Serge Margel, Eva Yampolsky

Le troisième homme : un entretien avec Craig Johnson

Scott MacDonald nous a proposé cet entretien inédit pour ce dossier de la revue Décadrages consacré au cinéma ethnographique ; entre-temps, il a publié une version revue de cet entretien dans son ouvrage The Sublimity of Document : Cinema as Diorama , New York, Oxford University Press, 2019, pp. 357-376.

Johnson – Bande son 14 ; 28 février 1971 ; fin de la séquence où la femme est battue. Asch – As-tu du son synchrone ? Chagnon – La séquence où la femme est battue, mon cul. Johnson – D’accord, c’est quoi alors ? Chagnon – C’était une bagarre de groupe. Johnson – Qu’est-ce qui s’est passé d’abord ? Chagnon – Eh bien, il y avait deux femmes dans un jardin, et l’une d’elle a été séduite par son propre fils. C’était une relation incestueuse. Les autres l’ont découvert et c’est comme ça que la bagarre a commencé. Asch – Sans blague ! Johnson – Vers 15h30. Chagnon – Non, ça a commencé vers 15h. Un type a été frappé par derrière sur le dos avec une hache et ce coup l’a presque rendu inconscient. Asch – Ce n’est donc que le début de tout ce qui s’ensuivra. Chagnon – Eh bien, quand on est dans un village aussi grand, des choses comme ça arrivent forcément. Asch – Est-ce que tu as pu découvrir combien il y avait de personnes dans ce village ? Chagnon – Non, je ne les ai pas encore comptées ; il y en a plus de deux cents. [Il parle avec Moäwä en Yanomami]. Ah, c’est peut-être la dixième personne aujourd’hui qui me demande mon savon.Asch – Dis-lui que je lui donnerai mon savon…Chagnon – Non, tu ne lui donneras pas ton savon ! Asch – … quand je partirai.Chagnon – Ils voudront qu’on parte au plus vite si on continue à leur faire toutes sortes de promesses avant de rentrer chez nous.Asch – Shotiwa [« beau-frère » en Yanomami], vivre dans ton village doit être fatiguant.Chagnon – Et tu pensais que je plaisantais quand je te parlais du caractère farouche de ces gens ? (Transcription d’une conversation dans The Ax Fight [1975])

En juin 2016, j’ai fait une découverte frappante. Ma femme, Patricia, me disait qu’elle et son amie Carol pensaient que Craig, le compagnon de Carol, et moi avions quelque chose en commun. Je n’avais aucune idée de quoi il pouvait s’agir, mais je supposais qu’il était question de cinéma. Après avoir fixé un rendez-vous, Patricia et moi sommes arrivés à Fern Glen, une maison du xviiie siècle en pleine nature au bout de la Rue Livezey, près du ruisseau Wissahickon à Philadelphie, où habitent Carol et Craig et où ce dernier a son atelier. J’ai dit à Craig que nos compagnes pensaient que nous avions quelque chose en commun : « J’enseigne l’histoire du cinéma à Hamilton College. Es-tu impliqué dans le cinéma ? »

Craig a expliqué qu’il était directeur de Interpret Green, qui produit des panneaux interprétatifs et des médias interactifs pour des centres d’éducation écologique et des installations dans des musées. Ses projets impliquent souvent des films pour des lieux spécifiques [site-specific films], qu’il produit et réalise lui-même. Selon son site internet, la mission de Interpret Green « consiste à développer des médias interprétatifs qui engagent, éduquent et inspirent, tout en promouvant les objectifs d’une défense de la nature, d’un environnement durable, de la justice sociale et de l’expression artistique pour le bien commun ». Ainsi, Craig n’était-il pas à présent un réalisateur à plein-temps. « Mais j’ai commencé mon travail professionnel dans le cinéma avec deux autres personnes, en réalisant une série de films dans la jungle vénézuélienne ». Qui étaient ces deux autres personnes ? « Napoleon Chagnon et Timothy Asch ».

Voici Craig Johnson, qui avait été le « troisième homme » dans ce qui est devenu une des aventures classiques du cinéma ethnographique : la documentation et l’interprétation du peuple Yanomamö par les anthropologues Chagnon et Asch (Asch est mort en octobre 1994 ; Chagnon est toujours vivant – en 2013, il a publié Noble Savages : My Life Among Two Dangerous Tribes – the Yanomamö and the Anthropologists)1. D’ailleurs, pour un livre récemment publié2, j’ai transcrit une brève conversation (voir plus haut) qui peut être entendue à la fin de la première partie de The Ax Fight (1974), où l’on entend Asch, Chagnon et Johnson parler du brouhaha qu’ils venaient de constater et filmer. J’ai intégré The Ax Fight à mon enseignement depuis des décennies ; il était donc très stimulant de parler avec Craig, qui a lui-même été témoin de cette bagarre à la hache et du processus complexe qui a conduit à ce film.

The Ax Fight est un film incontournable dans mes cours sur l’histoire du documentaire. Entre autres choses, il s’agit d’une critique remarquable et inventive des limites du cinéma-vérité comme genre cinématographique, tout particulièrement lorsqu’il est question d’autres cultures. Après une ouverture contextualisante qui localise l’action au cœur du village de Mishimishimaböwei-teri dans la région montagneuse du sud du Venezuela, The Ax Fight documente d’abord sans recourir au montage une confrontation, qui semble avoir été provoquée par des événements ayant eu lieu dans le jardin du village, entre plusieurs femmes, dont certaines venaient visiblement d’un autre village. La première partie du film se termine par la conversation citée en exergue entre les trois réalisateurs concernant ce dont ils venaient d’être témoins, suivie par un texte déroulant indiquant que « les premières impressions peuvent être erronées » et expliquant que la cause véritable de la bagarre à la hache n’était pas ce que les réalisateurs présumaient au moment du tournage.

Ce qui nous amène à la seconde partie de The Ax Fight, où Chagnon ralentit certains aspects de la séquence originale et utilise des flèches indicatrices et le récit pour expliquer les événements, tout en nommant les individus et en précisant la relation entre les différents groupes impliqués dans la confrontation – vraisemblablement sur la base de recherches ultérieures. L’explication que Chagnon nous propose rend évident que ce qui semblait s’apparenter à une interaction chaotique et « sauvage » était en réalité une relation nuancée, qui suggère que les moyens par lesquels les Yanomami se confrontent aux situations conflictuelles ne sont pas moins subtils et sophistiqués que ceux qu’on utilise dans notre culture. Dans la troisième et dernière partie du film, plus brève, Chagnon tente de démontrer le rôle que la généalogie a joué dans cette situation ; et The Ax Fight se termine par « une dernière version montée de la bagarre », dans laquelle les éléments du combat à la hache sont réorganisés, représentant ce que les réalisateurs ont fini par comprendre de cet événement.

Étant donné ma manière d’utiliser dans mes cours The Ax Fight, j’ai été impressionné de lire dans Noble Savages de Chagnon que l’attention qu’il a portée aux complexités de la culture Yanomamö, et en particulier à la fierté des hommes Yanomami d’être des « gens impitoyables » – dans son livre important intitulé Yanomamö : The Fierce People (New York, Holt, Reinhart & Winston, 1968) et dans The Ax Fight – a fait l’objet de controverses quand des séquences de The Ax Fight ont été présentées dans un documentaire allemand, qui a été diffusé sur ZDF (Zweites Deutsches Fernsehen) en 1988.

Sur le long terme, l’apparente insistance de Chagnon sur la violence des Yanomami semble avoir joué un rôle indirect dans la méfiance et le discrédit exprimés à son égard par certains missionnaires catholiques et anthropologues – ce qu’il explique par sa propre compréhension de la violence, distincte de la supposition largement acceptée selon laquelle la cause de la violence dans les cultures indigènes provient d’une pénurie de ressources matérielles vitales. Selon Chagnon, la violence des Yanomami repose surtout sur la possibilité d’acquérir des femmes et de créer de grands groupes familiaux dans une société patrilinéaire. Quelle que soit la cause de la violence spécifique que l’on voit dans The Ax Fight, il est paradoxal qu’un film qui cherche à déconstruire les idées stéréotypées sur la violence des peuples « sauvages » puisse être considéré comme une représentation injuste de ce même stéréotype. Il est vrai, bien entendu, que le titre du film joue sur l’attrait (et/ou la menace) de The Texas Chainsaw Massacre, qui est sorti une année avant The Ax Fight.

