Élodie Hachet

De Mastroianni à Mastorna : l’impossible métamorphose

En visionnant attentivement les essais cinématographiques1 (1969) de Federico Fellini avec Marcello Mastroianni pour son projet Le Voyage de G. Mastorna, on a l’impression d’assister à une séquence rituelle, « une espèce de suspension infinie »2, un espace-temps liminal dans lequel l’acteur et l’équipe du film se trouvent comme suspendus dans leur existence ontologique. L’histoire est adaptée d’une nouvelle de Dino Buzzati (1938) et devient une sorte de version fellinienne de la Divine Comédie : Marcello Mastroianni dans le rôle d’un célèbre violoncelliste – Giuseppe Mastorna – se retrouve, après un accident aérien, au purgatoire. Mais Fellini, dans son désir de filmer le virtuel (l’au-delà) et non plus le réel, semble lui-même ignorer le sens de son film et se perdre dans les méandres de ses rêveries. Déjà dans Otto e mezzo (Huit et demi, 1963), le personnage de Guido, son alter ego, travaille à un projet qu’il n’arrive pas à faire aboutir, une situation à laquelle sera confronté Fellini lui-même dès 1965 avec ce projet. Le visage de Mastorna l’obsède jusque dans ses rêves3 et sa réflexion sur ce personnage qui change sans cesse de visage l’amène à faire subir à celui de Mastroianni toutes sortes d’essais : postiches (moustache puis barbe), poudre blanche, accentuation des rides, gouttes de collyre sans cesse distillées dans les yeux de l’acteur pour renforcer la mélancolie de son regard. Esseulé avec son instrument, Mastroianni subit les doutes du cinéaste prêt à faire « [...] n’importe quoi pour que le personnage se matérialise »4. Maquilleurs, coiffeurs, chef costumier, assistants, encerclent l’acteur et tournent autour de lui, mais l’expérience de liminalité5 n’a pas lieu. Le corps de chair de Mastroianni ne rejoint pas le corps-fantôme de Mastorna ; la persona et l’acteur ne se rencontrent pas. Celui que l’on nomme « le magicien du réel »6 ne parvient à métamorphoser Mastroianni en Mastorna. À travers cette étude, nous nous interrogerons sur la génétique d’une œuvre vouée dès sa conception à l’inachèvement. Nous nous pencherons dans un premier temps sur la construction du personnage de Mastorna à travers le corps de Mastroianni et les tentatives de mise en scène par le cinéaste avant d’étudier certaines phases du processus de création et de voir enfin comment ce projet apparait comme un condensé des œuvres felliniennes passées, futures et influence de nombreux autres cinéastes faisant de cette œuvre inachevée une source intarissable d’images qui survivent sous des formes diverses.

