Maguelone Loublier

Willi Tobler et le déclin de la sixième flotte (1972) : la mélancolie de la voix-musique

De lourds accords échappés d’un piano désaccordé ouvrent le film d’Alexander Kluge, Willi Tobler et le déclin de la sixième flotte (Willi Tobler und der Untergang der 6. Flotte, RFA, 1972) et lancent sa marche mélancolique et pesante ; la répétition obsédante du rythme fait surgir dans l’image un montage hétéroclite : des détails de bande dessinée et l’image d’une maquette réalisée à la Hochschule für Gestaltung d’Ulm laissent place à une succession de photographies de crânes humains ; le deuxième film de science-fiction du cinéaste, qui entraîne le spectateur au cœur d’une guerre civile intergalactique en 2042, serait-il un jeu ironique sous le signe biblique de l’Ecclésiaste : vanité de la vie, invocation des morts à venir et nécessaire travail de deuil des morts du passé ? Retentit alors la voix over d’un narrateur (Fritz Hollenbeck), avant que n’apparaisse à l’image le personnage éponyme, qui porte encore le nom de Willi Lerchenberg. Serviette à la main, il fait les cent pas en sifflant l’air de la chanson « Capri-Fischer », composée en 1943 et popularisée dans les années 1950 en RFA. Il arpente un jardin, descend les marches d’une piscine vide ; par son regard-caméra, il sollicite le spectateur et entraîne la caméra dans un mouvement ininterrompu et saccadé qui semble tourner à vide, tandis que la mélodie sifflée se perd en roucoulements. La voix over de Willi Tobler, qui s’élève alors et se superpose au sifflement intempestif, a une fonction de présentation :

Je suis Willi Lerchenberg, je suis né sur la planète Comte Grafen­behr. Comte Grafenbehr est ma patrie. Bien sûr, je défendrais ma patrie s’il y avait une chance en vue. Je suis allé à l’école sur Comte Grafenbehr. J’ai fait des études, je suis cybernéticien. J’ai vingt étudiants à qui j’ai transmis mon savoir. Je sais que la planète Comte Grafenbehr va sous peu être conquise et détruite par l’un des trois partis galactiques.

Cette présentation orale n’est pas sans équivocité : le dédoublement des manifestations vocales (voix parlée et voix sifflée) et la présence cor­porelle de l’acteur à l’image, opacifient l’identité du personnage et ­introduisent un espace-temps ouvert aux possibles métamorphoses. La tension entre la phonè (ici, le sifflement) et le logos (ici, le discours de présentation) est renforcée à l’image par la dissonance entre le corps visible et une voix over qui survient d’un espace et d’un temps indéterminés.

L’indétermination suggérée par la première apparition de Willi Tobler est aussi narrative. Opportuniste et carriériste, mais aussi figure tragi-comique de dépressif, Willi Tobler est dans le déni du savoir de la vie ; il n’hésite pas, face au danger, à se libérer de tout engagement affectif, scientifique et politique pour se placer, au gré de vents opposés, au centre du pouvoir, suivant une illusion de sécurité et de rationalité. Emporté par les cycles de la révolution et de contre-révolution, il accompagne la guerre civile interplanétaire en endossant plusieurs fonctions et en se mettant au service de diverses hiérarchies, malgré son refus affirmé de tout engagement : reporter de guerre et troisième attaché de presse du haut commandement de la sixième flotte, il est rétrogradé au rang de sous-lieutenant et envoyé au front avant d’être de nouveau promu troisième attaché de presse ; il finit par être condamné pour trahison par le dernier gouvernement en place.

Willi Tobler est précédé du Grand désordre (Der große Verhau, 1971), tous deux réalisés dans les studios de l’Institut d’Ulm en 1968, dans la continuité des mouvements contestataires1. Cette expérience de science-fiction est perçue par le réalisateur comme une « évasion de la réalité »2 favorisée par l’isolement au sein des studios d’Ulm ; ce jugement dépréciatif, ironique et paradoxal, peut susciter des réserves. Certes, dans l’urgence3, Kluge fait surgir le souvenir d’un ailleurs, la bataille de Stalingrad en 1942, qui parcourt l’ensemble de son œuvre cinématographique et littéraire. Au moment de la conception et du tournage du film, Kluge a en tête « le chaudron Stalingrad »4, et le film peut être vu, sans pourtant s’y réduire, comme une adaptation de son récit Stalingrad, description d’une bataille (Schlachtbeschrei­bung, 1964). Willi Tobler se concentre sur le déroulement des différentes étapes d’un conflit : attaque, percée, trahison, victoire et défaite. Cependant, Willi Tobler ne raconte pas seulement la bataille de Stalingrad en la projetant dans l’espace intergalactique, en 2042 ; il propose aussi une « expérience de seuil »5 en entremêlant les temporalités et les espaces, en superposant les sons, comme dans l’expérience ordinaire de l’éveil ou de l’endormissement, et sollicite ainsi la mémoire, l’imagination et la pensée du spectateur.

« Car le bruit ne provient pas de la région sereine du ciel »6.

Si l’oreille humaine ne peut entendre les sons de l’espace en raison de la trop faible densité de matière dans l’espace interstellaire, la représentation cinématographique qui en est faite est loin d’être sourde7 et le film de Kluge se révèle particulièrement bruyant. Alors que le reste de sa filmographie laisse une large place au silence8, Willi Tobler, à la manière du personnage éponyme qui ne cesse de s’agiter frénétiquement, fait s’entrechoquer jusqu’à saturation un matériau sonore éclectique, fait de bruitages et de multiples voix et musiques.

Interroger le paysage sonore9 du film conduit à analyser la manière dont celui-ci fait entendre des voix venues d’un espace-temps autre, insaisissable et malléable, situé dans une « spirale temporelle »10, dans laquelle se joue la tension entre le possible et l’impossible. L’histoire de Willi Tobler, sur le mode de la science-fiction, propose un monde futur possible, mais ne cesse de renvoyer au passé – à Stalingrad, mais aussi à la Commune de Paris. Le passé semble de prime abord intrinsèquement lié à l’impossible, compris comme sentiment d’impuissance à l’égard du temps. Le passé est en effet irréversible et ne peut être modifié. Sans nier la réalité des faits, le film de Kluge ouvre le temps raconté à de possibles interprétations, en le transposant dans un futur utopique sur le mode de la farce et du grotesque. L’attention se porte alors sur le lien impossible/possible, sur l’entre-deux, un lieu instable de vacillement et de métamorphoses, sur la relation paradoxale entre, d’une part, le sentiment d’impuissance à l’égard du temps, et, d’autre part, la puissance créatrice du temps. Abandonnant une représentation linéaire du temps et de l’Histoire, Kluge fait surgir, par une sorte de chancellement, du possible dans le passé et l’impossible dans le présent et le futur. Pris dans l’intervalle de l’impossible et du possible, Willi Tobler fait sentir l’espace-temps instable du possible, en entraînant le spectateur, sur le chemin de l’utopie, vers la mélancolie. Celle-ci n’est pas seulement l’acédie du Moyen-Âge qui conduit à l’inaction, l’inertie et l’engourdissement, mais force créatrice et politique11, qui rejoint ce que Walter Benjamin appelle le temps actuel (Jetzt-Zeit) : « L’Autrefois (Das Gewesene) rencontre le Maintenant (Jetzt) dans un éclair pour former une constellation »12.

