Enrico Camporesi, Jonathan Pouthier

Autour de « Duchamp du Film »

Présentée au Centre Pompidou du 24 septembre 2014 au 29 octobre 2015, la programmation « Duchamp du Film » proposait une lecture renouvelée de l’influence de Marcel Duchamp sur la création filmique en invitant à reconsidérer certaines pratiques expérimentales au regard des propositions esthétiques et conceptuelles formulées par l’artiste tout au long de sa carrière. Si l’influence de Duchamp sur les avant-gardes cinématographiques et les arts constitue un fait avéré, la prégnance de l’artiste dans le champ du cinéma expérimental ne semble pas aussi évidente.

Réalisés à cette occasion et publiés en complément des notes des programmes, les entretiens traduits et réunis ici sous la forme d’un florilège constituaient un droit de réponse donné aux artistes, dont les œuvres se retrouvaient contraintes par la formulation de ce contexte de présentation.

BRIAN L. FRYE

The Anatomy of Melancholy (1999) est réalisé à partir d’un film trouvé, ou plutôt des chutes d’un film amateur que vous avez décidé de présenter telles quelles. Pourriez- vous nous dire quelque chose à propos de votre travail avec ces matériaux ? Comment les avez-vous trouvés, et quelle a été votre réaction en les visionnant ? Vous avez déclaré que « le film attendait seulement d’être accepté en tant que film ». Cette phrase nous a rappelé certains propos de Duchamp concernant les ready-made . Est-ce que ce concept a eu une quelque influence sur votre ma nière de travailler avec ce métrage trouvé ?

J’avais trouvé le film grâce à une annonce dans The Big Reel , une revue mensuelle pour collectionneurs de films, qui maintenant n’existe plus et qui était en grande partie composée de petites annonces. Je ne me souviens plus de la façon dont le film était décrit, probablement quelque chose de simple comme des «   chutes   » ou peut-être des «   chutes d’un film amateur   ». Si je me souviens bien, ça m’a coûté 10   dollars environ. Le film m’a été délivré sous la forme d’une série de chutes, collées ensemble suivant un ordre chrono logique. Lorsque je l’ai visionné, j’ai pensé que c’était un «   film parfait   », parce qu’il capturait avec force la maladresse et la sincérité du cinéaste et des acteurs qui essayaient d’exprimer leurs sentiments d’im puissance et de peur face à la menace nucléaire qui s’approchait.

Le film était absolument influencé par le concept de ready-made de Duchamp, notamment tel qu’il a été médiatisé à travers l’œuvre de Joseph Cornell, de Ken Jacobs et de Hollis Frampton. J’étais et je suis toujours intéressé par les constructions et les connec tions aléatoires, tout comme par ce qui prend les ap parences d’une construction aléatoire. En particulier, je m’intéresse à la manière dont Cornell construit ses films, parce que ses changements de plans donnent l’impression d’une construction aléatoire ou d’une composition naïve. Les connections accidentelles sont esthétiquement intéressantes, mais celles qui en revêtent seulement l’apparence le sont tout autant.

On pourrait dire que votre approche a été double : vous avez présenté le film tel que vous l’avez trouvé, mais en même temps vous lui avez donné un nouveau titre et vous l’avez signé. Le titre ne se réfère plus tant au contenu du film qu’à votre réaction face au destin du film. Dans ce processus, le matériel trouvé se transforme vraiment et le champ d’interprétation est ainsi élargi. Ce déplacement du sens et les questions sur l’auctorialité que votre film soulève peuvent être considérés comme proches de la pratique de Duchamp.

Je suis tout à fait d’accord. Le titre du film fait référence au livre homonyme de Sir Robert Burton, qui avait l’intention de rendre compte de la pensée humaine et de ses conquêtes à travers le prisme de la mélancolie, ou de la dépression. J’ai choisi ce titre pour suggérer que le film, en s’efforçant maladroitement d’expri mer la peur d’un holocauste nucléaire, présente une expression unique du Zeitgeist , spécialement dans ces moments où l’expression de l’intention trébuche ou s’effondre, les acteurs évoluant de la représentation théâtrale au registre documentaire. De plus, comme dans le livre de Burton, le propos est ironique, vu que le travail sous-jacent répond à la fois à un propos sérieux et à un détournement. Comme Duchamp l’a expliqué, l’art est une activité. Faire un film est un art, mais rater un film est un art aussi. Comme la plupart des gens, je m’intéresse au succès. Mais je m’intéresse plus particulièrement à l’échec.

