Baptiste Mesot

Les indicatifs TV Spot Cours de langues (1976–1983) du studio Liechti. Contextualiser et lire une série de commande à travers ses versions refusées

Déposé à la Cinémathèque suisse, le fonds Edmond Liechti est constitué des archives du studio Liechti. Cet atelier genevois, actif de 1964 à 1983, s’est spécialisé dans la production de dessins animés de commande. Les dessins, films et documents conservés, autant artistiques qu’administratifs, sont une source de renseignements inestimables pour comprendre son activité et ainsi mettre en lumière un pan méconnu de la cinématographie helvétique1

Je propose ici, à partir d’un type de document particulier – les travaux préparatoires abandonnés et les sources administratives qui s’y rapportent –, l’analyse de la série d’indicatifs TV Spot Cours de langues (1981–1983). Il existe plusieurs versions inachevées de cette série de courts gags servant à ouvrir et clôturer les pages publicitaires sur les chaînes nationales suisses. La société pour la publicité à la télévision (ci-après SAP), qui commande ces travaux, rejette d’abord en 1977 et 1979 deux épisodes pilotes, avant d’accepter une troisième version. Puis, en 1981, alors que le studio prépare une suite, la SAP demande des modifications qui entraînent l’abandon du travail préparatoire déjà effectué pour recommencer sur une nouvelle base. La seconde saison2 sort finalement en 1983. 

Cette situation unique dans l’histoire de la collaboration entre le studio Liechti et la SAP est révélatrice des enjeux liés à la production des indicatifs TV Spot pour chacun de ces deux acteurs. L’enjeu de cet article consiste à mobiliser les versions inachevées de la série comme des clefs de lecture qui documentent son statut d’œuvre de commande. Dans la première partie, une approche historique permet de comprendre les motivations des refus de la SAP. Le commanditaire, en exprimant sa préférence, dévoile en effet les besoins qui fondent sa vision du projet. Dans la seconde partie, une analyse comparative des projets, qu’ils soient inaboutis ou effectivement produits, nourrit la lecture artistique de la série. Les propositions constantes du studio Liechti mettent en lumière sa volonté de développer une vision créatrice malgré le cadre commercial de la production.

LA SAP ET LE BESOIN STRUCTUREL D’INDICATIFS TV SPOT

La SA pour la publicité à la télévision, « AG für das Werbefernsehen » (AGW) en allemand, est fondée le 3 juillet 1963. Le rôle de cette société anonyme est de gérer la création des blocs publicitaires qui seront diffusés par la SSR, en vendant le temps disponible aux annonceurs, et en respectant les directives du Conseil fédéral sur la publicité à la télévision. Il s’agit d’une entreprise dont les parts sont possédées à 40 % par la SSR, dans le but d’aider celle-ci à financer les programmes avec un revenu s’ajoutant à la redevance3

Parmi les onze directives fondatrices de la SAP du Conseil fédéral, la deuxième est la plus importante pour comprendre notre objet : « Les programmes publicitaires sont nettement séparés des programmes de télévision »4. L’importance de cette séparation entre les émissions produites par la SSR et la promotion de produits ou services privés est régulièrement remise à l’ordre du jour. Ainsi, en 1978, dans une lettre adressée à la SAP par Edouard Haas, directeur des services du programme de la SSR, celui-ci regrette « l’absence d’indicatifs finaux des blocs publicitaires » et l’ensemble des responsables craignent « une regrettable confusion entre les spots publicitaires et les émissions de la Télévision suisse »5. Les indicatifs, en ouverture et fermeture de bloc publicitaire, sont donc imposés à la SAP, qui doit en faire produire, et pour conserver un aspect attractif doit les renouveler régulièrement. L’existence de la SAP et son activité de diffusion publicitaire sont la raison d’être des indicatifs. L’entreprise désire maximiser l’audience devant les chaines nationales au moment des blocs publicitaires. Elle se donne donc pour mission supplémentaire de rendre ceux-ci attractifs. Pour trouver le style le plus adéquat, elle a recours à des appels d’offres. Le premier de ceux-ci est remporté par le studio Liechti en 1964. 