On analysera d’abord la « plasticité » visuelle du film Willi Tobler comme paradigmatique de l’œuvre cinématographique de Kluge, marquée par le principe de variation – » unité de continuité et de changement » et « unité de prévisibilité et de surprise »13 – et de métamorphose. Cela nous conduira ensuite à montrer comment la « plasticité » visuelle se heurte à une bande sonore saturée : le désordre sonore se superpose au désordre narratif et donne à entendre l’échec de l’utopie. On pourra suivre enfin la mélancolie de Tobler qui, dans un registre d’ironie et d’humour kafkaïens, déterritorialise14 sa bouche et sa fonction alimentaire vers une voix-musique, exprimant une tension entre phonè et chant.

1. LA PLASTICITÉ DE WILLI TOBLER

« Je me trouve en pleine plasticité à l’approche de la planète administrative ou de la city-planète Kruger 60 ».

La plasticité revendiquée par Willi Tobler dans les toutes premières minutes du film, après avoir renoncé à sa famille, à la recherche et à l’enseignement et à toute forme d’engagement, et après avoir changé de nom – de Willi Lerchenberg, il devient Willi Tobler –, renvoie d’abord, avec ironie, à son opportunisme digne d’un Prince machiavélien ; Willi Tobler comprend que la ruse du renard, s’adaptant au mieux aux fluctuations du pouvoir politique, est la forme la plus efficace de la force, même s’il finit par échouer. Mais la notion de plasticité, au-delà de sa connotation éthique négative dans l’économie narrative du film, peut être entendue en un sens autoréflexif, appliqué au jeu de l’acteur Alfred Edel et plus largement à l’esthétique du film. Celui-ci joue sur de multiples métamorphoses pour faire jaillir une bouffée d’impossible au milieu du « grand désordre ». En ce sens, l’expérience de la science-fiction ne peut être séparée de l’ensemble de l’œuvre tant cinématographique que littéraire de Kluge15 ; elle en serait même la matrice par sa puissance plastique.

« Du possible, sinon j’étouffe ». L’invocation de Kierkegaard, reprise par Gilles Deleuze, notamment dans L’Image-temps 16, renvoie non pas à l’idée de possible comme prévisible, plausible et concevable, mais à une ouverture à l’imprévisible. Pour que se déploie la puissance de l’agir, le possible doit dépasser l'état actuel. Il y aurait ainsi une urgence à représenter le possible pour donner de l’élan au réel, pour créer du possible dans le réel, faire surgir de l’imprévisible. Alexander Kluge semble alors interroger le creux, l’espace et le lieu du possible, donnant à voir une a-topie, qui n’a de lieu que le possible et qui appelle à s’actualiser sous la forme de l’impossible. Le possible exprimé dans les films d’Alexander Kluge est un réel en puissance – une puissance et une force de création, qui est celle de l’imprévisible deleuzien. Pour Alexander Kluge, il s’agit de faire advenir dans l’image et dans les mots la bouffée d’impossible nécessaire à la vie et de raconter le possible.

Alfred Edel porte le film par sa présence scénique et donne à voir et entendre de véritables scènes de composition. Mais la plasticité visuelle ne se limite pas au jeu d’acteur, elle contamine l’ensemble du film. La notion de plasticité, analysée par la philosophe Catherine Malabou, désigne la faculté de ne pas s’enfermer dans l’identité, de recevoir une impression et d’en conserver la trace ; c’est la capacité de « recevoir comme de donner forme »17 :

« Plastique », adjectif, signifie d’une part : « susceptible de changer de forme », malléable – l’argile, la terre glaise, sont « plastiques » ; il signifie d’autre part : « qui a le pouvoir de donner la forme », com­me les arts plastiques ou la chirurgie plastique18.

La métamorphose de Tobler n’est pas celle d’une identité qui serait d’abord fixée et qui se transformerait ensuite ; la capacité de métamorphose est principielle, elle est au fondement, comme on peut le voir dès la première apparition du personnage, marquée par le dédoublement de la voix sifflée et de la voix chantée. La plasticité de Willi Tobler se situe dans l’intervalle entre résistance et malléabilité : à l’image, il joue de son instabilité, tantôt filmé en gros plan, voire en très gros plan, tantôt perdu au milieu d’autres personnages qui se bousculent ou font irruption de manière inopinée à l’image. Trois apparitions viennent ainsi s’inscrire en contrepoint des nombreuses séquences où il diffuse, en tant qu’attaché de presse, des informations censées « contenir des événements intéressants » : lorsqu’il fuit la planète Comte Grafenbehr avec sa famille, lorsqu’il annonce renoncer à sa famille et lorsqu’il se rend pour la première fois auprès de l’Amiral Bohm. La séquence familiale oscille entre des moments de tendresse et de rire et l’exaspération de Willi Tobler : de profil au premier plan, le regard fuyant vers le hors-champ, Tobler décrit la situation à sa famille cantonnée à l’arrière-plan, tout en rabrouant sa femme qui tente de jeter un coup d’œil : « On est mariés, qu’est-ce que tu me veux ? ». La froideur du propos fait apparaître la fêlure de Willi Tobler, entre raison et sentiment. Il vocifère aussi dans un accès de colère : « Nous sommes en danger. On devrait pouvoir se concentrer dans une telle situation ! Et arrêtez de chahuter derrière ». Le contraste entre le moment où toute la famille s’enlace et celui où il écarte violemment sa femme après s’être essuyé le visage, comme pour se débarrasser de la tendresse et des baisers échangés, marque un vacillement. Est-ce de l’indécision ? Ou Tobler a-t-il déjà choisi ? Il est, semble-t-il, dans un déni du savoir de la vie, propice aux errances et à la barbarie19. Une séquence, trouble et drôle, où il déclare, en off, son allégeance à la planète Kruger 60, attire particulièrement l’attention.

