Tanya Goldman, Faye Corthésy

Faire vaciller le monde autour d’un verre de Martini : l’assemblage comme activisme dans Good Times, Wonderful Times (Lionel Rogosin, 1965)

Aux premiers abords, le film Good Times, Wonderful Times (G.-B., 1965), qui alterne des images d’archives à des scènes représentant une soirée de cocktail dans les Swingin’ Sixties britanniques, constitue une anomalie dans la carrière de Lionel Rogosin. Les bavardages futiles et la musique en vogue de la scène londonienne sont juxtaposés à de sombres images d’archives de dévastation nucléaire, de marches fascistes et de camps de concentration. Cet assemblage didactique dénonce l’indifférence symbolique – et donc, la complicité – des participants à la fête face à la guerre et la précarité globale à l’époque de la guerre froide. L’insistance obstinée du message du film a incité un critique américain à écrire lors de sa sortie : « [Rogosin] a brillamment réussi à rendre compte du monde contemporain, et de la question urgente de la responsabilité personnelle, en faisant vaciller celui-ci autour d’un verre de Martini »1.

Dans cet article, je situe Good Times, Wonderful Times au sein de la filmographie de Lionel Rogosin et l’inscris parmi ses efforts plus larges pour initier et soutenir une pratique et une culture filmiques alternatives. Pour ce faire, cet essai s’attache à analyser le style du film, ainsi que le paysage socio-culturel dans lequel Rogosin s’est activement impliqué. J’aborderai la production, la forme et la distribution du film sous l’angle du lien entre assemblage et activisme, qui a constitué une préoccupation centrale lors de sa conception en particulier, mais aussi plus généralement pour les activités du cinéaste dans les années 1960. Dans ce contexte, Rogosin a été en définitive contraint de distribuer le film lui-même, en s’appuyant sur un réseau de solidarité comprenant des salles de cinéma urbaines, indépendantes et progressistes, et le circuit universitaire, alors en plein essor.

J’utilise ici le terme « assemblage » dans des sens multiples. Concernant la production, l’assemblage fait référence à la fois au casting des invités au cocktail et à la pratique concrète qui consiste à réunir des images d’archives. L’idée d’assemblage fait également écho à la syntaxe visuelle du film, qui fait alterner les scènes de la fête aux images d’archives à des fins édifiantes. Je mobilise aussi l’assemblage dans un troisième sens, pour invoquer la politique d’accès au film, l’assemblage de spectateurs dans un espace de projection ; et, finalement, pour évoquer « l’assemblage » politique, l’objectif de Rogosin avec la production et la diffusion de ce film étant d’encourager la protestation contre l’armement nucléaire et les mots d’ordre de la guerre froide.

Les luttes du cinéma indépendant

En dépit des éloges reçues sur le circuit des festivals européens, Rogosin a rencontré des difficultés, de retour aux Etats-Unis, pour assurer la distribution commerciale d’On the Bowery (E.-U., 1956) et de Come Back, Africa (E.-U., 1959). Même dans un marché relativement éclectique comme celui de la ville de New York, obtenir une large distribution pour des films alternatifs américains mais aussi pour de nombreux films étrangers était une gageure2. En fin de compte, Rogosin a mobilisé ses propres moyens financiers pour réunir des investisseurs et obtenir le bail, pour dix ans, d’un théâtre à Greenwich Village, en 1960. Celui-ci est rénové et rebaptisé Bleecker Street Cinema, et inauguré par la projection de Come Back, Africa. Le film trouvera aussi un public sur les campus universitaires, Rogosin introduisant parfois le film3.

La même frustration qui a poussé le réalisateur à ouvrir une salle de cinéma indépendante l’a incité à rejoindre d’autres cinéastes new-yorkais, s’opposant à l’état jugé désolant de la production et de la distribution cinématographiques aux Etats-Unis. Après une réunion informelle en septembre 1960, un groupe d’environ vingt réalisateurs et artistes, parmi lesquels Jonas Mekas, Shirley Clarke et Emile de Antonio, lancent un appel au renouvellement du cinéma. Ils se réunissent sous la bannière du New American Cinema Group ; leur « première déclaration » d’intention critique le statu quo sous toutes ses coutures4.

Le manifeste s’ouvre sur une allusion aux développements stimulants dans le cadre du cinéma indépendant international : le Free Cinema en Angleterre, la Nouvelle Vague en France, les nouveaux cinémas en Pologne, en Italie et en Russie, ainsi que les films de John Cassavetes, Edward Bland, Robert Frank et Rogosin, entre autres, aux Etats-Unis. En se réunissant, explique le texte, le groupe entend créer de nouvelles opportunités pour la réalisation de films, indépendamment des limitations inhérentes à l’ingérence des producteurs, des distributeurs, des investisseurs, et des censeurs : « [I]l est temps de tout faire exploser. Ce n’est pas le public qui empêche à des films comme Shadows [John Cassavetes, E.-U., 1958 ; 1959, deux versions] ou Come Back, Africa d’être vus, mais les distributeurs et les propriétaires de salles »5. La déclaration présente une série de recommandations pour promouvoir le cinéma indépendant américain, y compris de nouveaux modes de financement, la création de centres coopératifs de distribution, et le lancement d’un festival de cinéma sur la côte Est pour favoriser les échanges de films et d’idées.