LE STUDIO LIECHTI ET L’ÉQUILIBRE ENTRE TRAVAIL, REVENUS ET CRÉATIVITÉ

Dès la première série de 1964 Charles et Stone’s, les intertitres TV Spot deviennent pour le studio Liechti un type de production important. Les revenus de la première commande permettent de fonder officiellement l’entreprise et d’engager des employés6 pour mettre en place une logique industrielle à petite échelle7. La vie du studio se retrouve ainsi rythmée par des rentrées d’argent qui pérennisent son activité, et liée à une quantité de travail conséquente. Produire du dessin animé est chronophage et les retards de livraisons sont fréquents.

L’aspect le plus intéressant de ces commandes pour notre étude est la liberté créative qu’elles représentent. Entre le premier indicatif Charles et Stone’s et le premier pilote Cours de langues en 1976, le studio Liechti a produit plusieurs centaines de gags à travers une galerie d’une dizaine de personnages principaux. Si ce type de production est utilisée pour développer un univers de cartoon propre au studio, elle peut également relayer une vision du monde ou, dans ce cas, de la Suisse. Cette liberté d’expression profite à Edmond Liechti, qui supervise les productions8

DEUX ÉPISODES PILOTES REJETÉS ET LA PREMIÈRE SAISON DE COURS DE LANGUES, 1976–1981

Du côté d’Edmond Liechti, la première trace de la série Cours de langues date du 11 décembre 19769, dans une lettre envoyée à Margueritte Trappe, directrice de la SAP. Elle semble pourtant déjà être en discussion depuis un certain temps, car les procès-verbaux de l’assemblée des délégués de la SAP en septembre et décembre 1976 évoquent un projet Cours de langues du studio Liechti, intéressant pour les blocs publicitaires du matin regardés par un public en grande partie enfantin10. Dans sa lettre du 11 décembre, Edmond Liechti promet un pilote de la série dès que les quarante épisodes encore à livrer de Charles et Stone’s commandés en 1974 seront produits11

Le premier pilote proposé se nomme AFI12 pilote, ou AFI une tranche de tourte. Il en existe une trace sous forme de croquis préparatoire, liasse de claques et celluloïd13 ainsi que sous la forme d’un négatif au format 35mm non pisté14. La date de 197615 inscrite sur la pellicule permet d’affirmer qu’il s’agit bien du pilote discuté dans la correspondance. Cette proposition est refusée, et Edmond Liechti est informé le 31 mars 1977 que le film ne satisfait pas entièrement à l’idéal de la SAP16. La motivation de ce refus semble avoir été transmise oralement, car la lettre mentionne un entretien préalable. S’ensuit la demande d’un deuxième film pilote.

Cette seconde itération se retrouve dans les archives sous le titre TV Spot 79. Les documents qui en gardent la trace sont des story-boards, des claques, des celluloïds tracés en noir, mais non colorés et les dessins et fonds d’un générique en couleur17. Un inversible 16mm de test d’animations avec le générique existe également18, daté de 197919. Cependant, ce projet ne convainc pas non plus, et on peut lire dans le procès-verbal de la réunion des délégués de la SAP du 16 janvier 1979 que le projet Cours de langues n’est pas abandonné, mais que la SAP ne travaillera pas activement à le faire aboutir20.

Le studio Liechti poursuit cependant son travail, et une troisième version, surnommée FAI21, est finalement acceptée en 1980. La proposition de budget est discutée par l’assemblée des délégués le 29 février 198022, approuvée par le conseil d’administration le 19 mars23, et le contrat signé avec Edmond Liechti le 25 mars24.

Après deux pilotes rejetés, le studio Liechti propose finalement une version de son Cours de langues qui atteint les écrans de télévision. Cette première saison compte trente épisodes, et une large partie de son matériel de production est conservé.

UN CONTEXTE FAVORABLE À LA SAP

Contrairement à la phase d’émergence de la fin des années 1960, à la fin des années 1970, le studio Liechti n’est plus le seul producteur d’intertitres pour la SAP. La série Cours de langues s’inscrit dans un contexte où la concurrence est présente. Le studio lausannois Carabosse d’Etienne Delessert produit des intertitres avec son personnage Yok-Yok. La Société de publicité zurichoise Télévico, devenue Topic-Film peu avant 197825, produit également de l’animation pour la SAP26.