Asch et Chagnon ont réalisé beaucoup de films sur les Yanomami, pour la plupart désignés par John Marshall comme des « films-séquences » [sequence films] – c’est-à-dire des courts métrages qui documentent des activités spécifiques, souvent sans recours à la narration. La dernière partie de The Ax Fight suggère que chaque film-séquence se déroule en plusieurs étapes, en commençant par un enregistrement original et direct, souvent suivi d’une recherche sur ce qui a été enregistré, et conduisant à un montage final qui représente ce que les réalisateurs croient savoir sur ce qu’ils avaient filmé au départ. En somme, The Ax Fight est un méta-film. D’une part, c’est une critique révélatrice du cinéma-vérité, qui montre que l’enregistrement direct des cultures que nous ne connaissons pas bien tend à confirmer nos stéréotypes sur ces cultures non industrialisées. D’autre part, le film propose une illustration implicite et une critique du processus qui conduit aux images apparemment sincères des films-séquences.

J’ai décidé d’explorer avec Johnson ses souvenirs, il y a presque un demi-siècle, lorsqu’il était le troisième membre de l’expédition de terrain qui a enregistré en 1971 plus de 42 heures de film sur les Yanomami habitant dans le village reculé de Mishimishimaböwei-teri, situé à la source de la rivière Mavaca. Johnson a été directeur de production, preneur de son et monteur initial pour un projet qui a donné lieu à des films ethnographiques qui deviendront des références incontournables, notamment The Ax Fight, Arrow Game, Children’s Magical Death, Tug-of-War, A Father Washes His Children, A Man and His Wife Weave a Hammock, Weeding the Garden, Climbing the Peach Palm, Firewood et Tapir Distribution. Ces films ont tous été distribués par Documentary Educational Resources, DER : www.der.org/about/)3. Le 14 août 2016, nous avons enregistré une conversation avec Johnson sur ses expériences avec Chagnon, Asch et les Yanomami, et durant l’été et l’automne 2017, nous avons développé l’entretien par des échanges électroniques et téléphoniques.

[ Scott MacDonald ]  J’aimerais que tu reviennes sur ta contribution aux films sur les Yanomami, en particulier The Ax Fight, tout en l’inscrivant dans le contexte plus large de ton initiation au cinéma.

[ Craig Johnson ]  Cela fait longtemps que je n’ai pas eu l’opportunité de parler avec quelqu’un qui a une connaissance approfondie des films Yanomamö. Cela me donne l’opportunité de réfléchir à cette période de ma vie comme je ne l’ai pas fait depuis longtemps.

Commençons par ton initiation au cinéma.

Eh bien, ma famille était fascinée par le cinéma depuis plusieurs générations. Mon grand-père a construit et dirigé le premier cinéma à Great Falls, dans le Montana. Il a grandi à Minneapolis, de même que ma grand-mère qui l’a rejoint à Great Falls ; puis ils sont retournés à Minneapolis, avant d’aller ensuite à Detroit, où mon grand-père, qui n’était plus engagé dans le cinéma, a dirigé une entreprise de construction spécialisée.

Comme mon grand-père, mon père était intéressé par la photographie et le cinéma, et c’est lui qui m’a initié à la réalisation de films. J’avais alors 5 ans. J’adorais faire des films avec mon père en utilisant une caméra 8mm « à ressort ». Pendant l’été, mon père et moi tournions des films ensemble et nous les montions l’hiver. Dès l’âge de 9 ans, je réalisais mes propres courts métrages en recourant au ralenti, à l’accéléré, à l’inversion du défilement, à la double exposition, à l’arrêt sur image et à l’animation. C’était tellement amusant.

Pour les anniversaires et les vacances, on m’offrait des dessins animés en 8mm. J’avais mon propre projecteur et j’ai installé un cinéma au sous-sol de notre maison. Les autres enfants de notre quartier venaient chez moi les samedis. J’avais plus de vingt films. Les enfants adoraient voir leurs films préférés, encore et encore, comme Bugs Bunny, Woody Woodpecker, Krazy Kat. En y repensant, ces premières expériences m’ont appris beaucoup de choses sur la narration au cinéma et sur le cinéma comme expérience sociale.

Après l’école, je suis allé à l’Université de Michigan, où je participais activement au ciné-club des étudiants. Il y avait également le Ann Arbor Film Festival, qui était vraiment extraordinaire. Mais je ne pensais pas que mon intérêt pour le cinéma pourrait donner lieu à une carrière. J’étudiais ce qu’on appelait la géographie théorique, avec le Professeur Gunnar Olsson. Il s’agissait de comprendre comment les cultures organisent leur monde physique sur la base de leur conception du temps et de l’espace. J’ai fait mon diplôme de Bachelor au Département de géographie, en me concentrant sur « l’écologie culturelle » – un croisement entre l’anthropologie, la géographie et l’étude des ressources naturelles.

J’étais intéressé également par la métaphysique et le shamanisme. Durant ma dernière année de Bachelor, j’ai traversé une crise spirituelle – la meilleure manière de la décrire serait le sentiment d’être privé de tout fondement. J’avais besoin de savoir quelque chose : je ne savais pas ce que cela pouvait bien être, mais j’avais le sentiment que c’était important. Toute ma vie, j’ai eu la chance d’avoir d’excellents mentors ; mais personne n’était capable de m’aider sur ce point. Après avoir lu The Teachings of Don Juan [1968] de Carlos Castaneda, je me suis dit : « Peut-être que si j’allais dans une société non technologique, une société très différente de celle qui est familière à ma propre expérience culturelle, je pourrais trouver une réponse à la question qui me tourmentait. » Je pourrais peut-être rencontrer un brujo4, qui m’aiderait…

Qu’est-ce qui t’a attiré dans l’Amazonie en particulier ?

Un jour à Ann Arbor, j’ai lu sur le panneau d’affichage du Département d’anthropologie l’annonce que Napoleon Chagnon et son collègue Tim Asch allaient projeter un pré-montage de films de l’expédition qu’ils avaient conduite dans la jungle du sud du Venezuela.

J’ai assisté à la projection et, en regardant ce pré-montage, j’ai eu l’impression que Chagnon et Asch avaient besoin d’aide dans la production de leurs films. Et c’est ainsi – en y repensant maintenant, cela semble scandaleux ! [rire] – que je suis allé au bureau de Napoleon dans le Département d’anthropologie et lui ai dit : « Je m’appelle Craig Johnson et votre travail m’intéresse beaucoup. Avez-vous besoin d’aide ? » Et il m’a répondu : « En fait, oui ! »

Nous avons vite noué une relation amicale. Il m’a demandé de monter des séquences qu’il devait soumettre avec une demande de financement pour une nouvelle expédition en Amazonie. Je savais monter et coller un film, ce qui m’a permis d’assembler assez rapidement quelque chose, à quoi Chagnon a répliqué : « Eh, c’est vraiment bien ! » Il a dit à Tim qu’il avait rencontré un jeune homme qui devait se joindre à leur prochaine expédition.

J’ai aidé Chagnon et Asch à écrire et corriger la demande de financement pour la prochaine expédition auprès de la Fondation nationale pour la science. Cette demande a été soumise et financée, et c’est alors que j’ai déménagé d’Ann Arbor à Boston pour commencer à travailler avec Tim à la préparation de la production. J’ai commencé à monter plusieurs films, notamment ce qui deviendrait Magical Death.

Pourquoi Boston ?

Si je ne me trompe pas, le financement pour les films Yanomamö provenait de l’Université de Brandeis, où Tim était professeur adjoint. Brandeis a alimenté les fonds de ce qui s’appelait d’abord le Centre pour l’anthropologie documentaire (Center for Documentary Anthropology). Ce centre a été fondé par le réalisateur et anthropologue John Marshall et il deviendra très vite une organisation à but non lucratif sous le nouvel intitulé de Documentary Educational Resources.