Filmé en contreplongée, enfermé par un redoublement du cadre, c’est la voix over de Tobler qui prend en charge le récit ; une forme, tout d’abord indistincte, opacifie l’image en amorce du plan ; progressivement se dessine le visage d’un homme immobile, léger sourire énigmatique et regard caméra, alors qu’à l’arrière-plan, vêtu d’un blouson rose, s’agite Willi Tobler. La brève et unique apparition de cet homme dans le film introduit un doute au moment où Tobler déclare être « en pleine plasticité » : est-ce un double de Tobler ? A-t-il une fonction d’admoniteur ? Est-ce une figure paternelle ? Alors que Tobler a délaissé sa famille et a fait le choix d’une forme de solitude, le voilà poursuivi par une sorte d’ombre, comme un fantôme qui s’incarnerait pourtant à l’image. Un peu plus tard, alors que Tobler, comme l’indique un intertitre, décide d’entrer en contact avec l’Amiral, plusieurs plans le montrent, le visage métamorphosé par une grimace, comme ébloui par la lumière, pressé par un groupe d’hommes qui ne tardent pas à entonner un chant yiddish. Serré contre l’un d’entre eux, il cherche en vain à se dégager, troublé et emporté par la musique du chœur.

Cette dernière séquence est significative du jeu entre écriture et oralité que l’on retrouve dans l’ensemble de l’œuvre du cinéaste. En effet, le film ne cesse d’osciller entre la quasi-omniprésence de voix, et en particulier de voix over, et l’insertion d’intertitres, à la manière des films des premiers temps20. Tantôt les intertitres prennent en charge la fonction de commentaire ou de description, tantôt ils retranscrivent les dialogues, comme dans la séquence du chœur yiddish. La décision d’abandonner ses attaches n’est pas prise dans l’intimité mais est proclamée publiquement comme une profession de foi ; en revanche, la suite des décisions est retranscrite sur un carton, avec des guillemets qui indiquent au spectateur une parole tenue par le personnage – » ‹ Aussitôt arrivé sur Kruger 60, j’irai voir l’amirauté › » –, ainsi que la réaction, imaginée au futur, de l’Amiral : « L’Amiral répondra : ‹ Tobler, je n’attendais que vous › ». Les intertitres, qui s’insèrent entre les différents plans montrant Willi Tobler oppressé par le chœur d’hommes, participent de l’esthétique du fragmentaire et de la plasticité de l’œuvre de Kluge : la rencontre de l’écriture et de l’oralité, portée par la spontanéité de l’improvisation des acteurs, ouvre un interstice, un espace vide, dans lequel peut se construire un des sens du film, ouvert à l’interprétation. Les intertitres, en effet, ne viennent pas confirmer ou infirmer ce qui est vu à l’image ou dit dans la bande sonore, ils ne participent pas à la cohérence narrative, mais introduisent de la différence et de l’équivocité et se soustraient, paradoxalement, à l’exactitude de ce qui semble fixé et définitif. Ainsi, à la fin du film, la bataille fait rage et les camarades tombent les uns après les autres. Le montage fait s’entrechoquer des images d’archive de la Seconde Guerre mondiale, qui montrent des soldats allemands en tenue blanche de camouflage se déplaçant difficilement dans la neige, et des images du vaisseau spatial et un très gros plan des yeux d’un homme, dont l’identité et la fonction sont données dans deux intertitres – » Je suis le juge en chef Davis », « Ma mission d’investigation : crimes de guerre de la 6ème flotte ». Un carton sur fond orange indique ensuite : « Si je meurs, ce ne sera pas le hasard ». Retentissent alors les premières notes d’une mélodie romantique et, après un lent panoramique qui montre une maquette réalisée à Ulm représentant un paysage minéral en feu, se succèdent de gros plans des yeux d’un homme, d’un chien et d’un éléphant, suivis d’un très gros plan sur la bouche d’un homme moustachu qui crie. La série des yeux est un fragment du court-métrage Extincteur E.A. Winterstein (Feuerlöscher E.A. Winterstein, 1968), réalisé en 1968 par Kluge et qui se présente comme un véritable travail de remploi d’images et de sons21, proche du cinéma d’avant-garde des années 1920 et 1930. Dans une interview avec Ulrich Gregor, Kluge revient sur ce qu’il appelle le « principe Winterstein » : Winterstein, qui est d’abord le nom d’un extincteur, est un signifiant qui suggère un principe, selon lequel une même figure prend plusieurs formes :

Extincteur E.A. Winterstein est aussi un scénario, établi avec des moyens filmiques, dans lequel le sujet change d’un plan à l’autre. L’extincteur E.A. Winterstein est un principe et non pas un homme. Et il va de Spencer Tracy à un fonctionnaire concret, à un gauchiste, à une femme, mais ça pourrait tout aussi bien être un ours22.

Le principe Winterstein ne se réduit pas au seul court-métrage Extincteur E.A. Wintertsein, mais se déploie aussi d’un film à l’autre : de La Patriote (Die Patriotin, RFA, 1979) sous les traits du commandant-extincteur Schönecke à La Force des sentiments (Die Macht der Gefühle, RFA, 1983) où une variation du même Schönecke décide de laisser brûler un opéra en 1944, en passant par Willi Tobler, sous les traits du personnage éponyme. En effet, trois cartons assurent la fonction narrative : le juge en chef Davis a été blessé, et il se sert de cette blessure comme « stratagème de guerre » pour intenter un procès. Willi Tobler apparaît alors à l’image, regard-caméra et casque de chantier sur la tête. L’acteur Alfred Edel compose brillamment la figure de l’idiot de la famille23 : c’est l’autodérision de Willi Tobler, jouant l’idiot « sans attache » et dépourvu de sentiment, qui le fait finalement basculer dans le camp des vaincus et qui oriente le cinéma de Kluge vers la voix-musique. Tobler semble réagir à la situation, d’une voix hésitante et confuse :

Je ne me suis pas mal débrouillé, en soi. Tout a très bien marché. On doit certes lâcher un peu de lest, ça et là, mais au moins la nouveauté est au rendez-vous. La nouveauté est souvent plus intéressante que l’ancienneté. Au fond, on s’améliore toujours, même si bon… On croit toujours qu’on empire, mais en réalité on s’améliore aussi. Je vais très bien, en soi, je vais très bien. J’ai la belle vie, je suis libre, sans attaches. Personne ne peut me faire de mal. En apparence, ils peuvent m’avoir, mais en réalité, non.

Le ton du discours, avec de grandes envolées et une diction très hachée qui accentue les gutturales, auxquelles l’acteur a habitué le spectateur jusque-là, rend sensible le principe Winterstein ; c’est un principe déceptif en ce qu’il consiste aussi à toujours arriver en retard à l’endroit où l’on est attendu, comme un pompier « qui arriverait sur le lieu de l’incendie après l’extinction du feu »24. À trop s’agiter, à toujours vouloir se trouver au centre du pouvoir, du côté des puissants, Tobler échoue, du côté des vaincus : il a cette fois-ci manqué de la virtù machiavélienne, il n’a pas su anticiper et atteindre à temps le nouveau centre du pouvoir.

