François Bovier, Serge Margel

Film infini. Hollis Frampton et la métahistoire du cinéma

1

L’inachèvement est un concept abstrait. Il ne signifie pas l’état statique, sédimenté et stabilisé d’une œuvre inachevée. Au contraire, il indique le mouvement par lequel l’œuvre poursuit son cours à l’infini. C’est en ce sens qu’Hollis Frampton peut parler de « film infini »1. Le film est « infini » à l’instar d’une boucle qui revient sur elle-même, et non comme une ligne qui tend vers l’horizon. Ce qui le rend infini, c’est le mouvement de retour, la réversibilité de la bande-image, d’un film à l’autre dans l’histoire du cinéma, pour finalement ne former qu’un seul et unique film. C’est l’hypothèse de Frampton sur l’inachèvement : le film infini est un seul et unique film. Pour rendre compte de cette réversibilité, Frampton élabore au début des années 1970 la notion d’une « métahistoire du cinéma »2. Par là, il n’entend pas une « nouvelle » histoire du cinéma, ni même une histoire au second degré ou une histoire des histoires du cinéma. Il ne vise rien moins qu’une histoire qui inventerait la tradition par laquelle tous les films possibles auraient eu lieu comme un seul et même film. Dans un texte intitulé justement « Pour une métahistoire du film », publié en 1971, il écrit : 

Le métahistorien du cinéma, pour sa part, se préoccupe d’inventer une tradition, c’est-à-dire un ensemble maniable et cohérent de monuments discrets qui implantent dans le corps grandissant de son art une unité résonante. De telles œuvres peuvent ne pas exister, il est alors de son devoir de les faire3.

Ce projet d’une métahistoire recoupe et engage l’œuvre tout entière de Frampton, son travail d’écriture, mais aussi sa production filmique et photographique. Par ailleurs, cette métahistoire a pu être rapportée à son dernier projet épique Magellan (1971–1984), conçu comme ensemble synoptique de films préexistants4, surtout le cinéma des premiers temps, mais aussi des cinéastes expérimentaux tels que Stan Brakhage, le principe de montage vertical théorisé par Sergueï M. Eisenstein et Dziga Vertov, ou encore ses propres films. Cadenza (1977–1980), Mindfall (1977–1980) ou Gloria ! (1979) actualisent ce programme. Frampton considère d’ailleurs lui-même son article de 1971 comme un manifeste pour son œuvre à venir :

Cet article [« Pour une métahistoire du cinéma »], rédigé il y a neuf ans, constituait, à mon sens assez ouvertement, un manifeste pour une œuvre qu’à ce moment je pensais sérieusement entreprendre, c’est-à-dire le projet Magellan5.

Or, sans séparer radicalement ces deux projets contemporains, la métahistoire du cinéma et le film Magellan, nous commencerons par en souligner la distinction logique et formelle, en rapportant le texte sur la métahistoire à un autre texte de Frampton sur la composition. Publié en 1978, « Notes sur la composition en cinéma »6 part de l’œuvre poétique d’Ezra Pound pour reconsidérer le cinéma et ses modalités de composition comme une forme d’inachèvement. C’est l’hypothèse que nous aimerions ici développer. La métahistoire du cinéma est une manière de repenser la notion d’inachèvement comme un « processus de composition » filmique7. Il ne s’agit donc pas simplement d’imaginer le rassemblement idéal de tous les films préexistants et de tous les films possibles à venir en une œuvre ultime, épique, ouverte, le film infini ou plus particulièrement Magellan. Il s’agit surtout de considérer cet ensemble, le cinéma, dans sa composition axiomatique, ou d’en penser la composition elle-même comme une reconquête infinie de son infrastructure axiomatique :

Puisque l’apprentissage, la compréhension d’un art consiste en la reconquête de son infrastructure axiomatique, nous pouvons commencer à affirmer que le « désapprentissage » que Pound dit être indispensable à la nouvelle création, consiste en l’évacuation, la critique sévère et la réévaluation de cette infrastructure axiomatique. La nouvelle composition peut alors être considérée comme une activité synonyme, sinon adjacente, de la reconstitution totale du code d’enchâssement. C’est dans le contexte d’une telle reconstitution que nous devons comprendre l’observation célèbre d’Eliot selon laquelle toute œuvre vraiment nouvelle modifie, ne serait-ce que subtilement, l’équilibre de tous les autres termes de la matrice traditionnelle 8.