Revenons sur le contexte dans lequel le projet cinématographique sur les Yanomami a commencé. Dr. James V. Neel, qui enseignait à la Faculté de médecine de l’Université de Michigan, a fondé le premier Département de génétique humaine à l’intérieur d’une faculté de médecine. D’après ce que j’ai pu comprendre, Dr. Neel a obtenu des fonds de la Commission à l’énergie atomique (Atomic Energy Commission) au milieu des années 1960, afin de mener une recherche sur les variations et les anormalités génétiques produites par l’exposition à la radiation à Hiroshima et Nagasaki. Pour cette recherche, il a effectué un échantillonnage physiologique important de Japonais qui se trouvaient près de l’épicentre, et il a identifié une population la plus éloignée possible du Japon.

Dr. Neel s’est proposé de soutenir les études doctorales de Nap [Napoleon Chagnon] en échange d’une enquête de terrain dont il avait besoin pour son projet, notamment la préparation des généalogies Yanomamö afin que des tests génétiques puissent être croisés avec les échantillons génétiques du Japon.

Le livre de Nap, The Fierce People, contient en partie un rapport sur son travail de terrain, qui a été soutenu par le projet de recherche génétique de Dr. Neel, et répond par ailleurs aux intérêts de recherche de Nap lui-même.

Cela explique pourquoi son chapitre sur la généalogie constitue la moitié du livre !

Exactement. Dr. Neel avait besoin de généalogies pour que son travail de génétique fasse sens.

Paradoxalement, après avoir effectué toute la recherche, Nap s’est rendu compte que les Yanomami ne lui disaient pas la vérité sur leurs relations et leur ascendance. Il a donc dû y retourner et refaire tout le travail. Et c’est alors que j’ai rejoint ce projet et que nous avons eu l’opportunité de filmer les Yanomami.

Vois-tu, à ce même moment, il y avait une organisation à but non lucratif à Watertown [Massachussetts], qui s’appelait, je crois, le Centre pour la recherche culturelle et l’enseignement (Center for Cultural Research and Learning), dont la mission était de concevoir des programmes pédagogiques stimulants et pluriculturels pour les écoles primaires et secondaires. Leur méthodologie consistait à stimuler les étudiants par l’usage de films anthropologiques. Ce projet a été inspiré par le travail de John Marshall, qui produisait de courts films-séquences sur les Bushmen du Kalahari. L’idée était de montrer aux étudiants de nombreux courts métrages sur une petite communauté indigène qui était très différente de leur propre communauté. Chaque film devait offrir une immersion approfondie dans la compréhension des vies quotidiennes de cette communauté.

L’étude culturelle suivante reposait sur les films d’Asek Balicki chez les eskimos Netsilik. Il était aussi question de réaliser une autre série de films portant sur une culture de chasseurs et d’agriculteurs – et c’est là que Tim Asch et John Marshall ont collaboré avec Napoleon Chagnon et les Yanomami.

La Fondation nationale pour la science voulait soutenir et élargir ce programme de cinéma pour les écoles, et ils ont financé le projet Yanomamö, ce qui comprenait l’expédition cinématographique de 1971, ainsi qu’environ trois ans de montage.

Ainsi, en 1970, lorsque j’ai appris que le projet était financé, j’ai déménagé à Cambridge. J’ai rencontré John Marshall, qui a accepté d’établir les DER [Documentary Educational Resources] en partenariat avec Tim Asch. De plus, j’ai commencé à monter ce qui deviendra Yanomamö : A Multidisciplinary Study5 et Magical Death [1973].

À ce moment-là, je commençais à développer ma pratique cinématographique – j’avais encore tant à apprendre. John Marshall était une grande inspiration pour moi ; il m’a appris la méthodologie de terrain et un système de valeurs pour le cinéma anthropologique. Grâce à lui, j’ai compris que l’objectif de notre projet était de réaliser quelque chose d’important, quelque chose qui serait bénéfique pour le monde, notamment pour les Yanomami. John m’a aidé à comprendre que, pour nous, la meilleure ethnographie serait de protéger et de défendre ceux que nous allions filmer. Je pensais qu’en documentant leur mode de vie actuelle, les films seraient bénéfiques pour les Yanomami qui vivaient à ce moment-là et pour les générations à venir.

Comment êtes-vous arrivé à Mishimishimaböwei-teri ? Est-ce que vous étiez juste les trois ?

Oui, juste nous trois : Nap Chagnon, Tim Asch et moi.

Où exactement êtes-vous allés ?

Il y a une arrête de montagne dans le sud du Venezuela où l’eau entre soit dans le fleuve Amazone, soit dans le fleuve Orinoco. Sur la carte, il y avait quelques points autour de cette région, ce qui indiquait qu’elle était inexplorée, une terra incognita. Nous nous sommes approchés de la rivière Mavaca qui se jette dans l’Orinoco.

Je me réjouissais beaucoup de ce voyage. J’ai un caractère aventurier mais, pour moi, la motivation n’était pas le tournage lui-même – même si, oui, j’avais envie d’apporter ma contribution, et de revenir avec un bon film. J’espérais que cette expérience serait une chance pour moi de trouver un Don Juan, un mentor qui pourrait m’aider à élucider mes grandes questions sur la Vie.

Suivant les conseils de John Marshall, Tim, Nap et moi, nous nous sommes mis d’accord de ne pas filmer durant les premières semaines après notre arrivée dans le village. Nous voulions rester très discret et entrer lentement en relation avec ce qui se passait.

Tim et moi étions à Cambridge pour terminer la logistique de la production du film. Nap était au Venezuela dans le village d’Ocamo et organisait notre voyage, qui allait prendre dix jours en canoë motorisé jusqu’à notre destination. Le départ depuis Boston était de mauvais augure – peut-être même un peu prophétique ! Nous avons rassemblé assez d’équipement pour un séjour d’une année sur le terrain (nous n’avions pas assez de nourriture, mais nous allions la trouver sur place). Nous avions une réserve de plus de 90 000 pieds [27 432 mètres] de film couleur 16mm et 70 heures de bande sonore vierge. Nous avons amené environ dix caisses d’équipement et de provisions à l’aéroport. Quand on était à l’aéroport, Tim s’est rendu compte qu’il a oublié des choses importantes et pensait qu’il avait assez de temps avant le départ de l’avion pour aller les chercher. Malheureusement, il n’est pas retourné à temps. L’avion et tout l’équipement sont partis avec moi et sans Tim, qui est arrivé tard le lendemain.

Nous avons passé plusieurs jours à Caracas, puis nous avons pris deux petits avions de brousse pour la mission de Padre Cocco au rio Ocamo dans le sud du Venezuela pour rejoindre Nap.

Nous avions une pirogue de 6 mètres, peut-être un peu plus longue, avec un moteur à l’arrière. Nous avons tout mis dans la pirogue et avons remonté le fleuve. Pendant dix jours, nous nous levions très tôt le matin, avancions aussi loin que possible jusqu’au coucher du soleil ; nous attachions tout, préparions le dîner, montions les hamacs, puis on allait au lit pour la nuit. Nous avons vu des choses remarquables sur le fleuve. Par exemple, un jour, j’ai vu une grande ombre sous l’eau du fleuve, qui semblait avancer avec nous. Tout d’un coup, l’ombre est montée à la surface ; c’était un énorme marsouin d’eau douce de deux ou trois mètres de long ! Au début de notre traversée, le fleuve devait mesurer 180 mètres de large, mais après dix jours, il s’est rétréci pour ne faire plus que 9 mètres.

Vers la fin de notre voyage sur le fleuve, Nap m’a dit : « Tu auras besoin d’un nom. Les Yanomami ont deux noms : leur nom généalogique et leur surnom. Personne n’utilise leur nom généalogique. » Et à ce moment même, une énorme aigrette blanche très belle a plané au-dessus de la proue du canoë et j’ai dit : « Je veux être cet oiseau-là ! » Nap a dit : « Ok, nous t’appellerons ‹ Codi-o-nawa › (oiseau du fleuve) ». C’est mon nom Yanomamö.

