Les enfants, nouveaux sauveurs du cinéma suisse ?
La dixième édition du Festival Cinéma Jeune Public s’est tenue à Lausanne et Pully du 20 au 24 novembre 2024. Créé en 2015 par Cécilia Bovet, Gisèle Comte et Delphine Jeanneret, le festival propose depuis ses débuts des projections pour les (petits) enfants, les adolescents et les jeunes adultes. Au fil des éditions, il a étoffé son offre de médiation culturelle avec des ateliers pratiques de réalisation, de bruitage, de musique de film ou encore de stop motion. Il donne en outre l’opportunité à des jeunes spectateurs de prendre part activement au festival en tant que membres de deux jurys et du comité de programmation.
Lors de sa dixième édition, l’équipe du Festival Cinéma Jeune Public a proposé pour la première fois une journée de rencontres autour de la création cinématographique pour et avec les enfants et adolescents. Intitulée « Kids Film Forum », cette journée a rassemblé un panel d’une dizaine de professionnels de la branche venus partager leurs expériences relatives à l’écriture et au développement de films pour la jeunesse ou impliquant des jeunes dans le processus de réalisation. La participation de ces derniers à la production de films est ainsi apparue comme un moyen pour intéresser une nouvelle génération au cinéma, et initier celle-ci à une lecture critique des images en mouvements par la pratique.
La tenue de cette journée et la création du Festival Cinéma Jeune Public en 2015 – qui n’est pas un cas isolé, puisque cette même année un autre festival destiné aux enfants, le Zoomz à Lucerne, a vu le jour – témoignent d’un changement de paradigme quant à l’attention accordée à l’enfant spectateur depuis une dizaine d’années dans le milieu cinématographique suisse. Ces manifestations s’inscrivent dans un contexte qui voit fleurir diverses initiatives visant à proposer des (programmes de) films1 destinés spécifiquement aux enfants au sein de l’offre régulière de quelques salles helvétiques, souvent indépendantes. Loin de se limiter à la Suisse, l’augmentation de l’offre pour la jeunesse se manifeste également à l’échelle européenne : comme le remarque un groupe d’étude, l’AG Kinderfilm, qui a été chargé de produire un rapport sur le cinéma pour enfants notamment en Suisse2, « le nombre de films pour enfants produits chaque année en Europe et exploités en salle a doublé entre 2004 et 2017 »3 (fig. 1).
L’augmentation de la distribution de films adressés à la jeunesse dans les cinémas suisses ne doit pas être comprise comme la simple conséquence du renforcement de la production des pays membres de l’UE, qui vendent des films aux distributeurs helvétiques4. Je souhaite défendre ici l’hypothèse que cette présence accrue au sein de l’offre actuelle est le symptôme d’une stratégie portée par différents pays européens, et qui est en Suisse poursuivie par certains professionnels de la branche cinématographique et une partie des pouvoirs publics. En ce sens, elle est la marque d’un changement de positionnement stratégique pour une par non négligeable des professionnels du cinéma suisse vis-à-vis des enfants (et de leurs parents), qui sont aujourd’hui considérés comme l’un des principaux consommateurs de biens culturels susceptibles de générer des recettes. Cette dynamique conjoncturelle est sous-tendue par des enjeux d’ordre économique et politique dans un contexte particulièrement concurrentiel en raison notamment du développement de plateformes comme Netflix et Disney+.
L’approche « en dispositif », développée par Maria Tortajada et François Albera5, servira de cadre théorique à cet article. Elle m’est utile car elle permet de replacer et de saisir les individus et leurs actions dans des réseaux d’interdépendance qui constituent un dispositif, compris comme un ensemble dynamique de microfaisceaux d’éléments, de personnes, de relations sociales ou encore d’institutions. Afin de mettre en lumière quelques segments de ces réseaux, je m’intéresserai ici à trois entités romandes, le Cinéma CityClub Pully, la société de distribution Outside the Box et le groupe d’intérêt AG Kinderfilm, dont les actions sont révélatrices des mécanismes de fonctionnement du milieu cinématographique suisse à l’égard des productions pour le jeune public. Pour ce faire, je mobiliserai de la documentation, des articles de loi, des statistiques ainsi que des entretiens que j’ai menés avec Laura Grandjean, administratrice du Cinéma CityClub Pully et responsable de la programmation des films pour enfants au sein de ce cinéma, et Thierry Spicher, distributeur à Outside the Box, exploitant du cinéma Korso à Fribourg, et co-fondateur en 2004, avec Elena Tatti, de la société Box Productions (Lausanne).
