Au seuil du labyrinthe. Sur quelques films inachevés de Raúl Ruiz
Dans son ouvrage Les Grands Courants de la mystique juive, Gershom Scholem expose le concept du tsimtsoum. Selon le philosophe Isaac Louria, la création n’est pas le fruit d’une émanation, mais d’une rétraction. Dieu s’est retiré, et son absence a permis au monde de se produire1. L’idée peut sembler paradoxale. Peut-on penser la création, associée couramment à la profusion et au surplus, par l’effet d’un retrait ou d’une absence ? J’aimerais interroger l’œuvre du cinéaste chilien Raúl Ruiz à la lueur du tsimtsoum. Si son art semble davantage renvoyer aux figures de l’excès qu’à celles de la soustraction, il est possible d’y observer en filigrane le travail du négatif. Le cinéaste a réalisé une centaine de films, de tous formats, expérimentaux, documentaires et narratifs, écrit pièces de théâtre, romans et poèmes, composé un traité théorique sous la forme d’une Poétique en trois volumes, présenté des installations plastiques au début des années 1990. L’œuvre se démarque par sa prolixité aux plans thématique et artistique. Elle s’accompagne d’une vitesse d’exécution caractérisée par des tournages ultra-rapides, une ingéniosité à déjouer les contraintes économiques et les genres grâce à une virtuosité technique surprenante. Pourtant, on relève un nombre d’œuvres inachevées au sein de sa filmographie dans des proportions inhabituelles. Films abandonnés en cours de production, laissés en plan après le tournage, partiellement montés, jamais terminés. Scénarios sans suite ou simples rêveries entre les lignes de son Journal. On peut certes déceler dans ces différentes situations des circonstances historiques : le contexte chilien des années 1960, l’exil du cinéaste en Europe suite au coup d’État du 11 septembre 1973, l’économie de production souvent acrobatique de ses films aux budgets modestes. On peut citer aussi des mobiles artistiques. La cinéaste Valeria Sarmiento, qui fut sa compagne et sa monteuse, me confiait récemment que Ruiz préférait par-dessus tout les tournages, et que l’étape du montage l’ennuyait quelque peu. Mais ces raisons, aussi juste soient-elles, ne suffisent à expliquer totalement la fréquence de l’incomplétude dans son œuvre.
On peut distinguer dans sa filmographie différentes strates d’inachèvement. D’un côté, les œuvres à l’état inchoatif, comme une promesse vague dont ne subsistent que des notes ou des esquisses. Dans son Journal affleurent des idées ou des désirs de films, nés à la suite d’une lecture ou d’une conversation, qui connaissent parfois un début de traitement destiné à solliciter d’éventuels producteurs. Monde des limbes de la songerie ou de la velléité qui nimbe d’une aura potentielle sa filmographie. Les lectures du cinéaste suscitent à loisir une constellation de films latents. « Mes films », se plaisait-il à dire, « sont les notes de bas de page des livres lus durant le tournage. »2 De l’autre, certains scénarios de plusieurs dizaines de pages répondent à une sollicitation concrète. Ainsi le scénario Lapidatio, écrit à la demande du producteur François Margolin pour le musée d’Orsay en 2006, en resta-t-il au stade du projet après une première amorce de production3. Monde des projets avortés désormais disponibles sous forme de notes ou de synopsis dans les archives Ruiz-Sarmiento déposées à Viña del Mar au Chili sous la direction de Bruno Cuneo. Citons, en vrac : La Terreur de midi, Le Nommé Jeudi, Les Montreurs d’ombres, Docteur Jekyll et M. Hyde, Les Monologues du métro, Sacher-Masoch ou le neveu de Platon, Cagliostro, Les Mains d’Orlac. Enfin, les films laissés à l’état de rushes ou d’une première copie de travail, abandonnés pour des raisons économiques ou de calendrier. On peut mentionner les films chiliens, restaurés pour certains (El tango del viudo, 1967 ; El realismo socialista, 1973 ; La telenovela errante, 1990), des œuvres de commande (Fahlström, 1980), les films tournés en Sicile (Turris eburnea, 1996 ; Nemesis divina, 1996) à l’invitation du mécène Antonio Presti, le projet taïwanais (Comédie des ombres, 1996), le film réalisé avec ses étudiants au Fresnoy, Studio national des arts contemporains (Comédie d’innocence, 1998), dans le cadre de son enseignement, dont les éléments (négatif, son magnétique, copie de travail) ont été retrouvés récemment (fig. 1).