UNE EXPLORATION DU CORPS ET DU JEU DE L’ACTEUR PAR FELLINI

S’il n’existe que peu d’éléments concrets pour analyser la mise en scène de Marcello Mastroianni par Federico Fellini (puisque le film est inachevé), on peut cependant s’appuyer sur les quelques éléments disponibles – scénarios, notes de Fellini, photographies – qui nous sont parvenus, ainsi que sur les témoignages de la collaboration fructueuse entre les deux artistes pour imaginer les intentions de Fellini et les potentialités de la mise en scène de Mastroianni dans le rôle de Mastorna. Le film Le Voyage de G. Mastorna aurait été la cinquième collaboration entre Fellini et Mastroianni, après des films marquants tels que La dolce vita (1960) et Otto e mezzo, déjà évoqué précédemment. Cette nouvelle collaboration s’inscrit dans la continuité de leur relation artistique et permet de nourrir notre réflexion sur la direction qu’ils auraient pu prendre si le film avait vu le jour. C’est en 1965 que Fellini commence à élaborer Le Voyage de G. Mastorna. Si le cinéaste écrit le film entre 1965 et 1968, il y pense jusqu’à sa mort en 1993. Le film devait être centré sur le personnage de G. Mastorna, déjà préfiguré par le personnage de Guido7 dans Otto e mezzo. C’est tout naturellement que celui qui a « toujours été convaincu que [s]es films [l]’attendaient tout ficelés, comme les gares attendent sagement le train qui va arriver8 », choisit Mastroianni, qui était capable d’incarner des personnages à la fois charismatiques et vulnérables. Celui de ce projet – un homme confronté à la mort et à l’au-delà – était plus sombre et plus introspectif que les rôles qu’il avait joués précédemment pour Fellini. D’après les notes de ce dernier, il souhaitait explorer les profondeurs de l’âme de Mastroianni et le confronter à ses propres angoisses existentielles. Soulignons ici que c’est l’initiale « M. » qui apparaît tout au long du scénario, laissant planer le doute quant au moment de la trouvaille du nom de « Mastorna » ou de l’acteur « Mastroianni » pour interpréter le rôle. Aldo Tassone précise que « le nom du protagoniste aurait été choisi non pas en pensant à Marcello Mastroianni, mais en ouvrant par hasard le bottin téléphonique, à la manière surréaliste »9. Quelques décors monumentaux sont construits et des essais filmiques sont enregistrés. Mais comment matérialiser des images oniriques – qui de par leur nature échappent à toute tentative de saisie – en images filmiques, enregistrées, capturées, si ce n’est par une retranscription a posteriori et donc non identique aux images générées lors des différentes phases du sommeil ? 

UN CORPS RÉCEPTACLE DES VISIONS INTÉRIEURES DU CINÉASTE

Les archives qui nous sont parvenues nous permettent d’entrer en contact avec une des phases du processus de création. Une phase dans laquelle le cinéaste tâtonne, cherche, renonce et réoriente sans cesse ses propositions, lors d’essais, sortes de fragments, espérant trouver une superposition plausible, une adéquation entre ses images mentales et celles produites concrètement par la mise en scène de Mastroianni. Notre hypothèse est que cette superposition peut être étudiée comme une expérience de liminalité10, c’est-à-dire le passage à une autre forme, en ce sens où la « liminalité devient ainsi un lieu de potentialité, un microcosme rituel dans lequel s’inscrit un entre-deux permettant l’entrelacement de deux états transitionnels différents »11. Les archives de tournage rendent compte du dispositif utilisé par Fellini pour essayer de matérialiser son personnage. D’après Damien Angelloz-Nicoud, Fellini tente de capter la figure de Mastorna en Mastroianni, « à la manière d’un sculpteur, en tournant à toute vitesse autour de son acteur »12 comme pour le modeler. Nous lui préfèrerons l’image d’un chamane ou d’un magicien qui, par des actions et des formulations codifiées, possède un pouvoir performatif sur le jeu même de l’acteur envers qui elles sont dirigées. D’après l’anthropologue Fabio Armand, 

[l]es réflexions de Turner sur ces univers liminaux ont permis d’identifier l’importance des espace-temps intermédiaires, mais surtout, elles ont montré l’intérêt d’appréhender les expériences psychologiques des individus qui les traversent. Nous constatons ainsi un élargissement théorique de la notion de liminalité : tout en reconnaissant le liminal comme une des phases des processus de transition des rites de passage – soit le contexte dans lequel toute transition se réalise, ainsi que Van Gennep l’avait théorisé –, Turner porte son attention sur l’état spécifique expérimenté par les individus qui traversent ce stade.

