Abigail Child, François Bovier

Une angoisse cosmique : les films d’Arthur Lipsett

Le premier film d’Arthur Lipsett, Very Nice, Very Nice (1961), réalisé alors qu’il avait 25 ans, porte explicitement sur la figure humaine mécanisée et déshumanisée ; il repose sur des « chutes » de sons extraits du banc de montage de l’Office national du film du Canada (ONF) qui sont montées par rapport à des images que Lipsett a récupérées ou tournées lui-même1. Ces images de mannequins de mode, de chiens, de piétons, d’hercules de foire, de gratte-ciel et d’éclats de lumière sont recadrées et articulées par rapport à différents matériaux sonores : des bribes de récits, des interviews, une voix over. Le son dans les films de Lipsett est toujours frénétique, prenant sans cesse la tangente par rapport à l’image, se décollant des plans pour recontextualiser l’image à travers une critique radicale de l’humain. Very Nice, Very Nice s’ouvre sur la phrase suivante : « Dans cette ville s’avance une armée dont la devise est… ». La voix s’interrompt brusquement et est substituée par des inscriptions graphiques où l’on peut lire « NON », puis « ACHETEZ ». La méthode est explicite, mais également allusive. Le montage chez Lipsett retrace une idée abstraite et psychédélique, dont le surréalisme est orienté par un point de vue politique indissociablement lucide, tendre et anxieux.

21-87 (1963) s’ouvre sur un bruit de machine (dans une usine ?) sifflant et se prolongeant à travers une série de plans : tout d’abord, un crâne humain qui suit le titre du film (le prototype d’une image choc) ; puis, une trapéziste ; enfin, un homme qui bouge comme un robot ; et pour finir, une main mécanique qui manipule du liquide, peut-être radioactif. A ce point, nous entendons une voix masculine qui annonce : « Des idées nettes sur toi-même, la connaissance de Celui qui t’a créé… », avant qu’enchaîne une voix de femme, entonnant l’Evangile : « L’enfant a disparu ». Cette séquence est accompagnée du plan d’un enfant, tandis que le chant se poursuit : « Oui, oh oui, mon Dieu tout-puissant, parfois vous devez pleurer, pleurer » sur fond de plans représentant un singe (!), des hommes, l’arrivée du métro et une publicité pour les cigarettes Camel dans Times Square – de la fumée s’échappant d’une bouche en carton. Lipsett évite toute relation unilatérale entre l’image et le son, en situant la voix au sein d’une multiplicité d’images : s’y exerce un étonnant sens de la synchronisation et de la déstabilisation dans le même temps. La voix convaincue d’une femme interviewée poursuit : « J’ai trouvé quelque chose de plus satisfaisant que cela encore… Le Livre des révélations vous l’enseigne… Je crois en un retour du Christ… Je ne crois pas en la mortalité » ; elle se mêle à d’autres visages, plus vieux, de femmes fardées et d’hommes usés par la vie. Une voix de femme nerveuse survient : « Conduis-moi dans un lieu où je serai libre. Je suis un être humain, je veux connaître la liberté… Tu es humain, moi aussi je le suis. » Des visages défilent – sur la gauche, sur la droite, cadrés à l’épaule, certains plus âgés. Une autre voix murmure : « Attends un instant… D’accord, je veux bien », tandis qu’un cheval s’immobilise, avant de sauter du haut d’un imposant plongeoir. Coupe franche sur un groupe de blues, la chanson étant accompagnée d’images floues en accéléré, puis de microphones qui tombent d’un podium, et de la police qui empoigne un agitateur politique… C’est une véritable danse effrénée qui exprime un désir frustré. Le son d’un moteur grippé qui a ouvert le film résonne comme un avertissement, désignant cette (dés)évolution du monde : des images brèves, éphémères, menacées par une mort mécanique et implacable. L’enchaînement des voix, oscillant entre le sermon, des confessions anonymes et le blues, se situe contre les images ; le son est arraché de son contexte ; les mots sont reçus comme un filtre qui révèle le désir humain. L’émotion qui en résulte est curieusement tragique.

Constitués de fragments, initialement conçus de façon significative comme une bande sonore, ces « cut-ups à haute tension » sont à la fois empreints de traits d’esprit et sincères, dénués de sentimentalité et poignants, ironiques et cosmiques. Ironiques en ce sens que Lipsett souligne les incongruités à travers un montage méticuleux, prenant la mesure de l’écart ou du décalage entre l’image et le son, qui redouble le décalage entre la fragilité de l’homme et son aspiration au désir. Et c’est précisément à travers cette distance que la dimension cosmique de son travail se déploie, en ce sens que Lipsett suggère que l’homme ne constitue qu’une infime fraction de l’univers, et que notre désir est toujours tenu en échec – ou que la mort illumine le chemin. Situant les voix over religieuses dans le contexte du désarroi extatique des ouvriers et des ouvrières, Lipsett sape tous les fondements de la croyance.

Son génie tient à la création de mouvements rythmiques complexes. Il prend une phrase fragmentaire et la brise, saute brusquement et dérive, juxtaposant un texte religieux à une séquence de grimaces comiques, un chœur à un défilé de mode. C’est idiot et insensé ; c’est étrange et inquiétant. Lipsett peut ainsi juxtaposer des halètements de plaisir à des images d’adolescents qui dansent, avant de revenir à des images d’acrobates de cirque accompagnées par une chorale d’église. Une voix, avec un fort accent du Middle West, demande de manière hésitante : « Quel est le sens de la vie ? Qu’est-ce que le bien ? Qu’est-ce qui a de la valeur ? » Des phrases interrompues sont énumérées sans se répondre de façon parallèle, comme si l’on surprenait des bribes d’une conversation : « la différence entre les sentiments… » ; « bonjour, bonjour » ; et « ils ont dit que la situation s’aggravait » (rires). A plusieurs reprises, Lipsett entremêle les voix à travers des contrastes saisissants et créatifs. Il peut ainsi placer l’image d’un cadavre juste après la phrase : « On ne s’en préoccupe pas vraiment… Personne n’est réellement impliqué ». Pourtant, son œuvre n’est d’aucune façon larmoyante ; elle est dynamique, embrassant l’animation de la rue, exprimant l’emportement urbain, une joie de vivre, une ironie mordante et un esprit de résistance.

