Jean-Michel Baconnier, Geneviève Loup

Ernie Gehr, Bon Voyage

Compte rendu d’exposition

L’exposition intitulée Bon Voyage de l’artiste et cinéaste indépendant américain Ernie Gehr a eu lieu du 29 janvier au 26 avril 2015, au Centre d’Art Contemporain (CAC) de Genève. Cet événement nous donne l’opportunité de revenir sur le travail singulier de cet artiste et ceci au moins pour deux raisons prépondérantes : la première est que malgré la place importante que tient son travail dans le domaine du cinéma expérimental et de la vidéo, il est délaissé par la littérature spécialisée francophone (il est significatif à cet égard que le catalogue de l’exposition soit en anglais) ; la seconde est que l’exposition au CAC présentait des installations vidéo de l’artiste, format qu’il a peu pratiqué durant sa carrière, à l’inverse de la projection au sein d’un dispositif cinématographique. Selon le communiqué de presse publié par le Centre d’Art, ce serait même « la première exposition personnelle dans une institution d’art des films de Ernie Gehr », avec neuf installations vidéo présentées pour la première fois en Europe. Il est vrai que la rétrospective précédente organisée par le service de collection des films du Centre Pompidou en février 2015, et relayée par le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, prenait la forme de projections. Quoiqu’il en soit, Gehr réalise ses premières installations vidéo dès 1995 et ses œuvres ont été exposées aux Etats-Unis dans plusieurs institutions muséales telles que que le Museum of Modern Art, le Walker Art Center et le Whitney Museum of American Art.

Cette quête d’exclusivité qui est l’apanage des espaces muséaux ne doit pas nous faire perdre de vue, qu’à bientôt 75 ans1, Gehr renouvelle sa pratique pour la faire évoluer en dehors des sentiers qu’il a frayés jusqu’ici. D’ailleurs, Gehr revendique son intérêt pour les propositions qui remettent en question les conventions et les attentes esthétiques qu’on peut entretenir à l’égard du cinéma2. Ainsi, Bon Voyage nous invite à découvrir d’autres territoires cinématographiques, au-delà de l’espace physique cadré par la caméra et projeté à l’écran. L’exposition se compose donc de neuf installations dont les vidéos furent tournées sur l’île de Manhattan où l’artiste réside. A cet égard, les déplacements auxquels nous sommes invités ne se limitent pas à des métaphores qui induiraient un possible périple, mais opèrent un rapport physique aux images animées et aux espaces-temps qu’elles déploient. A ce propos, Gehr confie à Scott MacDonald ses interrogations à la fin des années 1960 déjà :

« Avant même que je n’achève d’enregistrer les images pour réaliser Morning (1967), je ne me sentais pas entièrement satisfait de mes choix. Je commençais à penser que peut-être la pièce comme métaphore de la chambre de l’appareil photo et la fenêtre comme métaphore de la lentille étaient un peu trop évidentes, alors même que je n’avais pas encore visionné les prises de vues. En regardant les images par la suite, j’ai été rendu plus sensible aux possibilités d’un nouveau type d’espace – un espace oscillant et créé, un espace venu à l’existence au cours du processus de projection du film, et où la tension entre deux et trois dimensionnalités se trouvait à la surface de la pièce. »3

Dès lors, afin de comprendre en quoi cette exposition s’inscrit dans le prolongement des réflexions de l’artiste sur la projection d’espaces filmiques, nous souhaitons revenir sur ses travaux antérieurs pour aborder ensuite ses œuvres récentes.

