et du voyeurisme en son centre, c’est-à-dire en ce lieu privilégié où s’instaure le «  point de vue  », dans une chambre que le héros et la caméra prennent le parti de ne jamais quitter.

Ce double jeu sur l’expérimentation et le divertissement explique peut-être que ce film soit en même temps le plus grand succès financier de Hitchcock (environ 22 millions de dollars de recette), notamment grâce à ses ressorties de 1962 et de 1983, et l’une des pierres de touche de l’approche auteuriste, la «  politique des auteurs  » des jeunes Turcs des Cahiers du Cinéma s’étant avant tout focalisée sur sa production des années 50-60. L’admiration cinéphilique pour ce film fut par ailleurs attisée en Europe par le fait qu’il ne fut pas distribué pendant vingt ans, les droits d’exploitation ayant été bloqués par James Stewart.

Rappelons brièvement son intrigue, qui sera traversée obliquement au gré de nos articles  : le reporter L.B. Jefferies (James Stewart), immobilisé dans son appartement de Greenwich Village suite à un accident, s’adonne par désœuvrement d’abord, par obsession ensuite, à l’observation de ses voisins qui habitent de l’autre côté de la cour  : Mlle Torso la danseuse affriolante, la célibataire suicidaire Miss Lonely Heart, un pianiste dont émane la seule musique du film (génériques exceptés), un jeune couple plein d’ardeurs, un vieux couple avec chien, une sculptrice et, surtout, Monsieur Thorwald, que Jeff soupçonne, sans en avoir été directement témoin, d’avoir assassiné sa propre épouse acariâtre. A l’instar d’un spectateur de cinéma confronté aux développements d’un récit, Jefferies note certains indices, émet des hypothèses, tente d’-inscrire ce qu’il voit dans une logique narrative. Il n’est pas seul dans l’Ici de l’appartement : on y trouve également l’infirmière Stella (Thelma Ritter), caricature du bon sens populaire et prétexte à la verbalisation du psychisme de ce héros passif  ; la prétendante de Jeff, Lisa Fremont (Grace Kelly), mannequin de la haute société dont le photographe aventurier refuse la demande en mariage (de même que les avances explicites)  ; un ami détective, Thomas (Wendell Corey), sceptique face aux allégations de Jeff. Parallèlement à l’évolution des micro-actions quotidiennes des voisins qui se déroulent sur les fenêtres-écrans d’en face (pour une contextualisation historique, économique et socioculturelle de Rear Window relativement à l’essor de la télévision, voir l’article de Mireille Berton), l’énigme sera résolue  : il y a bien eu meurtre, puisque nous sommes dans un film d’Alfred Hitchcock.

Face à la masse d’écrits d’obédiences diverses qui tendent à opacifier un tel film-dispositif corvéable à merci, susceptible d’illustrer à peu près n’importe quelle théorie (psychanalytique, narratologique, gender studies, etc.), nous avons opté pour un déplacement des enjeux, un décadrage qui consiste à ne pas l’aborder frontalement, mais à prendre en compte les phénomènes de «  reprise  » auxquels il a donné lieu. Pour accéder à ce film qu’il n’est désormais plus vraiment possible de «  voir  », tant nous sommes contraints à traverser les filtres élaborés par les discours multiples qu’il a suscités, il nous semble nécessaire de passer par d’autres images qui, de l’extérieur, lui font écho.

Plus que toute autre production hollywoodienne, le cinéma d’Alfred Hitchcock s’est avéré particulièrement apte à susciter des prolongements chez d’autres cinéastes comme Chris Marker (La jetée, Sans soleil, Immemory) ou Gus Van Sant (Psycho, remake en couleurs reprenant quasi plan à plan l’original homonyme), de même que chez des artistes contemporains tels que Douglas Gordon (dilatation de la scène du meurtre de la douche sur une durée de 24 heures dans 24 Hours Psycho, 1993) ou Stan Douglas (la scène du vol au bureau de Marnie répétée en boucle dans Subject To a Film  : Marnie, 1989). Le passage du cinéma à l’installation se présente comme une modalité productive de la reprise. En ce sens, le travail de retournage (analysé dans l’article de François Bovier) entrepris en vidéo avec des acteurs amateurs à partir de Rear Window par Pierre Huyghe (dont l’œuvre est actuellement exposée au Castello di Rivoli de Turin, jusqu’au 18 juillet), tout naturellement intitulé Remake, procède d’une démarche qui implique certains croisements entre le champ du cinéma et celui de l’art contemporain, tout en demeurant un objet «  film  ». En re-jouant le film de Hitchcock sur un mode dénaturalisant, Remake nous incite à interroger ses liens à l’original dans le sens d’un effacement de ce dernier. Une femme / un film / disparaît.

Rappelons que, à l’instar des 39 Marches et de Dial M for Murder, Rear Window a connu un remake au sens traditionnel du terme réalisé en 1998 par Jeff Bleckner. Ce film, en dépit de nombreuses actualisations, est également basé sur la nouvelle écrite en 1942 par William Irish. Le personnage principal de ce Rear Window est incarné – car véritablement il donne chair à l’infirme – par Christophe Reeves, superman déchu après son accident. Ce poids de «  réel  » confère au film un (tout relatif) intérêt malsain qui intègre à sa manière la question du voyeurisme spectatoriel, car même si le film n’opte pas pour la radicalité hitchcockienne du point de vue unique, l’acteur que nous voyons ramper avec difficulté s’est réellement trouvé, devant la caméra, dans cette situation pénible.

