Sylvain Portmann, Anne-Katrin Weber

Qu’en est-il des (web-)séries suisses ?

Point sur la situation lors des Journées de Soleure 2016

Organisée en janvier 2016 dans le cadre des Journées de Soleure, la table ronde dont nous proposons ci-dessous une retranscription1 est le fruit d’une collaboration entre les Journées de Soleure, le Réseau Cinéma CH et la revue Décadrages. Elle prolonge ainsi le dossier de ce numéro en cherchant à donner une visibilité au pan helvétique de la production de séries télévisées actuelles. Animée par Anne-Katrin Weber, chercheuse de l’Université de Lausanne, elle a réuni quelques-uns des principaux acteurs de la production de séries en Suisse : Pilar Anguita-MacKay (scénariste de la série RTS Anomalia), Urs Fitze (responsable Fiction de la SRF), Valentin Greutert (producteur indépendant de A FilmCompany), Françoise Mayor (responsable Fiction de la RTS) ainsi que Charlotte Bouchez (doctorante à la section d’histoire et esthétique du cinéma de l’Unil et spécialiste de la télévision suisse).

Afin de faire découvrir la production helvétique et nourrir la discussion, une projection d’épisodes récemment produits par les chaînes du service public suisses alémaniques et romandes (SRF et RTS) a été organisée en amont de la table ronde2. Composé de séries destinées à la diffusion télévisuelle ou en ligne, ce programme a permis de faire découvrir deux types de produits, les uns s’inscrivant dans la grille des programmes des chaînes publiques, les autres, des formats brefs (entre 6 et 8 minutes), étant mis à disposition sur des sites Web.

Prenant comme point de départ ces exemples de fictions plurielles, le débat s’est organisé autour de trois axes principaux : la production des séries, leur financement et la convergence médiatique, notamment dans la relation qu’entretient la télévision « linéaire » avec le streaming sur internet. La table ronde a permis de brosser un portrait de la production des séries suisses qui occupent aujourd’hui une place de choix au sein d’un paysage audiovisuel élargi.

Anomalia, série diffusée en prime time à partir de janvier 2016 sur la RTS, a servi d’illustration pour comprendre les différentes phases de création d’une série suisse. Coproduite par la RTS et la structure genevoise Point Prod, elle aura mis environ trois ans pour apparaître sur nos écrans, et ce depuis les premières phases de développement jusqu’à la période de postproduction. Elle a été choisie par la RTS3 en fonction de la ligne éditoriale de son unité Fiction, décrite ainsi :

« Pour pouvoir entrer en production sur une à deux séries par année, nous travaillons en recherche et développement sur des cycles de deux ans environ. Le processus débute par des pitching sessions au cours desquelles les équipes souhaitant s’inscrire dans cette dynamique de création viennent proposer des projets à la RTS. Un jury sélectionne plusieurs concepts qui entrent dans une première phase de développement. Puis, sur la base d’un premier scénario et d’une bible complète de la série, le même jury retient les projets les plus prometteurs pour finaliser l’écriture de l’ensemble de la série et engager les réflexions de production et de financement. La mise en production peut alors être planifiée. »4

Durant le débat, l’importance de la collaboration entre les différents acteurs a été soulignée à plusieurs reprises, aussi bien par les représentants du service public que par la scénariste d’Anomalia, Pilar Anguita-MacKay. Pour Françoise Mayor, la coproduction via le Pacte de l’Audiovisuel associant les producteurs indépendants du milieu cinématographique à la SSR5 garantit le renouvellement des ressources créatives et artistiques, lequel se traduit par des productions variées, tant au niveau esthétique que narratif. Anomalia, série fantastique centrée sur le parcours d’une neurochirurgienne qui se découvre des pouvoirs de guérisseuse, est, par exemple, très différente de Station Horizon (2015) mettant en scène le microcosme humain gravitant autour d’une station-service valaisanne. Du point de vue de la scénariste, la collaboration étroite et relativement longue avec le producteur, mais surtout avec la RTS, a permis de bien cerner le public cible et d’orienter le scénario vers l’audience prime time du service public.