Mastroianni témoigne à ce sujet de son désarroi face aux tentatives de Fellini de voir se matérialiser en vain son personnage à travers son propre corps. Témoins de cet entre-deux, nous accédons à « la compréhension des transitions à travers les différentes formes de la métamorphose »13 et accédons à « une logique qui permette d’analyser [leur] processus »14. Au moment où il est grimé, coiffé, costumé, l’acteur franchit le seuil de son existence métaphysique, cessant d’être ce qu’il était et, « simultanément, étant fragmenté en une multiplicité de formes potentielles » que Fellini observe et peut de ce fait sélectionner. Fabio Armand rappelle que « dans son ouvrage L’Eau et les Rêves (1942), Gaston Bachelard nous aide à comprendre intuitivement le jeu de superpositions morphologiques que nous rencontrons dans la dimension métaphysique du limen rituel, là où les deux morphologies coexistent de manière holographique »15. Les éléments disponibles suggèrent que Fellini aurait, par la mise en scène, tenté de superposer les aspects physiques et psychologiques du personnage de G. Mastorna. Le corps de Mastroianni apparaît comme le réceptacle des images rêvées, enfouies dans son subconscient, un outil d’expression véritable qui permet de rendre la matérialité à ses visions éthérées. Le projet devient alors celui d’un film de « conscience-fiction » plus que de science-fiction16. La posture, les gestes et les expressions faciales de l’acteur auraient été utilisés pour refléter l’état d’esprit et les émotions complexes du personnage. Le corps de l’acteur apparaît comme une toile, un écran sur lequel sont projetés les rêves de Fellini – ou du moins leur tentative de matérialisation –, et nous conduit à nous poser la question suivante : qu’est-ce qu’un visage de personnage ?

Une place et un usage spécifiques sont accordés aux organes, notamment à l’œil. Celui de l’hôtesse de l’air, par exemple, qui devient l’espace d’un instant, pupille-écran17 sur lequel projeter des images, les flashbacks de la catastrophe aérienne se clôturant au moment où les paupières se referment, cernées par un rideau de cils qui témoignent du montage alterné, outil qu’il choisit pour retranscrire la révélation brutale du nouveau statut de mort de son personnage qui assiste impuissant au spectacle de l’atterrissage d’urgence qu’il subit : 

Et c’est dans ces pupilles bleues que M. voit soudainement, comme sur un écran, une scène horrible : la ligne d’une montagne enneigée, une immense montagne dont les cimes sont couvertes de nuages errants et orageux. Une lumière grise, hivernale, éclaire sur cette ligne les restes éparpillés d’un avion désintégré. De grands hélicoptères planent en un funeste ballet, comme des vautours, au-dessus de la zone du désastre. Et là, confondu avec les restes métalliques de l’avion, encore attaché à ce qui était sa place, M. voit une monstruosité indescriptible : ce qui est resté de son pauvre corps, un tison noir sans aucune forme, sans aucune signification. Les longs cils de l’hôtesse s’abaissent légèrement : l’atroce vision se noie dans la profondeur bleu clair de son regard18

Fellini expérimente à travers l’œil, tente d’avoir accès à son paysage intérieur, mais celui-ci se consume inévitablement à mesure qu’il s’en souvient et empêche toute superposition de l’acteur avec sa persona, vouée ici à rester à l’état de forme éthérée, impalpable, malgré les moyens mis en œuvre par l’ensemble des participants au tournage. Si « l’artiste nous prête ses yeux pour regarder le monde »19, les yeux des protagonistes sont le support d’une projection, une porte d’accès à l’espace intérieur de Fellini. Fragmenté, son corps permet de reconstituer les souvenirs des rêves qui jaillissent de manière impromptue par morceaux détachés d’un ensemble qu’il tente de lier pour former une histoire cohérente. Les fragments apparaissent donc comme la meilleure représentation du travail de reconstruction de la mémoire et Fellini dirige Mastroianni vers un jeu subtil et intériorisé pour incarner les tourments intérieurs de G. Mastorna. Il affirme à ce sujet : « mon film tendrait à objectiver cet au-delà et à suggérer la libération du personnage »20.

Le cœur occupe également une place importante. Dans l’histoire imaginée par Fellini, il est monétisé, à travers un paysage lunaire qui suscite chez Mastorna tout un chapelet d’émotions : 

Dans un coin, il y a une étrange petite machine qui ressemble aux machines à sous américaines. En introduisant une pièce de monnaie, dit l’inscription, vous pourrez voir sur ce petit écran la radiographie de votre cœur [...] M. introduit une pièce de monnaie dans la petite machine et l’écran s’allume, accompagné d’un bref bourdonnement. L’image d’une étendue désertique, lunaire, apparaît, une image de solitude absolue et d’aridité. « Ça c’est votre cœur », dit une voix métallique. M. en a assez de toutes ces extravagances. Il se jette sur le lit et essaye de dormir. Mais il est en proie à des sensations, des sentiments, des pensées vagues et angoissées. Des images fugitives de rêve lui rappellent à nouveau des souvenirs anciens, des épisodes de sa vie qu’il avait complètement oubliés21.