Selon Pound et Frampton, la composition est une modalité d’invention : le « désapprentissage » et la réévaluation de la « matrice traditionnelle » conduisent à la refonte totale du « code d’enchâssement ». Composer, c’est inventer les conditions d’une reconquête permanente de ses propres structures, ou infrastructures. Et c’est sur ce point que se pose la question de l’inachèvement, mais aussi la pertinence d’une métahistoire du cinéma. Traditionnellement, dans le champ de la rhétorique, disons de Cicéron à Roland Barthes, on aura distingué, sinon opposé, l’inventio et la compositio, la découverte du sujet et l’architectonique du discours. Sur les traces de Pound, la métahistoire de Frampton renverse l’opposition pour faire de la composition l’invention même d’une nouvelle idée du cinéma, ou d’une nouvelle tradition du cinéma infini. À ce sujet, Frampton se réfère à l’essai de Pound Comment lire9, qui parle d’invention et d’apprentissage : 

[O]n apprend à écrire, affirme Frampton, surtout en lisant les textes qui incarnent l’« invention », c’est-à-dire l’exemplification première éclatante d’une stratégie de composition provenant d’une version directe de la dynamique du processus créatif. Enfin, il [Pound] affirme implicitement que le processus de composition est le vrai sujet de tout texte : bref, ce que nous apprenons quand nous lisons un texte, c’est comment il a été écrit10.

Les textes qui incarnent l’« invention » et, surtout, comment ils ont été écrits constituent le seul point de repère pour déterminer une « stratégie de composition » (« make it new », ou renouvelle-le, fais-le de nouveau, selon l’injonction de Pound11). Il faut partir de là pour penser la métahistoire du cinéma comme l’invention d’une nouvelle morphologie du film considéré dans son inachèvement. Il faut surtout ériger en principe le nouvel axiome selon lequel le véritable sujet d’un processus de création repose sur sa composition. Ce principe avant-gardiste, s’il en est, Frampton entend non seulement l’appliquer à ses propres films – et en particulier à son projet Magellan –, mais surtout l’emprunter comme un instrument de reconquête et de réévaluation de l’art cinématographique dans son ensemble.

Pour Frampton, l’inachèvement du film est lié à cette reconquête incessante de ses propres structures. L’inachèvement n’est pas un fait mais un principe. Il ne s’agit pas d’interroger un film inachevé, volontairement ou accidentellement, mais de penser l’inachèvement comme le mouvement archétypal d’une restructuration. Et la métahistoire dont parle Frampton, c’est l’histoire de ce mouvement – de reconquête et de recommencement. Frampton utilise un vocabulaire précis qu’il emprunte aux poètes. Il parle avec Pound de « désapprentissage ». Désapprendre n’est pas le contraire d’apprendre, mais désigne la capacité de revenir sur les principes d’un apprentissage. Ce geste est nécessaire pour poser la composition comme le sujet authentique de l’œuvre, et donc pour penser les conditions d’une « nouvelle composition », ou d’une « morphologie dynamique »12 propre au cinéma infini. On désapprend ce qu’on a fait, lorsqu’on évacue, critique et réévalue les modes de production et les axiomes sous-jacents à la composition. Frampton avance une proposition forte, qu’il faut tenter d’éclairer. Il parle « de la reconstitution radicale du code d’enchâssement », évoquant sans doute ici le concept linguistique de récursivité. On parle en effet d’enchâssement ou de récursivité pour indiquer une règle syntaxique et de composition, qui peut se répéter à l’infini en partant du résultat qu’elle produit. Autrement dit, une forme d’autogenèse ou d’auto-engendrement.