Prévoyant au moins une série par an (toujours diffusée en début d’année), la politique de production de la RTS a fait le choix, depuis 2008, d’inscrire ses séries dans les meilleures plages horaires où elles sont censées fidéliser le public romand. Les productions de la RTS affichent par ailleurs une affinité explicite avec le régional et la culture locale, de manière à entrer en résonance avec le quotidien de l’audience. Dans la ligne éditoriale de l’Unité Fiction, mais également dans l’appel à projets 2015-2016, la RTS souligne la centralité de l’identité régionale permettant, selon les responsables, « d’interpeller le public romand, tout en étant universelle ». Selon Charlotte Bouchez, chercheuse à l’Unil, cet attrait « universel » de la série est non seulement perceptible à travers une histoire qui, quoique ancrée très localement, atteint une dimension universelle, mais est également manifeste dans les choix esthétiques qui font référence aux productions internationales de la Quality TV.

La place essentielle accordée au « local transnational » caractérise également la politique de production de la SRF qui réalise ses fictions plurielles en dialecte suisse allemand. Contrairement à la RTS qui lance annuellement une nouvelle série, la SRF mise depuis quelques années sur une seule série phare, Der Bestatter [Le Croque-mort], dont la 5e saison a très récemment été annoncée. Diffusée le mardi soir sur la SRF1, Der Bestatter connaît un large succès avec presque 40 % de part d’audience6. Située dans un petit village argovien, la série suit un ancien policier devenu croque-mort qui poursuit ses investigations en parallèle à celles menées par son ancienne partenaire à la police. Après la diffusion en janvier 2015 sur la RTS d’une version doublée en français – puis d’une autre, doublée en allemand et destinée à la vente auprès de la WDR et la 3Sat –, cette série a également été exportée au Canada et aux Etats-Unis ; depuis octobre 2015, elle est disponible sur Netflix en Suisse, en Autriche et en Allemagne, représentant ainsi la première production suisse achetée par le géant américain du streaming7. Selon Urs Fitze (SRF), ce succès ne s’explique pas par le recours à une stratégie de développement visant le marché international, mais par le souci de toucher en priorité le public national du service public. La recette du succès de Der Bestatter auprès des spectateurs suisses-alémaniques et sur le marché international résiderait dès lors dans sa capacité à mettre en scène un « localisme » doté d’une dimension transnationale.

Si les « grandes » séries télévisuelles profitent du financement issu du Pacte de l’audiovisuel, les web-séries bénéficient quant à elles d’un budget bien plus modeste. Selon Valentin Greutert, producteur de Roiber und Poli – une web-série racontant les péripéties d’une famille prête à embrasser une carrière de brigands –, ce mode de production exige un travail très peu rémunéré (voire bénévole) de la part du réalisateur et du producteur, mais avec l’avantage d’offrir une liberté de création quasi totale. Contrairement aux séries prime time qui impliquent une collaboration étroite entre l’équipe réunie autour d’un producteur indépendant et des responsables du service public – allant de pair avec budget conséquent –, l’expérience de Greutert montre que la web-série ouvre un terrain d’expérimentation plus vaste aux créateurs. Destinées a priori à un jeune public d’internautes, les web-séries peuvent intégrer de nombreuses innovations, à l’instar de la double fin proposée aux spectateurs par Roiber und Poli. Au terme du huitième épisode, les consommateurs ont en effet la possibilité de choisir entre une fin « heureuse » et une fin « mauvaise »8 – cette logique interactive profitant uniquement au dispositif multimédia de la web-série (ce choix ne pouvant être effectué qu’en ligne). Les possibilités élargies d’une production destinée au Web s’inscrivent donc dans la stratégie multimédia de la SSR qui espère toucher un public plus large et surtout plus jeune, tout en favorisant le développement du secteur audiovisuel online jugé central pour le futur du service public en Suisse.

L’écriture d’une série, l’exemple d’Anomalia

Anne-Katrin Weber – En tant que scénariste de la série Anomalia , quelles ont été les différentes étapes de la production ?

Pilar Anguita-MacKay – C’est une question qui nécessiterait une longue réponse. Pour résumer, il y a eu tout d’abord un intérêt pour le sujet : j’avais commencé à m’intéresser au monde des guérisseurs et des guérisseuses, et j’avais discuté de cela avec des personnes qui pouvaient me renseigner sur celui-ci, lorsqu’à la même période la RTS a fait une conférence présentant leur public cible. Ces deux choses mises ensemble, j’ai commencé à réfléchir à une idée de série que j’ai présentée à un producteur. C’est ensuite avec ce producteur, Jean-Marc Fröhle de Point Prod, que nous avons répondu à un appel à projets lancé par la RTS. Le projet a été retenu, et nous avons commencé à développer le scénario durant environ deux ans. Ensuite, la préproduction, la production et le tournage ont duré une année supplémentaire. Ainsi, au total, la réalisation d’ Anomalia , de l’écriture au tournage, a pris un peu moins de trois ans.