Si le manifeste se concentre largement sur les conditions imposées par l’industrie, sa rhétorique invoque également la condition humaine et s’efforce de positionner le groupe au sein d’une communauté internationale de jeunes praticiens progressistes : « Notre rébellion contre l’Ancien, l’Officiel, le Corrompu et le Prétentieux est avant tout éthique. Nous sommes concernés par l’humain. Nous sommes concernés par ce qui arrive à l’Homme »6. Il se conclut par un vibrant appel à un regroupement international :

« Nous nous réunissons pour construire le nouveau cinéma américain. Et nous allons le faire avec le reste de l’Amérique, avec l’ensemble de notre génération. Des convictions communes, un savoir commun, une colère et une impatience communes nous lient – et nous lient aussi aux mouvements de nouveau cinéma dans le monde. Nos collègues en France, en Italie, en Russie, en Pologne et en Angleterre peuvent compter sur notre détermination. […] Comme eux, nous sommes non seulement pour le nouveau cinéma, nous sommes également pour un Nouvel Homme. Comme eux, nous défendons l’art, mais pas au détriment de la vie. Nous ne voulons pas de films faux, polis, luisants – nous les préférons bruts, avec des aspérités, mais vivants ; nous ne voulons pas de films rose pâle – nous les voulons de la couleur du sang. »7

Soyons clairs : si le New American Cinema Group appelle une rébellion contre les « principes morts », il ne promeut pas une esthétique particulière. L’engagement du groupe porte sur la transformation de la culture cinématographique, l’échange d’idées au-delà des frontières politiques et la défiance envers les structures de pouvoir restrictives. Ces transformations industrielles et idéologiques devraient donner naissance à des films dotés d’une véritable signification, avec de l’esprit et de la verve.

Ces injonctions se reflètent dans le cadre narratif et les enjeux politiques de Good Times, Wonderful Times. On the Bowery, le premier film de Rogosin, se concentrait sur une durée de quelques jours dans un seul quartier de New York ; son film suivant opérait un zoom arrière pour rendre compte de l’apartheid en Afrique du Sud. Pour Good Times, Wonderful Times, le zoom se retire plus loin encore pour se confronter à la géopolitique à l’échelle de la guerre froide. Le récit du film porte sur l’éthique et la complaisance politique ; son élan est l’indignation ; sa cible, l’humanité dans sa totalité. La forme filmique cherche à susciter « à domicile » un sentiment d’urgence. Le film n’est certainement pas « rose pâle », mais brut et nourri par une indignation morale ; il est définitivement vivant.

La veine révoltée de Rogosin émerge également dans sa remise en question des pratiques documentaires couramment admises. En été 1960, un essai du cinéaste décrivant ses méthodes de réalisation paraît dans la revue Film Culture, où celui-ci se distancie délibérément des conventions documentaires, et les ridiculise8. Cet article est l’occasion pour lui de développer une réflexion sur les techniques de « jeu improvisé » qu’il avait expérimentées durant le tournage d’On the Bowery, et approfondies avec Come Back, Africa. Pour Rogosin, cette technique renvoie à la structuration stratégique de la réalité. Il écrit : « La réalisation d’On the Bowery m’a enseigné une méthode pour mouler la réalité dans une forme qui pourrait toucher l’imagination d’autrui » ; puis il critique les méthodes « documentaires » qu’il considère comme lénifiantes : « La réalité d’une communauté ou d’une société dans sa globalité est si vaste que n’importe quelle tentative de la détailler dans son entièreté résulterait en rien de plus qu’un catalogue dénué de sens de représentations factuelles et viciées — un résultat que je nomme ‹ documentaire › »9.

Avec cette remarque sarcastique, Rogosin construit une dichotomie entre sa propre pratique et une conception du documentaire caractérisée par un type de reportage prosaïque et une forme de sobriété dénuée d’imagination. Bien que je reconnaisse la pertinence de la distinction qu’il établit, sa critique n’en reste pas moins curieuse, étant donné qu’un peu plus loin dans le texte, il associe sa propre méthode de recherche aux disciplines empiriques, centrées sur les faits : « La sociologie et la science forment toutefois une base ou une plateforme de laquelle je pars avec en tête le but d’aller le plus loin possible »10. La mention de ces disciplines fait écho au « discours de la sobriété » que Bill Nichols caractérise comme la perception dominante du documentaire classique11. Autrement dit, Rogosin critique le documentaire pour son empirisme dépassé tout en se réclamant de pratiques de recherche comparables, qui forment les bases de son propre travail – quoique celui-ci serait, au final, plus inventif12. Ses films, qui diagnostiquent les maux de la société, peuvent être interprétés comme une forme de sociologie exercée dans un cadre créatif.

En réponse à la prise de position de Rogosin, Peter Davis l’accuse de construire le paradigme « documentaire » comme un fétu de paille : « Je ne pense pas que Rogosin croit vraiment qu’un réalisateur de documentaire a tenté quelque chose d’aussi impossible que de dépeindre de façon détaillée une communauté ou une société dans son entièreté »13. La critique de Davis est certes valide, mais que se passerait-il si un documentariste décidait que son travail consistait justement en une telle entreprise ? Comment celui-ci pourrait-il représenter efficacement une société dans sa totalité à l’écran ? Quand Rogosin écrit son article en 1960, il est aussi en train de conceptualiser son prochain projet, qui deviendra Good Times, Wonderful Times. Le projet filmique naissant de Rogosin, dont la visée est de dénoncer la société pour sa complaisance politique, cherche précisément à accomplir cette tâche impossible. La critique de Davis souligne les limites de la représentation, l’« impossibilité » d’une vue globale dans l’art documentaire, tandis que Rogosin désigne cette « impossibilité » comme une limite à dépasser.

Le nouveau projet de Rogosin tente alors justement de s’attaquer à « cette tâche impossible » du documentaire – représenter une communauté élargie. Dans Good Times, Wonderful Times, la soirée de cocktail londonienne sert de métonymie, représentant un échantillon de la société indifférente à la souffrance des « autres » et considérant la guerre comme une composante inévitable de l’existence humaine. Rogosin était à la recherche d’un style conflictuel pour son film contre la guerre, qui puisse véhiculer son indignation morale. Il n’est ainsi pas surprenant que sa critique des limites représentationnelles du documentaire traditionnel ait informé sa décision d’adopter une nouvelle pratique hybride, combinant une méthode de tournage déjà établie dans ses précédents films avec une logique « explosive » de montage combinatoire. Les simples données et représentations factuelles – tableaux numériques citant le nombre de morts, voix over écrasante, interviews – n’auraient pas suffi.