Cinéma de structures et trajectoires instables

L’exploration par Ernie Gehr de propriétés physiques du cinéma telles que le dispositif optique de la camera obscura, le format de l’image filmique, l’exposition à la lumière, la vitesse d’enregistrement et le défilement mécanique des photogrammes, rejoint, selon l’historien du cinéma expérimental P. Adams Sitney, les préoccupations d’autres cinéastes de l’avant-garde américaine. Dans l’article intitulé « Structural Film », revu et publié en 1970, l’auteur définit cette nouvelle mise en œuvre de constructions complexes en opposition au « langage de la métaphore »4 propre à la génération précédente. Cette dernière qui est paradoxalement qualifiée d’« architectures cinématographiques »5 correspond aux démarches de Stan Brakhage et Kenneth Anger. Entre 1964 et 1969, des cinéastes tels que Tony Conrad, Michael Snow, Paul Sharits et Ernie Gehr développent pour leur part « un cinéma de la structure dans lequel la configuration [shape] de tout le film est prédéterminée et simplifiée, et où c’est cette configuration qui constitue l’essentiel de l’impression produite par le film. »6 Il affirme plus loin que « [l]e film structurel est statique, parce qu’il n’est pas régi intérieurement par des préoccupations d’évolution. »7 Il mentionne deux films d’Ernie Gehr, Wait (1967-68) et Moments (1968) qui « sont structurés sur la base des variations rythmiques de l’exposition de la pellicule à des sources lumineuses fixes. […] Gehr mérite d’être cité comme le premier qui ait utilisé des différences d’exposition comme matériau de base d’un film entier et le premier qui ait composé avec le diaphragme comme instrument rythmique. »8

Les débats provoqués par cet article initialement publié dans la revue Film Culture en 1969 portaient sur la définition de la notion de « structure ». Pour George Maciunas, il s’agissait de partir de la structure telle que l’envisage Henry Flynt, apparentée au concept et à une logique mathématique. Dans le contexte du structuralisme, la structure est conceptualisée à partir de systèmes linguistiques ; Roland Barthes la définit par exemple comme une opération mentale qui reconstitue « un ‹ objet ›, de façon à manifester dans cette reconstitution les règles de fonctionnement (les ‹ fonctions ›) de cet objet. »9 Le réel est décomposé non pas pour produire une « ‹ impression › originale du monde, mais [pour fabriquer] un monde qui ressemble au premier, non pour le copier mais pour le rendre intelligible. »10 Ainsi, la mimésis est « fondée non sur l’analogie des substances (comme dans l’art dit réaliste), mais sur celle des fonctions (que Lévi-Strauss appelle homologie) »11. La structure n’est par ailleurs pas un système rigide, dès lors qu’elle comprend « des fragments mobiles dont la situation différentielle engendre un certain sens ; le fragment n’a pas de sens en soi, mais il est cependant tel que la moindre variation apportée à sa configuration produit un changement de l’ensemble »12. Bien que ce que Barthes nomme l’activité structuraliste prenne en considération des questions techniques, son approche du cinéma est empreinte des méthodes d’analyse discursives propres aux études littéraires, focalisant l’attention sur des logiques d’enchaînements temporels. Dans ce sens, son analyse nous écarte de la démarche de Gehr qui procède des conditions matérielles et optiques du film. De même, la distinction établie par Sitney entre structure et architecture éclaire peu la compréhension des opérations de dilatation et de contraction du champ visuel dans les films de Gehr. En revanche, pour les théories portées sur la perception visuelle, les enjeux de la structure et de ses fonctions relèvent de systèmes sensoriels qui procurent une connaissance immanente des propriétés d’un objet ou d’un environnement. Pour le psychologue James J. Gibson, l’image ne peut être une représentation, dès lors qu’il « est impossible de […] mettre en scène à nouveau [un arrangement optique perçu], de le reconstituer ; il est possible de préserver certains de ses invariants, mais c’est tout »13. De même, « la stimulation », soit « une ancienne configuration d’énergies lumineuses sur la rétine »14, ne peut être reproduite. Dès lors, l’image se constituerait davantage comme « un arrangement d’invariants structurels persistants sans nom ni forme » :

« [Cette définition] présuppose la possibilité de séparer certains invariants d’un arrangement de sa structure perspective non seulement lorsque la perspective change, comme dans la vie, mais également lorsqu’elle est arrêtée, comme dans une image immobile. Ce qui signifie qu’il est possible de détecter des invariants sans forme. Ordinairement, ces invariants sous-tendent les transformations, et émergent le plus clairement lorsque les propriétés persistantes sont séparées des propriétés changeantes, mais il est également possible de les distinguer dans le cas limite d’une structure qui ne change pas. »15