Le principe Winterstein qui se décline dans l’œuvre de Kluge rend sensible la plasticité des personnages qui échappent à toute identité figée et univoque. Kluge retient d’Adorno son ouverture au non-identique25. Ses films-essais se déploient dans des espaces du possible et s’affirment ainsi comme un geste critique antiautoritaire. Ils se présentent comme un lieu de recherche et d’expérimentation, qui sollicite la faculté d’imaginer un futur hors des sentiers battus et figurent l’impossible d’une utopie à-venir. Le vacillement entre impossible et possible, entre impuissance à l’égard du temps et puissance créatrice du temps, est produit par le lien contrapuntique entre images et sons divers ; la constellation de mondes différents et l’entrelacs des temporalités met en branle les capacités de la mémoire : le montage klugien introduit une équivocité, un espace-temps qui est là, entre les fragments, et qui pourtant n’est pas tout à fait là, ouvrant des possibles. Les archives iconographiques et sonores sollicitées ne sont pas les simples témoins d’un passé révolu, mais leur montage crée un espace dans lequel les événements ne sont pas seulement enregistrés, mais bien plutôt produits : elles ne sont pas une imitation d’expériences historiques, mais au contraire les constituent.

La plasticité de l’ethos de Willi Tobler est créée par le jeu de l’acteur qui excelle dans l’art des grimaces et de la gesticulation ; elle est portée par l’instabilité produite par le montage klugien et le traitement des images, Kluge n’hésitant pas à métamorphoser le corps de l’acteur : le visage de Willi Tobler ainsi flouté, se déforme, s’imprécise, comme une figure du peintre Bacon ; il est rendu presque méconnaissable lorsqu’il déclare devoir « tout simplement montrer aux gens des images de l’univers et ces images doivent contenir des événements intéressants que les gens puissent vivre chez eux, qu’ils puissent participer et puissent mettre dans leur cadre de vie ». Flou, aux contours incertains, morcelé en de très gros plans qui captent certains détails, coiffé avec ridicule d’un casque de chantier, le visage de Willi Tobler emprunte différents masques qui font vaciller son identité en le plaçant dans un entre-deux insaisissable et qui ne peut être situé ni dans un temps ni dans un espace définis. Ses mimiques et pantomimes rejoignent ainsi le masque de l’Antiquité romaine, persona, qui cachait le visage de l’acteur. Le terme persona, dont l’étymologie était rapprochée du verbe personare, « faire résonner à travers », est « le lieu de passage de la voix de l’acteur » : le masque donne moins à voir qu’il ne donne à entendre, « isolant la voix du visage, brisant [l’]unité voix-visage »26. Les différents masques de Willi Tobler donnent certes à voir une plasticité de son visage, mais font surtout vibrer une plasticité de sa voix qui opère comme caisse de résonance du brouhaha sonore de l’utopie intergalactique mise en scène par Kluge.

2. PLASTICITÉ SONORE OU L’ÉCHEC DE L’UTOPIE

« Comment faire pour ne pas être mêlé à ce foutoir ? »

Le désir de Willi Tobler de trouver une issue à une situation inextricable dans laquelle il s’est lui-même fourvoyé, est celui de tous les personnages klugiens, habités par le « principe échappatoire » : « L’échappatoire, cela veut dire que je poursuis un mouvement de recherche, quand bien même ce que j’entreprends ou n’entreprends pas s’avère être une erreur »27, explique, dans un entretien, Alexander Kluge. La force vitale qui anime Tobler, alors qu’il est envoyé sur le front, apparaît sur un intertitre écrit de la main du cinéaste et s’insère entre deux images de Tobler : un très gros plan qui détache sur fond noir le visage et attire le regard sur le froncement de sourcils et le regard perçant d’Alfred Edel, entre perplexité et détresse, et un plan plus large, où le visage de Tobler semble se tordre de douleur à cause d’une luminosité trop vive, tandis que mugissent les sirènes d’alarme de la guerre. Le « foutoir » dans lequel il s’est empêtré est d’abord celui de l’absurdité d’une guerre dont on ne comprend ni les objectifs ni le déroulement, mais c’est également le marasme sonore qui semble faire se tordre de douleur le visage de Tobler – et non pas seulement la violente luminosité à l’approche du soleil Mira.

La bande sonore sature tout le film de sons divers : aux bruitages qui entremêlent sirène et sons électroniques stridents s’ajoutent de nombreuses citations musicales, qui vont de morceaux classiques à des chants populaires, et une pluralité de voix28. Celle de Willi Tobler donne le la à la cacophonie générale. En effet, le film est ponctué par les revues de presse dans lesquelles il se met en scène, suivant les indications quasi-scéniques qui lui sont données depuis le hors-champ et n’hésitant pas à répéter certaines phrases pour trouver la bonne intonation et le sourire affable d’un bon communicant. Les miniatures scéniques que forment les revues de presse relèvent du registre du grotesque et ne sont pas sans rappeler les interviews factices (Fake-Interviews) que mènera Kluge quelques années plus tard pour la télévision. Issu de la grottesque picturale et figurant des difformités monstrueuses avant de faire son apparition au théâtre, le grotesque est lié au corps, notamment des personnages de la commedia dell’arte, avec la mimique et la gestuelle d’Arlequin, Pantalone, Polichinelle, Pierrot et Colombine. Le jeu d’Alfred Edel hérite de cette tradition. Dans les miniatures scéniques d’Edel, le grotesque a aussi une fonction mimétique, il est la forme qui permet de représenter le monde informe : il fait apparaître « l’inquiétante étrangeté »29 du présent, et sans pour autant suggérer une résolution, il rend ainsi le spectateur plus critique : « Le grotesque – remarque Friedrich Dürrenmatt – n’est qu’une expression sensible, un paradoxe sensible, à savoir la forme de l’informe, le visage d’un monde sans visage »30. C’est un jeu libre, dont la caractéristique essentielle est la gratuité ; il utilise l’exagération et la déformation, dans un geste de monstration mais sans visée démonstrative. Ainsi, fraîchement nommé, pour la seconde fois, troisième attaché de presse, Willi Tobler s’adresse directement aux spectateurs depuis le hors-champ par la canonique formule « Mesdames et messieurs ». Mais lorsqu’il apparaît l’instant d’après à l’image, il n’est pas prêt : ridicule, affublé d’un costume de courtisan et coiffé d’un chapeau à plumes, il est courbé vers une assiette et mange bruyamment une soupe. Les bruits d’aspiration et déglutition sont interrompus par une voix hors-champ qui avertit Tobler de l’imminence de l’enregistrement. Celui-ci écarte son assiette et se positionne face caméra, en prenant différentes poses, et répète trois fois de suite la même phrase de bienvenue : « Ici Willi Tobler. Bonjour mesdames et messieurs, ici Willi Tobler, en direct de la Galaxie Sud ». Lors de ses allocutions, la voix de Tobler est mélodieuse, elle fait sonner les labiales, et les allitérations sont chantantes, bien que le discours soit souvent creux et dominé par des clichés et le principe de répétition :

La haute école – ici Willi Tobler –, la haute école des stratèges, mesdames et messieurs, est l’attaque de flanc [Flankenangriff]. On la retrouve toujours dans l’histoire de la guerre et également dans nos opérations stratosphériques. Flanc droit [rechte Flanke], flanc gauche [linke Flanke], et le piège [Falle] se referme déjà sur eux. La différenciation dans la stratégie militaire, c’est l’attaque de flanc [Flankenangriff]. L’attaque de flanc [Flankenangriff] est une attaque qui n’évolue pas à partir du centre, mais évolue vers l’ennemi à partir du côté droit ou du côté gauche, donc de manière inattendue. Mesdames et messieurs, l’attaque de flanc [Flankenangriff] est la créativité de l’art militaire.