Assemblage, première prise : la production

Tandis que les intentions de Rogosin pour Good Times, Wonderful Times prennent forme, le réalisateur se rend de plus en plus clairement compte des obstacles qui compromettent la réalisation et la distribution aux Etats-Unis d’un film contre la guerre. En dehors du cercle de ses collègues du New American Cinema Group, ses idées sont reçues avec inquiétude, y compris de la part des distributeurs et exploitants les plus ouverts à New York. Rogosin s’est rappelé avoir même été traité de « traître », et d’« anti-Américain » suite à sa participation à des groupes de pression pour la paix durant la guerre froide. Il décide finalement de déplacer l’opération à Londres, en 1961, laissant le Bleecker Street Cinema entre les mains de son manager général14.

Installé à Londres, Rogosin lance son projet de film en faisant équipe avec le producteur anglais James Vaughan et le cinéaste tchécoslovaque Tadeusz Makarczynski. Le chef opérateur Manny Wynn et Emil Knebel, qui avait été caméraman pour Come Back, Africa, sont engagés pour tourner les séquences de la fête. Rogosin rejoint également à ce moment la communauté active contre l’armement nucléaire dans la ville, et développe un lien fort avec l’un de ses meneurs les plus en vue, Bertrand Russell. Le philosophe manifeste son enthousiasme pour ce projet de film et écrit des lettres de recommandation à plusieurs fonctionnaires travaillant pour des gouvernements européens afin de faciliter l’accès de Rogosin à différentes archives conservant des films15. Toutefois, en dépit du soutien de Russell, l’équipe rencontre des difficultés à réunir les images d’archives susceptibles d’articuler le message que Rogosin veut véhiculer. Finalement, il faudra deux ans pour rassembler les images montées dans Good Times, Wonderful Times, Rogosin et son équipe devant voyager en Europe de l’Ouest, dans le bloc soviétique, et en Asie pour trouver des films d’actualité, des films militaires et de guerre dans de nombreuses archives gouvernementales (qui se montrent souvent peu coopératives). Une partie du matériau récolté n’avait jamais été rendu public avant son inclusion dans le film, et la bureaucratie a parfois retardé le processus d’acquisition des copies de plusieurs semaines. L’un des monteurs du film, Brian Smedley-Aston, se souvient de Vaughan réussissant à s’introduire dans une archive à Moscou, et en ressortant avec plusieurs bobines de film dans une valise16. Si le New American Cinema Group ne pouvait avoir cette chasse d’images d’archives à l’esprit au moment de la rédaction de sa « première déclaration », l’anecdote rapportée par Smedley-Aston sur la libération des images fait écho à l’appel du groupe pour le droit des films à « voyager de pays en pays, libéré des ciseaux des censeurs et des bureaucrates »17.

Dans le climat de la guerre froide, les déplacements constants de l’équipe entre les frontières constituent un acte politique lourd de conséquences. Cette charge politique s’étend à l’usage littéral des images d’archives dans le film lui-même. En rassemblant des matériaux recueillis dans des archives des deux côtés du rideau de fer et en les plaçant côte à côte dans le même film, Rogosin récuse la géopolitique contemporaine en situant l’expérience de la souffrance humaine dans un cadre universel. La souffrance humaine demeure de la souffrance humaine, et les frontières politiques n’y changent rien. Les crédits du générique d’ouverture affichent ostensiblement les provenances des sources archivistiques, comme pour démontrer le potentiel d’une collaboration internationale (fig. 1), tandis que la musique du film reflète également cet esprit transnational, avec des contributions des musiciens indiens Chatur Lal et Ram Narayan et du compositeur anglais Ian Cameron.

Tandis que l’équipe de production continue de visiter des archives, Rogosin commence à sélectionner des personnes pour interpréter les invités à la fête dans le film. Comme pour ses précédents tournages, il cherche des individus avec des traits spécifiques pour répondre au récit qu’il envisage. Parmi ses critères de sélection des personnages, il se souvient : « ils devaient ‹ bien présenter › et avoir les idées dont j’avais besoin, ces clichés sur la guerre qu’on trouve dans la société d’aujourd’hui »18. Il recherche ainsi des citadins éduqués, à l’élocution soignée, bien habillés et sophistiqués, mais aussi sans retenue : le genre de personnes sociables, qui feraient des blagues de mauvais goût lors de soirées de cocktail. Le processus a duré trois mois. Smedley-Aston, dans un entretien rétrospectif, souligne le talent de Rogosin pour choisir et réussir à amener les gens à se mettre en scène devant la caméra : « Parmi ses nombreux talents, Lionel savait choisir les bonnes personnes […] Il arrivait facilement à les trouver et ils exprimaient naturellement ce qu’il attendait d’eux »19. Parmi les participants figuraient le rédacteur en chef d’un magazine féminin anglais, le directeur d’une agence de publicité, et un homme d’affaires de Manchester20. Dans un geste autoréflexif, Rogosin s’est par ailleurs lui-même donné un rôle d’invité insouciant, apparaissant dans quelques scènes.