La machine à « radiographier » le cœur apparaît au personnage de Mastorna comme une curiosité qu’il n’hésite pas à tester spontanément, de manière presque naïve, attiré par le concept mis à disposition. Mais en rendant visible l’invisible, en matérialisant l’organe et son état sous forme d’une « étendue désertique, lunaire », le personnage, loin d’y trouver du réconfort et de satisfaire son désir de voir, de co-naître, est projeté dans des souvenirs délétères qui le rendent incapable de poursuivre l’aventure et le paralysent. Ce passage écrit, issu du scénario, renvoie au processus même de création, aux diverses tentatives de Fellini pour saisir le personnage de son rêve, qui, lorsqu’il tente de le matérialiser, est voué à une forme d’insatisfaction systématique. Tout se passe comme si le cinéaste était sans cesse renvoyé à son impuissance, sa quête de l’invisible constamment réprimée, son projet voué à rester inachevé. L’aridité du cœur de Mastorna est d’ailleurs à mettre en parallèle avec celle traversée par Fellini dans sa tentative de produire des images issues de son rêve.

RENOUVELLEMENT DU RÉEL PAR DES IMAGES POÉTIQUES

Certes, beaucoup de thèmes présents dans ce projet apparaissent déjà dans les œuvres précédentes de Fellini, mais il est important de souligner que, malgré cette récurrence, Le Voyage de G. Mastorna participe à un véritable travail de renouvellement et d’approfondissement des motifs filmiques auxquels le cinéaste est attaché. Il permet par exemple à Fellini d’expérimenter de nouveaux outils, notamment le travelling circulaire. Perché sur le bras articulé qui maintient sa caméra, il tourne autour de Mastroianni et de son violoncelle22. La rotation fait écho aux spirales décrites par Dante pour rendre compte de la descente aux Enfers de son personnage. Lors de ses essais filmiques, Mastroianni est en proie à un double tourment : celui que fait peser sur lui le réalisateur incertain de ses essais et celui de son personnage qui ignore qu’il est mort et évolue dans un environnement lugubre. Le projet est révélateur de sa démarche et de sa défiance envers le réalisme : Fellini affronte ses peurs, son imaginaire emprunte à ses rêves : « la réalité est moins intéressante que la réalisation imaginaire »23, comme l’affirme Jean-Paul Manganaro à propos du travail de Fellini. La mise en scène fait émerger des images poétiques : le violoncelle devient figure humaine, « comme une présence fantomatique », « une créature vivante »24, le personnage de Mastorna « [...] l’accorde en caressant de la main son ventre luisant25 ». Et telle une peau de chagrin, l’instrument rapetisse, devient violon à la fin du projet pensé par Fellini. Cette image du violoncelle dont la taille diminue entre en écho avec l’impuissance du cinéaste à donner une forme cohérente et achevée à son projet qui sans cesse change de forme. Le souvenir est retranscrit également au niveau sonore. Ce dernier contribue à son tour au renouvellement des images poétiques et permet au spectateur une immersion au cœur du rêve fellinien : le chaos des corps, de la foule qui envahit l’espace, le cadre sont comme une musique lancinante qui vient embarquer le spectateur en même temps que son personnage. « Rythmer le film en une spirale unique, et harcelante, qui ne doit pas avoir un instant de répit »26, se promettait Fellini. L’étude du projet permet de comprendre les intentions de Fellini et d’imaginer les potentialités narratives et cinématographiques de ce film inachevé. Ainsi on retrouve au cœur du scénario des images à la puissance poétique indéniable telle que celle de « [...] la voix des speakerines aux tons chauds et persuasifs, récitant la litanie des arrivées et des départs. Les structures de verre et de cristal du grand aéroport réfléchissent des cieux irréels, des transparences diaphanes, des troupeaux de nuages se mouvant très lentement sur des profondeurs d’azur »27 ou encore l’image des trains à sept étages imaginés par Fellini et consignée dans À la recherche de l’Italie mystérieuse de Dino Buzzati sous forme de croquis.