Les reconfigurations possibles d’éléments invariants ne procèdent donc pas d’une mise en jeu d’images mentales prédéterminées, mais travaillent, dans la durée et le mouvement, la persistance de qualités qui ne sont pas connues au préalable. Aussi, la structure n’est peut-être pas la notion à convoquer pour qualifier la démarche de Gehr, sans compter que ce dernier ne cherche pas à faire école. Son inscription dans l’histoire est davantage liée aux affinités qu’il a entretenues avec des cinéastes qui vivaient dans le même quartier, ainsi qu’avec le dramaturge Richard Foreman et le compositeur Steve Reich. Dans un entretien avec Adriano Aprà, Gehr décrit la réserve avec laquelle ces artistes ont réagi par rapport à l’assignation de P. Adams Sitney : « Nous disions : ‹ Structuralistes ? Qu’est-ce que c’est ? › Nous avons tenté de changer cela, mais c’était trop tard, cela a pris rapidement, comme un feu. »16 Bien que certaines définitions de la structure ne soient pas dénuées de sens pour concevoir l’approche de Gehr, ce que travaillent ses films, c’est une expérience cinématographique périphérique qui décentre les événements principaux déployés à l’écran17 ; d’autres aspects que la narration, les structures discursives et la syntaxe du montage18 sont exposés. L’attention se porte en effet sur la configuration spatiale, et en particulier sur l’espace traversé par le rayon lumineux du projecteur, le cinéaste affirmant avoir été « fasciné par les écarts entre l’illusion à l’écran et la réalité »19 de la salle de cinéma. Aussi, la structure qui sous-tend le mouvement de ses films s’articule au-delà de l’écran, dans la tension entre l’image statique des photogrammes et le projecteur comme moteur de l’action.

De nombreux films de Gehr étendent par ailleurs l’espace clos de la salle de cinéma aux environnements extérieurs, en cadrant des architectures, parcs, places, et rues urbaines. Pour réaliser Eureka (1974, initialement nommé Geography), Gehr recourt à un film d’archives qui présente les bâtiments en enfilade, le long de Market Street, dans une artère rectiligne de San Francisco. Datant de 1905, ce film tourné depuis l’avant d’un tramway expose en un plan continu d’environ dix minutes la traversée de la ville en direction du port. Ce parcours est d’autant plus singulier que ces vues anciennes de San Francisco ne correspondent plus à la situation actuelle, de nombreux édifices ayant été reconstruits ou restaurés suite au tremblement de terre et à l’incendie intervenus en 1906. Outre la portée historique de ce film, le mouvement linéaire de la déambulation dans la ville crée un effet optique particulier où les constructions qui bordent la route de part et d’autre semblent par moments défiler le long des rails du tram. De ce fait, l’attention se déplace de l’axe central marqué par la convergence des lignes de fuite vers les éléments périphériques. A ce mouvement des constructions qui paraissent s’enfoncer dans l’écran se superposent encore d’autres vecteurs cartographiés par les directions parallèles ou perpendiculaires des véhicules qui dépassent le tram ou croisent sa route. A la fin du film historique, le réalisateur opère un plan panoramique pour nous présenter la rue traversée, perçue depuis un point de vue en sens inverse.

Gehr a modifié les différentes vitesses des voitures motorisées, calèches et piétons, en rephotographiant un par un, et en reproduisant plusieurs fois chaque photogramme, étirant ainsi la durée du film initial sur 30 minutes. Les mouvements sont ralentis, à la limite de la décomposition saccadée, ce qui laisse le temps au regard de circuler de manière autonome dans l’image. La version proposée par Gehr s’achève sur le terminus du tram, au moment où la caméra zoome sur une plaque marquant l’année de construction du bâtiment du terminal des ferries : 1896, date qui correspond à une année près aux débuts du cinéma. Les multiples repères temporels qui stratifient le film de Gehr pointent les opérations de relecture suscitées par la circulation dans l’espace virtuel de la projection. En désarticulant le film initial pour capturer d’autres aspects, Gehr dépasse le principe de la reproduction, ne cherchant pas à reconstituer les vues d’un passé révolu. Par la décomposition du déroulement mécanique de la caméra, il expose ainsi l’expérience singulière de la troisième dimension à l’écran qui met en rapport les formes solides des bâtiments et celles transitoires et transparentes du film20.