Anne-Katrin Weber – Vous avez signé seule le scénario d’ Anomalia , tout en collaborant avec l’équipe de la production et de la RTS. Comment ces collaborations se sont-elles mises en place, à quel moment avez-vous travaillé seule, et à quel moment avez-vous cherché le dialogue avec les membres de l’équipe ?

Pilar Anguita-MacKay – Dès le début, j’ai présenté le projet à Jean-Marc Fröhle avec l’envie d’écrire seule cette histoire. C’était la première fois que nous travaillions ensemble, et nous voulions voir si j’étais capable d’assumer cette tâche. En effet, la charge de travail pour une scénariste de série est énorme ! C’est dans un deuxième temps que j’ai rejoint l’équipe de Françoise Mayor. J’écrivais d’abord de mon côté, puis je présentais des versions au producteur et à la télévision. Nous faisions des séances de brainstorming – en fait, tout le monde avait des commentaires à faire. C’était une collaboration très intéressante pour moi. Petit à petit, nous avons trouvé un langage commun, une façon de travailler ensemble. Au début de nos discussions, les remarques étaient générales et peu utiles pour mon travail. J’ai alors commencé à poser des questions spécifiques : à quelle page, quelle réplique, quels changements ? Cette manière de procéder a été fructueuse puisque toute l’équipe réfléchissait ensemble aux problèmes du scénario : parfois, trois personnes pensaient la même chose… Il fallait donc les écouter et prendre note de leurs remarques. Ce processus a duré un peu moins de deux ans.

Anne-Katrin Weber – Vous avez également travaillé en France et aux Etats-Unis. Pouvez-vous comparer les expériences au sein de ces différents contextes industriels et institutionnels ?

Pilar Anguita-MacKay – Dans ces différents pays, les séances de développement d’une série sont assez semblables, dans la mesure où une équipe lit votre scénario et vous fait des remarques très spécifiques. Je prends note de tout et prête particulièrement attention aux remarques récurrentes. Il est important d’écouter les commentateurs car ils constituent le premier public. En général, nous sommes environ sept personnes à chaque fois. La difficulté du métier de scénariste réside dans le fait qu’on n’est pas libre : le scénariste n’est pas un artiste qui écrirait son texte de manière autonome. Une série est une commande et, en tant que telle, elle implique une collaboration entre plusieurs partenaires qui apportent leur savoir. Par exemple, la RTS connaît beaucoup mieux son public que moi ; et il est dès lors important que j’intègre certaines observations de la part de son équipe qui sait à qui la série s’adresse.

Anne-Katrin Weber – Une fois le scénario terminé, intervenez-vous lors du tournage, ou lors d’une autre étape de la production ?

Pilar Anguita-MacKay – Nous avons beaucoup discuté cette question avec le producteur. Nous nous sommes demandé quel était le rôle de l’auteur et quelles étaient ses responsabilités. Nous avons décidé que j’allais participer au choix du réalisateur et au casting des rôles principaux. Puis, je me suis rendue sur le tournage et j’ai visionné quotidiennement les rushes . Je donnais ainsi des feedbacks au producteur qui transmettait ensuite mes commentaires au réalisateur. J’avais des contacts avec le réalisateur [Pierre Monnard] qui, très tôt, s’est rendu aux réunions de développement de scénario. Nous avons échangé sur beaucoup d’aspects qui ne faisaient pas directement partie de mon travail, tels que la musique. Nous avons engagé une sorte de collaboration inofficielle : je n’étais pas complètement coupée du processus de réalisation, mais je n’étais pas présente tout le temps non plus.

La production de séries à la RTS-SSR

Anne-Katrin Weber – Françoise Mayor, pouvez-vous rebondir sur ce témoignage et résumer la façon dont la production d’une série se déroule au sein de la RTS ?

Françoise Mayor – Nous organisons une ou deux fois par année des pitching sessions où nous invitons non seulement les scénaristes, mais aussi les producteurs et parfois les réalisateurs à venir nous proposer une idée. Nous sommes un jury constitué de personnes de la fiction, de membres de la direction des programmes et de la programmation, des responsables des achats de programmes de fiction. Nous retenons trois, quatre, cinq projets parmi ceux proposés – cela dépend des années – puis nous les développons collectivement. La notion de groupe est fondamentale. Nous avons décidé d’inscrire nos séries dans le cadre du Pacte audiovisuel parce que nous pensons qu’il offre un cadre propice. A la RTS, nous avons la connaissance du public et de ses goûts. Mais nous avons aussi besoin de producteurs indépendants qui sont en phase avec le milieu du cinéma. Nous avons besoin de la créativité et de la diversité des producteurs indépendants, mais également des scénaristes et des réalisateurs/réalisatrices. Si nous restions tout seuls, nous risquerions de nous étouffer !