UN FILM-SONGE, ESQUISSE DES PROJETS FUTURS

Bien que Le Voyage de G. Mastorna ne soit jamais allé au-delà du stade de la pré-production, il apparaît comme un condensé des œuvres felliniennes passées et futures, une sorte de réservoir dans lequel le réalisateur vient puiser pour concrétiser ses œuvres à venir et alimenter celles de cinéastes italiens dans les années qui suivent. En effet, nous pouvons déceler une réminiscence de ce projet au sein de plusieurs de ses films. Jean Gili file d’ailleurs la métaphore en parlant d’une œuvre qui vient « irriguer »28 toutes les autres et Aldo Tassone de « tentation de puiser dans ce très riche scénario comme à une source d’inspiration »29. Ce film-songe regorgeant d’idées prêtes à être actualisées demeure une source intarissable pour le cinéaste, et une interrogation permanente pour qui s’intéresse aux scénarios non réalisés. Fellini l’évoque avec une certaine résilience, faisant apparaître son projet comme une œuvre maîtresse capable de le mener dans des directions qu’il n’avait pas soupçonnées :

C’est une histoire qui m’a tenu compagnie pendant presque trente ans et comme je l’ai racontée tant de fois, elle a alimenté, par son influence très particulière, tous les films que j’ai faits à la place. Une présence stimulante, ensorcelante, dont je ne savais peut-être plus me passer. Un bateau-pilote qui me guidait vers la sortie du port et m’obligeait à accomplir d’autres voyages, à affronter des aventures inattendues. Bref, à tourner d’autres films30.

« Tenir compagnie », « alimenté », « influence très particulière », « une présence stimulante », un « bateau-pilote », une « précieuse source » : à travers ce témoignage, Fellini souligne les vertus de ce projet tout en avouant son impuissance à passer de l’œuvre écrite scénarisée aux images filmiques. Tout se passe comme si les images et le processus de création entraient, malgré le cinéaste, en résistance, en rébellion contre sa volonté de mettre en images cette histoire. L’influence, si elle est qualifiée de « stimulante », n’en est pas moins néfaste : Fellini cherche et tâtonne pour trouver des solutions afin de faire remonter à la surface, c’est-à-dire dans le cadre, l’image onirique. L’échec des ­essais filmiques que nous avons déjà évoqués, l’impossible liminalité entre Mastroianni et Mastorna, conduit Fellini à poursuivre sa recherche à travers un autre interprète : l’acteur Ronald Coleman. Aucun point commun entre les deux hommes a priori, ne serait-ce que par leur différence de taille et de corpulence ; ce choix radicalement différent témoigne du caractère nébuleux, imprécis, des souvenirs du cinéaste.

Après Voyage de G. MastornaBlock-notes di un regista31 (Bloc-notes d’un cinéaste, 1969) devient une forme filmique hospitalière, un autre monument de rétention contenant les restes ou les prémisses d’autres films de Fellini. Cet essai documentaire est une sorte de réserve d’images, passées et futures, à disposition du réalisateur. Il est aussi l’occasion de regrouper des scènes coupées en provenance de plusieurs de ses films et des bouts d’essais filmiques dont Le Voyage de G. Mastorna fait partie. Comme le rappelle Damien Angelloz-Nicoud dans sa thèse consacrée au monumental chez Fellini, « au début du Bloc-notes, Fellini entreprend lui-même la visite d’un hangar (qu’il qualifie de ‹ cimetière ›) dans lequel il présente des restes du projet Mastorna en les identifiant un à un (des plans de décors, des maquettes, des mannequins, une fausse tête, des panneaux en carton, etc.) »32. Des fragments, des lambeaux que le cinéaste viendra chercher pour compléter l’étoffe des films suivants. 