L’enchâssement est pensé par Frampton d’abord et avant tout comme une opération critique de reconquête. Elle consiste à insérer un élément d’une phrase ou d’une séquence filmique à la place d’un des constituants d’un autre élément : une lettre ou un mot, un photogramme ou un plan, une séquence ou un film, apparaissent à la place d’autres. La substitution peut aussi opérer d’un code à l’autre : la matrice de l’alphabet latin (24 mots) peut structurer la partie médiane d’un film, Zorn’s Lemma (1970), un plan figuratif d’une seconde (24 photogrammes) se substituant progressivement et arbitrairement (comme la structure du signe) au plan d’une lettre (le foyer d’un feu pour la lettre X, des vagues sur une plage pour Z, l’ensemencement de graines pour Y, la vapeur s’échappant d’un conduit pour Q, et ainsi de suite). Le plus souvent, l’enchâssement produit à l’infini des éléments de plus en plus complexes, selon le principe de la récursivité – des textes de textes, des images d’images, et des films de films. L’enchâssement récursif consiste donc en un retour en arrière (recursere), un mouvement à rebours qui produit du renouveau à l’infini, et qui permet à tout processus de création de revenir sur les principes mêmes de sa composition. C’est exactement de cette manière que procède le métahistorien du cinéma. Frampton revient sur les anciennes théories physiques du mouvement, les paradoxes de Zénon, le Chevalier Newton et l’invention de la photographie :

[I]l n’y avait qu’un pas à franchir pour affirmer que le mouvement consiste en une succession infinie d’instants brefs pendant lesquels il n’y a qu’immobilité. Le mouvement pouvait ainsi être défini de façon pratique comme un ensemble de variations à l’intérieur d’une série de propositions statiques. Voilà que Zénon, avec ses paradoxes, était revenu se venger à travers l’impassible Chevalier de la Physique13.

Frampton veut substituer à l’enchaînement successif d’instants immobiles — source commune de la photographie et du cinéma – l’enchâssement récursif d’éléments entre des touts et leurs parties. Une partie n’est pas un point immobile dans une ligne, de même qu’un photogramme n’est pas une image fixe dans un flux sensible d’images. Une partie est un ensemble de parties, et un photogramme est déjà lui-même un faisceau d’images, un enchevêtrement d’images d’images à l’infini. En ce sens, chaque photogramme est lui-même ou contient en lui-même l’inachèvement des images :

Alors je propose de sortir le cinéma de ce cercle vicieux en lui superposant un autre genre de labyrinthe (avec issue) — en posant quelque chose dont l’actualité commence à se concrétiser : nous pourrions décider de lui donner le nom de cinéma infini.
Une caméra polymorphe tourne et tournera toujours, l’objectif fixé sur toutes les apparences du monde. Avant l’invention de la photographie fixe, le photogramme du cinéma infini n’était qu’une amorce vide, noire ; puis des images apparurent sur le ruban infini du film. Depuis la naissance du cinéma photographique, tous les photogrammes se sont remplis d’images.
Rien, dans la logique structurelle du ruban filmique de cinéma n’empêche de prélever une image unique. Une photographie fixe est tout simplement une image isolée qu’on a « sortie » du cinéma infini14.

2

Sortir du « cercle vicieux » des instants immobiles successifs permet à Frampton non seulement de penser l’idée d’un « cinéma infini », mais surtout d’ériger le concept d’enchâssement récursif comme premier principe d’une métahistoire du cinéma. Et pour sortir du cercle, il faut revenir au travail des artistes eux-mêmes, qui ont élaboré ces réflexions critiques sur leurs processus de composition. En somme, pour devenir infini et pour accéder à son propre inachèvement, le cinéma doit lui aussi parvenir à la maîtrise instrumentale de ses « infrastructures axiomatiques », comme la littérature, avec Joyce, ou la musique, avec Schönberg :

Nos exemples, dans le présent texte, tirés soit de la littérature soit de la musique (art qui entretient depuis longtemps un commerce varié avec le langage), sont le double reflet de l’état de notre recherche, et même des possibilités d’une recherche, en cinéma. Dans le premier cas, il est évident que langage et cinéma subsistent au sein d’espaces incommensurables. Pour rendre le cinéma accessible au discours écrit, il est nécessaire qu’on l’étudie dans des conditions permettant l’accès aléatoire au texte, tant dans l’espace que dans le temps. Dans le deuxième cas, il est imparfaitement évident que le cinéma, art que l’on pourrait définir comme préadolescent, reste profondément conditionné par des infrastructures axiomatiques mutuellement contradictoires ou inhibitrices issues, par la lecture comme par la lecture erronée, de chaque genre littéraire, de la musique et des arts visuels plus vénérables15.