Pour revenir au processus de création d’une série, il est très long. Quant aux auteurs, ils préfèrent parfois travailler seuls, et préfèrent travailler de manière indépendante ; d’autres viennent à deux ou à trois – nous avons eu tous les cas de figure. Lorsqu’on se rend dans des rencontres professionnelles, dans des forums comme ceux de l’EBU/UER, par exemple, on constate qu’il existe presque pour chaque série un modèle différent. Certains diront qu’il faut une writer’s room , et puis qu’il faut une hiérarchie avec un headwriter dirigeant plusieurs auteurs, d’autres diront que le travail en solo est plus payant, chacun a son idée ! Il y a quelques cas comme Pilar qui sont des personnes ayant une créativité et une capacité de travail qui font qu’elles peuvent porter toutes seules l’écriture d’un projet.

Les séries entre ancrage local et marché global

Anne-Katrin Weber – Charlotte Bouchez, quels liens pouvez-vous établir entre Anomalia , son histoire située dans la campagne fribourgeoise, et les recherches que vous menez sur la réception de la téléréalité en Suisse ? Comment la construction de l’identité suisse, d’une identité régionale, est-elle traduite dans Anomalia  ?

Charlotte Bouchez – Par rapport à ce que je connais sur la téléréalité produite en Suisse romande, la question identitaire est beaucoup moins explicite dans Anomalia . Ce qui m’a frappé, c’est que l’identité régionale et la question du local s’articulent à une esthétique internationale. Dans Anomalia , nous retrouvons un petit village, un microcosme social, et dès les premiers épisodes un discours sur le patrimoine, l’histoire et la tradition. Le parcours personnel de l’héroïne thématise par ailleurs directement ce retour aux origines qui caractérise aussi partiellement les productions de la téléréalité. Mais contrairement à ce que je connais de la téléréalité, dans Anomalia , tous ces sujets – la tradition, la vie villageoise, les montagnes – sont traités sur un mode esthétique particulier qui rapproche la série de la Quality TV . Les séries de la Quality TV sont pour l’instant plutôt produites à l’extérieur de la Suisse mais elles ont visiblement influencé la conception d’ Anomalia . Mais la série s’inspire aussi directement de l’esthétique cinématographique. Les plans d’entrée dans la série sont à ce titre intéressants dans la mesure où ils citent Shining de Stanley Kubrick ou d’autres films qui font désormais partie de notre imaginaire collectif. Ainsi, Anomalia s’inscrit dans un réseau de référents que nous associons davantage au cinéma qu’à la télévision, et encore moins à une télévision à caractère national ; une télévision qui avait jusqu’ici beaucoup oscillé entre la défense et la recherche d’une identité suisse.

Pilar Anguita-MacKay – Il y a un aspect supplémentaire concernant la question identitaire dans Anomalia . En fait, Valérie, le personnage principal, traverse une crise identitaire : elle commence son parcours en étant neurochirurgienne – et donc une médecin rationnelle – pour finir… Bon je ne vais pas vous raconter la suite, mais il s’agit bien d’un questionnement sur son identité.

Charlotte Bouchez – Je ne voulais pas trop dévoiler le parcours de la série, puisqu’elle est en train d’être diffusée, mais je suis tout à fait d’accord avec vous. La série met en place cette question dont je parlais, qui a plutôt rapport au paysage, au patrimoine, à ces marqueurs identitaires, qu’elle compare ou confronte au parcours de l’héroïne, et à la question du rapport à une culture ancestrale de la tradition de guérisseuse. Cette culture-ci ne se réduit pas à Fribourg ou à une problématique locale – c’est une problématique qu’on peut trouver dans d’autres endroits du monde. Dans Anomalia , elle laisse transparaître une tension entre cette histoire et une modernité actualisée par le métier de l’héroïne. Et ce qui est intéressant, c’est qu’il s’agit d’une problématique locale qu’on peut ramener à Fribourg et environs, mais qui peut aussi être exportée. On pourrait parler d’un « local transnational ».