BRUCE MCCLURE

Textiles Through the Ages (2014) est une œuvre inhabi tuelle par rapport à votre approche du film. Vous avez décidé de travailler à partir d’un film trouvé, dans son intégralité. C’est un film réalisé par Al Stahl qui retrace l’histoire du textile. Pourriez-vous nous en dire plus sur cette trouvaille, et sur les raisons qui vous ont motivé à travailler à partir de ce film ou qui ont attiré votre intérêt pour ce film ?

Selon toute vraisemblance, Al Stahl a tourné Textiles Through the Ages sur une table de montage d’anima tion, en suivant un scénario composé de photogra phies qu’il avait reçu. Il s’agit de l’un de ses nombreux films que j’ai sauvés des poubelles de la 7 e   Avenue en 1999, l’année de la mort de Stahl. A cette époque, j’accumulais des films de toute sorte, certains encore vierges et d’autres déjà exposés, ignorant tout des intentions que leurs surfaces pouvaient receler. Les sillons temporels du film sont activés lorsque le pro jecteur les revitalise, les ramène à la conscience. A l’image de la physiologie humaine, le projecteur et le film sont des artefacts imminents, dépourvus de sens comme le serait une chute d’eau en pleine sécheresse. Suivant une allégorie au potentiel illimité, le film se dévide du projecteur à travers un flux de déformations plastiques. Le projecteur, cet axiome pour les propositions filmiques, les fait se précipiter en cas cades, façonnant des affirmations virevoltantes dans une dynamique d’oppositions. On retrouve entaillées dans les marges du film les déterminations qui conditionnent des états instantanés de repos. Isolés sur le côté opposé aux perforations, des signes, qui s’inscrivent au-delà des lignes de séparation des photogrammes, tracent un autre panorama sur l’émulsion et sont lus comme des signaux optiques sonores. Entre ces deux territoires, il est possible de choisir parmi divers faits dont la succession déter mine d’innombrables excentricités.

Vous avez décidé de passer le film à travers un projecteur modifié, de manière à produire une image projetée constamment floue tout en maintenant la bande sonore entièrement intelligible. Il nous semble que ce travail partage de nombreux points avec le concept de ready-made rectifié de Duchamp. Pensez-vous que la notion de ready-made puisse être productive lorsque l’on aborde Textiles Through the Ages  ? Comment décririez-vous l’im portance de Duchamp dans votre pratique ?

Ignis Fatuus [Un feu follet]. La projection réoriente le film, dans le cas de Textiles Through the Ages , hors de l’obscurité. La situation discrète de la projection soulève la question des propriétés inhérentes de la bande pelliculaire et les illumine, pour les examiner à nou veau à l’abri des contingences. Chaque ajustement du projecteur qui détourne l’attention de la surface du film bouleverse les définitions de la plausibilité de l’illusion photographique. En enlevant le plateau qui attèle le ruban filmique à la griffe du projecteur, on excède toute frontière et on contredit ainsi le repos instantané offert par l’évidence de la caméra. Enlever ce plateau de pression d’embrayage renvoie à la production d’un film, suivant une opération qui désarti cule les procédures mécaniques pendant la cascade sensationnelle d’images que représente une séance. Le cinéma, cet autre Grand Verre , a projeté beaucoup d’ombres avant celles que je propose. La lumière obs truée présente l’opportunité d’apprécier une faible lueur de gaz d’éclairage qui met le feu à de la matière organique en décomposition. Pendant la projection, on se souvient de Textiles Through the Ages grâce à la bande son. Le titre, comme le film, est inaltéré mais rectifié pendant la projection –   le courant alternatif est converti en courant continu. Quand un musée m’a demandé si j’avais une pièce à leur vendre pour leur collection, j’ai proposé un plateau de pression d’embrayage avec une pièce en métal dans le cou loir lumineux. Moulé de cette manière, le projecteur devient une sculpture d’ombre photographique qui remplace avantageusement le pinceau du cinéaste. Vitalisée par ces engrenages de la plaque métallique, la projection avantage la bague de mise au point en tant qu’arpenteur agité derrière son passage. Excen trique et constitué par le mouvement, le projecteur reproduit un cadre indéterminé de référence, redondant mais obligatoire. Etant donnés   : la chute d’eau et le gaz d’éclairage   !