L’artiste londonienne Molly Parkin a quant à elle été choisie par Rogosin précisément parce qu’en tant qu’artiste qui circulait dans les cercles bohémiens, elle se différenciait du reste du casting composé principalement d’hommes et femmes d’affaire. Le réalisateur lui a demandé en particulier de jouer le rôle de « catalyseur » pour les conversations21. Parkin constitue en effet un personnage mémorable, aux apparitions fréquentes dans le film, et qui sert le programme narratif de celui-ci. Elle est introduite tout de suite après le générique d’ouverture, parlant du parfum Chanel No. 5 et de sexe occasionnel, et établissant ainsi directement un air de frivolité et d’audace parmi les invités (fig. 2). Dans d’autres apparitions toutefois, elle se distancie ou même conteste les déclarations politiques les plus scandaleuses de ses camarades de fête. La présence de Parkin dans le film rend manifeste la méthode de casting de Rogosin, en ce sens qu’il a trouvé une figure qui lui permet de « modeler » la réalité suivant ses propres fins. En réunissant avec discernement ses interprètes, Rogosin a ainsi mis en place les conditions pour raconter son histoire.

Assemblage, deuxième prise : le montage

Le film s’ouvre sur une série d’intertitres, accompagnés d’une mélodie légère et moderne à la guitare qui servira de fond sonore aux séquences de la soirée de cocktail tout au long du film. Les mentions écrites font ensuite place à une fête sophistiquée, battant son plein. La caméra opère un panoramique qui balaie une table sur laquelle se trouve en abondance des bouteilles et des verres et offre un aperçu de l’espace bondé avant de s’arrêter sur un groupe en pleine discussion. Elle cadre brièvement Molly Parkin, puis s’arrête sur un homme et une femme engagés dans une conversation animée. Leur discussion en vient à la question de la destruction nucléaire. L’homme médite : « Quand on entendra l’alarme annonçant les quatre dernières minutes, que nous arrivera-t-il ? »22, puis, après une pause, « On mourra ! ». Ils rient23.

Leurs rires sont interrompus par le fracas d’une bombe qui explose. Au son sont associés deux gros plans sur des visages humains – un homme, puis une femme –, leurs têtes horrifiées inclinées vers le haut. Ces deux plans consécutifs font écho aux deux plans précédents cadrant les deux invités à la fête, riant de façon désinvolte à la perspective de leur propre disparition imminente (fig. 3-6). Considérés en relation avec les plans suivants, leurs rires prennent une teinte de cruelle indifférence. Ces images sont suivies par une séquence de dix-sept plans d’archives qui documentent les retombées de l’impact nucléaire au Japon. Une fleur se flétrit, un bébé pleure sa mère morte, et des docteurs et infirmières s’occupent de victimes à la chair carbonisée. Après un silence sinistre, ponctué par le rythme lent du tabla de Lal et le drone du sārangī de Narayan, le film revient à la fête qui bat son plein.

La caméra s’arrête bientôt sur un groupe de fêtards. Un homme spécule sur le fait que le soldat de la Deuxième Guerre mondiale n’aurait vécu en moyenne que six heures de combat durant son engagement : « Le reste du temps, il s’entraînait, nettoyait, mangeait, buvait, fumait, faisait l’amour. Seule une infime partie de son temps était consacrée à tuer. » Molly est pour le moins perplexe : « C’est incroyable et très instructif… qu’avec six heures par soldat, tant de gens aient été tués. »

Ce commentaire introduit la deuxième transition abrupte du film. Des sons d’éclats d’obus illustrent des plans de tranchées en première ligne lors de la Première Guerre mondiale. Tandis que les bombardements se poursuivent, des soldats allemands montent à l’assaut des tranchées. Ces images sont suivies par l’appel d’un clairon, et par des séquences d’archives des efforts de recrutement anglais, avant de revenir aux tranchées et à des images de soldats blessés. Les bruits du combat cessent. Le visage d’un vétéran anglais de la Première Guerre apparaît : « C’était une époque formidable ! » [« Good times, wonderful times ! »], s’exclame-t-il en se souvenant avec contentement de ses années de formation dans l’armée britannique (fig. 7-8). De tels procédés de montage dessinant des contrastes cyniques entre l’espace des archives et la scène londonienne sont récurrents tout au long des soixante-dix minutes du film.

Ces deux séquences illustrent l’absence de subtilité des tactiques formelles employées dans Good Times, Wonderful Times. Le film opère par une collision agressive et délibérée de sons et d’images. De la même façon, le matériel promotionnel qui a circulé avec le film sur le circuit des festivals met l’accent sur l’intention de Rogosin. La plupart des pages d’une brochure promotionnelle par exemple sont ornées de collages d’images du film. Ces compositions dynamiques produisent un effet comparable, à partir d’images fixes, aux stratégies de montage du film (fig. 9). La brochure contient également une déclaration d’intentions du réalisateur, traduite en quatre langues (français24, allemand, italien, russe, avec la version anglaise), qui expose l’urgence du message politique du film :

« Nous avons été en guerre et avons accepté l’idée de la guerre pendant trop longtemps.

‹ Là où il y a de la vie, il y a de la guerre. Si vous supprimez la guerre, vous supprimez la vie ›.

C’est ce que l’un des invités déclare au cours d’un cocktail. Ce n’est pas un acteur. Il dit ce qu’il pense. Nous avons voulu attaquer ces clichés. Il y a des gens qui raisonnent ainsi dans le monde entier et ce sont eux qui rendent la guerre possible.

Nous avons décidé de juxtaposer ces paroles à des bandes de films sur la guerre. Nous avons rassemblé des documents du monde entier, les avons arrangés en séquences, de manière qu’ils forment contraste [sic] avec la bêtise de la conversation qui a lieu au cours du cocktail.

De nos jours, l’on forme encore des enfants à tuer, l’on glorifie encore la puissance.

C’était vraiment formidable d’être derrière un fusil, de tenir quelqu’un en joue et de se dire : J’ai le pouvoir d’appuyer sur la détente et de vous tuer ou de ne pas le faire. Cela donne une immense sensation de pouvoir.

