David Javet

Floppy D!sk (Joël Lauener, 2017) : l’histoire du jeu vidéo en Suisse dans une disquette

Les années 2010 constituent dans l’histoire du jeu vidéo en Suisse un moment-clé de consolidation de la scène créative et professionnelle1. Durant cette période, on constate en effet une augmentation du nombre d’acteurs (développeurs/studios/laboratoires), leur regroupement à travers des structures locales d’échange de savoir-faire2 et lors d’événements internationaux3, ainsi que la mise en place d’espaces de formation sur tout le territoire4 accompagné d’un développement des aides financières provenant des organes suisses de soutien à la culture5. Tous ces facteurs témoignent sans équivoque d’une volonté de la production helvétique d’entrer dans la scène vidéoludique mondiale. C’est parallèlement à cette consolidation nationale du champ que le Neuchâtelois Joël Lauener – connu aussi sous l’alias ZappedCow – conçoit son corpus de jeux et affine sa démarche artistique. Au prisme d’une étude d’un de ses jeux les plus récents, Floppy D!sk (v.1.0-1.2, 2017)6, nous proposons ici de retracer l’évolution récente des modèles de l’industrie mondiale du jeu vidéo, ainsi que ceux du contexte suisse.

Conception et développement minimalistes

Joël Lauener travaille comme développeur à l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) à Genève. Durant les échanges menés avec lui7, il précise que c’est sa passion pour le code informatique qui l’a amené à se confronter – de manière autodidacte et sur son temps libre – à la création vidéoludique. Floppy D!sk est un jeu au design minimaliste, tant dans ses systèmes de jeu que dans son travail graphique. Passé l’écran-titre, la courte boucle de jeu – construite autour d’un système de points, d’amélioration nécessaire des performances du joueur et d’une défaite inexorable propres au régime d’expérience ludique de l’arcade8 – se déroule en 2D et pixel art de quatre couleurs, sur un écran unique, sans scrolling horizontal ou vertical. L’avatar, soumis à un semblant de gravité, apparaît au centre de l’écran ; des piques qui parsèment le haut et le bas de ce dernier mettent fin à la partie en cas de contact de l’avatar avec des ennemis qui apparaissent sur ses flancs gauches et droits – puis de tous côtés (fig. 1). La seule action offerte au joueur consiste à indiquer une direction pour que l’avatar tire avec l’arme équipée et que le recul empêche sa chute et sa défaite. Tirer permet ainsi non seulement de se défendre mais aussi de se mouvoir dans l’espace de jeu pour récupérer les icônes de disquettes, seul élément permettant d’augmenter son score. C’est la combinaison des deux qui crée la profondeur du jeu, à l’instar du saut dans Super Mario Bros. (Nintendo, 1985) qui est investi de multiples fonctions. Chaque arme (changée automatiquement et aléatoirement à chaque prise de disquette) et chaque type de recul doivent donc être maîtrisés par le joueur afin d’augmenter son score. Joël Lauener applique ici un modèle de design consistant à demander au joueur un minimum de saisies (inputs) pour une combinaison maximale de retours (outputs). Cette approche maîtrisée du design permet d’inscrire Floppy D!sk aux côtés de jeux suisses qui ont rencontré le succès critique comme Dreii (2013), Feist (2015) ou Far : Lone Sails (2018)9 (fig. 2-4).

Minimaliste, Joël Lauener l’est aussi dans ses modes de production. L’intégralité du jeu – game design, pixel art, animation, programmation, interface, sound design – a été créée par le Neuchâtelois, à l’exception de la musique10. Un cas loin d’être isolé puisque ces dernières années, la production mondiale a vu croître considérablement les succès critiques et économiques de jeux créés majoritairement par un seul individu, à l’image d’Undertale (2015) de Toby Fox, d’Axiom Verge (2015) de Thomas Happ, de Downwell (2015) d’Ojiro Fumoto ou encore de Stardew Valley (2016) d’Eric Barone. Cette augmentation s’inscrit (et soutient) aussi dans un mouvement de démocratisation de la création individuelle suite à la mise à disposition, durant les dix dernières années, de versions gratuites de nombreux moteurs de jeu comme Unity, Unreal Engine ou Godot. L’accès facilité à des outils techniques a contribué à stabiliser considérablement des scènes périphériques du développement vidéoludique, notamment en Suisse. Ajoutons que l’ergonomie d’utilisation de ces mêmes outils permet à des néophytes des langages de programmation de se former rapidement, notamment grâce à des didacticiels conçus par les propriétaires des moteurs de jeu ou par les utilisateurs eux-mêmes11.