À partir de ces différents cas et en m’appuyant sur ces diverses sources, je propose de montrer comment l’émergence récente de (programmes de) films pour le jeune public en général, et pour les petits enfants (les 3–6 ans) en particulier repose sur une convergence d’intérêts partagés par différents acteurs de la branche, et participe ainsi d’une stratégie, affirmée pour certains, implicite pour d’autres, de repositionnement vis-à-vis d’une certaine tranche démographique de spectateurs. Ces actions seront replacées dans un contexte en pleine évolution et au sein duquel les politiques publiques jouent un rôle structurant, afin de montrer que le public enfantin est une catégorie opérante pour comprendre les restructurations à l’œuvre dans le milieu du cinéma depuis le milieu des années 2010.
En d’autres mots, il s’agira d’offrir ici des pistes de compréhension relatives aux dynamiques en jeu au sein d’un réseau de professionnels du cinéma et d’acteurs étatiques qui tentent de s’organiser pour œuvrer dans un but commun, celui, du propre aveu de certains, de « lutter contre l’érosion du public du cinéma »6 grâce aux films pour enfants.
Identification d’un manque au sein d’une offre culturelle abondante
Comme le souligne Hervé Glevarec, il existe aujourd’hui en France un phénomène d’« abondance culturelle » qui a des conséquences sur les modes de consommation ainsi que sur le rapport entretenu par le public vis-à-vis des œuvres7.
En Suisse romande, on observe également une tendance à l’abondance. La diversification et l’extension de l’offre culturelle « physique » à destination des familles – visites guidées et ateliers artistiques proposés par les musées, pièces de théâtre et concerts pour les tout-petits, lectures dans les bibliothèques, etc. –, ont été dynamisées ces dernières années par la création de postes de médiateurs culturels au sein de ces structures8. Ces offrent viennent s’ajouter à la profusion d’activités sportives et de loisirs, et pèsent sur les entrées des salles de cinéma.
La numérisation des contenus et leur très grande facilité d’accès participe également de cette abondance culturelle9. L’émergence et le développement des plateformes en ligne sont l’un des marqueurs les plus visibles de ce phénomène. Le contexte actuel est en effet caractérisé par d’importantes transformations des pratiques de consommation. La « conquête » d’une nouvelle tranche démographique de spectateurs pointée dans l’introduction de cet article peut ainsi être comprise comme une réponse au déplacement des publics vers les plateformes que la pandémie de Covid-19 a accéléré, actant une mutation déjà largement amorcée dans les habitudes de consommation de la population helvétique. Comme le montre un graphique de l’Office fédéral de la statistique (OFS)10(fig. 2), les services d’abonnement et de streaming ont connu une forte progression à partir de la fin des années 2010. Depuis la réouverture des salles après les différents épisodes de semi-confinement, leur fréquentation connaît une baisse significative en Suisse par rapport à celle enregistrée avant les fermetures temporaires de 2020 et 2021. Bien que la fréquentation ait augmenté en 2023, l’écart enregistré reste de -16 % par rapport à 2019 selon l’OFS11.
Cette concurrence accrue a un impact sur la fréquentation des salles et peut expliquer le changement dans les pratiques de programmation qu’on observe depuis une dizaine d’années dans quelques cinémas romands. Cela se traduit par le développement de séances à caractère événementiel – ciné-concerts, rencontres avec les équipes de films lors d’avant-premières, soirées thématiques costumées, projections d’épisodes de séries, etc. – et la mise en place de programmes destinés à des publics cibles parmi lesquels le préscolaire (les enfants de 3 à 6 ans) occupe une place de choix.
Comme l’explique Laura Grandjean, au moment de la reprise du Cinéma CityClub Pully en 2011 par une équipe de bénévoles, il a semblé « évident » qu’exploiter des films de façon « classique » n’allait pas suffire, et qu’il serait nécessaire de « diversifier et de dynamiser l’offre pour espérer faire vivre la salle »12. À Pully, la période de la reprise du cinéma est donc marquée par une reconfiguration de la manière dont exploiter les films afin de faire face aux changements qui attendent l’équipe. La programmation de films pour enfants participe de cet effort de diversification et est instaurée en 2013, lorsque Grandjean prend conscience qu’elle ne peut pas emmener sa fille de 3 ans au cinéma, faute de séances proposées pour les enfants de cet âge par les exploitants de la région lausannoise13.
Dans les années 2010, bien que des films destinés aux jeunes spectateurs sortent ponctuellement sur les écrans romands, ce sont généralement des productions qui s’adressent à des enfants en âge d’aller à l’école ou à des adolescents. Pour l’année 2013, parmi les huit films sortis en Suisse romande et répertoriés dans la catégorie « family » sur le site de ProCinéma14, trois peuvent être visionnés par des enfants dès 6 ans15 tandis que les cinq autres s’adressent à un public plus âgé16. Pour 2014, seul Paddington de Paul King s’est vu fixé un âge légal (0 an) qui permet à de petits spectateurs d’accéder à son visionnement en salle17.