En convoquant ce film historique, Gehr revient par ailleurs sur un moment du cinéma qui précède la généralisation de la narration, où la caméra était appréhendée comme un instrument d’observation d’espaces urbains et de la géographie. Au tournant du xxe siècle, les vues fantômes des phantom rides, ces vues saisies depuis un véhicule sur rail, marquent le moment charnière où, comme le décrit Jonathan Crary, les espaces stables des représentations classiques basculent vers « une question de sensations et de stimuli isomorphes qui ne renvoient plus à une position dans l’espace »21. De même, la station assise du public dans la salle de cinéma est rendue flottante, de sorte à interroger la distinction que fait Crary entre spectateur et observateur, soit entre « un témoin qui assiste à un spectacle sans y participer, aussi bien dans une galerie d’art qu’au théâtre », et l’observation « des règles, des codes, des consignes, des usages. Bien qu’il soit à l’évidence une personne qui voit, un observateur est par-dessus tout une personne qui voit dans le cadre d’un ensemble prédéterminé de possibilités, une personne qui s’inscrit dans un système de conventions et de limitations »22. L’autonomisation de la vue ne se résume pas en la promesse d’une émancipation, elle postule que le sujet observateur ne préexiste pas à la convergence de conditions hétérogènes. En déstabilisant les paramètres convenus de l’expérience cinématographique, les films de Gehr résistent aux modes de visionnement où la structure tendrait à une conclusion conceptuelle, une interprétation métaphorique ou à la concentration de l’attention sur un motif expérimental. Au contraire, ses films mettent à l’épreuve les convictions et certitudes qui empêchent de voir au-delà de l’écran.

Projeter hors du champ

Deux œuvres étaient présentées au sein de la première salle d’exposition du CAC. Directement face à l’entrée se trouvait Bon Voyage (2014) qui jouait d’emblée avec notre perception et qui a aussi accessoirement donné le titre à l’événement. Le spectateur est donc embarqué directement dans une excursion insolite, dont chaque vidéo qui la jalonne met à l’épreuve notre vision de l’environnement. En effet, cette première installation est constituée d’un film d’archive en noir et blanc, projeté par trois canaux formant ainsi un panorama, dont le sujet est paradoxalement un bateau quittant et abordant alternativement la berge, non pas en naviguant sur l’eau, mais en émergeant et en s’immergeant dans l’image. Ainsi le film, qui est pris dans une boucle, est projeté dans un jeu de symétrie axiale et de réversibilité. Cet effet optique engendre alors le sentiment d’une désynchronisation dans le flux de l’image, qui produit une sensation étrange de « parallaxe spatiotemporelle » déstabilisant la logique même de l’action perçue et répétée. Cette première vidéo fait cœxister le début et la fin d’un voyage qui prend le spectateur dans le pli de l’image pour la déployer tout au long de l’exposition à travers diverses dimensions réelles et potentielles. Cette idée est accentuée par les silhouettes de personnes se trouvant en premier plan du film qui, elles aussi, disparaissent et apparaissent au gré du défilement et de la permutation de l’image isomorphe.

Dans cette même salle étaient aussi présentées les trois vidéos qui agencent Picture Taking (2010). Cette œuvre travaille, dans une autre mesure, la question des dimensions en convoquant différents modes de projection géométrique comme la vue en plan et l’élévation, mais aussi à l’aide d’effets tels que l’incrustation et le négatif de l’image. Ainsi, Gehr réalise des prises de vue d’une rue new-yorkaise depuis le haut d’un immeuble. A travers ce cadrage, l’artiste donne à voir un ensemble de formes dessinées par les surfaces qui jalonnent le sol. Routes, trottoirs, marquages signalétiques deviennent alors des composants de tableaux d’abstraction géométrique engendrés par une vue aérienne. A cet égard, ces compositions au sol rappellent notamment les motifs planes régulièrement agencés dans les peintures de villes dynamiques de suprématistes tels que Gustav Klucis, El Lissitzky ou Nikolaï Souetine. Comme le mentionne Aleksandra Shatskikh :