Françoise Mayor – A la RTS, nous travaillons en premier lieu pour notre public, pour notre marché, et nous cherchons des financements en Suisse. En même temps, nous ressentons de plus en plus l’envie et le besoin financier de nous ouvrir au marché international et d’aller chercher des partenariats. Mais si nous faisons des séries en Suisse, c’est justement parce qu’il n’y en a pas ! Nous ne souhaitons donc pas qu’elles ressemblent à tout ce qu’on peut trouver dans l’océan de l’offre des fictions internationales. Les séries que nous avons l’ambition de développer en Suisse doivent quelque part nous ressembler, sans pour autant qu’elles soient le signe que l’on se replie sur nous-mêmes. Nous savons grâce à des enquêtes qualitatives que le public est très sensible aux paysages et aux autres marqueurs identitaires que vous décrivez. Le public aime en outre reconnaître des comédiens et des comédiennes, qu’ils soient suisses ou non. Ainsi, les spectateurs d’ Anomalia ne sont pas du tout dérangés que Natacha Régnier soit belge – ils ne disent pas « oh mon Dieu, pourquoi êtes-vous allés chercher des Belges ? ».

Urs Fitze – A la SRF, nous avons actuellement une seule série télévisuelle en production, malheureusement ! Notre objectif est d’aborder des sujets et des thématiques qui correspondent à la culture et la réalité de la vie de notre public. Je crois que seule une série ancrée localement peut voyager et s’exporter. A mon avis, les meilleures productions sont celles réalisées pour un public précis. Cependant, ce public cible peut exister partout dans le monde, et pas seulement en Suisse. Der Bestatter est une série située dans une petite ville suisse du Mittelland , et malgré cet ancrage, elle est vendue internationalement. Elle montre explicitement que la condition pour une carrière internationale reste le succès sur le marché national. Or, ce succès n’était pas calculé ! Nous faisons des séries pour des gens – en Suisse et ailleurs – qui se reconnaissent dans les histoires proposées. Nous cherchons ainsi continuellement à nous améliorer pour le public de la SRF et pas uniquement pour le public de Netflix. Je ne soutiens pas l’idée qu’il faut s’orienter immédiatement vers un marché international. Il faut raconter ce que nous avons à raconter et si la série marche pour le public cible national, elle marchera également au-delà de nos frontières. Un bon exemple de ce phénomène est celui de la série danoise The Killing – intitulée la Kommissarin Lund en allemand – qui est une série déterminée par des caractéristiques nationales et qui malgré cela a fait le tour du monde.

Télévision linéaire vs diffusion en ligne

Anne-Katrin Weber – Le succès de Der Bestatter est manifeste à travers l’audimat de la série [autour de 40 % ndlr]. Mais, lors de la préparation de la table ronde, vous avez également mentionné que le fait de pouvoir revoir les épisodes manqués sur le site Web constituait un facteur très important. Il y a donc d’un côté le public télévisuel traditionnel, de l’autre côté le portail online. Pouvez-vous expliquer comment ces deux formats et ces deux modalités de visionnement se complètent ?

Urs Fitze – La présence en ligne est extrêmement importante, mais je dois avouer que Der Bestatter a été conçu exclusivement pour la diffusion télévisuelle. Il s’agit d’un format traditionnel : Der Bestatter est une série qui passe en prime time en raison de ses coûts relativement élevés. Cette place dans la grille des programmes est peut-être la raison pour laquelle nous racontons des histoires un peu plus sages que celles diffusées par d’autres télévisions. Nous n’avons malheureusement pas les moyens de faire une série late night  : nous réaliserions volontiers un nouveau Breaking Bad , mais une telle production n’est pas dans nos moyens.

Par contre, nous cherchons à produire davantage de choses pour le Web . Les beaux exemples que nous avons vus en amont de la table ronde –  Hellvetia ou Roiber und Poli  – sont bien évidemment moins mainstream , et c’est là une des fonctions de ces productions. De plus, les web-séries ouvrent à de nouvelles formes narratives, leur format très bref étant très efficace.

Cependant, il est surprenant de voir à quel point la série prime time marche également très bien en ligne. Le dernier épisode de Der Bestatter avait, je crois, 126 000 visionnements en ligne, ce qui est énorme. Les web-séries n’atteignent jamais ce chiffre, même pas en cumulant tous les visionnements de tous les épisodes – et ici on ne parle que d’un seul épisode ! On voit donc que les formats davantage « conservateurs » fonctionnent très bien en ligne.