Enfin, ses récits viatiques se poursuivent à travers deux ultimes scénarios qu’il co-écrit : Viaggio con Anita (Voyage avec Anita, Mario Monicelli, 1979) et Viaggio a Tulum (Voyage à Tulum, 1986), inachevé lui aussi et publié en bande dessinée. Ils trouvent de plus des prolongements au sein d’autres histoires filmées, auprès d’autres cinéastes qui reprennent la figure de Mastroianni conçue par Fellini pour son projet même si celui-ci n’a pas directement participé à leurs films. Par les thèmes qu’il aborde, un parallèle peut être fait avec le film Giallo napoletano (Mélodie meurtrière, Sergio Corbucci, 1979). En effet, on y retrouve Mastroianni musicien, des scènes de travestissement, d’aéroport... et surtout une atmosphère lugubre et presque irréelle qui enveloppe les personnages et, par extension, les spectateurs. Mais cette ambiance fantastique rappelle aussi indubitablement celle de Fantasma d’amore (Fantôme d’amour, Dino Risi, 1981) dans lequel Mastroianni incarne un homme tourmenté par une femme qu’il a aimée, décédée, mais qu’il voit réapparaître dans les rues brumeuses de Pavie la nuit. Pasolini s’accapare aussi de certains éléments pour un sketch que l’on dirait sorti d’un rêve : La terra vista dalla luna (La Terre vue de la lune, 1968) avec ses travestis à nouveau, le décor lugubre, la foule, l’accident, la mort et la résurrection. Enfin, le passage du scénario décrivant G. Mastorna, tenant son chapeau à deux mains à cause des rafales de vent, frissonnant dans son pardessus, se dirigeant vers l’un des cars, faiblement éclairé à l’intérieur33, rappelle indéniablement la séquence des Vitelloni (Federico Fellini, 1953) durant laquelle les personnages errent dans les rues venteuses de Rimini la nuit. Si le film n’a pas été réalisé, ses lambeaux et les réflexions menées au cours du projet ont été à l’origine de trouvailles pour bon nombre de films du cinéaste. Tous ces prolongements sont comme des ramifications du projet fellinien, une manière de faire survivre par bribes les tentatives de matérialisation filmique de ses images oniriques et en raison de son caractère inachevé qu’est rendue possible la réutilisation, la reprise de certains concepts et idées de mise en scène par Fellini lui-même et par d’autres cinéastes. 

CONCLUSION

Le projet ambitieux de Federico Fellini, Le Voyage de G. Mastorna, a ainsi été victime d’un enchevêtrement de facteurs qui ont contribué à le maintenir en état de gestation. Rappelons en premier lieu le choix de l’acteur principal : dans sa quête infructueuse, Fellini se trouve dans l’incapacité de trouver l’interprète idéal pour incarner dans toute sa complexité le personnage de son rêve. En plus de Vittorio Gassman ou de Ugo Tognazzi, les archives de presse34 témoignent également du choix de l’acteur Totò pour interpréter le personnage de Mastorna. Cette indécision s’est vue aggravée par des tensions croissantes – une véritable guerre juridique – avec le producteur du film, Dino De Laurentiis. Leurs visions divergentes et leurs désaccords incessants ont creusé entre Fellini et ce dernier un fossé infranchissable, rendant impossible toute collaboration harmonieuse. Enfin, la santé de Fellini prend un virage inattendu et inquiétant à la veille du tournage : une maladie « mystérieuse »35 le frappe, le plongeant dans le doute quant à la poursuite de son projet. Superstitieux, il consulte un mage36 qui lui recommande instamment de respecter le « mystère de la mort » et d’abandonner son projet. Cet avertissement funeste, couplé à sa santé chancelante et aux difficultés de production persistantes, scella le destin du projet, contraignant Fellini à y renoncer, sous sa forme filmique du moins. Une résistance indicible est à l’œuvre, l’empêchant de porter son subconscient à la surface de l’écran. 