Par contraste, lorsqu’il ne s’adresse pas aux auditeurs de sa revue de presse, Willi Tobler fait entendre une voix très dure. Pris dans une logique quantitative – il ne cesse d’énumérer des faits –, il donne de la voix lors de la réunion du cabinet du secteur Wega au cours de laquelle les groupes majoritaires et les groupes minoritaires s’interpellent bruyamment. Alors que la séquence débute en noir et blanc et que la cacophonie généralisée est soulignée par les mouvements désordonnés de la caméra, un plan fixe en couleurs donne à voir Willi Tobler, dans un veston rouge éclatant, sa voix se détachant du chahut ambiant :

… tertio, j’évoque ici une méthode très importante si vous devez être satisfaisants [satifizierend] dans votre communication avec les dominés. Satisfaisants [satifizierend] signifie que vous devez satisfaire [zufriedenstellen] les dominés. Votre message ne doit pas juste inciter [anregen], ne doit pas juste exciter [aufregen], il doit, après avoir incité à des actions, à des informations et à des besoins de communication, faire aboutir tout cela dans une satisfaction, faire aboutir toute la tension [Spannung], à une satisfaction [Zufriedenheit], à un certain calme.

La connotation sexuelle contenue dans le champ lexical choisi est renforcée par la gestuelle grotesque de Tobler qui, à la phrase muss nicht nur anregen, muss nicht nur aufregen (« ne doit pas juste inciter, ne doit pas juste exciter »), fait partir un mouvement des bras du bas ventre jusqu’à la tension de tout le corps. La pseudo stratégie militaire élaborée ici par l’orateur Tobler oriente vers la pulsion sexuelle sans jouissance : le corps et la voix de Tobler, inscrits dans la rigidité, la dureté et une diction militaires, deviennent farce, comme le souligne Kluge dans un entretien : « Si vous dépeignez des héros de l’espace avec tous les défauts des chefs militaires historiques, les clichés de science-fiction sont déformés et l’utopie se transforme en grotesque »31. La performance de l’orateur ne produit pas l’effet escompté, et l’assistance poursuit inlassablement son bavardage inaudible.

La palette d’intonation de l’acteur Alfred Edel participe de la plasticité du personnage ; celle-ci contamine l’ensemble des voix. Outre les voix in des personnages visibles à l’image, les voix off des personnages situés dans le hors-champ répondent à plusieurs voix over de narrateur : celle de Fritz Hollenbeck, d’Alfred Edel, d’Alexandra Kluge et de Hannelore Hoger. La frontière est souvent ténue entre voix off et voix over : si Fritz Hollenbeck et Alexandra Kluge n’incarnent aucun personnage dans le film – et restent donc exclusivement dans la position du narrateur –, la présence vocale d’Alfred Edel en tant que narrateur, et non comme personnage, tout comme celle de Hannelore Hoger qui intervient aussi à l’image à la fin du film comme inspectrice de police, introduisent une équivocité et rendent l’énonciation problématique. De même, la voix over de l’Amiral Bohm se diffracte en deux voix, celle de l’acteur qui incarne le personnage, Hark Bohm, et celle du narrateur Fritz Hollenbeck, oscillant entre le « je » et le « nous ».

La diffraction de la voix du narrateur en de multiples voix et la superposition de voix sur des musiques et des bruitages divers entravent la compréhension du film. Si le spectateur cherche à comprendre le déroulement narratif du film, il se heurte à l’incapacité des personnages à communiquer : l’écoute n’étant pas leur qualité première, tous parlent les uns à côté des autres, les uns sur les autres, et le brouhaha général ne peut mener qu’à la catastrophe finale et à ce qui semble constituer l’échec de l’utopie. Pourtant, le principe musical de superposition des voix, s’il ne permet pas un sens univoque, peut produire une pure intensité sonore : porté par des voix sifflées, parlées, chantées ou encore chuchotées, le film rend sensible un espace et un temps autres, un ailleurs spatial et temporel qui n’est ni le temps du passé ni celui du futur – ni même celui du présent – mais un temps et un lieu indéterminés et impossibles, dans lequel l’« utopie cinéma » à-venir trouve la force de s’exprimer32. Le geste d’Alexander Kluge se déploie dans un intervalle de l’impossible et du possible, un entre-deux instable, en métamorphose constante. Il établit un pont entre deux éléments : le sentiment de l’impossible – ce qui est étranger à la raison – et le sentiment de la puissance créatrice du temps qui ouvre sur une catégorie esthétique, celle du possible. L’impossible, moins concept que sentiment d’impuissance à l’égard du temps, n’est pas chez le cinéaste seulement lié à la forme du temps qu’est le passé. Les propositions artistiques d’Alexander Kluge donnent aussi à voir et à entendre un impossible du présent ; c’est celui d’un présent sans fondement dans le passé et sans issue vers l’avenir.

Dans cet espace-temps instable et plastique se glisse la voix-musique, comprise comme la tension entre la phonè – signe du douloureux et de l’agréable, que l’on entend même chez l’animal et dans le cri de protestation – et le chant. La voix-musique porte la voix jusqu’à la limite du cri et du chant et creuse un espace et un temps collectifs à venir.

3. LA MÉLANCOLIE DES VOIX-MUSIQUE

« La méthode de l’empathie […] naît de la paresse du cœur, de l’acedia, qui désespère de saisir la véritable image historique dans son surgissement fugitif »33.

La mélancolie de Willi Tobler pourrait être l’acédie, fustigée par Walter Benjamin comme « paresse du cœur » et que le philosophe décèle dans l’historicisme, marqué par l’impuissance, la passivité, la pusil­lanimité et une certaine torpeur : l’historicisme qui consiste à voir dans l’histoire quelque chose de clos et de figé s’oppose au matérialisme historique qui fonde l’histoire dans une « temporalité ouverte » où s’entremêlent passé, présent et futur34. Alenti par une « paresse du cœur », Tobler refuse la vie et rationalise sa mélancolie, son sentiment d’impuissance, en refusant tout engagement et en s’affirmant « sans attache ». Il lui manque « le battement de cœur » et le « tressaillement de la main », le supplément à la raison analysé par Adorno dans la Dialectique négative35, qui stimule l’intelligence et intensifie la force créatrice.