Les salles ne sont pas les seules entités à proposer des projections, puisque les jeunes spectateurs peuvent également compter sur quelques structures de diffusion considérées comme « alternatives » pour accéder à des films, comme les festivals et les ciné-clubs. À titre d’exemple, on peut citer le ciné-club La Lanterne magique. Fondé en 1992 à Neuchâtel, il organise des projections de films du patrimoine destinées à des enfants de 6 à 12 ans à travers toute la Suisse. En 2015, soit 22 ans après son lancement, il développe un second type de club qui s’adresse aux petits de 4 à 6 ans et à leurs parents, La Petite Lanterne, s’engouffrant ainsi dans la brèche des projections pour le public préscolaire.
En 2013, au moment où Grandjean souhaite emmener sa fille aînée au cinéma pour la première fois, ni La Petite Lanterne ni le Festival Cinéma Jeune Public mentionné plus tôt n’existent encore. Identifiant ainsi un manque au sein de l’offre, Grandjean décide de développer des « séances familles » adressées aux enfants dès 3 ans, et aujourd’hui regroupées sous l’appellation de « P’tit CityClub » (fig. 3). Ce programme propose à fréquence régulière des projections destinées en priorité à un public de jeunes enfants accompagnés d’un proche. Les séances sont proposées le mercredi après-midi, le dimanche ainsi que durant toutes les vacances scolaires. « Cette logique de programmation est basée sur l’idée du rendez-vous régulier mais non contraignant »18 comme le souligne la programmatrice. En ce sens, « elle diffère de la proposition de La Lanterne magique et de la façon dont les films pour adultes sont exploités, et vise à instaurer des habitudes chez les jeunes spectateurs et leurs parents afin de les fidéliser »19.
De 22 projections pour 1’200 spectateurs en 2014, le P’tit CityClub est passé à 54 projections pour 4’100 spectateurs en 2019, et 148 projections pour 13’050 spectateurs en 2024, ce qui représente près d’un quart des entrées totales du cinéma pulliéran pour cette année-là20 (fig. 4). En plus de montrer que le P’tit CityClub répond au besoin d’un certain public, cette augmentation fulgurante (+990 % entre 2014 et 2024) semble confirmer que l’émergence récente de séances adressées aux enfants de 3 à 6 ans peut être envisagée comme l’un des rouages d’une stratégie mise en place par quelques exploitants suisses dans le but de faire fonctionner leurs salles.
Un nouveau marché pour les exploitants et les distributeurs suisses
Pour que des films (pour enfants) soient projetés en salle, la structuration de la branche exige qu’ils soient distribués en Suisse, ou qu’ils soient temporairement importés par un exploitant lorsque les films n’ont pas trouvé de distributeur helvétique. L’émergence d’une distribution de (programmes de) films pour le public préscolaire à large échelle en Suisse a été facilitée par le développement du catalogue d’Outside the Box, qui a récemment choisi de se spécialiser dans la distribution de ce type d’objet.
En octobre 2020, désireuse de permettre à un grand nombre d’enfants à travers tout le pays de découvrir des films, Grandjean met en place le projet de distribution de films préscolaire intitulé « Au ciné comme les grands » sous l’égide de la société de diffusion Outside the Box, et avec le soutien de son fondateur, Thierry Spicher. Depuis lors, entre le mois d’avril et le mois de septembre, Outside the Box propose chaque mois un nouveau film ou programme de courts métrages pour les enfants de 3 à 6 ans, tous sélectionnés par Grandjean. Parmi ces huit productions, on dénombre généralement une production majoritaire suisse, une production minoritaire suisse et six productions étrangères. Offerts en français et en allemand, ces (programmes de) films sont diffusés au sein d’un important réseau d’une cinquantaine de cinémas partenaires construit par l’équipe de Spicher et qui recouvre une grande partie de la Suisse.
Cette initiative n’est pas complètement étrangère aux besoins de Grandjean au sein du Cinéma CityClub Pully. Elle permet en effet à l’exploitante d’obtenir des films pour son programme familial qu’elle devait jusqu’alors souvent importer elle-même, à défaut de distributeur pour le territoire helvétique. Grandjean explique bénéficier du savoir-faire de l’équipe de Spicher notamment en matière de promotion des films (création d’une bande-annonce, d’une affiche, d’un livret pédagogique, etc.), un travail qui lui incombait lorsqu’elle devait se charger de leur importation temporaire, et qui représentait pour elle une charge importante pour un petit nombre de projections, les films importés temporairement ne pouvant pas être montrés plus de vingt fois sur le territoire suisse21.