La présence de l’inachèvement dans l’œuvre ruizienne a déjà été relevée par ses exégètes. Dominique Païni évoque dans un article des Cahiers du cinéma la part du trop-plein et de la profusion comme une impossibilité pour le film de se refermer sur lui-même, inquiétant le statut de l’auteur, la clôture herméneutique, la cohérence narrative4. Si ces analyses, associées au baroquisme attribué au cinéaste au milieu des années 1980, ne sont pas sans pertinence, elles s’éclairent désormais d’un jour nouveau. La découverte de films inachevés depuis la disparition du cinéaste en 2011, le travail de reconstitution du texte filmique entrepris par Valeria Sarmiento sur plusieurs opus chiliens, la redécouverte des installations plastiques du cinéaste, la publication de scénarios inédits, la consultation des archives, nous confrontent au statut paradoxal d’une filmographie post-mortem. C’est moins aujourd’hui la vertu poétique de l’inachèvement comme gage de modernité qui retient notre attention que la place d’un cinéma latent qui se loge dans l’inaccompli. De fait, notre sensibilité s’est déplacée. Nous sommes attentifs aux différents modes d’existence d’un film, comme en témoignent les recherches récentes sur le cinéma latent ou potentiel qui croisent archéologie des médias, critique génétique et histoire contre-factuelle5. Longtemps l’inachèvement a été envisagé comme une imperfection chez certains cinéastes, attribuée à une absence de maîtrise technique (Maya Deren) ou une pulsion d’échec (Orson Welles). L’analyse serrée des œuvres, la déconstruction des canons esthétiques, l’étude des archives, nous ont invité à réviser ces jugements hâtifs. Loin de n’apparaître que comme un simple accident, l’incomplétude caractérise l’œuvre entière de Maya Deren sous les motifs de la circularité et de la répétition6. Orson Welles a toujours lutté contre l’effigie de l’auteur, et ses films interrompus sont aussi l’expression d’une critique de sa propre position d’autorité7. Il en est de même pour le cinéma de Ruiz. L’inachèvement ne relève pas du seul défaut, il se tient à l’interface d’une poétique explorant les puissances formelles du cinéma et d’un dépassement critique du medium. Je me propose d’observer ce double jeu entre promesse et travail du négatif autour de trois motifs : le point aveugle, le corps dispersé et le renversement.
LE POINT AVEUGLE
En 1980, Ruiz réalise trois courts films pour l’émission de télévision Télétests, produite par Jean Frapat et animée par Claude Villers. Au cours de ce programme, ludique et cordial, des spectateurs sont invités à visionner des films insolites en vue de tester leur perception et leur capacité d’analyse. Âge critique de la télévision qui s’interroge sur ses propres effets auprès du public. Dans l’un des films réalisés par Ruiz, Voir et revoir, quatre personnes se rencontrent dans un salon parisien au cours d’une soirée. La banalité de la situation est contredite par l’organisation singulière de l’espace, le jeu des raccords et la direction approximative des regards. Difficile de distinguer les hôtes des invités. Ce n’est que le visionnage répété du fragment qui permet aux spectateurs, avec le concours de l’animateur, de deviner le dispositif. Répliques et regards s’adressent en fait à un cinquième convive dont on aperçoit discrètement le reflet sur une bouteille de vin ou dans un miroir. Son invisibilité confère à une scène ordinaire de réception amicale une inquiétante étrangeté. Il suffit de soustraire un élément du récit pour que la scène manifeste un soupçon de crime ou de mystère. On pense, bien sûr, à son long métrage L’Hypothèse du tableau volé, réalisé en 1979. Si le film témoigne d’une grande maîtrise artistique, superbement éclairée par le directeur de la photographie Sacha Vierny, son intrigue repose sur une faille. La série des six tableaux de Jérôme Tonnerre, qui forment une suite narrative, est incomplète, nous explique son collectionneur (fig. 2–3). Le tableau volé est la clé de voûte d’un récit lacunaire qui joue subtilement sur les relations entre le visible et l’invisible, le public et le privé, la peinture d’histoire et la cérémonie des tableaux vivants. L’œuvre s’organise autour d’un point aveugle.