Frampton cherche les conditions d’un devenir infini du cinéma. Il s’interroge sur ces conditions, qui vont non seulement transformer le cinéma de l’intérieur, mais surtout inventer une nouvelle façon de faire un film, un « seul film unique au monde ». Frampton souligne quatre conditions principales, que nous résumons schématiquement : 1. Jusqu’à ce jour le cinéma ne présente aucun paradigme cohérent. 2. Le cinéma doit accéder à son propre matériau. 3. Il faut intégrer dans le cinéma les axiomes des arts que le cinéma a déjà empruntés. 4. Il faut inventer une nouvelle terminologie et morphologie du cinéma. Cette liste prescriptive vaut pour manifeste d’une métahistoire du cinéma. Le sujet du film, c’est sa composition, et l’objet son matériau. Le métahistorien devra inventer la tradition de cette nouvelle « morphologie dynamique » du film, ou d’un film qui porte sur ses conditions instrumentales et matérielles de fabrication :

Nous proposons une autre morphologie, radicalement différente [...] qui appréhende le cinéma, non pas de l’extérieur, comme produit à consommer, mais de l’intérieur, comme un code organique en évolution dynamique, sensible et responsable, comme tout code, face au médiateur suprême, la conscience. Nous fondons notre morphologie sur l’observation directe de la manière dont sont faits les films16.

À la différence des histoires du cinéma, qui étudient des films, des auteurs, des techniques, des scénarii, etc., le métahistorien, quant à lui, étudiera les transformations infinies du matériau filmique. Parler de films achevés, datés, contextualisés, avec ses auteurs et ses sociétés de production, c’est toujours réduire le film à un objet fini, bon à consommer, à classer, à définir, à inscrire comme un moment d’une histoire déjà écrite. Il faut penser le film comme un flux infini, comme un seul et même mouvement d’images, qui s’enchaînent non de façon successive, comme un point dans une ligne, mais de façon récursive, comme une phrase qui prend la place d’un mot dans une autre phrase, ou comme une séquence filmique qui prend la place d’un photogramme dans une autre séquence filmique. En ce sens, revenir sur le matériau cinématographique, c’est déjà inventer une nouvelle morphologie dynamique du cinéma. Le matériau du film n’est pas la pellicule, l’émulsion photographique, mais une structure composée complexe. Le matériau, c’est la création d’une bande-image selon deux phases, dont la temporalité contient justement les dimensions infinies du cinéma, que le métahistorien va reconstituer en tradition. Habituellement, on appelle ces deux phases le tournage et le montage : imprimer des images sur l’émulsion photographique et « déterminer quelles bandes de film entreront dans la composition »17. La nouvelle morphologie du cinéma va renverser la distinction des temporalités, entre tourner et monter, non seulement en faisant du tournage un montage et du montage un tournage, mais surtout en rapportant ces temporalités à la continuité d’un seul et unique film infini : « Entre ces deux pôles, comme entre le tournage et le montage, il n’y a pas de zone de démarcation, mais plutôt un champ continu horizontalement modulé »18

3

Le matériau du film est une structure complexe. Frampton en développe un concept précis et l’inscrit dans ce qu’il appelle « l’Âge des Machines ». À vrai dire, le matériau est lui-même une machine, qui peut se définir comme « une chose faite de ‹ parties › distinctes dont l’organisation imitait quelque peu les fonctions du corps humains »19. Il y a des parties, il y a un tout, et un principe d’organisation entre ces parties et ce tout. Le matériau contient lui-même ce principe, dès lors qu’on en considère le mouvement avant et indépendamment de l’opposition entre tournage et montage, donc avant la distinction entre un matériau tourné et un matériau monté, ou une œuvre finie, achevée : 

Aucun indice dans la logique structurelle du ruban filmique ne permet de distinguer le « matériau tourné » de l’œuvre « finie ». Ainsi, n’importe quelle partie de film peut être considérée comme du « matériau tourné » et être utilisée de toutes les façons imaginables pour construire ou reconstruire une œuvre nouvelle.
Par conséquent, le métahistorien doit pouvoir regarder les œuvres anciennes comme du « matériau tourné » pour construire, à partir de là, une œuvre nouvelle identique, nécessaire à la tradition.
Lorsque c’est impossible, parce qu’il y a perte ou dommage, il faut constituer un matériau nouveau. Le résultat sera en tout point semblable à l’œuvre première, mais « presque infiniment plus riche »20.

