A propos du métier de scénariste : entretien avec Joanne Giger
Avant de devenir l’une des scénaristes suisses les plus sollicitées, la Neuchâteloise Joanne Giger a suivi une formation à l’École supérieure de réalisation audiovisuelle (ESRA) de Paris, et a poursuivi ses études dans une filière spécialisée en écriture scénaristique, à l’Université de Californie de Los Angeles (UCLA). Travaillant actuellement entre Hollywood et Paris, elle a notamment (co)scénarisé Fauve (Robin Érard, Suisse/Luxembourg/Belgique, 2017), Le Milieu de l’horizon (Delphine Lehericey, Suisse/Belgique, 2019)1, plus récemment, Rivière (Hugues Hariche, France/Suisse, 2023) ou encore End of The Line (Jessica Sanders, États-Unis, 2018), sélectionné à Sundance en 2018. À côté de ces projets cinématographiques, Joanne Giger a également beaucoup écrit pour la télévision, en assurant notamment la direction d’écriture de la série télévisée Les Indociles (Delphine Lehericey, Suisse/Belgique, 2023)2. Dans l’entretien qu’elle nous a accordé, la scénariste se livre sur sa pratique rédactionnelle ainsi que sur les différences tenaces qu’elle a pu observer dans la manière de considérer le métier de scénariste aux États-Unis et en Europe.
Laure Cordonier : Comment abordez-vous l’élaboration d’un scénario ?
Joanne Giger : Tout dépend du point de départ. S’il s’agit d’une idée originale, qu’elle vienne de l’envie de développer des personnages, de raconter une époque ou d’illustrer une thématique, je construis une histoire avec ses arches en fonction de ce que je souhaite narrer. Quant aux adaptations comme Le Milieu de l’horizon par exemple, j’ai besoin d’y trouver ce qui me touche intimement. Ce qui va me permettre de m’approprier voire de réinterpréter le récit d’un ou d’une autre pour le transformer en travail personnel. Cette approche détermine ensuite l’angle que je vais donner au scénario. Dans le cas du Milieu, ce qui m’a tout de suite touchée dans le roman de Roland Buti, c’est la colère de Gus face à un monde qui change trop vite et qu’il ne comprend pas. Ce passage ténu de l’enfance à l’adolescence, voire, dans son cas, à l’âge adulte. Afin de plonger le spectateur au plus près des sentiments et de l’évolution de Gus, j’ai donc décidé de développer l’histoire uniquement de son point de vue, sans jamais y faire exception.
Mais que cela soit pour un scénario original ou une adaptation, mon seul impératif est que je ne peux pas commencer à écrire si je n’ai pas la fin du récit en tête. Cela me permet de construire les étapes et les arches des personnages de manière plus cohérente et de savoir où je vais.
LC : Quelle place accordez-vous à la structure, dans l’écriture d’un scénario ?
JG : Je la considère comme un guide un peu sévère avec lequel il faut savoir jouer. La structure en trois actes – exposition-confrontation-résolution – qui est utilisée en général dans le scénario, permet de donner une colonne vertébrale au récit, une ossature sur laquelle s’appuyer et vers laquelle revenir quand on digresse trop. Quant à moi, les contraintes sont toujours propices à la créativité, elles permettent de trouver des solutions parfois plus simples et directes pour raconter une histoire.
Mais même s’il faut savoir la maîtriser pour mieux savoir s’en éloigner, la structure n’est qu’une des constituantes du récit. D’autres éléments, tels que la construction des personnages, des conflits, des antagonistes et des protagonistes, interviennent de manière tout aussi essentielle dans le développement de l’histoire. En outre, l’un des aspects cruciaux, mais souvent négligé, est la création du sous-texte, c’est-à-dire ce qui n’est pas écrit explicitement dans le scénario, mais qui sous-tend l’ensemble du récit. Il est indispensable de le travailler, que cela soit par exemple dans la manière dont la backstory des personnages remonte à la surface ou dans celle dont le thème est illustré, afin d’aider à faire passer le message de l’histoire de manière implicite.
Dans la construction du scénario, la question du point de vue s’avère aussi primordiale. Il faut savoir qui raconte l’histoire et pourquoi, même s’il peut être multiple, comme dans les films « choraux » par exemple. Le point de vue permet de guider le spectateur dans le récit et de l’aider à le décrypter. Pour moi, l’un des écueils à éviter est de vouloir trop en dire dans une seule histoire, d’y mélanger trop de thématiques par exemple, ce qui risque de noyer le point de vue principal, le fil conducteur, qui est le véritable sujet de l’histoire.
LC : Avez-vous parfois recours, dans votre pratique d’écriture, aux fameux manuels de scénario ?