Plusieurs hommes de Mishimishimaböwei-teri avaient été dans un village près de l’endroit où on a passé notre dernière nuit de voyage et ils sont revenus à Mishimishimaböwei-teri, pour annoncer au village que nous arrivions. Quand je me suis réveillé au matin du dixième jour, sept Yanomami me dévisageaient. [rire] C’était comme si j’étais tombé du ciel. Je me rappelle qu’ils tiraient ma barbe. Ils n’étaient pas hostiles, mais juste curieux – les Yanomami n’ont pas beaucoup de poils sur le visage, ce qui faisait de mon jeune visage barbu une véritable attraction.

Plusieurs hommes se sont approchés du bord du fleuve pour nous aider à porter nos équipements et nos provisions au village, qui était à 15 minutes à pied du fleuve. La structure du village s’appelle un shabono. Il est construit en forme d’un énorme appentis de forme arrondie, c’est un lieu d’habitation collectif d’un diamètre d’environ 76 mètres. Le toit de chaume est fabriqué de feuilles de palmier et l’intérieur est complétement ouvert sans aucun mur de séparation.

À peine étions-nous arrivés à Mishimishimaböwei-teri, que la tension entre Tim et Napoleon était déjà perceptible. Mais pour moi, un jeune homme, tout était vraiment captivant. Il y avait tout le temps des événements merveilleux, nouveaux, presque magiques. J’ai senti une incroyable vivacité d’esprit et une présence, comme si le monde autour de moi était plus vivant et fascinant que tout autre endroit que je n’ai jamais visité.

Nap a négocié avec les chefs du village l’endroit où on pourra monter nos hamacs et entreposer nos équipements. Notre emplacement dans le village circulaire allait déterminer nos relations : ceux qui seront considérés comme de la famille, ceux qui seront nos alliés et ceux envers qui nous devrons garder une distance. Comme on l’explique dans The Ax Fight, il y avait deux lignées distinctes dans le village. Finalement, Nap a décidé que nous devrions être à côté des familles de Moäwä et de Dedeheiwä.

Moäwä était un des deux chefs du village, et Dedeheiwä était le chef spirituel et le plus sage des aînés. Il était aussi le beau-père de Moäwä. Le choix de Nap fut très heureux pour moi, car Dedeheiwä était un des hommes les plus remarquables que je n’ai jamais rencontré, ou que je pourrais rencontrer dans toute ma vie. Le côtoyer a changé ma vie.

Nous avons monté nos hamacs et nous nous sommes installés.

Vous m’avez dit que vous avez décidé de ne pas filmer pendant quelques semaines, mais les premiers plans de The Ax Fight ont été tournés presque immédiatement.

Oui, dès le deuxième jour. Nous sommes arrivés à Mishimishimaböwei-teri après le lever du soleil, mais nous n’avons amené tout notre équipement dans le village que dans l’après-midi du premier jour, et nous avons dû ensuite vérifier les équipements, recharger les batteries, etc. Nous avions convenu de nous « acclimater » physiquement et culturellement avant de commencer à filmer. Cependant, dès qu’on est arrivé à Mishimishimaböwei-teri, Tim et Nap ont exprimé le besoin de terminer le travail de terrain et de partir au plus vite. Pour ma part, j’étais prêt à rester une année.

Vous avez pris le son pendant le tournage. Avez-vous appris à prendre le son avec Tim et John, ou est-ce que vous saviez déjà le faire avant ?

J’ai eu mon premier enregistreur sonore à bobine quand j’avais 11 ans ; ma connaissance des caméras, de la prise de son, des microphones, des casques audio, faisait partie des compétences que j’ai apportées au projet.

Nous avions d’excellents équipements. J’ai pris le son avec un Nagra, l’enregistreur audio à bobine légendaire. J’avais trois types différents de microphones directionnels de Sennheiser. Le Nagra produisait des enregistrements de qualité remarquable et permettait d’enregistrer le signal synchrone de la caméra Arriflex. Nous avons utilisé un nouveau dispositif venant d’Australie qui transmet le signal synchrone au Nagra via une radio, ce qui remplaçait le câble standard qui aurait normalement dû connecter l’Arriflex de Tim à mon Nagra. Ce système nous permettait une plus grande mobilité. J’ai moi-même filmé un peu, mais je prenais surtout le son et gérais les équipements cinématographiques.

Le livre de Nap, The Fierce People, examine les conflits entre les villages Yanomami et à l’intérieur de ceux-ci. La potentialité de la violence était un sujet de conversations avant de quitter les États-Unis et pendant notre voyage sur le fleuve. Nap et Tim espéraient pouvoir filmer une démonstration de violence qui illustrerait visuellement « ce peuple impitoyable ». Pour ma part, je n’avais pas de préférence.

J’ai néanmoins eu peur d’être pris au milieu d’un combat entre les hommes du village. Mais j’avais à peine plus de 20 ans. Je ne pensais pas beaucoup à la mort. Je me concentrais sur les possibilités d’aventures et d’expériences. Je présumais que j’allais vivre assez longtemps pour raconter cette histoire.

Nap a échangé des biens pour obtenir l’accord du chef sur le lieu où installer notre campement dans le village. La capacité de Nap à négocier rapidement et de manière efficace m’a impressionné. Il a dit à Moäwä et Dedeheiwä : « Ok, nous allons rester un certain temps, pouvez-vous nous faire de la place et nous offrir votre protection ? En échange, voici quelques outils. » Il leur a donné des machettes et quelques autres biens, mais il a gardé les haches jusqu’à notre départ. Les Yanomami ne fabriquaient pas d’outils en métal, même si, bien sûr, quelques artefacts apparaissaient de temps en temps. Un des artefacts les plus étonnants était le casque de construction en métal que Dedeheiwä portait souvent quand il travaillait dans le jardin. Il a dû traverser des centaines de kilomètres avant d’arriver sur la tête de Dedeheiwä.

Le deuxième jour à Mishimishimaböwei-teri, nous avons appris qu’un bébé souffrait d’une pneumonie. Le bébé provenait d’une relation polyandre : deux jeunes hommes – soit frères soit meilleurs amis – considéraient tous deux la même jeune femme comme leur épouse, qui avait récemment donné naissance à leur premier enfant. Les guérisseurs du village avaient essayé leurs médicaments, sans succès.

Nous avions amené avec nous de la pénicilline pour nourrissons. Nap, qui avait la trousse médicale, a plusieurs fois donné de la pénicilline au bébé. J’ai donné des doses d’aspirine pour enfants au bébé pour réduire sa fièvre. Je ne sais pas si les deux jeunes hommes pensaient que nos médicaments avaient guéri le bébé, en tout cas, ils savaient que nous avions essayé. Le bébé s’est rétabli et tout le monde fut heureux. Ces deux jeunes pères sont devenus mes compagnons les plus proches dans le village.

Nous avons apporté des soins au bébé quelques heures seulement avant le début du combat à la hache. Tant de choses se sont passées si rapidement dès notre arrivée – tout cela reste très vif dans ma mémoire. Un bébé qui survit, un jeune homme qui a presque été tué. Je me demandais : qu’est-ce qui va se passer maintenant ?

On venait d’arriver et j’ai commencé à m’inquiéter sur le mal que l’on pouvait faire. Devait-on intervenir avec notre médecine étrangère ? Offrir des machettes et des haches ? En fait, d’où venait cette hache, dans le combat à la hache ? Bien qu’à ce moment-là nous soyons présents physiquement à Mishimishimaböwei-teri, je ne dirais pas que nous étions totalement présents ces premiers jours. Alors que l’on peut très rapidement conduire nos corps dans un endroit très éloigné, nos émotions, nos sensibilités – tout cela prend plus de temps pour se manifester.

Mais revenons à votre question concernant le moment où l’on a commencé à filmer. Dès le matin de notre deuxième journée, nous avions testé l’Arriflex et le Nagra. Tout fonctionnait. Tim voulait que tous les équipements cinématographiques soient prêts à l’usage ; la caméra a donc été montée sur un trépied couvert d’un drap protecteur en plastique. Nous pouvions commencer à tourner en moins d’une minute.