Le matériau est une potentialité filmique infinie, qui implique que tout film, considéré comme une œuvre achevée, ou finie, pourra toujours redevenir du « matériau tourné » pour une œuvre nouvelle, et ce à l’infini. Revenir sur le matériau, c’est revenir sur les infrastructures axiomatiques de la composition filmique, et en ce sens c’est reconsidérer tout autrement la mobilité des images, ou le flux des images en mouvement — déjà présent dans le mot grec kinema, qui dit le mouvement. Revenir sur le matériau signifie non seulement ne plus séparer ce qui est tourné de ce qui est monté, mais surtout sortir de l’illusion, ou se libérer des illusions du mouvement des images. Cette illusion n’est pas l’effet sensible d’un déroulement successif d’images, ou d’un enchaînement continu de photogrammes, mais le produit d’un leurre ou la conséquence d’un postulat fallacieux. Toujours le même – depuis Zénon. Le mouvement est conçu comme une ligne composée de points fixes, et l’image mobile comme une succession de photogrammes :

Cinéma est un mot grec qui signifie « mouvement » (movie). L’illusion du mouvement est certes le complément habituel de l’image filmique, mais cette illusion repose sur le postulat que le taux de variation des images successives ne peut que se situer dans des limites assez étroites. Rien, dans la logique structurelle du ruban filmique, ne justifie un tel postulat. Par conséquent, nous allons le rejeter. À partir de maintenant, nous appellerons notre art tout simplement : le film21.

Il faut prendre la mesure de cette affirmation et revenir aux engagements d’une métahistoire du cinéma. Le métahistorien part du rejet du postulat de l’illusion du mouvement, et ce rejet lui permet d’articuler la variation des images à la structure interne du matériau. Dès lors que la variation successive des images est considérée comme infinie, tout matériau monté comme toute œuvre achevée peuvent devenir du matériau tourné « pour construire ou reconstruire une nouvelle œuvre »22. Le film infini n’est pas le rassemblement des films existants et des films à venir. Rien d’autre n’est à venir dans le film infini que le déploiement de tous les procédés axiomatiques contenus virtuellement dans son propre matériau. Selon l’idée de Pound reprise par Frampton, revenir sur le matériau, c’est revenir sur cette axiomatique pour inventer une nouvelle morphologie du cinéma. Cette axiomatique est un code d’enchâssement, traduit plus haut comme un enchâssement récursif entre un tout et ses parties. On retrouve cette idée dans le concept de « film infini », ou dans l’inachèvement inhérent au matériau filmique : 

Le film infini contient une infinité de passages sans fin dans lesquels aucun photogramme ne se ressemble d’aucune manière, et une infinité de passages où les photogrammes successifs sont aussi identiques qu’il est concevable23.

Cette infinité de passages d’un même photogramme rend chaque photogramme infiniment différent. C’est donc ce passage lui-même qui rend infinie la variation des images successives. Frampton pose deux critères pour définir ce « passage ». Le premier, on l’a vu, porte sur le code d’enchâssement ou la récursivité d’une bande-image ou d’une bande-son. On passe et repasse indéfiniment le matériau tourné, mais de façon récursive, d’un film à l’autre. Le second concerne le projecteur, dans et par lequel passe le matériau tourné. Le passage infini du même photogramme est rendu possible par les deux parties d’une seule et même machine :

Si le ruban filmique et le projecteur font partie de la même machine, on peut donner comme définition opérationnelle d’un « film » « tout ce qui peut passer dans un projecteur ». La chose la moindre, en ce cas, c’est rien du tout. Un tel film existe. C’est le seul film unique au monde24.

Frampton pose ainsi les bases théoriques d’une nouvelle encyclopédie des savoirs par les moyens du cinéma. Une encyclopédie filmique qui serait comme « un Parcours des parcours du film infini »25. À la facticité brute des faits se seraient substituées des images d’images, et la science ou le savoir aurait été remplacé par la projection des images, repassant selon un principe d’enchâssement récursif d’un film à l’autre. Le « seul film au monde » serait un film fait de films, qui se déploie ou se déroule à la mesure des variations infinies inhérentes aux bandes-images et aux bandes-son, ou contenue virtuellement dans le moindre matériau tourné. L’inachèvement du film, c’est le film lui-même considéré dans son matériau, ou dans les infrastructures axiomatiques de sa composition. 