Plus récemment, dans le cadre du cinéma hollywoodien, le film Paycheck de John Woo (2004) est truffé de clins d’œil à la période américaine de Hitchcock. Si la suite de Mission : Impossible réalisée par Woo était radicalement différente du premier volet dû à Brian De Palma (notamment parce qu’elle impliquait un éclatement et une déréalisation de l’origine du regard), le recours dans Paycheck à la citation hitchcockienne rapproche en apparence les deux cinéastes. Toutefois, comme le montre l’article «  Les reprises du dispositif narratif de Rear Window chez Brian De Palma  », le pastiche depalmien ne se réduit pas à un jeu d’allusions (signe probable d’une volonté d’intégration du cinéaste chinois à l’héritage américain), mais doit se comprendre comme une composante fondamentale de l’esthétique et de la narration de ses films  : Rear Window fait à la fois office de matrice à récits, et se voit travaillé en retour par les transformations apportées au dispositif par De Palma, chez qui le sujet du regard est généralement lui-même l’objet d’une manipulation.

Tout phénomène de reprise nous confronte à une certaine conception de l’histoire du cinéma  : il n’est donc pas étonnant qu’une image représentative de Rear Window, souvent utilisée pour les affiches du film – Jefferies tenant son appareil photo affublé d’un téléobjectif –, apparaisse dans les Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard. La fonction de cette référence au sein d’une section qu’elle initie, et donc irradie de ses significations, ainsi que la représentation de la figure de Hitchcock dans un autre épisode de la série de Godard sont examinées dans l’article «  Jefferies et son contre-champ godardien  » (André Chaperon). La citation de Hitchcock constitue alors une clé d’entrée pour la réflexion sur cet essai dans lequel Godard exploite à l’extrême les potentialités de la technique vidéo.

On comprend que cette thématique de la reprise connaisse actuellement, à l’heure de l’intermédialité à tout-va, un intérêt croissant, puisqu’elle permet de sortir des frontières du film comme objet unique, d’arpenter son intertexte. Du 9 juin au 2 juillet, le Centre Pompidou propose en effet, dans le cadre de son programme «  Hollywood déconstruit  », une section «  Hitchcock revisité  » notamment constituée de Remake de Pierre Huyghe (19 juin, sous réserve). Dans le champ des publications sur le cinéma, il faut noter que, alors que nous préparions ce numéro, ont successivement paru le no 16 de Cinergon («  Prismes  ») consacré à certaines formes de reprises (il y est d’ailleurs également question de Godard et de De Palma) et le no 25 de Vertigo, plus spécifiquement axé sur le cinéma de l’exposition. En faisant graviter nos réflexions autour d’un seul film, nous pensons toutefois fournir une contribution plus précise et plus fouillée, la répétition de l’original s’effectuant également de manière transversale entre Godard, Huyghe et De Palma, alors que la question des rapports entre la réception cinématographique et télévisuelle, frontalement abordée dans un des articles, apparaît en filigrane de tous les textes.

Sur un mode littéraire, Denis Martin initie avec l’«  Abécéd’hitch  » un travail consistant à extraire de Rear Window certains éléments ponctuels et à les retravailler, une opération qu’effectuent à leur manière les films traités dans chacun des articles qui suivent. L’«  Abécéd’hitch  » détourne la visée informative et révérencieuse de la nomenclature, évitant ainsi le rapport fétichiste au film dont font souvent montre les réflexions sur Hitchcock, comme en a témoigné l’exposition «  Hitchcock et l’art  » tenue au Musée des Beaux-Arts de Montréal et à Beaubourg en 2000-2001.

La sortie du dernier film de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Une visite au Louvres, projeté à la Cinémathèque Suisse les 11, 15 et 17 juin, est l’occasion de donner un prolongement aux documents relatifs à sa genèse que nous avions fait paraître dans le numéro précédent. Dans son article, François Albera examine et commente la démarche qu’engagent les cinéastes pour filmer la peinture, notamment en effectuant certains détours productifs par les célèbres écrits de Bazin et Malraux.

Notre rubrique «  Cinéma suisse  » est majoritairement consacrée à un film qui a connu un succès national sans précédent (du moins en regard de la production suisse romande de ces 25 dernières années) et dont il a également été beaucoup question, non pas dans des écrits théoriques, mais dans la presse helvétique : il s’agit de Mais im Bundeshuus (Le génie helvétique) de Jean-Stéphane Bron. Alors que les discussions ont souvent pris la tangente d’un questionnement portant sur la politique suisse exposée par le film plus que sur le film lui-même, il nous paraît nécessaire de revenir tant sur le travail du cinéaste (dans un entretien approfondi) que sur l’organisation formelle de ce film qui tend pour certains à brouiller les frontières entre fiction et documentaire. En abordant Mais im Bundeshuus, on touche tant aux conditions de réalisation d’un film en Suisse – le film de Bron obéissant à une logique de production et d’élaboration passablement différente de On dirait le Sud dont il a été question dans Décadrages no 1-2 – qu’à la question du fonctionnement interne des films «  documentaires  » dont la prédominance en Suisse appelle une tentative de théorisation. Cette réflexion a été initiée, de mars à mai 2004 à Lausanne (à la Section de Cinéma et au Ciné-club universitaire), par une série de projections et de conférences autour de jeunes cinéastes travaillant en Suisse romande, dont Jean-Stéphane Bron.

L’article de Teresa Hoefert de Turégano qui clôt cette rubrique se concentre sur le domaine de la production en Suisse dans le cas spécifique du soutien apporté aux pays économiquement défavorisés de l’Est et du Sud. Cette perspective économique lui permet d’exposer le fonctionnement d’acteurs importants dans ce secteur (DDC, FMCV, trigon-film) et de discuter certains fondements de la politique culturelle de la Suisse.