Un film, selon Ruiz, nécessite un fragment absent qui permet au spectateur de voyager ou de rêver :
Tout film est incomplet par nature puisque fait de segments interrompus par l’interjection : « Coupez ! », du réalisateur. Si nous cherchons à compléter ces fragments, plusieurs films répondront à l’appel. Si nous considérons chaque fragment du film comme un aéroport, nous accepterons l’idée qu’il est possible de faire venir de multiples films, à une condition : on aura toujours besoin de quelques fragments vides ou inertes qui survolent le film à la recherche d’un aéroport qu’elles ne trouvent pas : « le fragment absent »8.
Traversée par des intermittences, des absences, des interruptions, l’œuvre cinématographique de Ruiz est frappée d’incomplétude. Au plan visuel, le cinéaste se plaît à multiplier les pirouettes par le choix d’angles insolites, l’usage de la plongée et de la contre-plongée, du gros plan, des filtres colorés, des demi-bonnettes qui permettent d’obtenir deux plans de netteté très distants, créant des ruptures et des sautes dans notre appréhension de l’espace. On sait combien pour Ruiz le mode de fabrication des images dicte la nature des récits. En usant d’effets spéciaux au tournage et de points de vue multiples, ses films génèrent des récits volontiers illogiques. Sans doute leur caractère irrationnel tient-il aussi à son refus du conflit central énoncé dans le premier chapitre de sa Poétique du cinéma. Soucieux de combattre la norme du cinéma industriel, devenue hégémonique, Ruiz critique l’un des postulats dramaturgiques du cinéma hollywoodien, à savoir l’idée qu’un film doit être structuré autour d’un conflit central. Le credo renvoie à une philosophie de la volonté. « J’évoquerai le premier énoncé de la théorie : ‹ Une histoire s’installe quand quelqu’un veut quelque chose et qu’un autre ne veut pas qu’il l’obtienne. Dès lors, à travers ces différentes digressions, tous les éléments de l’histoire s’ordonnent autour de ce conflit central ›. »9 Si la volonté n’est plus le déclic principal des actes, explique Ruiz, des récits contradictoires ou paradoxaux apparaissent, sans nœud dramatique, désamorçant toute possibilité d’intrigue ou, au contraire, la disséminant en micro-récits parallèles, faisant droit à l’interruption, à la rêverie, au silence. Ruiz cite la culture portugaise comme apologie de l’échec à propos de la bataille perdue d’Alcazar Kébir. « Cent ans plus tard, lors des Jeux Olympiques de Los Angeles, un grand athlète portugais mène le 10 000 mètres. Soudain, il abandonne. Son geste est applaudi par son peuple comme un acte d’héroïsme. »10 Comment faire droit aux événements indifférents, aux scènes ordinaires, aux paysages anodins ? Ce sera l’enjeu de nombreux procédés narratifs utilisés par le cinéaste dans ses films basés sur des récits parallèles (La Chouette aveugle, Jessie, Trois vies et une seule mort), des récits-tiroirs (Les Trois Couronnes du matelot, Manoel dans l’île des merveilles), la tension énigmatique entre le tableau et le récit (La Ville des pirates, Fado majeur et mineur), les sautes irrationnelles.
