Éditorial
« Inachèvements », titre du dossier thématique de ce numéro de Décadrages, découle d’une question esthétique fondamentale : une œuvre d’art peut-elle être véritablement considérée comme achevée ? Lorsque le philosophe Étienne Souriau, par ailleurs fondateur de l’Institut de Filmologie au tournant des années 1950, s’interroge dans un texte intitulé Du mode d’existence de l’œuvre à faire (1956) sur « l’inachèvement existentiel de toute chose »1, il affirme que l’œuvre d’art apparaît comme toujours en suspens, « à faire », et ce même une fois que l’artiste lui apporte ce qu’il ou elle considère comme la touche finale – moment auquel l’on pourrait penser que l’œuvre « à faire » et l’œuvre supposément terminée « ne font plus qu’un seul et même être »2. Les choses sont toutefois plus complexes pour Souriau, qui nuance rapidement cette affirmation :
Oh, jamais tout à fait, bien entendu. Miroir trouble, où l’œuvre à faire se mire, selon les paroles pauliniennes, ut in speculo per aenigmate, car il y a toujours une dimension d’échec dans toute réalisation, quelle qu’elle soit. Soit dans l’art, soit et plus encore dans les grandes œuvres de l’instauration de soi-même ou de quelque grande œuvre morale ou sociale, il faut se contenter d’une sorte d’harmonie, d’analogie suffisante, d’évident et stable reflet de ce qu’était l’œuvre à faire dans l’œuvre faite3.
Ainsi, selon ce spécialiste de l’esthétique, toute œuvre d’art présentée comme terminée serait en réalité arrêtée à un degré d’inachèvement considéré par l’artiste comme suffisamment proche de son idée initiale, mais sans se confondre pleinement avec cette dernière.
S’il existe toujours une forme de décalage entre l’œuvre « projetée » et le résultat donné à voir au public, ce phénomène est encore renforcé lorsque l’on considère sa réception. Rappelons à ce titre à quel point la compréhension d’une œuvre implique la prise en compte de cette dernière – une approche aujourd’hui largement revendiquée par les théoriciennes et théoriciens de la littérature. Comme le souligne Richard Saint-Gelais, « si les structuralistes ont congédié l’auteur (en tant que garant du sens du texte, voire en tant qu’origine de ce dernier), ils ne faisaient pas une plus grande place au lecteur »4 ; des chercheurs comme Umberto Eco5ou, plus récemment, Stanley Fish6, ont développé des théories considérant le texte comme toujours « ouvert » ou, pour le dire autrement, inachevé tant qu’il n’a pas été investi par un sujet interprétant. Cette idée a rapidement gagné les études cinématographiques, comme en témoigne la formule de Roger Odin, pionnier de l’approche sémio-pragmatique du cinéma, qui écrit qu’« analyser un film, un texte, c’est toujours construire un spectateur, un lecteur »7.
L’inachèvement semble ainsi ne pouvoir s’écrire qu’au pluriel, ne serait-ce qu’en raison de ces deux acceptions complémentaires de la notion : toute œuvre est inachevée à la fois aux yeux de l’artiste qui l’abandonne à un degré d’aboutissement suffisant, mais jamais absolu, et parce qu’elle ne se dote de sens qu’une fois complétée par ses spectatrices et spectateurs. Le concept est par ailleurs multiple, car il concerne différents champs souvent étudiés de manière distincte, de la littérature à l’art contemporain, en passant, bien évidemment, par le cinéma.