« [Certains] projets du suprématisme […] – des projections axonométriques de planites23 représentées depuis une vue d’en haut – évoluèrent par la force des choses en volumes réels. La création au milieu des années 1920 des architectones24, modèles qui exercèrent une si grande influence sur le développement de la pensée architecturale du xxe siècle, couronna le fertile courant plastique issu du Carré noir [de Malévitch]. »25

Les images aériennes de Gehr sont pour leur part notamment dynamisées par des piétons – en forme de points – dont l’ombre projetée à la verticale arpente la surface de l’écran. Par ce procédé, leur projection passe de la vue en plan à celle de l’élévation qui rappelle le théâtre d’ombres chinoises. En filmant de la sorte, Gehr met en abîme le sujet tridimensionnel par le biais d’une double projection bidimensionnelle : orthonormée et cinématographique. Le passage d’une dimension à l’autre est complexifié par des effets de superposition d’images de différents formats qui rappellent d’une certaine manière la succession des plans dans une scénographie donnant ainsi une impression de profondeur de champ. Celle-ci est d’ailleurs parfois troublée par l’inversion de la luminosité et de la couleur sur certaines images, tout comme le peintre peut jouer avec la profondeur à l’aide des codes de la perspective atmosphérique. La bande son vient ponctuer des événements jusqu’à interroger parfois directement le spectateur, ce qui induit aussi un espace en deçà de l’écran. Comme dans les films réalisés précédemment, ces installations agencent des constructions potentielles qui désorientent notre perception bien plus qu’ils n’isolent des éléments syntaxiques du cinéma propres aux questions du cinéma structurel.

Nous retrouvons le motif de la silhouette dans le tétraptyque Distant Echœs (2014), dans lequel se dessine, en contre-jour, une foule de visiteurs de l’aquarium de Monterey en Californie. Cet intérêt que porte Gehr aux ombres projetées rappelle inévitablement le récit fondateur de la peinture narré par Pline l’Ancien dans son Histoire Naturelle. Selon le mythe qu’il évoque, les Grecs racontaient « qu’on commença par cerner d’un trait le contour de l’ombre humaine »26 pour réaliser la première représentation graphique. Toutefois, comme nous l’avons évoqué plus haut, Gehr préfère à la métaphore de la représentation la construction d’espaces-temps par les images animées. Néanmoins, la légende de Pline nous permet de revenir en « négatif » sur le passage de la deuxième à la troisième dimension. Dans cette perspective, comme nous invite à le faire Victor I. Stoichita, il est nécessaire de relire les deux témoignages de l’origine de la représentation qu’en fait l’écrivain romain dans son même traité, à des endroits différents. Comme le précise Stoichita :

« Alors que dans le premier passage (XXXV, 15) Pline considère l’ombre comme étant à l’origine de la représentation picturale, dans le second (XXXV, 43), il dépasse le discours sur la bidimensionnalité de la représentation picturale pour s’occuper de l’art des formes volumétriques, c’est-à-dire de la sculpture. »27

En effet, dans la seconde partie de cette histoire, Pline raconte que la fille d’un potier de Corinthe, éprise d’un jeune homme qui allait quitter la ville, « arrêta par des lignes les contours du profil de son amant sur le mur à la lumière d’une chandelle. Son père plaqua ensuite de l’argile sur le dessin, auquel il donna du relief, et fit durcir au feu cette argile avec les pièces de poterie. »28 Dans ce sens, nous pourrions avancer que Gehr ouvre, avec son travail sur les ombres, des espaces virtuels analogues aux lignes de fuite que l’amant trace vers de nouveaux horizons ; ainsi l’un comme l’autre ne se limitent pas au cadre et à la fixité de l’image. D’ailleurs, dans Crossing the Bowery (2014) l’artiste joue non seulement avec le contour de l’image en filmant à travers une bannière rouge, dont le flottement la recadre au gré du vent, mais cette installation de huit projections simultanées, disposées équitablement dans un angle de la pièce, agence, par un système de répétition des séquences, un espace qui s’ouvre en dehors de l’écran, d’une autre manière que dans Picture Taking. Cette série de films donne à voir en mosaïque horizontale les activités d’un carrefour et la signalétique au sol qui les gouverne. Dans ce dispositif, les éléments qui composent les scènes projettent virtuellement des tracés dans l’espace d’exposition. Le spectateur est pris dans un carrefour potentiel qui rappelle les architectures impossibles de M.C. Escher. Dans cette œuvre, nous trouvons aussi le procédé de recadrage par incrustation. Ainsi, par une mise en abîme, certaines scènes sont incrustées dans d’autres, ce qui crée une impression de trouble dans cette économie instable de mouvements stratifiés. Les événements semblent donc se synchroniser et se désynchroniser temporellement dans l’équilibre incertain de leur cœxistence spatiale.