JG : Je ne m’y réfère pas souvent, mais je les ai lus durant mes études. J’ai surtout utilisé La Dramaturgie d’Yves Lavandier ainsi que Story de Robert McKee. Il y a également l’ouvrage de John Truby, L’Anatomie du scénario, que je trouve original en ce qu’il divise le récit en sept actes plutôt qu’en trois.
LC : Globalement, comment envisagez-vous l’écriture scénaristique et ses nombreuses contraintes ?
JG : Comparés aux romanciers, les scénaristes sont dépendants d’un contexte extérieur très contraignant, notamment au niveau économique, qui doit souvent être pris en compte au début de l’écriture. Mais comme pour la structure, il faut savoir jouer, voire s’amuser, de ces contraintes ; elles permettent parfois de trouver des solutions alternatives intéressantes. Lorsqu’il a fallu contourner le code Hays de la censure, dans les années 1930, certains artistes ont trouvé des métaphores sublimes pour parler de sexe ou d’homosexualité. Les contraintes sont donc intéressantes, en ce qu’elles peuvent apporter de la créativité, notamment dans l’utilisation de la métaphore. En tant que scénaristes, nous essayons de les éviter ou de composer avec pour faire passer des idées. Je pense que Yórgos Lánthimos, par exemple, quand il écrit les scénarios de ses films, ne se met pas beaucoup de limites. Il en va de même pour Oliver Stone – dans un registre plus politique. Ils ont appris à jouer avec le système et à raconter ce qu’ils veulent. Il faut également réussir à jongler avec les différents composants du film tels que le son, les décors et les costumes, qui ont tous leurs propres impératifs.
LC : Essayez-vous d’innover, de tester des éléments, dans votre pratique de scénariste ?
JG : Bien sûr. Malgré les contraintes que je viens de mentionner, on peut essayer une multitude de choses. À titre personnel, dans ma collaboration avec Mounia Meddour par exemple, j’ai parfois proposé des scènes complètement oniriques. Soit elle les appréciait d’emblée, soit elle s’y opposait et on discutait, on s’expliquait. Le but étant de coller à l’histoire qu’on veut raconter et – pour paraphraser Hugo – de trouver une forme qui fasse remonter le fond à la surface.
LC : Adoptez-vous une sorte de routine d’écriture ?
JG : Je respecte souvent des horaires de bureau. À mes débuts en tant que scénariste, alors que mes potes avaient des emplois plus « conventionnels », j’étais rassurée de suivre leur horaire de travail, et j’ai gardé cette habitude. En général, j’arrête de travailler vers 17h. J’essaye aussi de structurer ma journée en débutant par mes appels téléphoniques, ou d’autres tâches administratives, avant de commencer à écrire. Mais il y a aussi des jours où je ne parviens rien à rédiger ; donc je me change les idées, je vais au cinéma ou faire un footing. Lorsque j’en suis à l’écriture du scénario proprement dit, je peux travailler très tard le soir. Et si j’ai plusieurs textes en route – je travaille parfois simultanément sur cinq ou six projets – j’essaie de fragmenter le travail en me concentrant sur un projet pendant une durée donnée avant d’enchaîner sur un autre. Plus concrètement, j’aime passer par l’élaboration d’un séquencier [la fragmentation du récit en scènes, ndlr.]. Cet aspect plus technique m’aide à structurer mon histoire. En revanche, je ne suis pas très avide des traitements, ces très longs résumés de l’histoire, même s’ils permettent de donner une idée assez précise au lecteur de ce que sera le film.
Comment envisagez-vous la relation au public dans votre écriture ? Est-ce que vous imaginez un spectateur lambda ?
En écrivant un scénario, mon but principal est que le spectateur s’immerge un maximum dans le récit filmique. Je souhaite lui faire passer des idées, l’interpeller, le faire rire, lui faire peur. Je considère donc le spectateur dans ce sens-là, car j’ai envie de le toucher. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est de savoir si je suis trop explicite, trop didactique. À l’inverse, je redoute parfois que le film, qui peut être très clair dans ma tête, ne le soit pas suffisamment pour les spectateurs. En somme, je cherche à cerner où se trouve le spectateur en termes de compréhension narrative. Je souhaite que mon scénario ait un véritable effet sur lui ; dès lors mon travail consiste à savoir comment je peux déclencher cet effet.
LC : Quelles sont les variations pratiques entre la rédaction d’un scénario original et d’une adaptation littéraire ?