À cette concurrence, il faut rajouter la possibilité de puiser dans un stock d’indicatifs des années précédentes27, ainsi que l’arrivée de l’imagerie numérique28, qui diminuent encore le besoin de recourir à la commande de nouveaux dessins animés traditionnels. 

Cette plus grande liberté du commanditaire à l’égard du studio Liechti permet de comprendre le traitement exigeant qu’a subi la série Cours de langues. La pression pour un besoin immédiat d’images étant moindre, la SAP peut se montrer plus stricte. Cela explique les refus des deux premiers pilotes, et cette situation inédite dans l’histoire de la collaboration entre les deux organismes.

À la suite de la livraison des trente épisodes de la première saison de la série, Liechti propose une deuxième saison de trente épisodes également. Le travail de préparation effectué est déjà conséquent, car sa proposition de suite à la SAP s’accompagne de dix story-boards colorisés, ainsi que d’une liste de propositions de quarante idées d’épisodes à choix29. Ces éléments sont les seules traces de cette seconde saison pensée dans le style de la première.

À l’assemblée des délégués de novembre 198130, il est fait mention au procès-verbal de nombreuses lettres de plaintes concernant la série Cours de langues. Ces contestations portent sur l’absence du ­romanche dans la série. En décembre de la même année, le studio Liechti reçoit officiellement la nouvelle31. En conséquence, une nouvelle saison, nommée FAIR32, incluant le romanche, est développée par le studio. Le contrat est officiellement signé en avril 198333 pour vingt épisodes.

LE ROMANCHE AU DÉBUT DES ANNÉES 1980 ET LA SAP

En 1981 paraît un ouvrage au titre évocateur : La Mort du romanche, le commencement de la fin pour la Suisse34. Sous ce titre est présenté un message d’alerte sur la baisse du nombre de locuteurs et de l’utilisation du romanche, et propose des solutions pour y remédier : investissements publics, médias en romanche, département universitaire pour son étude. Cette publication est symptomatique d’un ressentiment d’une partie de la population concernant cette question. C’est l’année suivante, en 1982, que sera officiellement créé le romanche grison, pour proposer une version officielle de la langue qui était jusque-là partagée entre divers dialectes35.

Les réclamations contre la série Cours de langues s’inscrivent dans cette crispation autour de la reconnaissance du romanche. Il n’y a aucune trace dans les sources de pression sur la SAP autre que cette indignation publique, mais celle-ci semble suffisante pour que la question soit considérée. L’entreprise cherche à maximiser l’audience durant les publicités et ne peut pas se permettre une mauvaise presse. Il faut également noter la présence à l’assemblée des délégués de la SAP de Domenic Carl, ancien directeur administratif de la SRG, dont le contrat mentionne qu’il a la charge de la traduction des phrases en romanche36. La présence d’un locuteur romanche parmi les décisionnaires peut expliquer, en plus des réclamations, que la SAP ait décidé de demander ce changement.

AVEC HUMOUR, UNE SÉRIE SUR L’UNITÉ NATIONALE

La collaboration de presque vingt années entre la SAP et le studio Liechti n’aurait pas été possible sans une adéquation entre le besoin d’images et les capacités de productions qui mènent à la création de toutes ces séries. Mais l’histoire de la série Cours de langues montre que son existence n’est pas acquise d’avance, et que son développement dépend d’un cadre socio-économique extérieur qui se traduit par les demandes de la SAP.

L’inachèvement et la modification forcée de la série permettent de comparer plusieurs variantes jugées prêtes à la production selon le studio. Mon approche se base sur des épisodes finis, mais également sur des documents de production qui les accompagnent en archive – dessins, films d’essais, story-boards. Cette visée génétique s’inspire de l’approche proposée par Chloé Hofmann37, basée sur des documents iconographiques et plastiques autant que textuels. Cette méthode mettant au même niveau plusieurs versions n’a cependant pas la visée de construction chronologique vers laquelle tend la génétique. La non-concrétisation de toutes les versions étant liée à un élément externe au studio, je les considère comme des variations sur un thème et non des brouillons ou étapes internes à un processus créatif. 