Distribution et promotion

C’est aussi dans ses modalités de distribution que Floppy D!sk illustre les changements qui ont cours dans l’écosystème de consommation actuel. Si seule la musique du jeu n’est pas le fait de Joël Lauener, elle lui a été cédée gratuitement par le compositeur chiptune Mark Sparling. La facilité de cette transaction tient notamment aux modalités d’échange spécifiques mises en place par les communautés de créateurs-utilisateurs des plateformes de distribution numérique comme itch.io, Gamejolt (pour les jeux vidéo), Soundcloud ou Bandcamp (pour la musique). Le modèle le plus populaire de distribution, le système du « payer ce que vous voulez » [pay-what-you-want], permet aux consommateurs de décider de la somme qu’ils souhaitent verser au créateur du contenu, parfois délivré gratuitement, à l’instar de Floppy D!sk, distribué en format numérique sur itch.io. Ajoutons que les trois administrateurs de itch.io, Leaf Corcoran, TJ Thomas et Amos Wenger (ancien étudiant de l’EPFL) laissent le choix aux développeurs d’indiquer quel pourcentage sur chaque vente ils désirent reverser à la plateforme ; cette décision va à l’opposé des pratiques des grands acteurs du domaine comme Steam (Valve Corporation) ou iTunes (Apple), qui prélèvent automatiquement trente pour cent sur chaque vente12.

Selon les dires de Joël Lauener, l’approche technique au cœur de la plateforme itch.io est centrale à la diffusion de Floppy D!sk, mais aussi constitutive de la manière dont il fait évoluer son jeu à chaque nouvelle version. En effet, itch.io permet non seulement de déposer son jeu très rapidement et avec un minimum de contraintes, mais aussi de le mettre à jour (update) avec de nouvelles versions sans avoir à en référer aux administrateurs. Grâce à cette flexibilité, Floppy D!sk est passé, depuis sa première distribution, de la version 1.0 à 1.2, ajoutant de nouveaux ennemis, de nouvelles armes ainsi qu’un tableau de scores en ligne13. Mais s’intéresser à l’historique de l’évolution de Floppy D!sk implique aussi de prendre en compte l’offre événementielle suisse conséquente mise à la disposition des développeurs durant ces dernières années14.

Joël Lauener repense son jeu à chaque exposition en festival, le transforme en réfléchissant non seulement à sa spatialisation mais aussi aux interactions qu’il induit, à l’instar des modalités spatiales et expérientielles du jeu en salles d’arcade. Ainsi, en août 2017, à l’occasion de sa participation au Numerik Games Festival d’Yverdon-les-Bains, il a implémenté un classement hors-ligne incitant les festivaliers à revenir sur son stand pour battre leur propre score. Il a également transformé des disquettes en produits dérivés et proposé comme interface physique de jeu un mini-clavier sans fil (fig. 5). Lors de sa présentation dans le cadre de la Geneva Gaming Convention en septembre 2017, Floppy D!sk était accompagné d’un support de jeu construit entièrement à partir de boutons pour borne d’arcade et d’un microcontrôleur open source Arduino15. On comprend ici l’importance de l’événementiel – festivals, salons, conventions – pour une scène nationale, non seulement en termes de visibilité publique et de légitimation artistique, mais aussi afin de donner des « balises » à la création et permettre à des jeux pensés principalement sous un angle numérique, c’est-à-dire dématérialisé, de se réinventer dans leur pratique physique (fig. 6).

La disquette comme icône

Le titre Floppy D!sk fait directement référence à la disquette, support de stockage de données utilisé dans le domaine de la microinformatique de la fin des années 1970 au début des années 1990. La disquette est aussi présente dans le jeu en tant qu’objet-clé qui augmente le score et provoque un changement automatique d’arme. Le fait que la représentation d’un objet technique appartenant au passé soit mis au cœur du jeu n’est pas anodin. En choisissant la disquette comme icône principale du jeu, Joël Lauener illustre un élément central de sa pratique artistique : la création sous contrainte technique16.