Françoise Mayor – Sur RTS.ch ou playRTS , qui est le jumeau de ce qu’Urs Fitze vient de décrire, les fictions qui marchent le mieux sont par exemple Top Models . Les programmes très populaires à la télévision sont ceux qui sont énormément rattrapés. Il s’agit alors de mettre à disposition du public nos contenus, que ce soient Der Bestatter (qui est une production originale) ou des programmes achetés. Nous savons que le public a de plus en plus envie d’avoir la liberté de rattraper sur sa télévision ou en mobilité les émissions ratées en direct.

Le financement des web-séries

Anne-Katrin Weber – Valentin Greutert, vous êtes producteur de films de cinéma, de télévision, mais aussi de la web-série Roiber und Poli . Est-ce que vous connaissez l’audimat de Roiber und Poli  ? Par ailleurs, lorsque vous avez commencé à travailler sur le projet de la série web, quels sont les aspects qui vous ont le plus intéressé dans le projet ?

Valentin Greutert – La série a fait l’objet de 62 000  clicks . Il est évident qu’une série web ne bénéficie pas de la même publicité qu’une série prime time , et le téléspectateur standard ne rencontrera presque jamais ces productions, même si Roiber und Poli a été diffusée à la SRF. Mon intérêt pour la web-série provient du fait qu’elle permet d’expérimenter l’auto-exploitation dans une toute nouvelle dimension. En effet, avec la web-série, nous avons réalisé pour quasi rien pas mal de minutes, tout en restant complètement libres des choix narratifs et esthétiques. La télévision a accepté notre idée, puis nous n’avons plus eu de contact. Avec le réalisateur Patrick Karpiczenko, nous avons beaucoup apprécié cette liberté. En règle générale, dans le domaine de l’audiovisuel, nous avons presque trop d’argent : et quand il y a trop d’argent en jeu, les rédactions de télévision prennent peur et les différents partenaires doivent longuement négocier pour savoir ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. A l’opposé, lorsqu’il n’y a quasiment pas de budget, personne ne se permet d’intervenir. Ces conditions nous ont stimulés et nous ont permis une envolée créative qui aurait été impossible avec un budget important. Il semble donc y avoir une corrélation inversée entre la créativité, l’absence de financement et la motivation.

Françoise Mayor – Dans le cas de Roiber und Poli , comme pour Bipèdes , il s’agit d’un financement unique de la direction générale qui a eu envie de stimuler cette créativité. La série La Vie sur Vénus est une série qui nous a été proposée dans le cadre du Pacte audiovisuel. Parmi les partenaires financiers de cette série, il y a également le Transmedia Project [une bourse d’encouragement pour des projets transmédia], l’Office Fédéral de la Culture, le Cinéforom pour la Suisse romande [fondation romande pour le cinéma] et d’autres. Autrement dit, il y a eu un financement qui a pu se faire de façon diversifiée. Le cas de Hellvetia quant à lui est très spécial, puisque issu d’une collaboration avec un festival, le NIFFF [Neuchâtel International Fantastic Film Festival] spécialisé dans le genre fantastique. Nous avons donc coorganisé un concours qui représente d’une certaine manière la succession de moncinéma [voir infra ]. En calculant les coûts/minutes de chacune de ces web-séries nées, rappelons-le, dans des contextes financiers différents, on constate curieusement que l’on parvient au même coût/minute pour chacune d’entre elles. Une journée de comédien talentueux, un bon chef opérateur, un bon monteur, si on veut une bonne musique, etc. – pour tout type de production, qu’il s’agisse de cinéma, de télévision ou de web, il y a des frais incompressibles. L’équipe de production d’une web-série est peut-être plus réduite, mais on arrive à un socle minimal. La question qui se pose dès lors est : qui, en dehors de la SSR, pourrait financer cela ? Le Cinéforom le fait ponctuellement, et je pense que si on souhaite développer cette vitalité et cette créativité – avec ou sans la SSR – il faut s’assurer qu’il y ait un financement qui soit accessible aux producteurs et aux auteurs.

Urs Fitze – Ce qui vient d’être mentionné est central : à l’avenir, nous devons créer de nouveaux partenariats pour ces productions. Actuellement, il y a déjà des discussions qui vont dans ce sens. Par exemple, le Swiss Fiction Movement réfléchit à la façon de mettre sur pied des productions destinées à une diffusion en ligne qui soient financées par des canaux différents que les films de cinéma et de télévision. Nous avons besoin de nouvelles conditions de production et de nouveaux moyens de financement. Pour y parvenir, il faut travailler ensemble, avec tous les acteurs concernés. Nous, la SSR (SRF et RTS) collaborons déjà depuis longtemps, mais il faudrait également solliciter Pro Helvetia, le Pour-cent culturel Migros, la Confédération.