UN SEUL CONCEPT POUR DEUX PILOTES INACHEVÉS ET DEUX SAISONS DIFFÉRENTES

Le principe de la série est le même dans les deux pilotes et les deux saisons : les personnages répètent une même phrase ou groupe de mots dans leur langue respective. L’expression est prononcée à l’oral et affichée simultanément à l’écran (fig. 1). La série Cours de langues est structurée comme un moment éducatif. La forme est insuffisante pour apprendre la langue, mais permet d’éveiller la curiosité et transmettre quelques notions. Le vocabulaire déployé sur les deux saisons touche à des registres standards pour un cours débutant – les chiffres, les couleurs, les directions –, mais beaucoup d’épisodes concernent également le voyage38 ou des interactions utiles dans une langue mal maîtrisée39. La combinaison des formes orale et écrite, tout comme le choix du vocabulaire, sont des preuves de la visée pédagogique de la série. 

Chaque épisode s’ouvre sur un générique, puis la répétition de la phrase par chaque personnage fait l’objet d’un gag, le tout durant une dizaine de secondes. Dans la saison 2, le gag est séparé en deux – la chute se trouve après la page publicitaire. Avec ses propositions réitérées, la volonté du studio est d’apprendre aux téléspectateurs un peu de vocabulaire utile dans les langues suisses, avec un humour tantôt espiègle, tantôt absurde. Cette idée centrale vient d’Edmond Liechti, et elle ne change pas entre les quatre propositions.

Les quatre itérations sont en dessin animé classique – tracé sur calque, puis reporté sur celluloïd ensuite peint. L’animation se base sur un rythme variant entre 12 et 24 dessins par secondes pour fluidifier les mouvements tout en permettant de doubler certaines images en les photographiant deux fois sur la pellicule, ce qui réduit le temps de travail. Cette construction du mouvement s’accompagne d’une technique de dessin, appelé à l’interne du studio les « fugaces ». Ces dédoublements de contours, comparables à ce qui se fait en bande dessinée, permettent d’appuyer les mouvements brusques ou vifs (fig. 2). Le centre d’intérêt du projet étant la parole, une recherche sur les mouvements de bouche est entreprise dès le premier pilote, et sera appliquée à toutes les variantes. Ce procédé, classique en dessin animé, utilise le dessin d’un visage de personnage sans bouche, et place cette dernière par-dessus en profitant de la transparence des calques. Cela ouvre la possibilité de faire varier le mouvement des lèvres en fonction des sons prononcés à ce moment précis, selon un modèle préparé à l’avance (fig. 3). La technique de production et la qualité de l’animation – fluidité, absence de saccades, lisibilité des mouvements – sont travaillées avec la même rigueur dans chaque version.

DES PERSONNAGES QUI EN DISENT BEAUCOUP : SIMILARITÉS

Les personnages sont au centre de la démarche créative du studio depuis son lancement en 1964 et servent de fil rouge à chaque série de TV Spot, dont Cours de langues. Les caractéristiques communes aux quatre groupes de personnages de la série reflètent ce qui doit absolument transparaître à l’écran selon la vision du studio. Leurs variations montrent quelles modifications sont jugées acceptable pour tenter de faire accepter le projet à la SAP.

Le groupe de personnages se compose d’un ours rose, d’un chien bleu et d’un chat vert pour le premier pilote (fig. 4). Le second pilote présente quant à lui un jeune garçon habillé en rouge, un autre en short bleu, et une petite fille portant une robe verte (fig. 5). La saison sortie en 1981 reprend les personnages animaliers avec un style de dessin différent (fig. 6). La deuxième saison rajoute une marmotte, mais voit le style varier à nouveau (fig. 7). La similarité entre ces groupes montre les éléments essentiels que le studio veut transmettre – une image symbolique des régions linguistiques suisses, vivant en harmonie.

L’ordre de taille des personnages est toujours le même. Il correspond à l’importance démographique de la partie linguistique qu’ils incarnent. Ainsi le personnage parlant allemand est toujours le plus grand, suivi du français, puis de l’italien. La marmotte suivra cette logique à son apparition en étant la plus petite du groupe. Le code couleur est également invariable. Edmond Liechti a choisi le vert pour l’italien et le bleu pour le français. Ce choix repose sur la bande de couleur qui distingue les drapeaux français et italien, en plus de leurs couleurs communes, le blanc et le rouge40. Même si le rouge de l’allemand varie entre le rose et l’orange pour diminuer un impact graphique qui le ferait trop ressortir, il faut noter que les trois couleurs primaires additives sont distribuées entre les trois personnages. Pour un peintre de formation et animateur de cinéma comme Edmond Liechti, ce choix n’est pas anodin. De la taille et la couleur des personnages ressort la volonté de représenter la Suisse, en conférant aux différentes langues un caractère complémentaire. 