LE CORPS DISPERSÉ
Les êtres, explique l’un des protagonistes de L’Éveillé du point de l’Alma (1985), sont composés de corps fragmentés et disséminés, formant des systèmes ouverts, liés les uns aux autres par des transferts de personnalité et d’influence (fig. 4–5). Le monde ruizien se caractérise par une profonde instabilité ontologique. La figure du corps dispersé en est l’un des motifs. Je pense à El cuerpo repartido y el mundo al revés (1975), Colloque de chiens (1977), Voyage d’une main (1985) ou La Chouette aveugle (1987) (fig. 6). Le thème participe de plusieurs traditions. S’il est fréquent dans la poésie populaire chilienne, chez Violeta Parra notamment, il connaît une actualité tragique avec la disparition des corps dans l’espace public pendant la dictature11. Il renvoie également à un souvenir d’enfance de Raúl Ruiz :
Je me souviens d’un jour où je sortais du cinéma avec un ami qui s’appelait Carlos Bacigalupe […]. Il fallait passer par un petit chemin en dessous du niveau de la voie ferrée. Et soudain, l’on a vu un vieux monsieur qui marchait en haut. […] Tout à coup, il a glissé et est resté coincé entre deux planches du rail. […] On a essayé en vain de le sortir de là. […] Mais le train est arrivé et l’a coupé en deux. Le tout a duré environ quinze minutes, entre le moment où il est tombé et celui où il a été coupé en deux12.
Difficile de ne pas relier la vision terrifiante du corps en morceaux au cinéma. C’est en sortant d’une salle de cinéma que le train sectionne le corps du vieillard, établissant un lieu thématique entre cinéma et fragmentation.
Ruiz a souvent insisté sur le nature discontinue du cinéma. « Un gros plan est une tête coupée, par exemple. Tout le monde dit qu’on s’habitue au gros plan et qu’on ne croit plus que c’est une tête coupée mais pourquoi ne pas penser qu’un gros plan c’est une tête coupée et qu’il faut le considérer de cette manière ? »13 Le film ne forme pas un corps homogène, il est fragmenté et dispersé, composé d’un ensemble d’unités qui sont autant de films autonomes. « Quand nous voyons un film de quatre-cents plans nous ne voyons pas un film. Nous voyons quatre-cents films. »14 C’est précisément en prenant acte de cette dispersion qu’il imagine, dans son article théorique « Les six fonctions du plan », les différentes relations qui peuvent s’établir entre les plans selon un mouvement centrifuge axé sur le récit (chaque plan induit le prochain et renforce la continuité de l’intrigue) ou centripète (le plan se concentre sur lui-même au point de s’autonomiser et de se différencier des plans suivants). On retrouve ici la distinction entre le récit et le tableau. « En réalité un film n’a ni début ni fin. Chaque plan du film est un monde séparé des autres plans. »15 Si cette fragmentation du cinéma constitue un ressort poétique pour le cinéaste qui en explore les failles et les interstices, elle trouve aussi son expression dans le démembrement du medium lui-même.
Entre 1990 et 1993, à l’heure du dialogue entre cinéma et art contemporain, invité par différents musées et centres d’art, Ruiz réalise plusieurs expositions d’art visuel. Citons L’Expulsion des Maures (ICA à Boston, CAF à Santa Barbara, IVAM à Valencia, Jeu de Paume à Paris, 1990–91), 139 vous êtes ici (Le Credac, Ivry, 1992), Beau geste (installation dans le cadre d’un atelier, Festival d’Avignon, 1993)16 (fig. 7–8). Croisant références à la peinture et à l’histoire (le titre L’Expulsion des Maures s’inspire d’un tableau homonyme de Velázquez disparu lors d’un incendie), évoquant le climat politique de son temps, ses installations proposent au spectateur une dérive au gré de cellules, d’alcôves et de cabinets de curiosités. Corps enveloppés de draps noirs suspendus, théâtre d’ombres, jeux spéculaires avec des miroirs, écrans de projection, colonnade mauresque, salon privé traversé de cordes tendues, forment une suite de tableaux allégoriques. Si ses installations renvoient au monde du théâtre, elles constituent aussi des films élargis. Le corps dispersé du cinéma est spatialisé dans l’enceinte du musée. Il est frappant de noter que le cinéaste, en ces années-là, sorti de la période résolument expérimentale des années 1980 avant d’amorcer un tournant plus narratif, s’interroge avec inquiétude sur le devenir du cinéma à propos des installations :
J’ai comme l’impression que ça va finir par s’intégrer au cinéma. En tout cas cette espèce de cinéma qui commence à naître en ce moment, qui est quelque chose de nouveau et qu’on n’arrive pas à saisir surtout du point de vue critique, qui est comme la mise en espace des images et leur mise en boîte. Les cinéastes veulent travailler maintenant avec la théâtralité des objets, l’idée de la circulation des gens dans les mises en espace17.