Valentin Greutert – Si j’ose ajouter encore quelque chose sur ce point : j’ai discuté de cette question avec plusieurs partenaires potentiels. Ils soutiendraient ce type de projets à condition qu’une diffusion télévisuelle soit garantie. La diffusion à la télévision est centrale, et pour celle-ci il n’existe que la SSR.

Urs Fitze – C’est une perspective à court terme. Nous essayons actuellement de montrer les web-séries à la télévision, mais je crois qu’à l’avenir, la diffusion à la télévision aura moins de poids et la diffusion en ligne sera tout aussi importante. Par conséquent, nous aurons d’autres problèmes à gérer, notamment en lien avec les droits d’auteur. Ce qui est certain, c’est que nous aurons besoin de nouvelles formes de partenariat.

Françoise Mayor – Cette question nous fait parfois un peu sourire : le caractère web only de ces productions, soutenues par des institutions et par des auteurs qui désirent ensuite tout de même passer à la télévision… Nous venons de faire une petite expérience avec Couleur 3 qui est notre chaîne radio de service public destinée à un public plutôt jeune : nous avons réalisé une petite web-série qui s’appelle Dans ta toile et qui consiste en des pastiches, des remakes de grands films à dimension interactive où le public peut voter pour choisir le film qui serait suédé [ferait l’objet d’un remake ], selon le terme consacré, durant la semaine. Il est vrai qu’elle a eu beaucoup de vues, et beaucoup plus que d’autres séries, sûrement grâce aux animateurs de La 3 qui parlent de la série dans leurs émissions, qui partagent évidemment ces vidéos sur leurs pages Facebook, etc. Je pense que l’avenir, comme vous dites, n’est pas dans le Web seulement, avec des productions sans lien avec d’autres médias, des réseaux sociaux, etc. Il faut des complémentarités, mais pas nécessairement uniquement avec la télé, surtout s’il s’agit d’une chaîne généraliste. On risquerait de perdre le public, qui pourrait se demander ce qu’une série comme Hellvetia fait à la télévision. Les gens se diraient : mais ils sont devenus fous, c’est n’est pas possible, qu’est-ce qu’il leur prend de nous proposer ça, c’est gore , c’est bizarre, etc. Même si la qualité est présente, ces fictions ne s’adressent pas au même public que celui de Der Bestatter .

Interactivité et participation

Anne-Katrin Weber – Dans Roiber und Poli , c’est la double fin qui frappe. Le spectateur peut choisir entre une « bonne » et une « mauvaise » conclusion. Cette participation de la part du spectateur distingue le Web de la télévision linéaire. Comment cette idée s’est-elle imposée ?

Valentin Greutert – L’appel d’offres de la SSR soulignant qu’il serait souhaitable d’introduire des éléments interactifs, nous avons réfléchi à comment répondre à cette exigence. La série – et sa fin double – se nourrissent du sujet subversif traité, puisque ce sont les parents d’un jeune enfant qui commencent à voler. Il s’agissait alors de savoir de quel côté le spectateur se situerait : est-il scandalisé par cette histoire ou soutient-il le couple ? Permettant d’interroger le spectateur sur ce qu’il souhaiterait voir, la double fin s’est imposée. Il est intéressant de noter que la « mauvaise » fin est plus souvent choisie que la « bonne » fin.

Françoise Mayor – Cette notion de participatif ou d’interactif est importante. En août 2007, donc bien avant que YouTube soit aussi présent dans la vie des Suisses, nous avons lancé avec Sophie Sallin et d’autres collègues du multimédia de la RTS un site qui s’appelait moncinema.ch . La vocation initiale du notre portail était de présenter la fiction produite par la RTS : les coproductions, les sorties en salle, etc. ; il s’agissait de quelque chose d’assez institutionnel. Puis nous nous sommes dit que pour attirer le jeune public il serait mieux de créer un site où il pourrait mettre en ligne ses propres courts-métrages. Nous pourrions créer un jury et, de temps en temps, acheter une des productions qui passerait à la télé. En fait, nous nous sommes rendu compte très rapidement que les réalisateurs de ces courts-métrages étaient toujours les mêmes et pour la plupart des personnes que nous connaissions déjà. Même Francis Reusser, un réalisateur suisse d’une ancienne génération, nous faisait des petits clins d’œil en postant de temps en temps des vidéos sur ce site. Nous avons vu qu’il était possible d’ouvrir un espace de créativité mais que dans le fond nous parlions toujours à des cinéastes et pas au grand public ou à des talents complètement inconnus. Par conséquent, à la RTS, nous sommes un peu revenus de l’exigence de la participation directe dans le domaine de la fiction, et nous avons plutôt développé d’autres pistes. Par exemple, pour Bipèdes , un des épisodes contient un moment de réalité augmentée : si on place son téléphone à côté de son écran, de sa tablette ou à côté de son ordinateur, le plan s’élargit et on découvre ce qui se passe dans le « hors-champ ».