Le lendemain vers 15h, nous étions dans nos hamacs toujours en train de récupérer de notre long voyage, lorsque nous avons entendu du vacarme. J’ai entendu Nap crier : « Quelque chose d’important va arriver ! Vite, prends la caméra ! » Surpris, nous nous sommes dépêchés ; j’ai pris le Nagra et Tim la caméra.

Quand vous tourniez le film brut avec Tim, que nous voyons dans la première partie de The Ax Fight, quelle distance y avait-il entre vous deux, mais aussi entre vous et l’action ?

Le vacarme s’est déroulé près de notre hamac. J’étais à côté de Tim. Nous étions peut-être à six mètres des femmes qui pleuraient et gueulaient. Depuis ce même endroit, nous pouvions faire pivoter la caméra à gauche et filmer l’action qui se déroulait sur la plaine au milieu du village. Ensuite, quand la confrontation s’est déplacée aux extrémités du village, nous avons pris notre équipement et nous avons couru pour nous rapprocher.

Je devrais mentionner encore quelque chose qui s’est passé à ce moment-là. Quand nous avons traversé le shabono en courant, mon Nagra était sur pause. Lorsque nous sommes arrivés de l’autre côté, Tim avait déjà actionné la caméra. Selon notre système de synchronisation, il fallait tout d’abord allumer l’enregistreur, pour qu’il tourne à la bonne vitesse avant que Tim commence à filmer. Il s’est trouvé que mon enregistreur était sur pause au moment où le type a pris la hache et a frappé l’autre homme. J’ai allumé le son immédiatement, mais je n’ai pas pu enregistrer le son de l’impact de la hache. On avait l’image, mais pas de son. C’était de ma faute ; j’aurais dû enregistrer le son dès que nous avons changé de position, que Tim filme ou non. Ces quelques secondes de silence sont devenues un véritable problème durant le montage.

Dans la version finale du film, on perçoit que le son de la hache qui frappe le corps a été rajouté plus tard.

Oui, dans la version montée/distribuée de The Ax Fight, le premier métrage « à l’état brut » ne correspond pas exactement à ce qui a été enregistré. Il devrait y avoir quelques secondes de « silence », et donc aucun son de l’impact de la hache, au moment même où mon enregistreur était sur pause. Le son de l’impact a été rajouté plus tard sur l’insistance de Tim, après m’être retiré du montage de The Ax Fight.

Pensez-vous que votre présence là-bas (mis à part le fait que vous aviez apporté des haches à échanger) a provoqué le combat à la hache ?

« Provoquer » donnerait peut-être trop de poids à notre influence, cependant je crois que notre arrivée a favorisé une lutte pour la gouvernance du village. J’ai souvent pensé à The Ax Fight et je me demande pourquoi il n’y a pas eu plus de chercheurs qui ont suggéré que nous, trois « outsiders », avions pu renverser l’équilibre fragile des rapports de force à Mishimishimaböwei-teri.

Je ne pourrais pas vous dire si le combat aurait dégénéré à ce point si nous n’étions pas là. Cependant, étant donné qu’il a eu lieu si vite après notre arrivée dans le village, il m’est difficile de croire que notre présence n’y était pour rien. Je n’ai jamais entendu Tim ni Nap discuter de ce point – mais selon moi, comment notre présence ne pouvait-elle pas avoir un effet ?

Tout à la fin de ce combat à la hache, un jeune homme s’est approché de moi et a brandi sa machette avec un geste très menaçant. [rire] J’ai brandi mon microphone dans un geste de défense, en pensant que s’il essayait de m’attaquer et frappait mon microphone, cela me sauverait la vie – ou quelque chose comme ça. Si j’avais été là-bas depuis un ou deux mois au lieu de quelques jours, j’aurais pu estimer beaucoup mieux la situation. D’ailleurs, ce n’est qu’après trois semaines dans le village que, la nuit, mes rêves ne portaient plus sur Boston et que j’ai commencé à rêver que je vivais dans une jungle, dans cette communauté.

Je me disais que c’était justement ce que John Marshall nous avait expliqué à propos de son propre travail de terrain : qu’on avait besoin de temps pour se retrouver – physiquement, émotionnellement et culturellement – après avoir voyagé si loin de chez nous et si rapidement.

Combien de temps êtes-vous restés à Mishimishima-böwei-teri ?

Environ quatre semaines, avec une semaine et demie pour monter le fleuve Mavaca et une semaine pour le descendre – en tout, environ sept semaines de travail sur le terrain.

Est-ce que tout le métrage, qui se trouve dans la série de films Yanomamö disponibles à DER, a été tourné durant cette période de quatre semaines ?

Oui, à l’exception du tournage de l’expédition scientifique que Tim avait accompli quelques années plus tôt, à partir duquel The Feast a été réalisé, ainsi que le métrage que Nap avait tourné avec une Bolex et qui est devenu Magical Death. Durant notre expédition, nous avons utilisé 92 000 pieds [28 000 mètres] de pellicule et la plupart de nos bobines son.

À un moment donné, après environ deux semaines passées au village, je redoutais beaucoup les tensions qui s’accentuaient entre Nap et Tim. Nap avait besoin de davantage de temps pour accomplir son travail de terrain, tandis que Tim voulait que Nap passe plus de temps à l’aider sur le tournage. Ils échangeaient des mots durs. Moi, j’étais le membre le plus jeune de l’équipe et c’était ma première véritable expérience d’une expédition. Ce niveau de conflit interpersonnel était nouveau pour moi. Je me sentais seul et isolé. Parfois, j’étais plus à l’aise parmi les Yanomami qu’avec ma propre équipe.

Nous travaillions littéralement du lever au coucher du soleil tous les jours. Nous avions tous besoin de repos. J’avais amené avec moi un paquet de cartes et leur ai appris à jouer à la Dame de Pique. Nap et Tim pouvaient être aussi expressifs entre eux qu’ils le voulaient pendant le jeu de cartes – beaucoup d’injures ont été échangées, souvent par plaisanterie, mais pas toujours. Sans la Dame de Pique, on n’aurait peut-être pas réussi à se supporter.

Un après-midi j’ai vu un groupe d’enfants assis en cercle qui reproduisaient tous nos gestes voyants ; c’était une scène extraordinaire. Ils avaient des feuilles dans leurs mains, et il était évident qu’ils nous imitaient en train de jouer à la Dame de Pique. Ils jetaient une feuille sur une pile et s’injuriaient avec des noms insultants, riant tout comme nous. Ils devaient, sans aucun doute, nous observer très attentivement.

Vous aviez planifié un séjour de quelques mois, mais vous n’êtes restés que quatre semaines. Qu’est-ce qui s’est passé ?

Je ne sais pas quelles raisons Tim et Nap invoqueraient pour expliquer pourquoi nous avons tourné aussi vite et sommes partis aussitôt après. À partir du combat à la hache, nous avons tourné tous les jours pendant quatre semaines sans interruption. Nous nous reposions un peu dans l’après-midi. Cependant, en général, soit on était accaparé par la production du film, entretenant notre matériel, soit on préparait les repas. Dès que le soleil était couché, on était dans nos hamacs, la lumière éteinte, et on s’endormait aussitôt.

Je faisais confiance à Nap qui pensait que nous devions terminer notre travail et partir beaucoup plus vite que ce que j’avais prévu. Quoi qu’il en soit, j’étais déçu au point de me sentir désillusionné. Que je n’arrive pas à maintenir ma décision, même si elle n’engageait que moi, de réaliser notre enregistrement lentement et soigneusement, me décourageait. Je savais que John Marshall avait raison quand il disait qu’il faut s’adapter avant de commencer à filmer.

Nap craignait une attaque de la part d’un autre village. Il n’a jamais affirmé explicitement : « On m’a averti que ce village va venir nous attaquer », mais je me souviens qu’il disait : « J’aimerais partir d’ici le plus vite possible ». Nous avions des armes à feu avec nous, ce qui devrait décourager la plupart des agresseurs, mais nous avions peur que nos agresseurs nous attaquent la nuit pour les dérober.