La rationalité exacerbée de Willi Tobler est pourtant mise à mal par le débordement du corps, rappel intempestif et grotesque de l’humaine et charnelle condition : lors de sa première rencontre avec l’Amiral Bohm, les deux hommes se font face ; Tobler, légèrement vouté et regardant fixement l’Amiral, éructe avec une certaine violence : la litanie de ses compétences n’est interrompue que par le mouvement de l’Amiral le faisant s’asseoir avec autorité et sortir du cadre. Lorsque les hommes se retrouvent de nouveau face à face après la nomination de Tobler comme troisième attaché de presse, celui-ci rote au visage de l’Amiral. À plusieurs moments dans le film, la parole de l’acteur Alfred Edel se tarit et sa voix s’étrangle dans un rot. Un peu avant la fin, alors que Tobler cherche, en vain, à rester au centre du pouvoir après un énième retournement de situation militaire et politique, sa voix se perd dans un crescendo grotesque qui entrecoupe ses paroles et culmine dans de longs borborygmes proches du vomissement. Et la dernière image de Tobler dans le film, après l’interrogatoire musclé avec l’inspectrice, le montre adossé au mur : le regard hagard, les lèvres ouvertes comme par dépit, il cherche une inspiration et rote ; le rot semble lui remettre les idées en place et il déclare, regard caméra : « Le sadisme conduit au fascisme. Et je commence à entrevoir d’où vient le sadisme ». Le rot de Willi Tobler est mouvement de « déterritorialisation » de la bouche alimentaire, de la langue et des dents36 ; pure matière sonore sans signification, il fait filer la bouche charnelle de l’acteur vers la musique et le chant, et échoue ; il est non pas métaphore mais métamorphose, devenir-autre. La voix déborde le corps et rend possible la rencontre avec l’autre sous la forme d’une « déterritorialisation absolue », une utopie qui « ne se sépare pas du mouvement infini » et fait surgir « les forces étouffées » et emprisonnées de territoires figés dans l’histoire37.

La « bouffée d’impossible » de Willi Tobler est la rencontre musicale de la mélodie populaire traditionnelle « Romance del enamorado y la muerte » (« Romance de l’amoureux et de la mort »). Portés par le duo de deux chanteuses argentines, Leda Valladares et Maria Elena Walsh, les accents espagnols chantés retentissent à deux reprises dans le film et forment un contrepoint musical aux vociférations espagnoles inaudibles de la bande sonore. Au début du film, alors qu’un carton vient d’indiquer que Tobler a « mis à l’abri » sa famille, un intertitre introduit, par la métaphore du patinage, la notion de survie – » Qui fait du patin sur de la glace mince ne peut éviter de la briser qu’en continuant de glisser le plus vite possible » – et ouvre sur un montage d’illustrations de patineurs et de skieurs, tandis que retentissent les voix des deux femmes. À la froideur des paysages enneigés et verglacés répond la chaleur des deux voix qui entremêlent à la chanson de l’enamorado les luttes du continent sud-américain des années 1960. La chanson ouvre une brèche dans la froideur du monde dans lequel évolue Tobler. Elle retentit une seconde fois vers la fin du film sur le montage d’un plan fixe de Tobler, d’abord de profil avant de tourner son regard vers la caméra, et d’illustrations d’éléphants et d’images d’archives montrant des cadavres. Contre la froideur de la société capitaliste et du nazisme, dénoncée par Adorno38 qui avait invité Kluge à réaliser « un film sur le froid »39, et l’histoire de la souffrance, la chanson de l’enamorado, « tube » de l’origine40, rappelle que les poètes sont toujours là pour enchanter la vie ; le lyrisme de la chanson porté par deux voix féminines fait vaciller les certitudes de Tobler et osciller la mélancolie de la voix-musique entre sentiment d’impuissance et force créatrice.

Indécis quant au parti à prendre, Tobler cherche encore une issue à la fin du film ; dans un geste d’autodérision, il s’oriente alors vers la philosophie :

Comme je dois décider avant 16h, pour quel camp de la guerre civile je me bats, je viens de commencer des études de philosophie. Dans les situations de danger extrême, je me retire dans des bibliothèques et étudie des documents, des livres que je n’ai pas pu lire ces trente dernières années.

Est-ce un retour à la seule raison et à ses excès, ou la quête d’un « supplément » ? La démarche de Willi Tobler le rapproche de Leni Peickert dans le moyen-métrage L’Indomptable Leni Peickert (Die unbezähmbare Leni Peickert, 1967/1969) : après s’être rendue compte de l’impossibilité de réformer le cirque, celle-ci veut transformer la télévision et pour cela se lance dans une lecture approfondie de La Dialectique de la raison d’Adorno et Horkheimer, en particulier le chapitre « Genèse de la bêtise ». Dans le moyen-métrage, la lecture d’Adorno et Horkheimer par Leni Peickert, incarnée par Hannelore Hoger, ouvre un passage à une constellation de voix : la voix over de l’actrice se diffracte en effet et laisse place à celle d’Alexandra Kluge ; celle-ci prend en charge la lecture de ce qu’on pourrait appeler le conte philosophique de l’escargot, qui fait le récit de l’émergence de l’esprit dans l’évolution du vivant. De son séjour en bibliothèque, Willi Tobler retient lui aussi l’histoire de l’escargot, et c’est la même bande sonore du moyen-métrage qui est réutilisée à la fin du film de science-fiction : « Le symbole de l’intelligence, c’est l’antenne de l’escargot », « Le toucher sert d’organe visuel ainsi que d’odorat, si l’on en croit Méphistophélès ». Dans les dernières minutes du film, Tobler glisse ainsi d’une ultime éructation à l’escargot adornien qui insiste sur la fragilité humaine face à l’imprévisibilité des multiples violences de l’Histoire : l’escargot est le double fragile et inquiétant de l’homme et il symbolise l’aventure humaine face à la violence – présente à l’image sous la forme de jeux de guerre pour enfants. Comme dans le rêve d’Adorno41, tout se passe comme si la voix du conte philosophique était sommée de répondre, devant la voix-musique, des violences de l’Histoire que la raison seule est impuissante à arrêter.