Autrement, depuis 2013, la SSR a le droit de produire pour le Web , le fameux web only  : la direction générale de la SSR a lancé les concours dont sont nés Bipèdes , Roiber und Poli , etc. et qui poursuivent l’objectif d’atteindre de nouveaux publics.

Convergence et publics

Anne-Katrin Weber – Roiber und Poli s’adresse à un public plus jeune. Cette série, ainsi que les autres productions que nous avons vues – Hellvetia, Bipèdes, etc. – parviennent-elles à fédérer un public plus large ?

Françoise Mayor – C’est la grande question : si l’objectif c’est de trouver de nouveaux publics, est-ce que ces productions-là y parviennent ? Est-ce qu’on arrive effectivement à ramener des gens vers la SRF, la RTS, la RSI qui ne regarderaient pas forcément le service public suisse ? Nous discutons beaucoup les uns et les autres à ce sujet, également à l’intérieur de la RTS. Nos collègues du multimédia pensent que nous, les gens de télévision, sommes des has been dont le média est déjà mort ! Ces réflexions un peu stériles ressemblent aussi parfois à des bras de fer, alors que le public additionne les expériences et n’oppose pas un média à un autre… Certaines web-séries, comme La Vie sur Vénus, sont dès le début pensées pour remplir une petite case tout à fait classique de la télévision qui s’appelle Le court du jour. Ce court amène beaucoup de monde vers les formats brefs qui renvoient après sur le site. Par contre, est-ce que, grâce à La Vie sur Vénus, nous avons touché un nouveau public, par exemple des jeunes scientifiques de l’EPFL qui tout à coup s’intéressent à la RTS ? Je ne sais pas. Cependant, si l’objectif de ces productions est l’expérimentation, oui il est complètement atteint. Elles permettent un nouveau dialogue avec certains auteurs avec lesquels nous n’aurions peut-être pas été en contact. Elles sont enrichissantes pour ça, même si l’impact auprès du public est assez modeste.

Urs Fitze – Je ne sais pas ce que l’avenir nous réservera mais les chiffres que nous possédons montrent que le public en ligne est différent de celui des programmes diffusés en direct. Certaines de nos séries appelées Web First passent d’abord sur internet avant d’être diffusées à la SRF. Nous constatons que malgré cette présence en ligne, il n’y a pas de réduction de l’audimat au moment de la diffusion télévisuelle de la série. Il s’agit dès lors d’un autre public qui regarde les séries sur le Web. Inversement, nous avons observé, grâce aux statistiques de la SRF du Web, que 95 % des personnes qui utilisent SRF Online proviennent de la consultation de nos programmes, et non pas du Web. Nous devrions atteindre davantage ces autres publics présents sur le Web. Les superbes séries produites par la RTS ou Valentin Greutert contribuent indubitablement à cela.

1 Le podcast est disponible ici : http://podcast.dexmusic.ch/sft2016/2016-01-25-seriestv.mp3.

2 Le programme de cette projection était le suivant : Anomalia (saison 1, épisode 1) ; Hellvetia (« 100 % pure mort ») ; Roiber und Poli (« Das Instrument ») ; Bipèdes (épisode 5) ; La Vie sur Vénus (« Tai-Chimie »).

3 Voir l’appel pour 2015-2016 : www.rts.ch/fiction/pacte-audiovisuel/7267679-demande-de-soutien-a-la-rts.html

4 Mémo transmis par Françoise Mayor le 19 janvier 2016 aux auteurs.

5 Voir www.srgssr.ch/fr/service-public/culture/pacte-de-laudiovisuel/.

6 A titre de comparaison, les premiers épisodes d’Anomalia ont fait 19,2 % de part d’audience. Voir à ce sujet : www.pressreader.com/switzerland/le-matin/20160208/281925952056241/textview ou Le Matin du 8 février 2016.

7 www.srf.ch/sendungen/der-bestatter/der-bestatter-geht-in-die-usa.

8 www.srf.ch/sendungen/roiberundpoli/das-ende-2 ?srg_shorturl_source =dasende (consulté le 15 janvier 2016).