Laure Cordonier

La Vanité : de front et de biais

Présenté en marge du festival de Cannes, puis à Locarno en 2015, La Vanité, sixième long-métrage fictionnel du réalisateur suisse romand Lionel Baier, porte sur le thème de l’euthanasie, plus exactement du suicide assisté. Un sujet bien présent dans la société et la culture helvétiques, comme en témoigne la forte augmentation du nombre d’adhérents de demandes d’assistance en 20151.

C’est sans doute parce que, si grave et émouvant que soit chaque appel, l’aide au suicide est devenue presque banale que Lionel Baier a pu l’aborder moins frontalement qu’obliquement. Une systématique cohérente et explicite de l’oblique est à l’œuvre dans son film sous l’emblème du célèbre tableau d’Holbein le Jeune, Les Ambassadeurs (fig. 1), où une tâche de couleur incongrue sous une table se révèle être une anamorphose : lorsqu’on la regarde de profil, par la gauche et non de face, c’est une tête de mort qui apparaît, à savoir une vanité qui relativise toutes les fiertés et fatuités humaines.

Un premier pas de côté est générique : on attendait un drame, on est embarqué dans une comédie. Mais l’étiquette doit être nuancée, d’une part parce que le film est sans rapports avec ces débandades grossières que l’on peut parfois produire sur des sujets « lourds », d’autre part parce qu’une pointe de gravité tient le spectateur dans un entre-deux, un sourire léger et grave. Cette comédie peut être douce et amère, car elle est portée par un casting très étudié : à Patrick Lapp, dont le visage fermé et les gestes lents sont parfaitement adéquats au rôle (un architecte atteint d’un cancer qui a demandé une aide pour mourir) répond Carmen Maura (l’assistante), avec sa voix sensuelle et un regard prompt à s’allumer, généreux et malicieux. Ce duo central est médiatisé par Ivan Georgiev, qui joue un personnage appelé à servir de témoin officiel de l’acte et qui a une liberté, un décalage provenant de sa marge sociale qu’il assume (il est un prostitué russe). Un humour discret, des quiproquos pas trop appuyés découlent du climat ainsi créé : non, contrairement à ce que suppose le réceptionniste du motel, son client ne loue pas une chambre pour un congrès sur le « développement durable » ! Et si la première aide qui devait accompagner le malade dans sa mort s’appelait Claire, sa remplaçante se prénomme, elle, Esperanza. La tension entre légèreté et gravité contrôle aussi le comique de situation, entre scènes parfois attendues ou obligées et fausses pistes sur lesquelles on se laisse entraîner : « C’est quand on croit que tout est fini que tout commence », dit l’affiche du film.

Mais pour bien voir en oblique, de biais, encore faut-il que les formes aient une épaisseur, une densité. Ici, les arts convoqués et le décor apportent ce relief et ce jeu nécessaire aux perspectives. Au tableau d’Holbein se superposent ainsi ceux de Félix Vallotton, qui prisait Les Ambassadeurs au point de les insérer dans ses propres toiles. De l’affiche du film qui allège les climats parfois oppressants des intérieurs de Vallotton à l’aide d’Hergé (ligne et couleurs claires de Tintin !) à la lumière vespérale du film ou à ce lourd rideau rouge (fig. 2) si peu réaliste dans une chambre de motel se crée la profondeur qui autorise les emboîtements et ouvre les mises en abyme : la tenture, qui évoque un rideau de théâtre, dédouble la médiation artistique (en plus de la caméra, il y a la scène théâtrale), et rappelle l’artificialité du médium. Ou les contrastes : le jeune prostitué appelé comme témoin se nomme Constantin Tréplev, du nom de ce personnage de Tchekhov qui se suicide hors scène, seul, à la fin de La Mouette.

L’architecture, comme art aussi bien que comme espace du film, contribue fortement elle aussi à multiplier ces plans qui situent tout en déplaçant. Le générique du film s’écrit sur le fond d’un plan d’architecte. On apprendra peu après que l’homme malade a choisi de mourir dans un bâtiment qu’il avait construit dans les hauts de Lausanne, pour l’Exposition nationale suisse de 1964. Dans les faits, Baier a tourné son film dans un studio de 500 m2 qui reproduit ce logement d’époque. Un tel décor suscite à nouveau deux effets ambivalents : au niveau diégétique, il confère encore plus de poids au geste de l’architecte qui veut mourir dans l’une de ses œuvres qui a vieilli, elle aussi, mais ce décor reconstruit déréalise et allège ce qu’un tournage en décors réels et naturels aurait pu créer. Selon Baier, « tourner en studio permet de faire un petit pas de côté d’emblée, de sortir de la question du réalisme »2. En optant pour cet artifice, le cinéaste se situe à l’opposé de certaines fictions documentarisantes comme La Loi du marché de Stéphane Brizé (2015). L’architecture, art qui traduit souvent fièrement les ambitions et gloires humaines, est ici habilement mise en images : après le plan dessiné du générique, la bâtiment réel qui lui correspond est d’abord vu de haut, à plat, avant de se déplier en espace construit, à trois dimensions. Mais ce bâti s’avère n’être qu’un motel fatigué et désuet. Baier recourt même au génie civil pour dater l’époque d’activité de l’architecte aujourd’hui malade, pour l’écrouer dans le passé. Un rapide montage « avant-après », constitué par un plan fixe de la construction du tunnel de Chauderon3, puis d’un plan de la voiture des personnages qui pénètrent dans ledit tunnel, permet de mesurer l’œuvre du temps (fig. 3-4).