L’installation est-elle la relève du film (fig. 9–10) ? Si l’expérience des expositions fut assez brève dans la carrière du cinéaste, elle témoigne d’un moment de dialogue fertile entre cinéma et art contemporain :
Il existe une démarche spécifiquement artistique, plastique, de recherche de renouveau total des formes dans un but de créer des objets aussi complexes finalement que des objets d’art, des objets de beaux-arts ; et en même temps il y a la volonté de casser chacun des éléments particuliers que ce soit littérature, musique ou danse, de casser les limites comme autre manière de retrouver l’ensemble. Et c’est là où le cinéma arrive comme l’élément déclencheur avec la chute des arts plastiques, la chute de « l’art et essai »18.
S’agit-il d’une métamorphose du cinéma ? « Pour la plupart d’entre nous, le cinéma est soit mort, soit en train de mourir. Je crois personnellement qu’il est mort depuis longtemps, mais qu’il se cache pour négocier les conditions de sa résurrection, comme un dieu ou n’importe quel phénomène naturel. »19 Car l’expérience des installations, si elle signifie un pas de côté pour le cinéaste, interroge l’incomplétude ontologique du septième art. On ne peut qu’être frappé en effet par la relation qui s’établit dans les écrits du cinéaste entre le corps instable du film et sa puissance de transformation. « Mais le film n’est pas un corps au sens d’un organisme, même s’il tend à l’être. Tout le film peut être conçu comme une carte imaginaire (d’un territoire encore inconnu), une vieille carte de régions lointaines non encore explorées. Une autre façon de le comprendre est de l’imaginer comme un territoire en constante expansion. Un corps par nature incomplet. Je le conçois comme un double processus : expansion et contraction »20 (fig. 11–12).
RENVERSEMENT
Si l’inachèvement semble relever du procédé poétique, qu’il s’agisse d’intrigues lacunaires suggérant des mondes parallèles, d’un point aveugle dans la mise en scène renversant la perspective ou d’un dépassement du cinéma par d’autres moyens, il se manifeste aussi comme symptôme. Des films tournés sont laissés inachevés. Des bobines montées ou non montées sont découvertes, parfois par hasard. Hérissé de fragments épars ou manquants, le film inachevé se tient à l’interface de sa promesse et de son effacement. Cette ambivalence constitue le défi majeur du travail de restauration. Il ne s’agit pas en effet de neutraliser l’état d’inachèvement en complétant l’œuvre, mais de laisser transparaître ses discontinuités dans une version actualisée selon les principes énoncés par l’historien de l’art italien Cesare Brandi : conservation des lacunes, réversibilité des opérations21. Curieusement, pour commenter la vertu du « fragment absent », Ruiz prend l’exemple de « la statue d’un cheval auquel ne restait seulement, insérés dans des fils métalliques, que sept fragments de la statue d’origine. »22 L’ensemble des sept fragments ne lui permet pas de recomposer le cheval, mais chaque fragment lui permet d’imaginer un cheval possible. Sommes-nous dans une situation semblable face à ses films inachevés ?
En 1967, le tournage du premier long métrage du cinéaste, El tango del viudo, fut interrompu pour des raisons économiques, et le film considéré comme perdu23. Ce n’est qu’en 2016 qu’un ensemble de six bobines muettes 35mm (une septième est manquante) furent retrouvées dans la cave d’un cinéma de Santiago du Chili. Aucun élément sonore n’existe. Comment reconstituer le texte filmique ? Le travail de création-restauration entrepris par Valeria Sarmiento est remarquable (fig. 13, 14–15). Notons que l’intrigue du film n’est pas sans relation avec le thème du retour et de la reprise. Inspiré d’un poème homonyme de Pablo Neruda et d’une nouvelle de Daphné du Maurier, le film conte l’histoire énigmatique d’un veuf, Clemente Iriarte, hanté par le fantôme de sa femme qui lui apparaît dans ses rêves et se manifeste dans son appartement. Ses pieds nus glissent sous le lit, sa perruque vole dans l’appartement. Obsédé par cette présence inquiétante, Iriarte se livre à des opérations curieuses – interpréter les signes de ses rêves à l’aide d’une clé des songes, essorer le linge pour récolter l’eau dans des bouteilles – avant de se donner la mort. Le statut dramatique des situations est ambivalent quant au lien du rêve et de la réalité. Sa femme a-t-elle vraiment existé ? Les apparitions révèlent-elles le fruit de son désordre psychique ?