La psychologie de la botte [sic] existe encore. Cependant tout espoir n’est pas perdu. Les adversaires de la guerre peuvent encore se faire entendre. Ce film est bien fait [sic] pour les encourager. »25

Dans les séquences situées au début du film discutées auparavant, Good Times, Wonderful Times présente deux espaces narratifs et temporel distincts : le cocktail londonien (présent) et les images d’archives (passé). A chacun de ces espaces correspond une bande-son distincte. La fête est accompagnée d’une musique enjouée et de bavardages ambients dont le volume diminue pour permettre à la spectatrice d’entendre les dialogues synchrones entre les invités. Pour les séquences de found footage, la bande sonore est également spécifiquement corrélée à l’espace narratif. Si la plupart des documents d’archives introduits dans le film sont, à l’origine, muets, des bruits d’explosion et de tirs d’obus ajoutés en post-production renvoient aux images de l’attaque nucléaire ou de la guerre de tranchées sur l’écran (c’est-à-dire correspondent à ce que la spectatrice s’attendrait à entendre si les images avaient été enregistrées avec du son synchrone). A d’autres moments, le silence des images d’archives est maintenu dans le film à des fins dramatiques, ou un accompagnement clairsemé est ajouté pour ponctuer l’atmosphère lugubre convoquée par les images. Des plans sur des soldats et des civils marchant dans la neige sur le front de l’Est sont par exemple accompagnés par le son de rafales de vent. De façon cruciale dans ces séquences d’ouverture, le passé et le présent occupent des zones narratives et temporelles entièrement séparées, et le montage est le seul élément qui connecte ces deux espaces diégétiques.

Au fil de sa progression, toutefois, le film intensifie la portée de son message politique en réunissant formellement les deux espaces auparavant distincts. Ceci s’opère spécifiquement par l’usage du son. A mi-chemin dans le film, un groupe d’invités discute de la guerre. Une femme déclare : « La guerre est inévitable », tandis qu’un autre invité assène sa leçon d’histoire, en affirmant à ses compagnons que « la guerre permet d’éviter la surpopulation ». Cette discussion laisse place à une séquence de montage d’archives, qui commence par un plan sur deux jeunes garçons, suivi d’images de la vie dans le ghetto de Varsovie. La séquence continue avec le rassemblement et l’embarquement de Juifs européens dans des trains. Les images sont accompagnées par une musique d’orgue de Barbarie et, plus tard, d’un bruit de glissement de portes de train, d’engrenages et de sifflets de départ. La réplique de l’homme sur le lien entre la guerre et le contrôle de la population encadre la séquence : elle intervient à son début, puis est répétée à sa toute fin. Quelques minutes plus tard, le film réutilise à nouveau cette tactique en plaçant des dialogues de la fête sur des images tournées dans un camp de concentration. L’on entend : « La guerre permet d’éviter la surpopulation » et « Si vous renoncez à la guerre, vous renoncez à la vie », sur des images de détenus squelettiques fixant la caméra.

Si le lien tissé entre les conversations des fêtards et les images d’archives a une fonction contrapuntique similaire aux séquences du début du film, ces moments spécifiques acquièrent une impulsion politique plus profonde. Ici, le film dissout les frontières formelles entre passé et présent en superposant directement le son d’un espace narratif (la fête) à l’autre (les archives). Si les images d’archives conservent un lien indexical au passé, le film tente de situer leurs occurrences dans le présent de l’énonciation filmique à travers les voix contemporaines des invités au cocktail « synchronisées » sur les images. Par ce biais, Good Times, Wonderful Times marque littéralement l’empreinte du présent sur le passé, obligeant les spectateurs à reconnaître que les deux sphères narratives du film n’en constituent qu’une. Cette tactique permet également d’illustrer le fait que l’indifférence des invités permet à de telles souffrances de se perpétuer dans le présent.

Les connexions visuelles et verbales les plus acerbes se trouvent dans les dernières minutes du film. L’image de lignes de cercueils lors d’un enterrement en fosse commune se dissout face à celle des fêtards qui dansent (fig. 10-11) ; le philosophe Bertrand Russell parlant du destin de l’humanité lors d’une manifestation contre l’armement nucléaire à Londres est interrompu par par l’un des participants au cocktail qui traite les manifestants d’« idiots ». Des images de policiers anti-émeute réprimant une manifestation pacifiste au Japon cèdent place à des lances d’incendie arrosant un manifestant noir aux Etats-Unis. De tels éléments de montage continuent de marteler la complaisance politique du fêtard et l’état précaire de la politique mondiale.

Durant les dernières minutes du film, la caméra balaie à nouveau la table remplie de bouteilles d’alcool, faisant écho au plan d’ouverture du film. A ce stade néanmoins, un certain nombre de bouteilles sont vides et renversées. Le bas du dos d’un homme heurte une bouteille vide sur la table, la faisant vaciller, dans un geste symbolique (fig  12). La caméra navigue dans la pièce et s’arrête sur Molly et deux autres fêtards : un homme raconte une blague ; les deux femmes rient. Le volume de la musique de la soirée de cocktail s’intensifie et se poursuit tandis que la bande-image revient à l’espace des archives. Une série de plans clôt le film : des soldats de la Première Guerre mondiale montent à l’assaut des tranchées ; Joseph Goebbels fait le salut nazi lors d’un rassemblement ; une photographie prise par un S.S. montre une arrestation dans le ghetto de Varsovie, avec un garçon qui semble figé par la peur, les bras eux aussi levés ; un homme se déplace dans la neige sur le front de l’Est avec des souliers de fortune ; et un garçon, suite à un bombardement en Corée, porte son regard en direction de la caméra. Enfin, nous voyons un homme, entouré de journalistes, fondre en larmes. Sa main masque finalement son visage, reflétant sur le mode de la douleur le geste d’une fêtarde riant, en amorce de cette série de plans (fig  13-19). Un fondu au noir clôture le film.