Last but not least, le cinéphile appréciera les clins d’œil à des films, qui sont certes des jeux, des hommages ou des modèles (Psychose, par exemple, pour sa plus célèbre scène), mais qui participent eux aussi, en créant des connivences culturelles, à multiplier les focales et distances, toujours afin d’éviter la pesanteur, la gravité du sujet.

Cependant ces biais n’auraient qu’un sens esthétique ou gratuit si, en fait, la pratique de la diagonale, de l’oblique n’était pas un moyen habile de rester au centre du sujet du suicide, de l’affronter autrement.

Pour introduire cet effet, on peut passer par la réception de ce film qui a très souvent été défini comme un huis clos. Or, en réalité, formellement, si l’histoire se passe majoritairement dans ou devant une chambre de motel, elle s’émancipe assez régulièrement de ce lieu4. Les sorties les plus inattendues hors de cet espace sont constituées par des séries de plans indiscernables en termes d’espace-temps. Dans l’une d’elles, Tréplev effectue des exercices virtuoses de gymnastique, alors que ce personnage n’est jamais donné à voir comme un athlète ou un artiste et que ce talent n’apporte pas de motivation significative au portrait du personnage. De telles scènes invitent à être lues comme des échappées lyriques, des contrepoints du huis clos, qui connotent le mouvement, la vie, la jeunesse.

Or si nous ressentons malgré tout si fortement le sentiment du huis clos alors que, nous les avons inventoriés, le genre, le décor, les scènes, les intertextes et les lieux représentés nous en dégagent, c’est que tout en ayant été ainsi déportés sur les bords de ce sujet si grave, nous ne l’avons de fait jamais quitté. Ici, il faut saluer la justesse du réalisateur : au lieu de nous entraîner dans ce que semblait appeler son thème, à savoir un débat intime, social ou philosophique, tendu et âpre sur le suicide et l’euthanasie, son film multiplie les points de vue pour s’afficher et s’affirmer comme une œuvre d’art. A savoir, non pas une reproduction de la vie, mais une perspective sur elle. A tout instant, La Vanité se donne pour artefact, symbolisation, médiation. La spécificité, la frontalité de l’œuvre d’art, c’est précisément d’être oblique, autre, d’être décalée, décadrée. Ayant évité d’imposer son propre point de vue sur le thème, mais soucieux de bien multiplier les perspectives, Baier a réalisé son vœu de créer « une circulation d’intelligences »5 et d’affects sur un sujet que nous tendons toujours, en notre for intérieur, à contourner. On en ressort avec le sentiment d’avoir été impliqué dans une réflexion profonde sans être oppressante, très ouverte, comme le montre une autre petite anamorphose du film : la chambre où doit mourir l’homme malade est la 8, chiffre qu’une rotation transforme en signe de l’infini.

1 Un exemple parmi d’autres, trouvé sur le site de la RTS : « Le nombre de décès assistés a explosé en Suisse l’an dernier », 2 mars 2016. www.rts.ch/info/suisse/7535737-le-nombre-de-deces-assistes-a-explose-en-suisse-l-an-dernier.html.

2 Citation présente dans le dossier de critiques du site internet du film. www.happinessdistribution.com/images/films/critiques/VANRevue%20de%20presse%20-%20CINEMA2.pdf.

3 Ce tunnel de Chauderon, tout comme le motel, découle des nombreux travaux réalisés à l’occasion de l’Exposition nationale 1964 à Lausanne.

4 Outre certains autres espaces intégrés au motel (bar, réception, chambre de Tréplev, extérieurs du lieu), les dix dernières minutes du film se déroulent par exemple dans la ville de Lausanne.

5 C’est ce qu’affirme Baier lors d’une interview au téléjournal suisse : www.rts.ch/fiction/2015/7148425-la-vanite-un-film-de-lionel-baier.html.