C’était après trois semaines de séjour ?

Oui.

Est-ce que vous vous souvenez de votre départ ?

J’étais triste et contrarié. J’avais noué des liens d’amitié avec les jeunes hommes de mon âge et j’avais un bon rapport avec la plupart des enfants. Ma relation avec Dedeheiwä s’est développée au point où il est devenu pour moi comme un mentor. Je ne voulais pas partir et pensais même dire à Nap et Tim de retourner à la « civilisation » sans moi. Cependant, je nous considérais comme une équipe et j’éprouvais une loyauté sincère envers nos efforts partagés. Cela n’aurait pas été juste de ma part de démissionner. Nous devions nous entraider pour rentrer en toute sécurité. Nous avons donc fait nos bagages après quatre semaines.

J’ai donné à Dedeheiwä et aux jeunes hommes qui étaient devenus si chers à mon cœur tout ce que j’avais et que je pensais pouvoir être utile pour eux : un couteau de poche, un miroir, des ustensiles de cuisine, des cordes, des pansements, des bandanas, un poncho, des allumettes étanches, et des restes de savon dans ma bouteille du Dr. Bronner. À Dedeheiwä, j’ai donné mon T-shirt de football américain de mon lycée qui était pour moi précieux comme un talisman et que j’avais amené comme porte-bonheur. Il le portait lorsqu’il nous a dit au revoir de la main, alors que nous poussions la pirogue dans l’eau. Je pleurais.

Les films commencent à sortir en 1974. Il a dû donc y avoir une période d’analyse et de sélection du métrage.

Oui, avant de pouvoir commencer le processus de montage, je devais transférer le son sur des bobines 16mm. L’étape suivante fut de synchroniser les images avec le son sur une table de montage K-E-M. Ce processus exige une grande concentration. J’ai passé presque cinq mois à synchroniser les 92 000 pieds [28 000 mètres] de film que nous avions tournés. J’ai fini par connaître chaque plan au photogramme près. J’ai monté la plupart des « films-séquences » [« sequence films »] Yanomami et j’ai commencé à monter The Ax Fight.

J’ai monté Magical Death à partir du métrage qui a été filmé par Chagnon lors d’une expédition plus ancienne ; c’était avant sa collaboration avec Tim.

Nap a utilisé une caméra mécanique Bolex pour filmer et un enregistreur cassette audio pour le son. Comme je l’ai déjà dit, Dedeheiwä, qui est la figure centrale de Magical Death, était un shaman étonnant. C’était l’aîné du village, mais il semblait avoir plus d’énergie que qui que ce soit d’autre. Il était intelligent et compatissant, vraiment un être humain extraordinaire. Nap voulait faire un film qui se concentrait sur la description et l’analyse d’une séance shamanique durant un seul après-midi. Il avait suffisamment de plans pour illustrer deux séances. J’ai monté une des sessions, mais j’ai aussi rajouté plusieurs plans de coupe d’une autre séance shamanique, pour rendre la continuité du film plus fluide. Les plans de coupe dans Magical Death, quand on voit des hommes regarder d’autres hommes qui sont en transe, ne faisaient pas partie de l’événement : d’ailleurs, si on regarde de près, on peut voir que dans certains plans ils sont en train de se regarder eux-mêmes ! [rire] La description narrative de Nap est fiable, mais je regrette avoir utilisé de tels artifices de montage pour masquer les limites du tournage – c’était avant que je comprenne la nécessité de maintenir une authenticité et une intégrité dans le montage, même pour les plus petits détails.

C’était avant que John Marshall et son monteur Frank Galvin m’aient pris sous leur aile. J’ai su apprécier leurs conseils et leur aide pour assurer la cohérence et l’authenticité du montage d’un film auquel les spectateurs peuvent faire confiance.

La fascination et la mécompréhension des spectateurs suscitées par Magical Death et d’autres films Yanomami me troublaient. J’aimerais mentionner un festival de films anthropologiques sponsorisé par Temple University à Philadelphia en 1974. C’était quelques mois après ma démission du projet Yanomamö. C’était la première projection publique des premiers films terminés. J’ai assisté aux projections et pendant la discussion qui suivait les films, j’ai été choqué quand Tim s’est attribué tout le mérite pour la réalisation et le montage des films Yanomami, y compris le film Magical Death. Il ne reconnaissait pas à Nap l’apport qu’il méritait à mon avis, et il a passé sous silence les importantes contributions de John Marshall.

Tim évitait de répondre aux questions pertinentes des spectateurs, notamment la mienne concernant l’impact que ces films ont pu avoir sur les Yanomami. Ce qui n’a pas manqué de troubler l’auditoire, et le modérateur a brusquement interrompu la discussion.

Puis, dans le lobby du cinéma, j’ai été encore plus déconcerté lorsque j’ai vu des personnes vendre des t-shirts et des tasses à café à l’image de Dedeheiwä. Dans les couloirs du cinéma, j’ai entendu des gens dire qu’ils voulaient aller dans l’Amazonie pour prendre des drogues avec les Yanomami. Dedeheiwä était devenu une figure culte pour le marketing des films.

à cette période, Nap était en conflit avec Tim parce qu’il trouvait que Tim marginalisait sa contribution à The Ax Fight. J’étais, moi aussi, troublé et j’ai rebaptisé « anthropreneurs » les personnes qui exploitent les peuples indigènes, et tout particulièrement les réalisateurs.

Je rajouterai encore que, durant la décennie suivante, une nouvelle génération de réalisateurs a émergé qui rejetait les films résultant d’une exploitation des peuples indigènes. Cette génération de réalisateurs se concentrait sur l’avancement de la justice sociale et environnementale. Ces réalisateurs cherchaient à être des porte-paroles pour les communautés qu’ils présentaient dans leurs films.

Est-ce qu’il y a des réalisateurs de cette nouvelle vague que vous considérez comme exemplaires ? Sarah Elder et Leonard Kamerling peut-être ?

J’allais justement dire Sarah et Lenny ! Et les McDougall. Regardez comment John Marshall en Amérique du Nord et Jean Rouch en Europe ont posé de manière intuitive les fondements de cette nouvelle vague. C’était d’excellents réalisateurs, très compatissants et respectueux des communautés dans lesquelles ils travaillaient.

Comment, selon vous, est-ce qu’un film sur les Yanomami pourrait leur être bénéfique ?

Merci pour cette question, qui est vraiment intéressante et importante. C’est une question fondamentale.

À propos d’un sujet similaire, quelqu’un m’a dit : « Pendant des siècles, c’était des missionnaires et des gens en quête de richesse qui ont d’abord exploité les peuples indigènes éloignés et vulnérables, mais depuis un siècle, les premiers contacts ont été établis par les anthropologues ; j’espère qu’ils savent ce qu’ils font. » Je trouve que cette remarque met bien en lumière à la fois l’opportunité et la responsabilité qu’ont les réalisateurs de films documentaires de rendre justice à ceux qu’ils filment, tout particulièrement au moment de la production et de la distribution de films qui portent sur une petite communauté de quelques centaines de personne dans un village éloigné dans l’Amazonie comme les Yanomami – des films qui ont été vus par des millions de spectateurs depuis ces quarante dernières années.

Qu’est-ce qui pourrait bien constituer un juste échange entre les réalisateurs d’un film et les sujets filmés ? Pour les Yanomami, la compensation pour la couverture médiatique globale à laquelle ils ont été soumis ne consistait qu’en quelques machettes et haches. Si les Yanomami étaient payés, disons dix centimes par personne qui a vu les films qui portent sur eux, ils auraient sans doute reçu des millions de dollars en royalties, qui auraient pu être investis dans leur système de santé, d’éducation et de protection. Je dois dire que je ne suis pas innocent ni exempt de toute critique dans ma propre participation au projet Yanomamö, tout particulièrement par rapport aux problèmes que les films ont pu causer aux Yanomami.

Les organisations comme Cultural Survival et Survival ont été fondées il y a quarante ans en réponse au génocide des communautés tribales, tout particulièrement dans l’Amazonie. Ce genre d’organisations produit des vidéos et des programmes de radio régionaux, dont la mission est de protéger la vie des peuples indigènes et leurs modes de vie.