C’est toutefois ce dernier qui fera ici office de point de départ. En effet, l’histoire du septième art regorge de grands projets inachevés ayant acquis un statut de mythe – pensons, entre autres, au Don Quichotte de Terry Gilliam, au Dune d’Alejandro Jodorowsky ou encore à The Other Side of the Wind d’Orson Welles. Certains d’entre eux ont fait l’objet de documentaires retraçant leur genèse souvent houleuse et expliquant les raisons de l’interruption de leur processus de tournage8. D’autres ont pour leur part trouvé tardivement une forme d’achèvement, souvent déceptive pour le public9en raison des attentes démesurées suscitées par leur statut d’œuvre à jamais « à faire », pour reprendre le terme de Souriau. Les perspectives pour aborder ce type d’objets varient : certains, à l’instar de Jean-Louis Jeannelle, s’appuient sur des scénarios de films non tournés pour démontrer qu’« il existe un intérêt littéraire et cinématographique à lire des scénarios irréalisés »10 ; d’autres, comme Richard Saint-Gelais, mobilisent le concept de « transfictionnalité » pour désigner « le phénomène par lequel au moins deux textes, du même auteur ou non, se rapportent conjointement à une même fiction, que ce soit par reprise de personnages, prolongement d’une intrigue préalable ou partage d’univers fictionnel »11et, partant, le nécessaire inachèvement de chaque œuvre du fait que sa diégèse en déborde ; d’autres encore traitent la question à travers un prisme auteuriste, en considérant l’inachèvement comme pleinement signifiant dans la lecture de la production d’un ou d’une artiste – c’est entre autres le cas de plusieurs exégètes de l’œuvre de Maya Deren12. Sans prétendre proposer ici un état de l’art exhaustif de cette problématique toujours actuelle – citons en guise d’exemple la récente publication d’un ouvrage collectif intitulé Film Undone. Elements of a Latent Cinema13–, nous nous contenterons d’affirmer que les approches de la question sont aussi nombreuses que les modalités de l’inachèvement lui-même.
Le dossier réuni dans les pages qui suivent a pour ambition de s’emparer de cette problématique complexe pour la définir de manière multiforme, en prenant en compte les ambiguïtés qu’elle charrie inévitablement. Ce choix justifie l’emploi du pluriel dans son intitulé. Ce dernier témoigne de la diversité des cas d’études, mais aussi des appréhensions possibles de ce concept qui, en plus de regrouper des objets demeurés « ouverts », appelle en lui-même une grande ouverture théorique et un constant effort de définition. Films partiellement tournés et abandonnés pendant le tournage, projets figés à l’état de scénarios, de notes d’intention ou de continuités dialoguées, séries interrompues en cours de production ou encore univers diégétiques représentés de manière fragmentaire constituent autant de cas de figure possibles, qui appellent chacun leur définition de la notion. Il semble ainsi que problématiser l’inachèvement ne puisse se faire que de manière collective, une démarche dont la présente publication se fait le reflet.
Nous l’avons dit, le cinéma sera notre référence première, avec pour volonté d’exhumer des œuvres parfois marginales – car inachevées – de cinéastes canoniques, et de rendre visibles des créatrices et créateurs méconnus peut-être, ici encore, en raison de l’inachèvement de leur œuvre. Le dossier s’ouvre avec une contribution d’Érik Bullot, qui propose une lecture des nombreux films inachevés de Raúl Ruiz en les considérant comme un pan à part entière de son œuvre, sur le mode de la « soustraction » : l’inachèvement, aux yeux du cinéaste chilien, participerait d’une démarche proprement poétique. Détour ensuite par l’Italie avec l’article d’Élodie Hachet, qui commente pour sa part un célèbre projet de film de Federico Fellini, Le Voyage de G. Mastorna, en interrogeant d’une part la collaboration entre le cinéaste et son acteur fétiche Marcello Mastroianni dans les préparatifs de ce long métrage jamais terminé et d’autre part le rôle que ce dernier occupe au sein de l’ensemble de l’œuvre fellinienne, passée et future. Vincent Annen propose ensuite une étude génétique à partir des documents scénaristiques d’un projet de film du cinéaste helvétique Michel Soutter, interrompu par le décès prématuré du cinéaste, et s’appuie sur celui-ci pour développer des réflexions plus théoriques sur la notion d’inachèvement. Après ce passage par plusieurs cinéastes de renom, Andoni Imaz offre une visibilité inédite à la réalisatrice Mirentxu Loyarte, à l’origine de courts métrages déterminants dans l’histoire du cinéma basque, mais dont les projets de longs métrages n’ont pas abouti, en raison des périodes d’exil que connaît la cinéaste pour des motifs politiques. Le pan de ce dossier consacré au cinéma s’achève avec l’article de François Bovier et Serge Margel, qui reprennent la notion de « film infini » de Hollis Frampton, élaborée à partir de la question de l’inachèvement, pour commenter l’idée d’une « métahistoire du cinéma » qui structure l’intégralité de son œuvre.