4

Par ailleurs, Magellan est un film inachevé ; Frampton a tourné huit heures de métrage sur les 36 heures initialement prévues. Pourtant, la composition d’ensemble, la « morphologie dynamique » de ce cycle de films, a été précisément pensée et élaborée. On l’a dit, Magellan répond à un projet synoptique, en procédant par déplacement, allusion, reprise, enchâssement et récursivité : récrire par le film lui-même l’histoire du cinéma, en intégrant l’ensemble des productions filmiques tournées ou latentes. Comme le titre l’indique métaphoriquement, Frampton substitue au voyage historique de Magellan (la première circumnavigation de l’histoire, de 1519 à 152126) une exploration de l’ensemble des figures filmiques et de leurs modes de signification. Frampton a déterminé, entre 1974 et 1978, un calendrier précis de diffusion, chaque jour de l’année étant rythmé par la projection de films particuliers. Le corpus central du cycle est composé d’actualités filmiques, tournées en couleur, avec ou sans son, The Straits of Magellan : 720 films-plans d’une minute, dépourvus de montage, aussi appelés Pans (abréviation de « panopticons », en référence au dispositif de surveillance de Bentham – une vue englobante, coercitive, les prisonniers étant constamment sous le regard du gardien sans pouvoir retourner leur regard). Chaque jour, deux Pans sont projetés, à l’exception des solstices et des équinoxes, et de la date anniversaire de Frampton – les révolutions astrales et cet autre moment d’exception que représente la naissance appelant des films spécifiques. À cette armature de base se superposent la « naissance de Magellan » (The Birth of Magellan), le 30 et 31 décembre, et la « mort de Magellan » (The Death of Magellan), les 1er et 2 janvier. La structure en boucle du calendrier de diffusion reproduit ainsi le décalage horaire induit par le voyage autour du monde : la naissance et la mort de Magellan se superposent aux actualités déjà prévues, les cycles s’enchâssant et se chevauchant. La morphologie du film emprunte la forme de l’atlas, sa composition axiomatique celle de l’encyclopédie : l’ensemble des structures filmiques et des connaissances humaines sont exposées et classifiées à travers un ordre rigoureux.

La composition du cinéma constitue le véritable sujet de Magellan, son infrastructure ou sa matrice renouvelée : c’est-à-dire la gestation, l’invention et la reconstitution de la représentation cinématographique, incluant ses marges, ses excroissances, ses anomalies, à travers un processus de « désapprentissage ». Le code d’enchâssement ou le principe de récursivité qui informe Magellan mobilise pour une part des démarches expérimentales – dans le sens d’un renouvellement des formes prôné par Pound et non pas de la simple rupture avec la tradition –, pour l’autre des dispositifs précinématographiques et le cinéma des premiers temps (à partir de la collection de 125 films en paper print acquise par Frampton auprès de la Library of Congress – animant image par image les photographies tirées de films, et conservées pour des raisons de copyright). L’un des derniers films du cycle, Gloria ! (1979), programmé le 2 janvier (la mort de Magellan coïncidant avec sa renaissance), emblématise les modalités de composition de Magellan. S’ouvrant sous le signe de Duchamp (Cadenza I transcrit par film interposé la signature de Marcel : les mariées mises à nu par les célibataires), le cycle Magellan se clôt à l’enseigne de Finnegan’s Wake (1922–1939), roman expérimental de James Joyce. Au texte polyphonique joycien, Frampton substitue son point de départ, la légende de Tim Finnegan – une ballade irlandaise du XIXe qui met en scène la chute mortelle d’une échelle d’un ouvrier irlandais pris de boisson, suivie de la veillée funéraire qui tourne à la beuverie et à la bagarre, et d’une bouteille de whisky qui le réveille, celui-ci dansant sur son lit de mort. Gloria ! cite intégralement, dans son ouverture et sa clôture, deux comédies des premiers temps de l’American Biograph and Mutoscope, Murphy’s Wake (1903) et A Wake in Hell’s Kitchen (1903), représentant la résurrection de Tim Finnegan. Entre ces deux citations, défilent seize phrases générées par ordinateur27 sur fond d’une amorce verte, reprenant et déplaçant les souvenirs de la grand-mère irlandaise de Frampton, l’enregistrement d’une ballade irlandaise (Lady Bonaparte) ponctuant la bande-son. Par permutation et enchâssement, deux bandes des premiers temps en viennent à signifier la source de Finnegan’s Wake. La mort de Tim Finnegan/Magellan/[Hollis Frampton] est une renaissance, la fin du cycle se superposant à sa reprise et son recommencement. La « machine » du cinéma entre en interaction avec les images électroniques, remédiant le texte sous une forme à la fois visuelle et scriptible.