Assemblage, troisième prise : assembler des spectateurs… rassembler des manifestants ?

Tout comme les deux premiers films de Rogosin, Good Times, Wonderful Times a rencontré un certain succès sur le circuit des festivals européens, gagnant le premier prix au festival de films de Leipzig en 1965 et le prix Cineforum à Venise la même année. Avec l’escalade du conflit au Viet Nâm et la montée du sentiment anti-guerre aux Etats-Unis, Rogosin pense alors que le film pourrait enfin connaître une distribution de masse à laquelle il n’avait encore jamais eu accès. Le Carnegie Hall Cinema à Manhattan, qui programme des nouvelles sorties, accepte de lancer le film, mais en raison de problèmes de calendrier, sa première est retardée à juillet 1966. Plus tard en novembre, le film est programmé au Bleecker Street Cinema avec le court métrage documentaire britannique Eyewitness – North Vietnam (James Cameron, 1966) (fig. 20). Lors de sa sortie en été, le film reçoit une couverture nationale dans la presse américaine. Les critiques sont mitigées. Andrew Sarris est rebuté par la représentation jugée abusive des fêtards ; d’autres, à juste titre, notent l’absence de nuance de son message26. Dans l’ensemble toutefois, les critiques sont frappés par sa force dynamique et saluent l’effort. Une critique résume succinctement la dissonance cognitive que Rogosin espérait si ardemment susciter : « Ces babillards satisfaits, imbibés d’alcool, sommes-nous vraiment comme eux ? »27.

Malgré l’actualité du film et sa couverture dans la presse généralisée, Good Times, Wonderful Times n’est pas facile à diffuser aux Etats-Unis. Son message incite un autre critique à présager de sa mauvaise fortune en salles : « Il est très peu probable qu’il connaisse une distribution à grande échelle, précisément parce qu’il porte un coup direct et implacable à notre conscience »28. Le critique voit alors juste : les distributeurs et exploitants de salles ne témoignent pas d’intérêt pour le film. Ainsi, de la même façon qu’il avait acquis le Bleecker Street Cinema en 1960 pour diffuser ses films, Rogosin devient entrepreneur. Dans son autobiographie inédite, il explique : « J’en suis finalement arrivé à la conclusion inévitable qu’il fallait que je distribue le film moi-même dans des circuits alternatifs [non-theatrical circuit] – ce que je ne pensais pas réalisable. Je redoutais de le faire, mais je n’avais pas d’autre choix, et j’ai donc lancé Impact Films. »29.

A la fin de l’année 1966, Rogosin commence à distribuer Good Times, Wonderful Times sur les campus universitaires. L’une des premières projections a lieu le 18 novembre 1966 à l’université de Toledo, en Ohio, où Rogosin donne aussi une conférence intitulée « Les films et la vérité » (« Films and the Truth »). A cette occasion, Rogosin montre ses trois longs métrages et son nouveau court, une comédie satirique, How Do You Like Them Bananas ?30. Une projection de Good Times, Wonderful Times uniquement a lieu à l’université de Bennington, dans le Vermont, le mois suivant. Au Texas, la section de l’université de Houston de l’organisation nationale Students for a Democratic Society parraine une projection en octobre 1967 ; à cette occasion, le journal du campus décrit le film comme « un chef-d’œuvre artistique [qui] bouleverse tous les sens »31. En plus d’être présenté dans la région métropolitaine new-yorkaise, le film est également projeté sur d’autres campus dans le Midwest américain, notamment en Indiana, en Iowa, et en Virginie-Occidentale. Dans ce contexte non commercial, le film est souvent inclus dans des programmes à thématique politique. Accompagné par Rogosin, le film est également l’une des attractions majeures du Festival des Arts annuel de l’université du Kansas en mars 1967, où il attire plus de mille spectateurs. Impact Films estime que Good Times, Wonderful Times a atteint plus d’un million d’étudiants américains durant la seconde moitié des années 196032.

Comme susmentionné, tandis qu’il travaillait à Londres, Rogosin s’est impliqué dans des mouvements de protestation, en particulier dans le contexte du désarmement nucléaire, tout en développant des liens avec Bertrand Russell. Avec le philosophe et d’autres, il aide à organiser la protestation des artistes anglais et européens contre la guerre du Viet Nâm (British Artists and European Artists’ Protests Against the Vietnam War), en août et décembre 1965 respectivement33. Rogosin espère alors que Good Times, Wonderful Times conduira les spectateurs à l’action, en particulier parmi les étudiants dans les universités américaines.

Le désir de Rogosin de déclencher un mouvement de protestation contre la guerre imprègne le film à travers sa sélection d’images d’archives. Une attention rigoureuse est portée aux manifestations collectives et aux formations de masse. Alors que la spectatrice se trouve très tôt dans le film face à des soldats anglais et français marchant lors d’une parade et partant au combat, des images de l’Allemagne nazie – les foules adoratrices d’Hitler, des rassemblements politiques, des lignes interminables de soldats traversant le champ – se voient également accorder un temps significatif de présence à l’écran, en particulier dans la première moitié du film (fig. 21). L’attention aux foules refait surface dans les dix dernières minutes du film. A ce point, le film se concentre sur des images de non-fiction de formations de masses plus contemporaines : des manifestants pacifistes à Sungawa, au Japon ; Martin Luther King Jr. lors de la Marche sur Washington ; et des participants à la marche sur Aldermaston à Londres, affiliée à la Campagne pour le désarmement nucléaire (Campaign for Nuclear Disarmament) (fig. 22-24). Le lien établi entre les masses dans l’Etat nazi totalitaire et les manifestants pacifistes au Japon, aux Etats-Unis et en Angleterre paraît à première vue pour le moins particulier et contradictoire sur le plan idéologique. Et en effet, le monteur Brian Smedley-Aston s’est opposé spécifiquement à l’inclusion d’images de la Marche sur Washington dans le film, les trouvant inadéquates par rapport aux autres images d’archives34. Toutefois, par ces liens au premier abord déroutants, Rogosin semble à mon sens soutenir que le cours de l’histoire – dans ses aspects à la fois progressiste et conservateur – repose sur le pouvoir des masses. A cet égard, un invité à la fête dans le film a une remarque dédaigneuse vis-à-vis des manifestants britanniques : « réunir 15 000 personnes pour manifester à Trafalgar Square, cela dessert leur objectif… une marche de 15 000 personnes, c’est une forme de guerre ». Rogosin, bien évidemment, n’adhère pas au discours du fêtard. Le réalisateur n’apparenterait pas des manifestants pacifistes à des fascistes ou des bellicistes, bien au contraire. Dans le discours du film toutefois, les mots de cet homme lors du cocktail semblent contenir aussi un noyau de vérité : l’assemblage des corps engendre l’action. Que l’action en question puisse être tournée vers la paix ou la destruction ne fait qu’affirmer l’urgence de l’engagement politique de Rogosin et de son film.