Nous ne nous sommes toutefois pas limités aux productions filmiques et avons élargi la réflexion à d’autres médias, comme en témoigne la contribution de Baptiste Mesot, qui s’appuie sur les documents de production d’une série de spots télévisuels animés, interrompue en cours de production, pour montrer comment le commentaire archivistique de cet objet protéiforme peut éclairer son contexte de production – la Suisse du tournant des années 1980. Les jeux vidéo sont ensuite abordés par Loeva La Ragione, qui démontre à quel point l’incomplétude, aux niveaux tant technique que narratif, doit nécessairement être prise en compte dans l’appréhension de ce mode d’expression contemporain. Enfin, le dossier se clôt sur une proposition de Noé Maggetti, qui interroge le potentiel « achèvement » par la fiction littéraire d’objets techniques non fonctionnels autour de 1900.
La rubrique suisse s’ouvre sur une analyse détaillée de Riverboom (2024) du Lausannois Claude Baechtold. Carine Bernasconi y examine les raisons du succès de ce documentaire atypique et irrévérencieux. Elle met ainsi en évidence la façon dont le film mêle subtilement les codes du « cinéma documentaire de création » avec des éléments empruntés au genre comique, afin de traduire le regard personnel et subjectif que le réalisateur porte sur un sujet sensible : celui de l’invasion de l’Afghanistan par les troupes étasuniennes en 2002. Suit une contribution de Chloé Hofmann qui s’intéresse aux conditions d’émergence de séances pour le public préscolaire (les 3-6 ans) dans les salles de cinéma romandes depuis le début des années 2020. Elle inscrit cet essor dans un contexte plus large d’abondance culturelle et de concurrence des plateformes de streaming, afin de montrer que le développement de projections préscolaires, loin d’être un hasard, est une réponse aux transformations du marché, portée par divers acteurs de la branche cinématographique suisse et grâce notamment au soutien de la Confédération (Office fédéral de la culture), dans le but de renouveler le public des salles. Par ailleurs, Roland Cosandey revient sur les événements (exposition, rétrospectives et publication) organisés à l’occasion des cent ans de la société de production Praesens-Film AG, en s’interrogeant sur le contenu de l’exposition Close-up. Une histoire suisse du cinéma proposée par le Musée national suisse en 2024. Regrettant une approche consensuelle et peu approfondie du sujet, il suggère dans la première partie de son article des pistes d’analyse que l’exposition aurait pu déployer afin de renouveler les réflexions critiques relatives à la Praesens. Cosandey propose dans un second temps une exploration fouillée de deux films qu’il relie à la Praesens : Empor zur Sonne ! (1931) et Berg frei ! (1936). Deux interviews concluent la rubrique suisse. Chloé Hofmann s’entretient avec Antonin Niclass au sujet de son film d’animation en volume Coup de théâtre (2022), nous renseignant sur un processus de fabrication singulier. Revenant sur les différentes étapes de production de son court métrage, Niclass met en lumière les contraintes financières, temporelles et techniques auxquelles il a été soumis, offrant un aperçu des solutions mises en œuvre pour réaliser son film. Enfin, dans son entretien avec la scénariste neuchâteloise Joanne Giger, Laure Cordonier s’intéresse à la méthode de travail de Giger et aux outils qu’elle mobilise dans le cadre du processus d’écriture. Elle revient par ailleurs sur l’impact des plateformes de streaming sur le rythme de travail et sur les scénarios eux-mêmes, qui répondent à des exigences éditoriales.