« LA MÉLANCOLIE DOMINÉE »

De Joséphine, la souris cantatrice de la nouvelle de Kafka, dont on ne sait jamais très bien si elle chante ou si elle siffle, à l’escargot de la Théorie critique, Willi Tobler rêve de déterritorialisation. Du sifflement au rot final, il semble renoncer « à l’exercice individuel de son chant ». Est-ce « pour se fondre dans l’énonciation collective »42 d’une communauté à venir ou serait-ce le signe de l’échec de l’utopie ? La communauté à venir esquissée par Kluge à l’intersection du possible et de l’impossibilité différée est portée par les voix parlées de Hannelore Hoger et d’Alexandra Kluge et les voix chantées de Leda Valladares et Maria Elena Walsh. Ces voix féminines arrachent l’opiniâtre et atrabilaire Tobler à la mélancolie, comme sentiment d’impuissance : sa dernière apparition à l’image semble le figurer sous les traits d’un chef d’orchestre qui bat la mesure d’un geste vigoureux. Il oriente ainsi le spectateur vers ce que Walter Benjamin appelle, dans une lettre à Gershom Scholem, la « mélancolie dominée »43 : opposé de l’acédie des moines, « la mélancolie dominée » désigne la passion de créer pour l’artiste, le travail rigoureux de l’historien et l’aventure de la pensée pour tout homme. La fuite en avant de Tobler, qui abandonne tout dans sa course grotesque et va ainsi à sa perte dans l’infini de la galaxie ne le décharge pas du travail de deuil ; il emporte avec soi ses morts : les crânes humains qui ouvrent le film sont ceux des camarades morts pendant la guerre intergalactique et dont les noms s’affichent sur des intertitres, mais ce sont aussi les morts de l’Histoire, ceux de la barbarie nazie, de Stalingrad ou de la Commune de Paris représentés sur une gravure sur bois ; ce sont aussi les morts à venir. Willi Tobler raconte une histoire de guerre froide, où l’espace devient un enjeu démesuré de pouvoir économique et politique ; il fait sentir la chaleur de la force créatrice de la voix-musique et invite à écouter sa mélancolie. La voix-musique de Willi Tobler fait désirer d’autres voix-musique du cinéma d’Alexander Kluge à venir : la révolte de Rita, l’espion-poète dans le Francfort contestataire des années 1970, mêlée à la musique du déchirement de Wagner44, la révolte des héroïnes verdiennes dans des captations de fragments d’opéra45, la révolte des femmes de la Commune dans la captation de l’opéra46 de Luigi Nono Al Gràn sole carico d’amore qui, dans sa traduction italienne, fait vibrer le vers de Rimbaud et le lyrisme de Louise Michel.

1  Pour le contexte historique et théorique de la production des films de science-fiction de Kluge, voir Dario Marchiori, « L’Utopie de l’Espace, l’espace-­temps de l’Utopie : archéologie dialectique de la science-­fiction dans l’œuvre d’Alexander Kluge », in Grégory Cormann, Jérémy Hamers et Céline Letawe, Cahiers d’études germaniques, nº 69 (« Lecteurs/spectateurs d’Alexander Kluge »), février 2015, pp. 41–53.

2  Alexander Kluge, entretien avec Ulrich Gregor, in Ulrich Gregor (éd.), Herzog/Kluge/Straub, Munich/Vienne, Carl Hanser Verlag, 1976, p. 173 : « In der Abgeschlossenheit des Ulmer Labors kam die Science Fiction-Idee auf. An sich eine Art Realitätsflucht ».

3  Voir le texte « Drehbeginn von großer Dringlichkeit », dans lequel Kluge revient sur la ­participation de l’acteur Alfred Edel au tournage et sur les questionnements esthétiques et techniques posés par la science-fiction au cinéma : Alexander Kluge, « Drehbeginn von großer Dringlichkeit », in Geschichten vom Kino, Francfort-sur-le-Main, Suhr­kamp. 2007, pp. 273274.

4  Idem, p. 274 : « Außerdem be­­schäftigte die fremde Welt des Kessels von Stalingrad meine Vorstellungen ».

5  L’expérience de seuil est comprise dans le sens donné par Benjamin à partir de la des­crip­tion de l’expérience de l’éveil dans la Recherche du temps perdu de Proust : Walter Benjamin, Paris, capitale du XIX e siècle. Le livre des passages, trad. de l’allemand par Jean Lacoste, d’après l’édition originale établie par Rolf Tiedemann, Paris, Les Editions du Cerf, 1993, p. 512 [O2a, 1].

6  Lucrèce, De la nature, traduction nouvelle, introduction et note de Henri Clouard, Paris, Garnier Frères, 1939, p. 373 [VI, 95].

7  Michel Chion, La Voix au ciné­­ma, Paris, Editions de l’Etoile/Cahiers du cinéma, 1993, p. 20. Sur la représentation sonore de l’espace, voir notamment Michel Chion, Des sons dans l’espace : à l’écoute du space opera, Paris, Capricci, 2019.

8  Voir Maguelone Loublier, ­« Le film-essai : Quand le je ne sais quoi de la voix et le presque rien du silence ponctuent l’image (Jean-Luc Godard, Chris Marker et Alexander Kluge », dans Claudine Armand (éd.), Voix et silence dans les arts. Pas­sages, poïèsis et ­performativité, Nancy, PUN – ­Editions universi­taires de Nancy, 2019, pp. 167–181.

9  Voir R. Murray Schafer, Le Paysage sonore. Le monde comme musique, trad. de l’anglais par Sylvette Gleize, Paris, Ed. Wildproject, 2010.

10  Dario Marchiori, « L’Utopie de l’Espace, l’espace-temps de l’Utopie », op.cit., p. 45 et 53.

11  Voir Enzo Traverso, La Mélan­colie de gauche. La Force d’une tradition cachée (XIX eXX e siècle), Paris, Editions La Découverte, 2018.

12  Walter Benjamin, Paris Capitale du XIX e siècle. Le Livre des passagesop.cit., p. 478 [N2a, 3].

13  Alexander Kluge (éd.), Be­stand­saufnahme : Utopie Film, Francfort-sur-le-Main, Zweitausendeins, 1983, p. 105 : « Gesetz des Varia­tio­nenprinzips = Einheit von Kontinuität und Abwechslung, Einheit von Berechenbarkeit und Über­raschung ».

14  Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Les Editions de Minuit, 1975.

15  Dario Marchiori, « L’Utopie de l’Espace, l’espace-temps de l’Utopie », op.cit., p. 41 : « Ces films ont été rarement étudiés, alors qu’ils posent des enjeux fondamentaux pour l’ensemble de son œuvre, cinématographique mais aussi télévisuelle, littéraire, philosophique : loin de constituer un moment isolé dans son œuvre, Kluge se sert du genre pour explorer la dialectique entre science et fiction, entre rationa­lité et imagination, et entre les différentes facettes – contra­dic­toires – de la modernité ».

16  Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’Image-temps, Paris, Les Editions de Minuit, 1985, p. 221.

17  Catherine Malabou, L’Avenir de Hegel. Plasticité, temporalité, dialectique, Paris, Vrin, 1996, p. 20.

18  Ibid.

19  Voir Michel Henry, La Barbarie, Paris, PUF, 2014.

20  Sur l’influence du cinéma des premiers temps dans l’œuvre de Kluge, voir Miriam Hansen, « Reinventing the Nickelodeon : Notes on Kluge and Early Cinema », October, nº 46, automne 1988, pp. 178–198.