En 1992, le cinéaste reprend sa recherche, sans Mastroianni cette fois37. Il décide de doter son personnage d’une dimension comique et choisit l’acteur Paolo Villaggio pour lui conférer un visage proche de celui d’un clown. Dans la même perspective, il rajoute au titre et au nom du personnage la mention « dit Frenet », dotant son personnage d’un nom de scène à l’instar de certains clowns français réputés38. Les choix de registre et de genre étaient donc en suspens, le cinéaste élaborant le ton de son film à même la peau, sur le visage de son acteur. Si l’œuvre filmique reste inachevée, elle trouvera toutefois un aboutissement au sein d’un autre médium : le projet est transcrit graphiquement dans une bande dessinée par Milo Manara, et Fellini s’investit dans ce projet en oscillant entre une grande capacité à faire évoluer ses idées initiales et une forte volonté de rester au plus près des images de ses souvenirs oniriques. En passant du cinéma à la bande dessinée, le cinéaste précise ses idées, reconsidère le corps de Mastorna, son costume, son maquillage, pour le rendre encore plus irréel et fixer définitivement son personnage : 

Le Voyage de G. Mastorna dit Frenet reste un film, mais en bande dessinée. Les crayons, les encres de Chine, les demi-teintes, les pinceaux de l’ami Manara sont l’équivalent des mises en scène, des costumes, des visages des acteurs, des décors et des lumières avec lesquels je raconte mes histoires dans les films. Avec un gros avantage en plus : cela coûte peut-être un peu moins cher39.

Le cinéaste, optimiste, témoigne ici de sa vision de la transcription de son projet d’un art à un autre. Il en relève les atouts, et la version dessinée apparaît comme un choix plus économique que la production d’un film. Cela ne va pas pour autant de pair avec une baisse dans l’investissement de Fellini. L’illustrateur Milo Manara est à l’origine d’un travail de mise en scène, d’une véritable collaboration avec une attention portée aux détails, un travail d’équipe, même si le médium n’est plus le même. Le cinéaste laisse également ouverte l’idée qu’un jour, un autre réalisateur s’empare du projet et parvienne à le mettre en images.

Enfin, cet échec partiel ne nuit pas à la relation à la fois professionnelle et amicale de Fellini avec Mastroianni puisqu’ils collaborent ensuite dans Fellini Roma (1972) et Casanova (1976). Le projet Le Voyage de G. Mastorna demeure une clé donnant accès à la compréhension de l’œuvre fellinienne, il permet de mieux appréhender les obsessions du cinéaste pour certains motifs qui seront distillés dans ses films suivants. Bien qu’inabouti, il éclaire la poétique de l’inachèvement dans le sens où il « inscrit au cœur même de l’œuvre [fellinienne] la présence de la Mort qui en est l’adversaire et le support silencieux »40. Il nous renseigne sur l’esthétique de Fellini, son geste créateur, sa manière de travailler et de concevoir le cinéma et sur ses relations à ses œuvres comme une errance permanente entre le réel et ses rêves, le visible et l’invisible.

1  Pietro Izzo, Il viaggio di G. Mastorna – Un esperimento di ricostruzione, 2013, à 17 minutes : youtube.com.

2  Propos de Jean-Paul Manganaro dans l’émission France Culture Les Ateliers de la nuit, « Le Voyage dans l’au-delà de Federico Fellini », à 9 minutes 55 : radiofrance.fr.

3  Federico Fellini, Le Livre de mes rêves, Paris, Flammarion, 2021 [Il libro dei sogni, Rizzoli, 2007].

4  Propos de Federico Fellini, dans l’émission France Culture Les Ateliers de la nuit, « Le Voyage dans l’au-delà de Federico Fellini », à 15 minutes.

5  Voir la définition de « Liminalité », Performascope : Lexique interdisciplinaire des performances et de la recherche-création, Grenoble, Université Grenoble Alpes, 2021, [en ligne] : performascope.univ-grenoble-alpes.fr.

6  Jean Gili, Fellini, le magicien du réel, Paris, Gallimard, 2009.

7  Le personnage de Guido Anselmi est également interprété par Marcello Mastroianni.

8  Propos de Federico Fellini datant de juillet 1992 retranscrits dans Manara-Fellini, Le Voyage de G. Mastorna, conception Vincenzo Mollica, Bruxelles, Casterman, 1996, p. 5.