En vue d’une restauration, il a d’abord fallu procéder à un exercice de lecture labiale pour reconstituer les dialogues et donner à doubler les corps par des voix nouvelles, veuves du film princeps. Récrire le scénario en l’absence de la première bobine. Composer la bande sonore. Le bruitage des objets est très singulier, ponctuel, local, et ne cherche pas à donner une apparence réaliste à l’ensemble. Le cinéaste a insisté maintes fois dans ses articles théoriques sur les relations d’objets au cinéma24. Elles sont présentes dès ce premier film qui ne conte pas seulement le récit des lubies d’un veuf, mais décrit aussi la circulation des objets : verres, lunettes, journal, livres, bouteilles, cigarettes, photos, miroir, enveloppes. Le choix d’un bruitage non naturaliste permet de ne pas effacer totalement l’inachèvement du matériau. Le film n’est pas rendu à une complétude organique. Mais la décision assurément la plus originale consiste à avoir renversé le cours du temps. Au milieu du gué, le film se rebrousse, littéralement. Les funérailles du veuf s’interrompent, l’image se gèle et le film se renverse, alors que la voix d’Iriarte continue de maugréer, comme s’il assistait lui-même à ces scènes mystérieuses où la fumée rejoint les lèvres du fumeur, le stylo-plume efface son encre, l’eau remonte dans la carafe et les piétons marchent à reculons. L’effet est saisissant et passionnant à plus d’un titre. À nouveau, il rappelle l’un des films réalisés par Ruiz pour le programme Télétests, intitulé L’Image en silence, à savoir un film-palindrome qui déroute les spectateurs, invités à le commenter en direct. Alors que le soleil se lève, un réveil sonne, un homme endormi se lève, s’habille (sa femme épluche des légumes dans la cuisine) et sort de l’appartement en l’embrassant. À rebours, l’homme rentre chez lui, sa femme prépare le dîner, saisit un couteau et le tue tandis qu’il s’écroule sur le lit et que le soleil se couche. « Que se passerait-il si on faisait un film de façon à ce que, en arrivant à la fin, on puisse remonter ses plans dans l’ordre inverse de manière à ce que l’inversion soit une sorte de réponse au film projeté à l’endroit ? », écrit Ruiz dans son texte « Les six fonctions du plan »25. Le renversement joue précisément ce rôle dans El tango del viudo. Il bouleverse la structure dramatique et apparaît comme une allégorie du geste de restauration. Il ne s’agit pas en effet de compléter le film, mais de le renverser, c’est-à-dire de déplacer ses éléments, de permuter l’ordre de ses parties, de bouleverser les significations premières, d’exercer une violence envers le matériau, pour le donner à lire sous un nouveau jour qui ne cherche pas à effacer ses lacunes mais à troubler la ligne de démarcation entre le fini et l’inachevé.