DES PERSONNAGES QUI EN DISENT BEAUCOUP : DIFFÉRENCES

Caractériser les divergences esthétiques entre des groupes de personnages aussi proches dans le style demande de comprendre leurs différences fondamentales. Les deux échelles sur lesquelles ils montrent le plus de variations sont leur degré de réalisme et la complexité du dessin. Dans notre cas, le réalisme désigne la proximité entre l’objet dessiné et sa contrepartie dans notre monde. Le filtre du style comique – têtes disproportionnées, bras et jambes souples plutôt qu’articulés – s’applique à la forme des personnages et n’empêche pas que ceux-ci soient plus ou moins fantaisistes.

Le deuxième pilote, Spot 79, se démarque sur cet aspect avec un groupe de personnages humains dans des habits de tous les jours. Les trois autres versions se composent d’animaux anthropomorphes dont le degré de réalisme repose sur un jeu de couleurs. Le premier pilote et la première saison utilisent des peaux roses/oranges, vertes et bleues, tandis que la deuxième saison choisit d’utiliser des vêtements porteurs des teintes signifiantes, et des peaux dans des teintes de brun gris plus naturels.

Ce réalisme influe sur la capacité à présenter une métaphore du sujet. Trois enfants de langues différentes qui jouent ensemble constitue une situation réaliste. Trois animaux parlant ensemble sont quant à eux une représentation plus symbolique qui devient en ce sens plus universelle. Le changement de couleur des animaux s’explique quant à lui par une volonté de garder l’unité du groupe. Si les teintes complémentaires fonctionnaient visuellement de concert pour les pilotes et la première saison, un quatrième animal coloré aurait rajouté une dissonance. Le changement de style pour rendre le groupe plus homogène en leur conférant des tons de peaux proches est une autre manière de représenter la proximité des personnages malgré leurs différences.

La complexité des dessins impacte deux aspects qui ne se recoupent pas entièrement : la difficulté à tracer le personnage et le colorer, et la quantité de formes et de nuances qui le composent. Tous les groupes de personnages sont simples. Aucune technique d’ombrage n’est utilisée et la technique de dessin sur celluloïd – traits à l’encre noire sur le recto, puis remplissage à la peinture des zones délimitées par le trait sur le verso – ne permet pas de nuances de couleurs. Le second pilote est le plus complexe dans le dessin des personnages. Les vêtements sont composés de plusieurs petites formes, chacune d’une couleur différente de ses voisines. À l’inverse la première saison se démarque par une technique qui ne complexifie pas le travail de production, mais permet un rendu plus riche visuellement (fig. 8). Le remplissage coloré n’est plus fait à la gouache couvrante, mais avec une peinture plus diluée dont l’application garde les traces des coups de pinceau. Ainsi, les aplats ne forment plus des surfaces uniformes. Le contour n’est pour sa part plus continu. L’effet de rupture est léger à l’œil, mais contribue à alléger les silhouettes en les dotant de davantage de détails. Cette technique demande cependant de travailler sur fond blanc à cause de la transparence des dessins, ce qui peut expliquer son abandon pour la seconde saison.

Le studio Liechti accepte de travailler sur ces deux paramètres, car la variation des propositions reste dans un spectre acceptable pour produire une série à partir de l’idée originale. Les changements des personnages qui portent la série constituent des variables qui ne remettent jamais en cause le cœur du projet.