Effectivement, Floppy D!sk est né en juin 2017 durant la CGA Jam, un événement de création vidéoludique tenu sur itch.io, qui demandait aux participants de développer un jeu en utilisant uniquement la palette de couleurs CGA 4 ainsi que des sons 8Bit17. Rien de très surprenant pour l’artiste suisse qui avait déjà participé au défi One Game A Month demandant de créer un jeu par mois durant une année18. Notons que plusieurs game jams demandent à reproduire en partie les contraintes techniques d’un ancien système de jeu19. L’exercice invite les créateurs à une archéologie des techniques, des pratiques et des mécaniques de jeu et contribue à redécouvrir une certaine histoire du jeu vidéo. Il n’est dès lors pas étonnant qu’une grande partie du savoir-faire suisse romand actuel se soit construit autour de ce type d’événements. Effectivement, la combinaison de contraintes techniques et créatives en fait un terreau idéal pour se confronter aux problématiques pratiques du développement de jeux vidéo. En parallèle aux game jams mondialement pratiquées comme la Ludum Dare ou la Global Game Jam, la scène suisse apporte sa touche particulière en créant notamment l’Epic Game Jam (dès 2014) et la Level Up Game Jam (dès 2015) (fig. 7).

L’iconographie nostalgique de Floppy D!sk combinée à une forme de gameplay contemporain illustrent les bienfaits d’un regard critique documentant et réinventant l’histoire des techniques et des arts vidéoludiques. En effet, comme son créateur le précise, l’expérience que propose le jeu ne pourrait tout simplement pas exister dans les années 1980 : le nombre d’images affichées par seconde à l’écran [frames per second] et certains effets spéciaux comme les screenshakes ne seraient par exemple pas envisageables. On assiste à une logique artistique rétro qui crée du nouveau à partir de modèles anciens. C’est dans la comparaison des conditions de deux écosystèmes techniques – l’« actuel » et l’ « ancien » – que le jeu naît. Il n’est alors pas étonnant de trouver en bas de l’écran de titre, à l’emplacement des indications de droit d’auteur, une mention pseudo-historique de la date « 1982 » – illusion d’un retour vers le passé.

Contrairement aux discours prônant l’innovation et l’amélioration des performances de rendu graphique qui constituent dans les productions à grand budget un critère d’évaluation primordial et un jalon fondamental pour de nombreuses histoires du médium, la pratique de Lauener – emblématisée ici par la disquette – consiste à incorporer volontairement les contraintes techniques au projet artistique20. L’accélération exponentielle des possibilités techniques tend à mettre des barrières à une réflexion et un apprentissage rigoureux des nouveaux usages. Tandis qu’une grande partie des acteurs de la scène suisse du développement de jeu vidéo se concentre sur la professionnalisation empressée et vise à constituer une « véritable » industrie, les productions de Joël Lauener expriment le besoin d’une exploration artistique et intellectuelle de l’histoire du médium vidéoludique21.

1 Voir David Javet et Matthieu Pellet, « SwitzerlanD», dans Mark J.P. Wolf (éd.), Video Games around the World, Cambridge, MIT Press, 2015, pp. 535-543 ; David Javet et Yannick Rochat. « Jeux vidéo suisses : état des lieux (2012-2017) », Culture en Jeu, no 54, 30 avril 2017, pp. 6-7.

2 Sans prétendre être exhaustif, nous citerons ici l’utilisation de la plateforme meetup.com pour organiser des rencontres mensuelles, l’organisation de game jams (Epic Game Jam, Level Up Game Jam, I3 Game Jam), de workshops (Swiss Game Academy) et de tables rondes en festivals et conventions régionales (GameZfestival et Ludicious à Zurich, le Numerik Games Festival à Yverdon-les-Bains).

3 Dès 2010, des délégations de plus en plus grandes de développeurs et de studios suisses se rendent notamment à la Game Developers Conference de San Francisco, à la Gamescom de Cologne, au Tokyo Game Show ou au Festival Stunfest à Rennes.

4 Citons ici principalement le cursus en game design de la ZHdK à Zurich, le cursus en media design de la HEAD à Genève. De ces deux programmes sont sortis de nombreux artistes qui composent le paysage vidéoludique suisse.

5 Bien que Pro Helvetia, la fondation suisse pour la culture, soutienne les médias interactifs depuis 2010, l’année 2017 voit son budget alloué aux jeux vidéo augmenter considérablement, avec des aides financières s’élevant à 50 000 francs suisses pour les projets les plus avancés.

6 Le jeu est disponible en format numérique ici : https://zappedcow.itch.io/fl0ppydsk.

7 Le présent article a été élaboré à partir d’une dizaine d’entretiens menés entre 2016 et 2018 avec Joël Lauener, durant des événements (festivals, game jams) et lors de rassemblements de développeurs. De plus, nous tirons des informations complémentaires concernant la plateforme de distribution de jeu vidéo « itch.io » grâce à un échange mené par courriel électronique avec Amos Wenger, un de ses administrateurs.