Gehr emploie déjà l’effet d’incrustation dans Surveillance (2010) ; une installation de quatre vidéos projetées respectivement sur les murs qui forment le pourtour de la salle. Chaque film est lui aussi rythmé par la synchronisation et la désynchronisation des images superposées. Cette œuvre a été réalisée au moyen de séquences prises dans le parc de Madison Square Garden à New York. Différentes vues du quotidien de ce lieu public sont incrustées les unes dans les autres avec un ratio différent ; la grande image fait donc office de cadre à la plus petite et ceci vaut pour les quatre vidéos projetées. Cette confrontation stratifiée produit une impression d’irréalité alors que les séquences présentent des activités banales dans un tel site (personnes qui se promènent, pique-niquent, discutent, etc.). Cette superposition qui joue subtilement avec le flux du défilement d’une image sur une autre, qu’on croit de prime abord filmée avec un certain dilettantisme, crée paradoxalement un sentiment de détachement chez le spectateur entre l’objet filmé et l’image elle-même. Sur ce point, rappelons que W.J.T. Mitchell, l’un des principaux théoriciens des Visual Studies, fait une différence entre picture et image :

« La picture est un objet matériel, une chose que vous pouvez brûler ou abîmer. L’image est ce qui apparaît dans une picture et qui survit à sa destruction – dans la mémoire, dans le récit, dans des copies et des traces au sein d’autres médias. »29

Cet écart qu’instaure Gehr entre le contenu et la matérialité de l’image animée nous interroge notamment sur ce qu’elle ne montre pas non seulement en dehors de son cadre, mais aussi au-delà et en deçà de sa surface de projection, comme nous l’avons déjà mentionné. Selon nous, l’artiste ne se borne pas, encore ici, à évoquer un autre mythe fondateur qu’est La Caverne de Platon, qui comme on le sait nous invite à nous détourner du spectacle aliénant de nos ombres projetées pour accéder à la connaissance. En effet, cette œuvre ne se limite pas à nous questionner sur ce point en montrant des scènes du quotidien, mais déstabilise physiquement nos habitudes visuelles, dépassant ainsi l’écueil de la représentation illustrative.

Comme nous l’avons évoqué plus haut à propos de l’entretien de Gehr avec Aprà, si l’artiste déclarait déjà dans les années 1970 vouloir proposer des expériences cinématographiques qui décentrent les événements principaux déployés à l’écran, celles-ci ne sont pas circonscrites par un cadre formel et technique. C’est peut-être en partie pour cela qu’il échappe encore aujourd’hui à l’analyse de P. Adams Sitney. Ainsi, cette sélection d’exemples, qui ne décrit pas l’ensemble des installations présentées au CAC, est selon nous symptomatique de l’intérêt que Gehr porte encore à la construction complexe d’espaces-temps à travers la vidéo, qu’il prolonge ici dans l’espace physique. Bon Voyage nous donne accès à d’autres points de vue sur le monde par la médiation des images animées avec lesquelles l’artiste met à l’épreuve notre perception en usant intelligemment des modes de projection et des dispositifs de monstration.

1 Ernie Gehr est né en 1941 à Milwaukee (USA).

2 Voir « Ernie Gehr in Conversation with Andrea Bellini », dans Ernie Gehr. Bon Voyage, Genève/Milan, Centre d’Art Contemporain Genève / Mousse Publishing, 2015, p. 12.

3 Scott MacDonald, « Interview with Ernie Gehr », A Critical Cinema 5, UC Press, 2006 (notre traduction). L’entretien est disponible en ligne : http://sma.sciarc.edu/video/ernie-gehr/ (consulté le 23 juillet 2015).