UN OUTIL PERFORMANT

La série Cours de langues repose sur un concept et une mise en images qui fonctionnent de concert. La volonté du studio Liechti est d’en faire un outil performatif. L’œuvre n’est pas qu’un simple divertissement humoristique, mais utilise cette forme dans un autre but. Elle représente des figures métaphoriques des régions linguistiques suisses, dans une série d’histoires qui ne figurent jamais de confrontation directe entre elles. Les personnages vivent tous une situation similaire – pour justifier l’utilisation d’une même phrase à répétition – et y répondent par des comportements différents. La série ne présente pas directement une image de la Suisse, mais se concentre sur un groupe d’individus capables de vivre avec leurs différences. Cette représentation constitue une idéalisation d’une forme d’harmonie entre régions linguistiques, qui sont fondamentalement différentes, mais en mesure de former un groupe. Le concept éducatif de la série repose sur l’idée d’inculquer des rudiments linguistiques aux téléspectateurs, une idée d’autant plus efficace dans son contexte de diffusion devant les blocs publicitaires. Un épisode d’indicatif TV Spot ne passe pas qu’une seule fois à la télévision, il est réemployé couramment : la répétition de ces petits gags contenant des phrases simples facilite leur mémorisation.

Cette combinaison entre fond et forme relève d’une forme de performativité de la série. Le discours produit par sa représentation d’une Suisse unie est contenu dans un outil d’éducation linguistique qui sert justement à aider les Suisses à mieux communiquer entre eux.

Les indicatifs TV Spot sont une forme particulière de film de commande. Les conditions rencontrées par la série Cours de langues, qui ont contraint le studio à produire plusieurs versions et à apporter des modifications entre deux saisons, sont dépendantes d’un contexte socio-économique – développement de l’offre de production de dessin animé en Suisse romande, et tensions entre zones linguistiques – qui a influencé fortement le commanditaire. L’analyse proposée ici met au jour les éléments saillants de la série étudiée, la dernière du studio Liechti. Il est donc productif d’étudier les films de commandes inaboutis, non seulement pour mieux comprendre les intérêts du commanditaire, mais également pour mettre à jour l’idée que le producteur du film considère comme centrale et la vision qu’il veut transmettre à travers le projet. Dans le cas d’un film de commande, où les décisions sont partagées entre ces deux acteurs, les projets inachevés sont autant d’indices pour mieux comprendre le produit fini qui en a résulté.

1  Cette recherche s’inscrit dans le projet Histoire de l’animation suisse francophone(2023–2027), dirigé par Maria Tortajada, financé par le Fonds national suisse. En collabo­ration avec la Cinémathèque suisse, grâce à qui l’importante recherche d’archive a été ­possible, et avec les archives de la SRG qui nous a ouvert ses portes.

2  Edmond Liechti parle de suite. J’utilise la notion de saison pour clarifier mon propos, en la réservant aux deux versions ayant été diffusées à la télévision.

3  Résumé basé sur les informations contenues dans Blaise Rostan, La Publicité, enjeux du financement mixte de l’audiovisuel en Suisse, Genève, Slatkine, 2017, pp. 102–107.

4  Directive sur la SAP, 24 avril 1964, citée dans Jacques Bourquin, Une année de publicité à la télévision suisse, Lausanne, Zofingue, 1966.

5  Lettre du 13 février 1978 de Ed. Haas, Zentralarchiv Generaldirektion SRG SSR : ZAR A 012.02.08 Werbefernsehen, Korrespondenz.

6  Le plus important pour la série Cours de langues est Georges Bernasconi, qui est présent pendant toute la production au banc-titre.

7  C’est ainsi qu’il raconte cette partie de sa vie lors de l’entretien conduit par Noémie Jean pour la Cinémathèque suisse en 2015, non publié. Cela concorde avec la présentation qu’en fait Bruno Edera dans son Histoire du cinéma suisse d’animation, Lausanne, Travelling, 1978, p. 84.

8  La nature collaborative du travail sur un dessin animé me pousse néanmoins à attribuer les intentions créatives au studio Liechti dans son ensemble pour y inclure toutes les contributions qui peuvent avoir joué un rôle.

9  Lettre du 11 décembre 1976, CH CS CSL 101 F-240311–23.

10  Protokoll Nr. 14, Sitzung des Delegiert vom 29. September 1976 et Protokoll Nr. 17, Sitzung des Delegiert vom 20. Dezember 1976, Zentralarchiv Generaldirektion SRG SSR : ZAR A 012.10.01 Delegiert VR AGW, Protokolle I.