8 En centrant son analyse sur Pong (Atari, 1972), Mathieu Triclot définit ce régime d’expérience comme étant situé à l’opposé du « jeu de maîtrise totale sur un univers simulé ». Le plaisir vertigineux de l’arcade se trouve dans une « perte de contrôle », dans un « dessaisissement de soi face à l’accélération inévitable ». Il consiste à retarder la victoire inéluctable de la machine sur le joueur. Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, Paris, éditions La Découverte (Zones), 2011, p. 140.

9 On retrouve déjà Joël Lauener sur un design épuré dans son jeu multijoueur Zoop ! (2013) sorti sur iPad. La Faculté des lettres de l’Université de Lausanne apporte sa propre pierre à l’édifice des designs minimalistes en commandant à une équipe de créateurs suisses le jeu Dédalopole (2017) à l’occasion des trente ans du bâtiment Anthropole. Ce jeu gratuit est disponible sur les systèmes iOS et Android.

10 La musique a été composée par l’artiste chiptune Mark Sparling.

11 Joël Lauener, programmeur aguerri, utilise quant à lui le langage C sharp (C#) et le framework MonoGame pour le jeu en question.

12 L’équipe d’itch.io applique l’approche libéraliste du mouvement open source en rendant public le code source de leurs logiciels, client y compris : https://github.com/itchio/itch. En ce sens, on peut envisager les choix techniques des différentes plateformes de distribution numérique de jeux vidéo comme autant de pratiques éditoriales, ce qui n’est pas sans rappeler l’écosystème de l’industrie du livre.

13 La transformation d’un jeu vidéo – par patch, add-on, ou update – constitue évidemment un défi méthodologique pour le chercheur qui devrait idéalement être capable d’identifier la version à laquelle il se réfère. A noter que le problème n’est en aucun cas unique au marché récent du jeu vidéo. On citera entre autres le cas du jeu japonais Dragon Slayer (Nihon Falcom, 1984) sur PC-8801, pionnier du genre action-RPG que The Legend of Zelda (Nintendo, 1986) va mondialement populariser, dont la version 1.0 sur cassette et 2.0 sur disquette comportent déjà des différences conséquentes.

14 On citera ici les événements les plus établis : GameZfestival, Ludicious Zurich Game Festival, Imagine The Future Symposium ou Numerik Games.

15 L’année précédente, Joël Lauener avait déjà présenté Blök Quest, une de ses créations, lors du Numerik Games Festival 2016 et du Ludicious Zurich Game Festival 2017.

16 Comprenons ici notre utilisation du mot « icône » dans tous les sens du terme puisque la disquette devient aussi une icône du processus de création.

17 L’événement s’est tenu du 1er au 14 juin 2017 et les créateurs devaient construire leur jeu autour de ces thèmes : History Repeats, Always Faster, Gravity, WildWest / WestWorld. CGA, ou « Color Graphics Adapter », désigne la carte graphique couleur sur le IBM PC de 1981. Plus généralement, CGA désigne une norme d’affichage. La carte permet notamment un affichage en définition 320 × 200 pixels qui offre accès à deux palettes différentes de trois couleurs distinctes (plus du noir par défaut) : vert/rouge/brun (Palette 0) et cyan/magenta/gris pale (Palette 1). Pour Floppy D!sk, c’est la Palette 1 qui est utilisée.

18 Voir http://onegameamonth.com/.

19 Citons par exemple la GBJAM qui propose de reproduire les contraintes techniques de la console portable Nintendo Gameboy : les participants sont par exemple limités à une résolution d’écran de 160 × 144 pixels et à quatre couleurs.

20 On peut citer ici Castle Boy (2017), un autre projet de Joël Lauener développé uniquement pour l’ArduBoy, une console portable 8 bits de la taille d’une carte de crédit basée sur la plateforme open source Arduino. Développer sur cette console implique de prendre en compte des contraintes de mémoire rappelant les débuts de la programmation. Le brio des développeurs s’exprime alors aussi à travers l’ingéniosité dont ils font preuve pour créer du contenu à partir de cet espace limité.

21 On pense ici à deux des travaux de longue durée de l’UNIL Gamelab qui dialoguent avec la démarche de Joël Lauener : un archivage du Fonds Bruno Bonnell, fondateur de la société Infogrames, et une plateforme de référencement des jeux vidéo produits sur le territoire suisse. Voir https://wp.unil.ch/gamelab/.