Alors, quand vous êtes rentrés à Boston après des semaines dans la jungle, étiez-vous toujours en train de faire le montage dans le sous-sol de chez John ?

Non, on avait besoin d’un espace plus grand. John faisait ses films sur la police de Pittsburgh, ainsi que les films sur les Bushmen, et nous, on avait le métrage Yanomamö à monter. On cherchait un autre endroit, et Stuart Cody aussi. La formation de base de Stu était la prise de son ; il avait travaillé sur des longs métrages et était un inventeur talentueux. Il a trouvé que ce serait une bonne opportunité commerciale de fonder un studio de mixage sonore et d’offrir son savoir et ses compétences technologiques à la communauté cinématographique de Boston et de ses environs.

John s’est associé à Stuart et ils ont trouvé une vieille usine à louer à Cambridge. John avait maintenant un espace approprié pour le montage, ainsi qu’un studio de mixage sonore à côté pour sa nouvelle organisation à but non lucratif Documentary Educational Resources. Donc, très vite après notre retour de l’Amazonie, les locaux des DER ont été établis officiellement et c’est là qu’on travaillait. C’était une période remarquable pour le film documentaire et anthropologique, dont vous parlez dans votre livre. Tant d’innovateurs – tous liés entre eux et enthousiasmés par le cinéma. Bob Gardner était à Harvard ; Ricky Leacock et Ed Pincus à MIT ; John Marshall à DER ; Frederick Wiseman, Robert Drew, les frères Maysles, D. A. Pennebaker – c’était incroyable…

À ce moment-là, nous étions trois personnes à faire du montage à DER. Frank Galvin travaillait à partir des séquences sur les Bochimans pour John – et il était en même temps un mentor pour Eliot Tarlin et pour moi. Eliot montait le film de John sur la police de Pittsburgh, et moi, je montais le film sur les Yanomami. Nous travaillions tous sur des tables de montage à plat : Frank et Eliot sur des Steenbeck ; moi, sur une K-E-M [Keller-Elektro-Mechanik]. Marilyn Wood était directrice de production à DER.

Frank était un superbe monteur et un excellent enseignant. Il a appris aux monteurs de John et de Tim à travailler et il a apporté un regard critique sur leur travail. Le montage de Frank était un travail véritablement fait avec amour et la virtuosité de certains films de John est le résultat direct du montage de Frank. C’est lui qui a eu l’idée d’introduire N/um Tchai : the Ceremonial Dance of the  !Kung Bushmen [1969] avec des images statiques afin d’expliquer la cérémonie, suivi d’une seconde partie qui consistait en une présentation du film monté sans aucune narration.

La structure que Frank a adoptée pour N/um Tchai était une idée fondamentale pour la conception de The Ax Fight. Je me souviens d’une conversation que Nap, Tim et moi avons eue sur le terrain après le combat à la hache. J’ai suggéré d’appliquer les idées que Frank avait eues pour monter N/um Tchai à ce qui allait devenir un film de combat-à-la-hache : d’abord, montrer le métrage original, puis utiliser différentes techniques pour analyser l’événement et le récapituler à travers une version finale montée. Nap a suggéré qu’un diagramme animé de l’arbre généalogique des Yanomami serait éclairant. J’ai lu par la suite que Tim s’est attribué le mérite d’avoir développé la structure de The Ax Fight, mais je trouve que le générique devrait créditer John Marshall et Frank Galvin, ainsi que Nap, comme étant à la source de l’organisation innovante du film.

Dans votre livre The Cambridge Turn, j’ai lu une citation de Tim qui dit avoir remanié The Ax Fight vingt-cinq fois. Il a si peu contribué au montage que je me demande à quoi il fait référence. J’ai d’abord monté la quatrième partie de The Ax Fight. Ensuite, Nap et moi avons travaillé à la table de montage et avons passé les plans photogramme par photogramme, en avant et en arrière, encore et encore, afin que Nap puisse prendre des notes très détaillées pour son analyse. Nap a conçu le découpage pour la séquence d’images statiques, l’animation de l’arbre généalogique et la narration qui accompagnait le film. Paul Bugos a terminé le montage de The Ax Fight quand je me suis retiré du projet.

Dans mes séminaires, je dis toujours que le diagramme généalogique dans The Ax Fight est inutile, sauf pour indiquer que la généalogie est en rapport avec le conflit.

[rire] Je pense que c’est juste.

Et c’est ainsi que la structure a pris forme. Si nous devions montrer de manière fidèle ce que la caméra a capté, je trouve que l’on aurait dû présenter non seulement les incroyables séquences du conflit à la hache, mais aussi nos erreurs.

Vous avez rendu ces erreurs évidentes en incluant la conversation qui a lieu derrière la caméra tout de suite après le conflit à la hache, ainsi que dans le déroulé visuel qui suit.

Oui, je pense que notre interaction verbale était très utile. Immédiatement après la scène du conflit à la hache, j’ai pris la décision d’enregistrer l’explication que Nap nous a donné de ce à quoi on venait d’assister. Je pensais que cet enregistrement pourrait servir de notes de référence pour Nap, sans envisager un autre usage. Mais, au cours de notre discussion, je me suis rendu compte que notre conversation révélait aussi beaucoup de choses sur nous.

J’ai l’impression que la simulation au montage du son de la hache qui a frappé l’homme vous a contrarié.

Même après toutes ces années, je suis toujours perturbé par cet effet sonore et par l’insistance de Tim de ne pas laisser de silence dans la bande sonore là où il devait y en avoir et d’utiliser un effet sonore qui ressemble à l’impact d’une hache. À mon sens, si on prétend montrer aux spectateurs ce que la caméra et l’enregistreur sonore ont capté, faire une exception aussi importante revient à les trahir. C’était la raison principale pour laquelle je me suis retiré du projet.

En dehors des questions liées au montage, j’étais aussi perturbé par ce qui me semblait être un manque de sensibilité de la part de Tim quant aux effets que les films pourraient avoir sur les Yanomami.

The Ax Fight en particulier ?

Non, l’ensemble des films. Je trouvais que les plans tournés à Mishimishimaböwei-teri constituaient un matériel incroyable sur des gens vulnérables, et que nous devions faire attention à ce que nous faisions. à mon sens, nous devions à tout prix protéger les gens que nous avions filmés. C’est ce que John Marshall m’avait enseigné. J’avais le cœur brisé par le projet Yanomamö. Je me rappellerai toujours du jour où il est devenu évident pour moi que je ne pourrais plus, en bonne conscience, continuer à travailler avec Tim.

Quand avez-vous arrêté de réaliser des films et êtes-vous passé au media interactif ?

J’ai eu le sentiment que mon travail cinématographique devait porter sur ma propre culture ; et à ce moment-là, il y avait un énorme incendie à Chelsea, dans le Massachussetts. Une grande partie de Chelsea a été complétement brûlée. Ce sujet m’a attiré et j’ai commencé à tourner un film sur cet incendie.

L’Association nationale de protection contre les incendies (National Fire Protection Association) se situait à Boston. Ils ont appris que j’étudiais les conditions qui ont produit cet incendie et ils m’ont proposé un travail – et ils ont financé ce qui deviendra le film The Great Chelsea Fire of 1973 [1974]. Cela représentait pour moi une nouvelle opportunité incroyable. Par la suite, j’ai encore réalisé huit films sur le feu et sur la prévention des incendies. J’ai aidé Dick Van Dyke à mettre en place le programme « stop, drop, and roll » – une série de spots télévisés d’intérêt public. J’ai eu l’impression de sauver des vies et d’aider les enfants à se protéger contre les brûlures. Un de mes films préférés, Playing with Fire, parle d’un enfant brûlé et de son expérience lorsqu’il est de retour à l’école.

John Marshall m’a demandé si je pouvais filmer le début d’un film qu’il réalisait avec Jean Rouch sur Margaret Mead [Margaret Mead : A Portrait by a Friend, 1978]. J’ai rencontré Rouch, ce réalisateur français remarquable, quand il a été invité, pour la première fois, à conduire une formation d’été de trois semaines à Harvard, en 1974.