11  Lettre du 11 décembre 1976, CH CS CSL 101 F-240311–23.

12  Pour Allemand, Français et Italien.

13  CH CS CSL 101 F-240123–35, F240–123–36, F-240123–37.

14  Cinémathèque suisse, ­département film : CSL Liechti 2016–1662–0001.

15  Datation par edgecode Eastman Kodak : rond.

16  Lettre du 31 mars 1977, CH CS CSL 101 F-240311–23.

17  CH CS CSL 101 F-240213–47, F-240213–48, F-240213–49.

18  Cinémathèque suisse film : CSL Liechti 2016–0843–0001.

19  Deux edgecode Eastman Kodak apparaissent : triangle (1978) sur les animations en trait, et rond rond (1979) sur le générique couleur.

20  Réunion de l’assemblée des délégués de la SAP du 16 janvier 1979, Zentralarchiv Generaldirektion SRG SSR : ZAR A 012.10.01 Delegiert VR AGW, Protokolle I, p. 3.

21  Pour Français Allemand et italien.

22  Réunion de l’assemblée des délégués de la SAP du 29 février 1980, Zentralarchiv Generaldirektion SRG SSR : ZAR A 012.10.01 Delegiert VR AGW, Protokolle I, p. 4.

23  Réunion du conseil d’administration de la SAP du 19 mars 1980, point 4.1, Zentralarchiv Generaldirektion SRG SSR : ZAR A 012.08.01 Verwaltungsrat AGW, Protokolle, p. 4.

24  Contrat du 25 mars 1980, CH CS CSL 101, F-240311–23.

25  La date exacte n’est pas mentionnée par Bruno Edera qui utilise la formule « devenue récemment », op. cit., 1978, p. 80.

26  Ces deux firmes sont mentionnées dans divers PV de réunions, aussi bien de l’assemblée des délégués que du conseil d’administration, entre 1978 et 1983, Zentralarchiv Generaldirektion SRG SSR : ZAR A 012.08.01 Verwal­tungs­rat AGW, Protokolle, ZAR A 012.10.01 Delegiert VR AGW, Protokolle I et ZAR A 012.10.02 Delegiert VR AGW, Protokolle II.

27  Mentionné entre parenthèses dans une discussion notée au PV : « Les productions des cinq dernières années y sont actuellement diffusées », traduction de l’auteur. Réunion de l’assemblée des délégués de la SAP du 16 janvier 1979, Zentralarchiv Generaldirektion SRG SSR : ZAR A 012.10.01 Delegiert VR AGW, Protokolle I, p. 3.

28  » Les inserts produits électroniquement ne sont prévus que pour les blocs 3,4 et 5 », traduction de l’auteur. Réunion du conseil d’administration de la SAP du 19 mars 1980, point 4.1, Zentralarchiv General­direktion SRG SSR : ZAR A 012.08.01 Verwaltungsrat AGW, Protokolle, p. 4.

29  Lettre du 24 avril 1981, CH CS CSL 101 F-240311–23.

30  Réunion de l’assemblée des délégués de la SAP du 10 novembre 1981, Zentralarchiv Generaldirektion SRG SSR : ZAR A 012.10.02 Delegiert VR AGW, Protokolle II, p. 3.

31  Lettre du 29 décembre 1981, CH CS CSL 101 F-240311–23.

32  Français, Allemand, Italien et Romanche.

33  Contrat du 6 avril 1983, CH CS CSL 101 F-240311–23.

34  Jean-Jacques Furer et Flurin Maissen, La Mort dil romontsch, ni l’entschatta della fin per la Svizra = La Mort du romanche, ou le commencement de la fin pour la Suisse, Cuera, Casa editura Revista retoromontscha, 1981.

35  Dominique Stich, Parlons romanche, la quatrième langue officielle de la Suisse, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 26.

36  Contrat du 6 avril 1983, CH CS CSL 101 F-240311–23.

37  Chloé Hofmann, « Les archives de production du film d’animation Ma vie de courgette », Genesis, nº 57, 2024, pp. 157–174.

38  Par exemple : Ce sont mes bagages (FAI épisode 9), Je désire une chambre (FAI épisode 11).

39  Par exemple : Parlez lentement (FAI épisode 13), Est-ce que vous comprenez ?(FAIR épisode 4).

40  Information transmise par son fils Christian lors de l’entretien du 6 novembre 2024 avec l’auteur, non publié.