Les espoirs sincères du réalisateur vis-à-vis de son projet situent celui-ci dans la tradition du cinéma militant. Bien qu’une grande attention ait été accordée à l’élaboration d’esthétiques révolutionnaires – et Good Times, Wonderful Times est assurément nourri par cette tradition –, Jane Gaines note qu’en comparaison, moins d’attention a été prêtée au « corps politisé de la spectatrice »35. A travers la théorie du « spectacle d’agitation » d’Eisenstein, l’historienne du cinéma émet l’hypothèse que les films visant un changement social tendent vers la construction d’une « mimesis politique », une situation où un public serait poussé à agir en réaction aux images de non-fiction incendiaires qu’il verrait à l’écran. Selon elle, « nous devons penser le corps en relation aux films qui donnent envie aux spectateurs de donner des coups de pied et de crier, aux films qui leur donnent envie d’agir en raison des conditions qu’ils reconnaissent dans leur monde »36. A cette fin, Gaines suggère que le motif visuel récurrent des corps qui protestent suscite une réponse spectatorielle similaire : « La logique derrière la documentation de batailles politiques au cinéma, contrairement aux documents écrits, est de rendre ces luttes viscérales, d’aller au-delà de l’intellect abstrait pour produire une réaction corporelle »37.

La focalisation de Gaines sur l’ordre du viscéral et la récurrence d’images de manifestations dans les films d’activistes offre une position féconde pour qui veut prendre en considération les intentions de réalisation de Rogosin. Ceci nous permet peut-être même de passer outre les aspects bruts du film et la volonté du réalisateur de ne pas tenir compte des déviations narratives et des inconsistances portées à son attention par son monteur. L’utilisation d’images de non-fiction tout au long du film est motivée, pour Rogosin, par son désir de produire un fort effet émotionnel sur la spectatrice, un malaise face aux preuves visuelles du pouvoir fasciste et de la souffrance humaine et une dissonance cognitive en mettant en scène des êtres humains totalement indifférents à cette souffrance. En rassemblant des images d’archives d’assemblées de masse, Rogosin joue sur différentes formes d’assemblage à la fois politiquement désolées et plus optimistes, qui sont fermement enracinées dans le réel. Les images nazies illustrent une dure leçon du passé, tandis que les images contemporaines témoignent des efforts pour apporter un changement progressiste dans le présent. Les fêtards représentés dans le film se situent dans l’espace liminal entre ces deux pôles extrêmes. La décision réfléchie de Rogosin d’utiliser des images de masses des deux côtés du spectre politique met en évidence l’efficacité des rassemblements collectifs, en et pour eux-mêmes. C’est précisément l’indétermination idéologique des masses – pouvant être poussées dans un sens ou dans l’autre – qui souligne l’urgence du message politique de Rogosin. L’ordre de la guerre froide et la menace d’une guerre nucléaire ont en effet conduit le monde à « vaciller autour d’un verre de Martini ». En tant qu’œuvre de sincère engagement politique, le film de Rogosin fait ainsi partie d’une riche tradition d’images en mouvement, et de pratiques souhaitant inciter au rassemblement politique en dehors de l’espace cinématographique.

Conclusion

Dans son essai pour Film Culture, Rogosin affirme que durant la production de Come Back, Africa, il a « commencé à cristalliser [ses] idées concernant la réalisation de films » : « En me rendant compte que l’on n’atteint la compréhension humaine qu’à travers l’expérience, en particulier à travers celle de la souffrance, j’ai trouvé mon point de départ personnel pour mon cinéma. On ne peut faire l’expérience de la souffrance des autres qu’à travers l’art, et, là encore, uniquement dans une certaine mesure »38. A travers cette revendication apparaît le fil rouge politique qui lie On the Bowery et Come Back, Africa à Good Times, Wonderful Times. Mais si le troisième long métrage de Rogosin présente une cohérence thématique vis-à-vis de ses deux productions précédentes, il s’en éloigne formellement. Comme dans ses films précédents, Rogosin transmet une forme de compassion pour la souffrance humaine, mais cette fois, son malaise est rendu palpable, transmis par la forme compilatoire qui bombarde les sens de la spectatrice et tente de délivrer un message à l’impact véritablement global. Ce style fait également écho à la place de Rogosin au sein du New American Cinema Group et de leurs efforts pour créer un espace pour des voix et des formes narratives indépendantes. Enfin, Good Times, Wonderful Times suggère encore que les films militants peuvent être considérés, de façon productive, comme des actes d’assemblées : à savoir comme l’assemblage de matériaux de production, de sons et d’images en vue de véhiculer du sens, l’assemblage d’un public et, avec un peu de chance, de spectateurs pour l’action politique.