En revoyant Very Nice, Very Nice cinquante ans après l’avoir visionné pour la première fois, j’ai constaté que j’avais oublié qu’il était constitué presque exclusivement d’images fixes. De visages : stoïques ; apaisés ; blessés ou ensanglantés ; parfois déformés par un filtre mobile ; toujours montés rythmiquement et intimement. L’entaille du temps et du désir est cruciale, incarnée viscéralement. Les visages paraissent solitaires, familiers : comme le regard désemparé d’un milieu urbain, tourné désespérément (acquiesçant, le cœur serré) vers le dedans. Ces visages affichent leur vie intérieure.

Lipsett rassemble un ensemble remarquable de sentiments par le biais de ces images photographiques recontextualisées. Il oppose l’ironie à l’intensité de l’émotion, souvent soulignée par une musique enlevée, trépidante. Dans les films réalisés peu après Very Nice, Very Nice, le résultat est plus rapide, et plus drôle. Des airs caribéens sont régulièrement utilisés (mêlés à des solos de jazz et des exhortations de prêtres), et dans Free Fall (1964) la chanson s’emballe et double apparemment de vitesse lorsque l’on voit un cafard dont le mouvement est décomposé photogramme par photogramme. En se concentrant sur un sujet presque insignifiant et par conséquent absurde, Lipsett exacerbe le contraste de façon hyperbolique : l’insecte, animé de façon chaotique, paraît démesuré, et son agitation acquiert une dimension héroïque. Nous reconnaissons ces choses familières – petites, simples, brutes ; Lipsett joue avec nos capacités de reconnaissance, avant de les disperser aux quatre vents. Il accentue les détails à travers un verre grossissant.

Roman Jakobson, dans ses Six Conférences sur le son et le sens (1976), dit des phonèmes : « Ce qui importe, ce n’est pas l’individualité phonique de chaque phonème vue en elle-même et existant pour elle-même. Ce qui importe c’est leur opposition réciproque au sein d’un système. »2

Nous pourrions soutenir la même idée en ce qui concerne les relations entre l’image et le son. Ce sont leurs combinaisons/relations – variées et infinies – qui génèrent une nouvelle signification et de nouveaux centres rythmiques. C’est dans leur combinaison que ces images et ces sons acquièrent le statut de « langage ».

« La dislocation rompt les codes de la négation, [elle est] capable d’exposer le côté latéral d’une pensée réprimée dans sa liberté d’expression. »3 Le montage chez Lipsett se concentre souvent – et est construit – sur la répression de la liberté d’expression. Il suffit de penser à son utilisation du son trouvé, à son recours à une voix bégayante incapable de compléter sa propre pensée, aux pleurs de ces femmes interloquées. Le montage de Lipsett et son choix de mots sont portés par un désir ardent : par ce qu’expriment les voix. Ses trois premiers films élaborent un vocabulaire et un style qui portent sur les restructurations humaines, accomplissant un montage extatique, soulignant les désirs et les échecs sociaux et religieux. Si son travail présente des liens avec ses contemporains – on songe à l’ironie de Conner, à l’intimité chez Brakhage et au travail sur le contrepoint sonore de Kubelka –, le montage chez Lipsett n’en demeure pas moins original. Et prémonitoire : c’est une critique sociale articulée à travers un rythme urbain effréné, une énergie sauvage où émerge un désir ardent de poésie. Les hommes sont « comme des oiseaux au bord d’une falaise… comme des oiseaux ». La signification se rassemble puis se disperse ; les mots sont instables ; le désir de nous accrocher demeure insensé et humain.

Ses derniers films, plus longs, me procurent un sentiment d’incomplétude, comme s’il s’agissait de bouts d’essais ou d’étranges répliques. Son suicide plane sur ces œuvres, comme un appel à les interpréter ou un embrayeur de lecture. Néanmoins, ses trois premiers films, Very Nice, Very Nice, 21-87 et Free Fall, attestent de son art époustouflant : sa capacité à voir le monde, tel qu’il est, et qu’il forge à nouveau grâce à la matrice de son montage.

1 En 2000, j’ai consacré un passage de « Deselective Attention » à Lipsett dans le contexte de l’analyse de la relation du son à l’image au sein des films de Kubelka, Frampton et Conner. Cet essai a été présenté à la Conférence de la Société d’études cinématographiques (Society for Cinema Studies Conference) en mars 2000, et publié par la suite dans mon ouvrage This Is Called Moving : A Critical Poetics of Film (Tuscaloosa, Alabama University Press, 2005). Les idées élaborées à cette occasion sont ici développées plus longuement.

2 Roman Jakobson, « Quatrième leçon », Six Leçons sur le son et le sens, Paris, Minuit, 1976, p. 85.

3 Marysia Lewandowska et Caroline Wilkinson, « Speaking, the Holding of Breath/A Conversation », dans Dan Lander et Micah Lexier (éd.), Sound by Artists, Toronto, Art Metropole and Walter Phillips Gallery, 1990, p. 54 [ma traduction].