4 P. Adams Sitney, Le Film structurel, (trad. Eduardo De Gregorio et Dominique Noguez), Paris, Cahiers de Paris Expérimental, 2006 (article original publié en 1969, et revu en 1970), p. 3.

5 Ibid. Dans le chapitre « Structural Film » publié dans Visionary Film. The American Avant-Garde : 1943-2000, New York, Oxford University Press, 2002 (original publié 1974), p. 348, Sitney oppose le film structurel au cinéma lyrique, en insistant davantage sur l’antagonisme des points de vue objectif et subjectif. Dans cette nouvelle version du texte, Sitney mentionne Ernie Gehr parmi les cinéastes qui portent une nouvelle attention à la structure, aussi qualifiée de outline, soit de « contours ». Cependant, il accorde une place majeure aux films de Michael Snow et n’évoque plus Wait et Moments qui étaient décrits dans les deux premières versions du texte. Dans l’entretien avec Scott MacDonald, Ernie Gehr constate que sa mise à l’écart dans cette nouvelle version du texte a eu une incidence sur le fait que ses films ont été peu montrés au début des années 1970. Il a néanmoins été soutenu par d’autres critiques tels que Jonas Mekas et Regina Comwell et est reconnaissant envers Annette Michelson de l’avoir exposé à New Forms in Film à Montreux en 1974.

6 Ibid.

7 Id., p. 23.

8 Id., p. 13.

9 Roland Barthes, « L’activité structuraliste », Les Lettres nouvelles no 32, février 1963, p. 73.

10 Id., p. 74.

11 Ibid.

12 Id., p. 75.

13 James J. Gibson, Approche écologique de la perception visuelle (trad. Olivier Putois), Paris, Editions Dehors, 2014 (original publié 1979), p. 418.

14 Id., p. 419.

15 Id., pp. 406-407.

16 « Ernie Gehr in Conversation with Adriano Aprà and the Paris Spring School », Cinéma & Cie. International Film Studies Journal, vol. IX, no 12, printemps 2009, p. 106.

17 S. MacDonald, « Interview with Ernie Gehr », op. cit.

18 Dans « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications no 8, 1966, p. 26, Roland Barthes relève toutefois que l’imbrication des éléments narratifs ne procède par d’« une belle architecture qui conduirait […] à quelques masses complexes […] ; la dystaxie oriente une lecture ‹ horizontale ›, mais l’intégration lui superpose une lecture ‹ verticale › : il y a une sorte de ‹ boîtement › structural, comme un jeu incessant de potentiels […] ».

19 S. MacDonald, « Interview with Ernie Gehr », op. cit.

20 S. MacDonald, « Interview with Ernie Gehr », op. cit.

21 Id., p. 50.

22 Jonathan Crary, L’Art de l’observateur. Vision et modernité au xixe siècle, Nîmes, Editions Jacqueline Chambon, 1994 (première publication : 1990), p. 26.

23 Néologisme de Malévitch désignant des objets volants dans l’espace.

24 Les architectones de Malévitch sont des maquettes tridimensionnelles de planites.

25 Aleksandra Shatskikh « La vue d’en haut : une topologie de l’utopie avant-gardiste », dans Angela Lampe (éd.), Vue d’en haut, Paris, Centre Pompidou-Metz, catalogue, 2013, pp. 96-135.

26 Histoire Naturelle de Pline l’Ancien (XXXV, 15) cité par Adolphe Reinach, Textes grecs et latins relatifs à l’histoire de la Peinture Ancienne. Recueil Millet, Paris, Librairie C. Klincksieck, 1921, tome 1, p. 63.

27 Victor I. Stoichita, Brève histoire de l’ombre, Genève, Librairie Droz, 2000, p. 14.

28 Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, tr. fr. Ajasson de Grandsagne, Paris, 1833, tome XX, pp. 61-63 cité par V. I. Stoichita, op. cit., p. 11.

29 W.J.T. Mitchell, Iconologie. Image, texte, idéologie (trad. Maxime Boidy et Stéphane Roth), Paris, Les Prairies ordinaires, 2009 (première publication : 1986), p. 21.