9  Propos d’Aldo Tassone, dans la préface « ‹ La vie... est aussi la mort. › Le chef-d’œuvre inachevé de Fellini », dans Federico Fellini, Dino Buzzati et Brunello Rondi, Le Voyage de G. Mastorna (scénario édité), Paris, Sonatine, 2013, p. 11.

10  Le mot vient de limen, le seuil, la frontière. Il est utilisé afin d’identifier différentes séquences rituelles.

11  Fabio Armand, « Trajets bistables dans la liminalité des imaginaires de métamorphose du massif de l’Atlas. Notes d’anthropologie neurocognitive », Iris [en ligne], nº 4, 2024. URL : publications-prairial.fr, consulté le 12 juin 2024.

12  Damien Angelloz-Nicoud, Monumental, monumentalité, monument dans l’œuvre de Federico Fellini, Ph. Dissertation, Université Paris 8, 2020, p. 164.

13  Fabio Armand, op. cit.

14  Idem.

15  Idem.

16  Aldo Tassone, op. cit., p. 22.

17  Ibid., p. 21.

18  Federico Fellini, Dino Buzzati et Brunello Rondi, op.cit., p. 189.

19  Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Paris, F. Alcan, Tome I, paragraphe 37 du livre III, p. 200.

20  Federico Fellini, Dino Buzzati et Brunello Rondi, op. cit., note de bas de page p. 23.

21  Ibid., p. 180.

22  Pietro Izzo, Il viaggio di G. Mastorna – Un esperimento di ricostruzione, 2013, à 17 minutes : youtube.com.

23  Propos de Jean-Paul Manganaro dans l’émission France Culture Les Ateliers de la nuitop. cit., à 53 minutes.

24  Federico Fellini, Dino Buzzati et Brunello Rondi, op. cit., p. 44.

25  Idem.

26  Aldo Tassone, op. cit., p. 20.

27  Ibid., p. 151.

28  Propos de Jean Gili, dans l’émission France Culture Les Ateliers de la nuitop. cit., à 8 minutes 14 secondes.

29  Aldo Tassone, op. cit., p. 24.

30  Propos de Federico Fellini dans Manara-Fellini, Le Voyage de G. Mastornaop. cit., p. 5.

31  Film documentaire réalisé par Fellini, commandé par la chaîne de télévision NBC en 1969.

32  Damien Angelloz-Nicoud, op. cit., p. 205.

33  Federico Fellini, Dino Buzzati et Brunello Rondi, op. cit., p. 36.

34  » Fellini promette un film con un intreccio ‹ giallo › », Stampa Sera, Rome, 30 juin 1966 (auteur non précisé). L’archive annonce un film de Fellini avec Totò, Mastroianni, Mina et De Sica, Il viaggio di G. Mastorna (ou Universo assurdo, le premier titre).

35  Aldo Tassone, op. cit., note de bas de page p. 12.

36  Il s’agit ici d’un mage célèbre à Turin, Gustavo Rol, ami du cinéaste qui le consultait. 

37  Aldo Tassone, op. cit., p. 13.

38  Vincenzo Mollica précise qu’il s’agit « d’un nom typique de clowns », introduction écrite en juin 1992 pour la publication de l’histoire dans Il grifo, n° 15, retranscrite dans Manara-Fellini, op. cit., p. 11. Fellini lui-même précise que « tous les clowns, surtout les Français, avaient un surnom dérivant d’une liqueur : porto, rhum, cognac, anisette », dans une interview accordée à Renato Pallavicini, parue dans l’Unità du 26 juillet 1992 et retranscrite partiellement dans Manara-Fellini, op. cit., p. 95.

39  Propos de Federico Fellini dans Manara-Fellini, op. cit., p. 5.

40  Silke Schauder, « Figures de l’inachèvement : Michel-Ange et Camille Claudel », dans Topique, vol. 3, nº 104, 2008, p. 180.