Au cours de nos discussions, Jean et moi nous nous sommes rendus compte que nous partagions beaucoup d’intérêts en commun. Il était préoccupé par le sort des Yanomami, ces films ayant été largement distribués aux États-Unis et en France. Il a compris pourquoi j’ai renoncé à ce projet et a été un excellent ami et une inspiration pour mon travail.

À l’été 1973, j’étais à Hampshire College. C’est là que j’ai vu pour la première fois les films de Hollis Frampton. Connaissez-vous le travail de Hollis ?

Oui, bien sûr !

Il a montré trois parties de Hapax Legomena lors d’une projection en soirée, et c’était pour moi un moment de révélation. Après la première partie du second film, Poetic Justice [1972] – (nostalgia) [1971] a d’abord été projeté –, la plupart des spectateurs ont bruyamment quitté la salle de projection. C’était le début des années 1970 et les gens se sentaient obligés d’exprimer leurs sentiments en claquant la porte. Je crois que c’était la première fois que j’ai aimé un film et savais que mon sentiment n’était pas du tout influencé par le fait que tous ces gens semblaient le détester. Je suis resté toute la nuit à prendre des notes. Je pense que ces cessions d’été du Film Study Center à Hampshire constituaient les premières occasions dans le pays, en tout cas dans le nord-est, de recevoir une formation intense et approfondie au cinéma : les cours en études cinématographiques venaient seulement d’arriver dans le milieu académique. J’ai suivi les cours de Marshall, de Sheldon Renan et de Cavalcanti, et le soir j’allais aux événements organisés par David Shepard et par d’autres personnes. En somme, c’était une expérience incroyable.

J’ai collaboré à ces formations. Jean était présent quatre ou cinq étés d’affilée. J’ai aussi passé du temps avec lui à Paris.

Pour faire quoi ?

Pour apprécier Paris, rencontrer Jean régulièrement, aller aux projections de la Cinémathèque. C’était un moment agréable pour moi. J’ai pu voir The Man with a Movie Camera [1929] encore et encore, ce qui était super, et j’ai probablement vu tous les films que Jean a réalisés. À cette époque-là, Jean cherchait une manière de communiquer à ses étudiants son concept de « ciné-transe » et d’exposer les relations esthétiques et éthiques entre les spectateurs et les sujets des films.

Je me souviens qu’il m’avait raconté l’histoire du tournage d’un film en son synchrone dans une communauté africaine (au Niger, je crois) qui est entrée en transe – non pas en prenant des drogues, mais par le biais de la musique et en tapant des mains. Il voulait montrer à la communauté qu’il filmait ce qu’il était en train de faire. Il a donc amené un projecteur et a organisé une projection du film pour les gens du village. Il a commencé la projection du film et tout se passait bien jusqu’à ce que les personnes dans le public se sont vus et entendus dans le film. À ce moment-là, ils sont entrés de nouveau en transe. Plus tard, Jean leur a demandé ce qu’ils en ont pensé et ils ont dit que le film a créé un nouveau genre de transe.

Par ailleurs, après la mort de Jean Rouch, j’ai créé un site web commémoratif sur lui via DER [http://der.org/jean-rouch/content/index.php] ; il a maintenant plus de dix ans, mais j’y suis allé récemment et il a toujours l’air très actuel. Connaître mieux Jean et l’idée de ciné-transe m’a aidé à poser les fondements de mon propre travail, en créant des expositions interactives et immersives, où les gens entrent dans un espace et ont une expérience par médiation.

Les responsables de Spitz Space Systems m’ont demandé de devenir leur premier directeur créatif des médias. Ils construisent des planétariums et des salles de projection dans des dômes. C’était justement à l’époque où le système de projections IMAX Omnimax était en train de se développer dans des dômes. J’ai travaillé chez Spitz pour développer une nouvelle esthétique narrative dans l’espace tridimensionnel d’un dôme. J’adorais ce travail.

J’ai développé une caméra qui me permettait de contrôler la fréquence de défilement des photogrammes et le temps d’exposition indépendamment l’une de l’autre. Ce qui m’a permis de filmer de l’accéléré au ralenti, et de stabiliser le temps de pose. Avec cette caméra, je pouvais opérer un zoom à travers le temps, de la même manière qu’une lentille traverse l’espace.

Les capacités de la technologie cinématographique à explorer le temps et l’espace m’ont toujours beaucoup intéressé. Cette technologie peut nous faire découvrir un jour dans la vie d’un papillon ou la vie d’un grand pin de 50 ans. Nous avons un sens de la vivacité et de la vitalité lorsqu’on peut observer le changement des choses à travers le temps. Même une photo n’est jamais vraiment immobile ; elle n’est immobile qu’en rapport au temps de pose et au mouvement d’un objet dans le plan. Au début de la photographie, les photos ne montraient presque jamais des gens dans la rue, car le temps de pose prenait dix minutes et les gens disparaissaient tout simplement dans le fond de l’image. C’est toujours un champ d’exploration et de création très riche.

Mon studio, Interpret Green, a commencé à développer des programmes multimédias interactifs pour des expositions et des stands à partir de 1990. Actuellement, notre travail principal concerne le développement des médias pour des expositions sur la nature et pour des centres d’éducation sur l’environnement.

Êtes-vous toujours en contact avec Chagnon et l’étiez-vous durant la controverse causée par son livre ?

J’ai lu des extraits de Noble Savages, mais je n’étais pas en contact direct avec Napoleon durant cette controverse. Nap et moi, on ne s’est pas parlé depuis un Festival en hommage à Margaret Mead il y a quelques années. J’ai du respect pour lui et j’apprécie l’opportunité qu’on a eu de travailler ensemble. Vous m’avez donné envie de reprendre contact avec lui.

Je suis curieux de savoir si vous avez trouvé la réponse aux « grandes questions » qui vous ont amené à vivre avec les Yanomami.

Oui, grâce à Dedeheiwä.

1 Simon & Schuster, 2013. Chagnon et son travail ont fait l’objet de controverses et sont toujours au cœur du débat qui consiste à savoir si les êtres humains sont naturellement paisibles ou belliqueux. En 2010, José Padilha a sorti Secrets of the Tribe, un long métrage documentaire qui revient sur les controverses (en incluant des entretiens avec de nombreux participants) concernant le travail ethnographique avec les Yanomami. Ce film ne propose aucune conclusion au-delà du postulat selon lequel les Yanomami, tout comme les divers anthropologues et les autres personnes qui sont entrées en contact avec eux, ont beaucoup de « secrets ». Il s’agit d’expériences personnelles et d’idées qui semblent contrecarrer ou du moins caractériser la recherche anthropologique et les chercheurs eux-mêmes. Le film se termine par un panorama de présentation de livres lors de congrès académiques (accompagné par la chanson « Let’s Call the Whole Thing Off » de Gershwin), qui semble suggérer l’impossibilité de savoir à quels chercheurs et à quelles publications académiques l’on devrait faire confiance.

2 Scott McDonald, American Ethnographic Film and Personal Documentary : The Cambridge Turn, Berkeley, University of California Press, 2013, pp. 120-121 [NdT].

3 Dans le générique de Yanomamö : A Multidisciplinary Study, Johnson est désigné comme « associé de production et assistant monteur » (aucun monteur n’est indiqué) ; le distributeur, Documentary Educational Resources, indique que le film a été terminé en 1968 – des années avant que Johnson s’y soit impliqué. Il est probable que le film ait été monté et le générique préparé au début des années 1970. À la fin de Magical Death, le copyright attribué à Chagnon indique que le film fut terminé en 1971 – bien que Pennsylvania State University a vraisemblablement obtenu les droits d’auteur pour ce film en 1973. Documentary Educational Resources donne également 1973 comme date, ce que confirme une référence à ce film dans Noble Savages de Chagnon… – même si la couverture du DVD de ce film indique 1970.

4 Un sorcier, un initié [NdT].

5 La date indiquée par Documentary Educational Resources pour ce film est 1968, qui correspond probablement au moment du tournage. Je ne suis pas sûr de la date à laquelle le film a été terminé.