JG : Il n’y a pas vraiment de loi générale sur cet aspect. Écrivain et scénariste sont deux métiers très différents. Et ce n’est pas parce qu’on est capable d’écrire un grand roman qu’on est apte à rédiger un bon scénario. Ni l’inverse. D’ailleurs, en termes d’adaptation, il faudrait cesser d’associer les scénaristes à de simples scribes qui reproduisent ce qui a déjà été écrit précédemment. Dans le cas du Milieu de l’horizon par exemple, je n’ai pas du tout collaboré avec Roland Buti, l’auteur du roman, alors que cela a été différent sur le projet de série La Dernière Bagnarde où l’autrice du roman, Bernadette Pécassou, a participé à l’écriture. Elle souhaitait garder un œil sur le matériau original alors que Buti n’a jamais demandé à lire le scénario, considérant qu’il s’agissait d’un objet différent et qu’il fallait que je me l’approprie.
LC : Vous établissez donc une distinction nette entre romanciers et scénaristes ?
JG : Les deux métiers sont en fait très différents. Pour être scénariste, il faut une méthodologie certainement plus contraignante : il y a la question des relances, des dialogues, de la structure en trois actes. J’ai l’impression que l’écriture de romans est beaucoup plus libre.
LC : Avez-vous des influences dans l’écriture scénaristique ?
JG : J’apprécie particulièrement la liberté de Cassavetes, mais je peux également citer William Goldman qui, pour moi, a parfaitement réussi la fusion du film « grand public à message » ou encore Phoebe Waller-Bridge qui jongle si parfaitement avec les différents tons de l’humour au drame.
LC : Quelles sont les différences majeures entre un scénariste aux États-Unis et en Europe ?
JG : Le respect du scénariste et du scénario sont complètement différents aux États-Unis, où tout est très codifié, comparé à la France et à la Suisse. Aux USA, grâce à la Writers Guild of America (WGA), la pratique du scénario est encadrée par une convention collective très importante. Elle contient plus de 600 pages qui réglementent les droits des scénaristes, notamment les crédits alloués au scénario. Il est par exemple exclu pour un réalisateur d’être crédité comme scénariste à moins qu’il n’ait changé plus de 27 % du scénario, le reste incombant à son travail de réalisateur. En Europe, nous avons des syndicats, mais pour l’instant, pas de convention collective sur laquelle nous reposer. Je suis d’avis que l’écriture de scénario devrait être mieux considérée en Europe, et ce dès la formation. Le scénariste demeure malheureusement encore le parent pauvre du cinéma, ce qui est assez agaçant.
LC : Avez-vous senti une influence des nouvelles plateformes de streaming dans votre manière de travailler ?
JG : La différence majeure réside dans le fait qu’il y a davantage de demandes et qu’il faut dès lors produire plus de contenu. En conséquence, je dirais aussi qu’il faut travailler plus rapidement. Que toute la chaîne, des producteurs aux diffuseurs, doit travailler plus rapidement. Avant les plateformes et surtout en série, nous avions l’habitude d’écrire des bibles d’une trentaine de pages, mais comme la quantité de projets a augmenté sans que le temps n’ait suivi la même courbe, nous devons être plus concis. Une autre différence se trouve dans les diverses lignes éditoriales des plateformes. Il est évident que l’on n’écrira pas le même texte pour HBO que pour Disney+.
LC : Avez-vous une affinité pour certains genres, certaines ambiances ?
JG : Je n’ai pas d’affinités particulières pour un genre précis, même si j’écris peu de comédies. J’aime la diversité. Je travaille en ce moment sur des films d’action dont l’un avec Mathieu Turri, mais également sur des drames et des adaptations historiques, comme avec Mounia Meddour. J’aime la collaboration et l’expérience collégiale. Mon seul impératif, c’est de trouver dans chaque projet quelque chose de personnel, un endroit où gratter, où m’accrocher pour y raconter une histoire qui, je l’espère, sera universelle.
LC : Quel est votre prochain projet ?
JG : Au cinéma, je travaille actuellement sur deux scénarios avec Mounia Meddour qui sont en financement, et développe deux projets avec Mathieu Turi. J’écris également deux séries dont l’une est une co-production avec les États-Unis. Au début de l’année prochaine sortira Genève-Dublin, un film que j’ai coécrit avec Frédéric Baillif, qui l’a réalisé3. J’apprécie particulièrement le mode de travail de Frédéric, qui ne fait jouer que des acteurs non professionnels, en leur demandant d’improviser. Je suis peu coutumière de cette pratique, qui ne change d’ailleurs pas grand-chose dans ma manière d’écrire un scénario, puisqu’il y a quand même une solide base de texte, mais qu’on remaniera beaucoup, et que les comédiens contribueront à déconstruire. L’ensemble du récit est donc conservé, ainsi que sa structure globale, mais le texte subira des variations concernant les personnages ou l’ordre des séquences, par exemple.