J’évoquerai pour conclure la trilogie réalisée par l’artiste et chercheur George Clark à propos d’un autre film inachevé de Ruiz, Comédie des ombres, tourné en mandarin au cimetière de Chin Pao San à Taïwan en 1995, inspiré par la philosophie de Tchouang-tseu et Six personnages en quête d’auteur de Pirandello26 (fig. 16–17). En voici le bref synopsis. Un cinéaste prédit mystérieusement sa mort, décède vingt ans plus tard dans un accident de voiture. Lors de son arrivée au cimetière, les morts lui demandent de tourner un film sur eux. En l’absence des rushes, bloqués dans un laboratoire, George Clark propose une évocation spectrale du film. Sa trilogie est composée de Double Ghosts (2018), Inner Sage / Outer King (2018–2019) et A Mountain Inside a Cave (2018–19). Chaque épisode est un rituel insolite adressé au film fantôme. Double Ghosts montre les paysages d’un voyage au Chili (Puerto Montt, lieu de naissance du cinéaste, Chiloe, Valparaíso, Ritoque, Santiago) avant de se conclure au cimetière Chin Pao San, à flanc de montagne. Au fil d’une dérive poétique, nous découvrons des pêcheurs dans leurs barques tenant un miroir, des panoramas sur le Pacifique, une librairie ancienne, différents cimetières, tandis que l’on entend sur la bande sonore des ambiances, des messages téléphoniques et une conversation avec Valeria Sarmiento qui égrène quelques souvenirs sur le film taïwanais. Un miroir apparaît fréquemment dans le paysage, souvent brisé d’une pierre ou d’un coup de marteau, transformé en puzzle, à l’image du film inachevé. Les miroirs, souvent convoqués dans les films de Ruiz, établissent-ils des signaux entre le Chili et Taïwan ? Sont-ils magiques ? Le voyage initiatique est ici une méthode pour rappeler l’absence ou l’exil. Tourné en 35mm, Double Ghosts procède par plans autonomes, souvent séparés par des noirs ou des voiles de caméra, selon une écriture expérimentale. George Clark ne cherche aucunement à combler les manques, mais à creuser au contraire le film absent comme matière élégiaque, établissant des liens sensibles, intuitifs, impondérables, entre le cimetière taïwanais, l’hypothèse du film manquant et les paysages d’enfance du cinéaste.
À vue cavalière, Inner Sage / Outer King peut sembler s’approcher d’une enquête plus documentaire. Il n’en est rien cependant. Filmé en partie à Paris dans l’appartement de Valeria Sarmiento, près du boulevard de Ménilmontant, le peintre Kar Siu Lee et le musicien Jorge Arriagada lisent des extraits du scénario ou du Journal de Ruiz. Le filmage est toujours fragmenté, très coloré, jouant sur les effets de flou. Les informations sont ténues. La lecture ressemble davantage à un rituel incantatoire ou une prière. À Taïwan, la cinéaste Laha Mebow partage des photos et une vidéo du tournage auquel elle a participé. La présence de telles images, loin de provoquer le sentiment de présence du film absent, ne cesse de l’éloigner dans les marges du souvenir. Enfin, A Mountain Inside a Cave renverse le dispositif. Entièrement tourné au cimetière de Chin Pao San, en compagnie de deux opérateurs spécialisés dans les projections données dans les temples et les lieux sacrés en hommage aux ancêtres, A Mountain montre les préparatifs d’une séance en plein air de Double Ghosts, établissant un lien spéculaire entre les trois opus. Autant de stratégies qui relèvent d’une méthode indirecte par le biais d’un voyage lointain, d’une lecture poétique des traces ou d’un rituel sacré. La trilogie de Clark ne tend pas, à cet égard, à résoudre l’équation du film manquant, mais à en actualiser les puissances sur le principe d’une « création dans la création », pour reprendre la définition de la critique donnée par Oscar Wilde27. C’est la rétraction de l’œuvre qui rend possible paradoxalement son dévoilement.
POST-SCRIPTUM
5 juillet 2011. Le Journal de Ruiz se conclut par ce dernier paragraphe :
Un homme entre dans une maison en ruine. Par l’imagination, prolongeons ce qu’il va faire : cherche-t-il quelque chose ? Soit il entre sans but, soit, et ceci est plus complexe, de nombreux buts sont avortés les uns après les autres. Les ruines, disons, sont des fragments (au sens d’Edward Wind, c’est-à-dire des parties de totalités optionnelles luttant pour émerger ou pour fuir loin). Acceptons la segmentation des buts de l’homme (il cherchait un document ou simplement il cherchait une raison pour entrer sur le site). Imaginons des buts qui sont, disons, directionnels, des indications directionnelles divergentes et discontinues. D’autres personnages voient l’homme entrer dans le lieu en ruine. Certains ressentent l’envie de le suivre, de l’espionner. Imaginons ce regroupement comme des ruines, lui-même une ruine en mouvement. Faisons comme si ces ruines étaient des parties de sous-totalités incomplètes, laquelle incomplétude est dotée de directionnalités cohérentes entre elles28.
Difficile aujourd’hui de ne pas interpréter ce récit comme une allégorie de l’inachèvement au seuil du labyrinthe.