21  Les images du court-métrage viennent en grande partie des chutes du premier long-­métrage de Kluge, Anita G. (Abschied von gestern). Sur l’esthétique du remploi chez Kluge, voir Christa Blümlinger, Cinéma de seconde main : ­es­­thé­tique du remploi dans l’art du cinéma et des nouveaux médias, trad. de l’allemand par Pierre Rusch et Christophe Jou-anlanne, Paris, Klincksieck, 2013.

22  Alexander Kluge, entretien avec Ulrich Gregor, in Herzog/Kluge/Straubop.cit., pp. 174–175 [ma traduction].

23  Pour jouer librement sur le titre de Jean-Paul-Sartre, L’Idiot de la famille. Gustave Flaubert de 1821 à 1857, Paris, Gallimard, 1988.

24  Alexander Kluge, entretien avec Ulrich Gregor, in Herzog/Kluge/Straubop.cit., p. 175 : « Das Prinzip besteht darin, einer permanent zu spät kommt, bemüht, an die richtige Stelle der Gesellschaft zu gelangen, aber zu spät an diese Stelle kommt. Sozu­sagen die Geschichte eines Feuerlöschers, der nach Beendigung eines Brandes an der Brandstelle eintrifft… ».

25  Theodor W. Adorno, Dialectique négative, trad. de l’allemand par le groupe de traduction du Collège de philosophie, Paris, Editions Payot, 2016.

26  Florence Dupont, « Le masque tragique à Rome », Pallas, nº 49, 1998, pp. 353–363, ici pp. 353–354. Voir aussi Florence Dupont, L’Orateur sans visage : essai sur l’acteur romain et son masque, Paris, Presses Universitaires, 2000.

27  Alexander Kluge, entretien avec Iris Radisch et Ulrich Greiner, « Der Friedenstifter », Die Zeit, nº 44, 23/10/2003 : « Zeit : Doch durchwühlen Sie in die Zeitgeschichte nach dem Prinzip Hoffnung – Kluge : Nein, nach dem Prinzip Ausweg. Ausweg bedeutet, dass ich, obwohl Handeln oder Nichthandel gleicherma­ßen ein Fehler sein kann, einer Suchbewegung folge ».

28  Voir Maguelone Loublier, Variation et métamorphose. Une voix allemande : Alexander Kluge, thèse de doctorat sous la direction de Christa Blümlinger (Paris 8) et Vinzenz Hediger (Francfort), 8 décembre 2018. À paraître.

29  Sigmund Freud, L’Inquiétante étrangeté et autre essais, trad. de l’allemand par Bertrand Féron, Paris, Gallimard, 1991.

30  Friedrich Dürrenmatt, Ecrits sur le théâtre, trad. de l’allemand par Raymond Barthe et Phi­lip­pe Philiod, Paris, 1970, p. 66.

31  Alexander Kluge, cité dans « Fernsehen. Durch die Sonne », Der Spiegel, 17.01.1972, p. 108: « Wenn man die Welt­raumheroen mit all den Unzu­länglichkeiten historischer Herrführer darstellt, verzerren sich die Science-Fiction-Kli­schees, und die Utopie ver­wan­­­­delt sich in eine Groteske ».

32  Alexander Kluge, « L’Utopie cinéma » (1964), in : L’Utopie des sentiments. Essais et ­histoires du cinéma, textes réunis et présentés par Dario Marchiori, trad. de l’allemand par Christophe Jouanlanne et Vincent Pauval, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2014, pp. 31–53, ici p. 49 : « L’utopie cinéma, c’est-à-dire l’idée qu’il pourrait y avoir autre chose, au-delà de l’insatisfaisante situation présente, n’a pas encore trouvé à se déployer ; on ne connaît pas assez les pro­messes contenues dans l’histoire du ciné­ma.Mais il y a là suffisamment matière à deviner l’utopie. L’utopie est une idée conservatrice, la recherche d’une qualité dont on sait déjà confusément qu’elle a déjà existé dans le passé ».

33  Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », thèse VII, in Œuvres III, trad. de l’allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 432. Sur l’acédie comme « paresse du cœur », voir aussi Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, trad. de l’allemand par Sibylle Muller, Paris, Flammarion, 1985, p. 212.

34  Voir Enzo Traverso, La Mélancolie de gaucheop.cit., p. 203.

35  Theodor W. Adorno, Dialectique négativeop.cit., p. 278.

36  Gilles Deleuze, Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineureop.cit., p. 35–36 : « La bouche, la langue et les dents trouvent leur territorialité primitive dans les aliments. En se consacrant à l’articulation des sons, la bouche, la langue et les dents se déterritorialisent. Il y a donc une ­certaine disjonction entre manger et parler – et, plus encore, malgré les apparences, entre manger et écrire : sans doute peut-on écrire en mangeant, plus facilement que parler en mangeant, mais l’écriture transforme davantage les mots en choses capables de rivaliser avec les aliments. Disjonction entre contenu et expression. Parler, et surtout écrire, c’est jeûner ».

37  Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?op.cit., pp. 95–96 : « Chaque fois, c’est avec l’utopie que la philosophie devient politi­-que, et mène au plus haut point la critique de son époque. L’utopie ne se sépare pas du mouvement infini : elle désigne étymologiquement la déterritorialisation absolue, mais toujours au point critique où celle-ci se connecte avec le milieu relatif présent, et surtout avec les forces étouffées dans ce milieu » (pp. 95–96).

38  Theodor W. Adorno, Dialectique négativeop.cit.

39  Lettre d’Adorno à Kluge du 26 mai 1967, consultée au Theodor W. Adorno Archiv de l’Akademie der Künste de Berlin : TWAA Br 0766

40  Sur le « tube », voir l’analyse d’Adorno de la Habanera de Carmen, in Quasi una fantasia. Ecrits musicaux II, trad. de l’allemand par Jean-Louis Leleu avec la collaboration de Ole Hansen-Løve et Philippe Joubert, Paris, Gallimard, 1982, « Bibliothèque des Idées », p. 29.

41  Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, trad. de l’allemand par Eliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Paris, Editions Payot & Rivages, 2003, p. 151. Voir l’analyse proposée par Jacques Derrida, Fichus. Discours de Francfort, Paris, Galilée, 2002, p. 16 : « La philosophie doit répondre devant la musique ».

42  Gilles Deleuze, Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineureop.cit., p. 32.

43  Walter Benjamin perçoit la « mélancolie dominée » dans l’œuvre de Charles Péguy : lettre datée du 15 septembre 1919 et adressée à Gershom Scholem, in Walter Benjamin, Correspondance, tome 1, 1910–1928, édition établie et annotée par Gershom Scholem et Theodor W. Adorno, traduit de l’allemand par Guy Petitdemange, Paris, Aubier, 1979, p. 200.

44  Dans le danger et la plus grande détresse le juste milieu apporte la mort (In Gefahr und größter Not bringt der Mittelweg den Tod, 1974).

45  La Force des sentiments (Die Macht der Gefühle, 1983).

46  Nouvelles de l’Antiquité idéologique (Nachrichten aus der ideologischen Antike, 2008).