1 « Word vs. Deed », Newsweek, 22 août 1966 [ma trad.].

2 Pour un aperçu fascinant des défis, notamment financiers, liés à l’exploitation et la distribution cinématographique à New York dans cette période, voir Shirley Clarke, Amos Vogel, et al., « The Expensive Art : A Discussion of Film Distribution and Exhibition in the U.S. », Film Quarterly, vol. 13, no 4, été 1960, pp. 19-34.

3 Ben Davis, Repertory Theaters of New York City : Havens for Revivals, Indies and the Avant-Garde, 1960-1994, Jefferson (Caroline du Nord), McFarland & Company, 2017, pp. 38-48. Voir aussi la contribution de Faye Corthésy, « Du côté de la distribution », dans ce numéro.

4  » The First Statement of the New American Cinema Group », Film Culture, no 22-23, été 1961, pp. 131-133.

5 Id., p. 132 [ma trad.].

6 Id., p. 131 [ma trad.].

7 Id., p. 133 [ma trad.].

8 Lionel Rogosin, « Interpréter la réalité (Notes sur l’esthétique et les pratiques du jeu improvisé) » [1960], trad. Faye Corthésy, dans ce numéro, pp. 140-152.

9 Id., p. 144.

10 Id., p. 145.

11 Bill Nichols, Representing Reality, Bloomington, University of Indiana Press, 1992, p. 3 [ma trad.].

12 Incidemment, un intertitre est inclus dans Good Times, Wonderful Times, qui informe la spectatrice du nombre de morts lors de la Deuxième Guerre mondiale.

13 Peter Davis, « Rogosin and Documentary », Film Culture, no 24, printemps 1962, p. 25 [ma trad.].

14 Man’s Peril : The Making of Good Times, Wonderful Times, Lloyd Ross et Michael Rogosin, 2008 (en bonus du DVD The Films of Lionel Rogosin, Volume I, Harrington Park [New Jersey], Milestone Film, 2012).

15 Ibid.

16 Ibid.

17  » The First Statement of the New American Cinema Group », op. cit., pp. 131-132 [ma trad.].

18 Dans Man’s Peril : The Making of Good Times, Wonderful Times, op. cit. (l’interview date de 1998) [ma trad.].

19 Ibid. [ma trad.].

20 Marya Mannes, « Movies », Vogue, 15 août 1966.

21 Dans Man’s Peril : The Making of Good Times, Wonderful Times, op. cit. L’image de Parkin figure en bonne place dans les publicités et le matériel promotionnel pour le film.

22 Le sous-titre français dans la version DVD éditée chez Carlotta (Paris, 2010) traduit « Si une guerre éclate ici, que fera-t-on ? ». Le dialogue original fait référence au système d’alerte public mis en place par le gouvernement britannique durant la guerre froide, qui aurait pu être lancé, selon le plan, environ quatre minutes avant l’impact des missiles (NdT).

23 Les mentions des dialogues, des origines nationales des images d’archives, et certains éléments de description de la bande sonore proviennent directement du script (sans date, archives privées de Lionel Rogosin, Angers, France).

24 Comme en atteste la citation suivante, la traduction est littérale et parfois maladroite (NdT).

25 Brochure promotionnelle pour Good Times, Wonderful Times, env. 1965, collection personnelle de l’auteure.

26 Andrew Sarris, « Films », The Village Voice, 25 août 1966. Il écrit : « Il est un peu injuste de blâmer ce groupe de londoniens ‹ tendance ›, même s’il n’est pas dénué de profils fascistes, pour toutes les atrocités passées, présentes et futures de l’humanité. Les fêtes ne sont pas censées porter de tels fardeaux, et celui qui forcerait ses invités à être assez sérieux pour satisfaire la solennité morale des critiques serait en effet un bien mauvais hôte. […] C’est une sorte de piège que de faire voir ainsi les invités comme criminels et frivoles, par des effets de montage faciles. » [ma trad.]. Parmi les critiques plus charitables, mais néanmoins mitigées, citons Susan Lardner, « The Current Cinema » (The New Yorker, 30 juillet 1966, p. 64), et Marya Mannes, « Movies » (op. cit.).

27 Joseph Gelmis, « The Message is Familiar But Delivery is Special », Newsday, 19 juillet 1966 [ma trad.].

28  » Word vs. Deed », op. cit. [ma trad.].

29 Cité dans Ben Davis, « The Bleecker Street Cinema : From Repertory Theater to Independent Film Showcase », Cineaste, no 37, hiver 2012, p. 17 [ma trad.]. A peu près au même moment, Rogosin fonde aussi avec Shirley Clarke et Jonas Mekas le Filmmakers’ Distribution Center, un centre sans but lucratif. Voir l’article de Faye Corthésy, « Du côté de la distribution », dans ce numéro, pp. 134-139.

30 Dépliant, Université de Toledo, 1966, archives privées de Lionel Rogosin, Angers, France.

31 Houston Cougar, 10 octobre 1967 [ma trad.].

32 Dans Man’s Peril : The Making of Good Times, Wonderful Times, op. cit.

33 Ibid., et Ben Davis, Repertory Theaters of New York City, op. cit., p. 44.

34 Rogosin aurait reconnu sa préoccupation vis-à-vis de l’utilisation de ces images, mais aurait néanmoins insisté pour les inclure (Man’s Peril : The Making of Good Times, Wonderful Times, op. cit.).

35 Jane Gaines, « Political Mimesis », dans Jane Gaines et Michael Renov (éd.), Collecting Visible Evidence, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1999, p. 88 [ma trad.].

36 Id., p. 90 [ma trad.]. Gaines souligne.

37 Id., p. 91 [ma trad.].

38 Lionel Rogosin, « Interpréter la réalité (Notes sur l’esthétique et les pratiques du jeu improvisé) », op. it., p. 144.