MORGAN FISHER

L’importance de l’œuvre de Marcel Duchamp est attestée dans votre film The Wilkinson Household Fire Alarm (1973) par une référence explicite à Anemic Cinema (1925-1926). Toutefois, nous envisageons également Phi Phenomenon (1968) comme participant à la logique du ready-made interprété dans le sens d’une « performance d’objet ». Dans ce travail, vous filmez la performance d’un objet quotidien – une horloge – pour ensuite l’exposer dans un tout autre contexte, reprenant ainsi à votre compte les opérations de sélection et de déplacement qui consti tuent, suivant une lecture simplifiée, les caractéristiques fondamentales du ready-made .

Avez-vous pensé à Duchamp pendant la réalisation de ce film ? Y a-t-il un rapport avec le ready-made du champien ? Nous nous posons cette question car Phi Phenomenon repose sur un principe doublement performatif avec d’un côté la performance de l’objet filmé (l’horloge), de l’autre celle de la bobine de film qui limite par son temps d’enregistrement la performance de l’horloge.

La réponse courte à votre question   : «   Est-ce que vous pensiez à Duchamp lorsque vous avez réalisé Phi Phe nomenon   ?   » est «   Non   ». Je pourrais élaborer un peu plus ma réponse en disant   : «   Désolé, mais ce n’est pas le cas   ».

Je vous dois cependant une explication plus longue. Il faudrait reconnaître le fait qu’une conséquence importante du ready-made –   une fois énoncé puis actualisé de manière limitée par Duchamp   – est d’être devenu un geste totalement banal. J’irais même plus loin en affirmant que c’est un geste académique. Le propos de Duchamp, être indifférent à l’apparence des objets choisis, implique en principe que n’importe quel ready-made proposé par n’importe qui constitue rait une œuvre d’art équivalente à ses ready-made . Ce n’est évidemment pas le cas   ; les seuls ready-made qui nous intéressent sont ceux de Duchamp. Les autres ne sont que des répétitions triviales.

Ma raison initiale de relier The Wilkinson House hold Fire Alarm à Duchamp était superficielle. L’ éti quette sur l’alarme n’était pas exactement centrée, si bien que lorsque l’alarme tournait l’étiquette bougeait de manière excentrique, ce qui m’a fait penser aux textes en rotation dans Anemic Cinema . Cependant, je me suis aperçu par la suite que l’alarme entretenait une relation beaucoup plus étroite avec le ready-made , et plus particulièrement avec ce que Marcel Duchamp a défini plus tardivement comme un ready-made malade. Le ready-made malade, tel que je le comprends, est un objet qui ne remplit pas bien sa propre fonction, à la différence des premiers ready-made de Duchamp, qui remplissaient parfaitement leurs fonctions res pectives avant qu’il ne les retire du milieu de l’utilité, pour les désigner comme des œuvres d’art. Selon ce critère, The Wilkinson Household Fire Alarm est un ready-made malade. La chambre aurait été entièrement consumée par les flammes avant que l’alarme ne sonne.

L’ horloge de Phi Phenomenon remplit parfaite ment sa fonction, donc en principe elle aurait pu être un ready-made   ; mais ce qui constitue un ready-made c’est le fait de le nommer ainsi, ce que je n’ai pas fait. Le ready-made n’était pas l’angle sous lequel je l’ai vu, et comme je vous l’ai dit je ne vois pas d’intérêt à répé ter le ready-made , bien que je n’aie pas pensé à cela à l’époque. Ce qui m’intéressait dans l’horloge, c’était le fait qu’elle rende visible d’une manière littérale le temps que le film prend pour passer dans la caméra, et ensuite dans le projecteur. Le temps est de la pelli cule, et la pellicule est du temps. C’est peut-être de là que vient votre impression d’un «   dédoublement de la performance   ». En tout cas, je suis très flatté par votre suggestion que mon film puisse être vu en relation avec l’invention de Duchamp   ; et j’espère que vous n’êtes pas déçus par le fait que je ne vois pas trop le rapport.

WILHELM HEIN

C’est un malentendu de croire que les artistes sont en avance sur leur temps. Les gens les suivent. Les objets trouvés de Marcel Duchamp ont été reçus comme des provocations, à l’instar des collages Dada   : c’est-à-dire comme une infantilisation de la création artistique qui a perduré pendant l’ère moderne.

A partir de ce mélange d’incompréhension et de répression, les cinéastes européens ont travaillé indi viduellement tout en partageant un intérêt commun pour le film en tant que matériel. Au-delà de la provocation, il y avait la découverte de la matérialité la plus élémentaire .