Ce que Magellan peut nous enseigner au sujet de l’inachèvement est sa dualité, tendue vers une infinie ouverture et un autotélisme de sa propre structure. Magellan incorpore dans son principe de composition même l’inachèvement, dans le double sens d’une disposition à inventer et refaçonner ce que Frampton appelle le « film infini », et d’une injonction de l’écriture elle-même à s’inscrire, à perdurer, à insister (l’œuvre à venir ou, comme l’écrivait Roger Laporte dans une biographie de l’écriture elle-même : « Poursuivre, il le faut »28).

1  Hollis Frampton, « Pour une métahistoire du film : notes et hypothèses à partie d’un lieu commun » [« For a Metahistory of Film : Commonplace Notes and Hypotheses », Artforum, vol. 10, nº 1, septembre 1971], L’Écliptique du savoir. Film, photographie, vidéo, traduction française sous la direction d’Annette Michelson et Jean-Michel Bouhours, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1999, pp. 103–111, spéc. p. 110.

2  Idem.

3  Ibid., p. 109.

4  Cf. François Bovier, « Hollis Frampton ou le hors-champ du cinéma : le projet Magellan », Décadrages, nº 1–2, 2003, pp. 88–102 ; Michael Zyrd, Hollis Frampton : Navigating the Infinite Cinema, New York, Columbia University Press, 2023. Dans sa thèse de doctorat, Giles Simon Fielke soutient que le projet Magellan oriente la démarche de Frampton dès ses premiers films, à partir de 1964 (Rational Fictions. Hollis Frampton’s Magellan and the Atlas of Film, Université de Melbourne, 2019).

5  Bill Simon, « Talking about Magellan : An Interview with Hollis Frampton », Millenium Film Journal, nº 9, automne-­hiver 1980–1981. Texte cité et traduit par François Bovier, op. cit., p. 89.

6  Hollis Frampton, « Notes sur la composition en cinéma » [« Notes on Composing in Film », October, nº 1, printemps 1976], L’Écliptique du savoir. Film, photographie, vidéoop. cit., pp. 77–84.

7  Ibid., p. 79.

8  Idem.

9  Ezra Pound, How to Read, Londres, D. Harmsworth, 1931 [Comment lire, L’Herne, 1966, traduit par Victor Llona].

10  Hollis Frampton, « Notes sur la composition en cinéma », op. cit., pp. 77–78.

11  Ezra Pound, Make it New, Londres, Faber and Faber, 1934.

12  Hollis Frampton, « Notes sur la composition en cinéma », op. cit., p. 82.

13  Hollis Frampton, « Pour une métahistoire du film : notes et hypothèses à partie d’un lieu commun », op. cit., p. 105.

14  Ibid., pp. 106–107.

15  Hollis Frampton, « Notes sur la composition en cinéma », op. cit., p. 82.

16  Ibid., p. 83.

17  Idem.

18  Ibid. p. 84.

19  Hollis Frampton, « Pour une métahistoire du film : notes et hypothèses à partie d’un lieu commun », op. cit., p. 108.

20  Ibid., p. 109.

21  Idem.

22  Idem.

23  Ibid., p. 110.

24  Idem.

25  Ibid., p. 111.

26  Frampton s’inspire du journal d’Antonio Pigaffeta qui accompagnait Ferdinand Magellan lors de son voyage maritime autour du monde (1519–1522).

27  En 1977, Frampton fonde avec l’artiste vidéo Woody Vasulka le Digital Arts Library au Center for Media Study de l’Université de Buffalo. Cette Bibliothèque des arts numériques a pour fonction de développer des logiciels et du matériel informatique numérique permettant de manipuler l’image, le son et le texte.

28  Cf. Roger Laporte, Une vie, Paris, P.O.L., 1986 [contient : La Veille, 1963 ; Une voix de fin silence, 1966 ; Une voix de fin silence II : Pourquoi ?, 1967 ; Fugue, biographie, 1970 ; Fugue. Supplément, biographie, 1973 ; Fugue 3, 1976 ; Suite, biographie, 1979 ; Moriendo, biographie, 1983].