Marcel Duchamp était pour nous un pionnier, mais il y avait aussi des influences plus récentes, notamment Joseph Cornell, Bruce Conner, Jack Smith et Stan Brakhage.

Les deux Materialfilme (1976) ont été conçus en opposition aux films Fluxus, en ce sens qu’ils ne se réduisent pas à l’illustration d’un concept. Comme les objets de Marcel Duchamp, c’est une haute forme de raffinement esthétique.

La provocation a problématisé la compréhension du point le plus important. Il faut toujours se concen trer sur ce qui est montré… les travaux qui reposent sur des objets trouvés sont aussi bons que les objets qui les constituent.

Le procédé de création, c’est l’étape de la décou verte… le found footage doit être découvert de la même manière qu’un peintre sélectionne une couleur, ou que Duchamp choisit un urinoir. Le sens est créé là où il se dérobait, parce que l’artiste l’a trouvé.

KEN JACOBS

L’absence totale de trace d’intervention de votre part fait de Perfect Film (1989) l’un des exemples les plus radicaux de film dit de found footage . Comme votre film consiste en une présentation d’un matériel filmique trouvé (et choisi), pensez-vous qu’il serait productif de le consi dérer comme un film ready-made  ? Compte tenu du fait que Marcel Duchamp a eu une influence considérable sur de nombreux artistes travaillant à New York à la fin des années 1950, nous nous demandions si vous aviez eu connaissance de son travail à l’époque et s’il avait pu avoir une incidence sur votre propre travail artistique. Nous vous posons cette question car nous avons le sentiment que l’héritage de Marcel Duchamp, reconnu dans les autres domaines artistiques, doit encore être reconsidéré dans le champ du cinéma expérimental.

Mes sentiments envers Marcel Duchamp sont miti gés. J’aime son film en spirale ( Anemic Cinema ), mais je suis agacé par «   l’élégance   » du personnage. Certaines de ses déclarations me font horreur. Son Nu descendant un escalier (1912) doit tout à Marey, mais l’a-t-il jamais mentionné   ? L’ urinoir est harmonieux, mais la provocation demeure de mauvais goût. Pourquoi ne pas l’avoir signé de son vrai nom   ? J’aime le fait qu’il était un bricoleur, comme moi, mais je n’ai jamais eu l’impression que cela a fonctionné, qu’il a effectivement produit une œuvre d’art. J’ai été abasourdi la première fois que j’ai vu le métrage constituant Per fect Film , mais je n’ai jamais pensé à l’extraire de son contexte et à l’envisager comme un canular du monde de l’art. J’apprécie infiniment sa présence en tant que récit filmique qui peut se répéter, mais j’appréhende surtout sa valeur en tant que preuve sociale qui ne devrait en aucun cas être falsifiée.

PETER KUBELKA

Nous avons choisi de présenter votre film Dichtung und Wahrheit (1996-2003) lors d’une séance consacrée aux films ready-made. Appliquer la notion de ready-made à un certain nombre de pratiques expérimentales du cinéma permet de dégager de nouvelles modalités d’appréhension de gestes et d’opérations expérimentales englobés généralement dans la catégorie du found footage. Pourriez-vous préciser si Marcel Duchamp a eu une influence quelconque sur votre manière d’appréhender votre travail ?

Je ne suis pas influencé par Marcel Duchamp. De plus, je pense qu’il n’a pas inventé le ready-made, parce que le ready-made est à l’origine de l’art. Un ready-made est une œuvre d’art qui n’est fabriquée par personne, comme par exemple, un nuage – je regarde un nuage, et je me dis : « ah, une vache ». C’est le même processus d’inspiration, de suggestion, comme s’il s’agissait d’un nuage. L’œuvre d’art trouvée est à l’origine de l’art depuis la période paléolithique. Duchamp a réinventé cela. Avec des motivations peut-être aussi politiques, pour choquer, mais le véritable objet trouvé est la seule chose qui importe. C’est un phénomène de l’évolution qui est, toutes époques confondues et dans le monde entier, au commencement des gestes artistiques. Par exemple, les anciens regardaient les montagnes sacrées – le mont Fujiyama, l’Etna, etc. –, et c’était déjà là des objets trouvés. La nature a façonné des choses étonnantes que l’on investit avec nos fantaisies. Le monde entier a ses montagnes trouvées.