Pour Spicher, qui dit profiter de l’important réseau international de Grandjean et de son professionnalisme, c’est une réflexion « sur ce qu’il restait à prendre au sein du marché de l’offre »22 couplée à des discussions avec Grandjean (avec qui il collabore depuis longtemps), qui l’ont amené à s’intéresser à la distribution de films pour la jeunesse. Selon lui, « Au ciné comme les grands » répond en priorité aux besoins d’un public de parents, qu’il qualifie de « bobos », qui cherchent des moyens pour occuper leurs enfants durant leur temps libre et les vacances :
Si tu as des enfants, tu sais qu’il faut trouver des choses à leur faire faire et aussi qu’ils aiment revoir plusieurs fois les mêmes films. Nous on détient un record mondial : La Baleine et l’escargote [Max Lang, Daniel Snaddon, G.-B., 2020] est à l’affiche depuis 102 semaines au cinéma Houdini de Zurich23. On s’entend bien avec Frank [Braun], le programmateur. Je crois que ça l’amuse d’essayer de faire les choses autrement, et il a un peu l’esprit de compétition aussi. Sur ces 102 semaines, le film a été programmé tous les jours durant 98 semaines, et chaque semaine il y avait plus d’une centaine de spectateurs. Il faut avoir une connaissance de ton produit et de ton public, et exploiter tes films en fonction des besoins plutôt que de faire comme tout le monde, c’est ça qui rend les gens fiers et qui est épanouissant24.
Bien que tout à fait singulier, cet exemple montre le potentiel des films pour la jeunesse en termes d’exploitation et met en lumière l’apport financier sur le long terme que peut représenter ce type de production, autant pour un exploitant que pour un distributeur.
Grâce à la diversification de son catalogue et au développement d’un public de niche, Spicher est aujourd’hui l’un des seuls distributeurs suisses à cibler le jeune public avec des films qui ne sont pas des grandes productions étasuniennes comme celles de Disney. Comme il l’explique, cette position de quasi-monopole lui garantit une certaine stabilité financière grâce aux entrées réalisées dans les nombreux cinémas partenaires du projet et aux primes que ces films lui permettent de percevoir25. Les productions majoritaires et minoritaires suisses qu’il distribue atteignent en effet régulièrement plus de 5’000 spectateurs26, seuil fixé par Cinéforom donnant droit à un distributeur de toucher une prime de succès de 22’000 CHF27.
Le rôle de Grandjean dans le développement du P’tit CityClub Pully et d’« Au ciné comme les grands » témoigne d’une proximité, sinon d’une solidarité, entre une exploitante et un diffuseur28. Cet exemple et celui du cinéma Houdini mettent ainsi en lumière l’importance, voire la nécessité, d’une étroite coordination entre les différents acteurs du champ qui œuvrent dans un même effort afin de répondre aux intérêts de chacun. Il révèle une interdépendance forte entre les professionnels de la branche à un niveau local29, et fait apparaître les relations interpersonnelles au sein d’un milieu comme l’une des clés pour comprendre la réussite de certaines initiatives qui pourraient paraître isolées, mais qui, lorsqu’on s’y intéresse, se révèlent être le résultat d’une dynamique de coopération organisée et d’une approche similaire d’un objet qu’il s’agit de vendre. Pour le dire autrement et en empruntant les mots de Katalin Pór et Caroline Renouard, « exercer un métier de cinéma, c’est […] savoir pratiquer l’art du réseau en général, et du relationnel en particulier »30.
Faire changer les règlements
Avant de pouvoir toucher des soutiens à la distribution comme la prime de succès mentionnée plus haut, Spicher a dû œuvrer à convaincre les collaborateurs en charge des questions de distribution à l’OFC et Cinéforom (la Fondation romande pour le cinéma). Au moment du lancement d’« Au ciné comme les grands », seuls les films d’au moins 60 minutes étaient reconnus par ces institutions comme des productions pouvant prétendre à des subventions. Or, peu de films de cette durée sont produits pour les tout-petits, que ce soit en Suisse ou à l’étranger, ce qui excluait bon nombre de productions destinées au très jeune public des mécanismes de soutien.
Le catalogue d’Outside the Box contient essentiellement des spécial-TV, un format de 26 minutes initialement destiné à la télévision et diffusé sur différentes chaînes, souvent en périodes de fêtes ou de vacances31. Afin d’atteindre la durée de 60 minutes exigée par les institutions suisses et d’offrir un programme cohérent, ces films sont accompagnés par des courts métrages portant sur une thématique proche de celle abordée dans le spécial-TV et sélectionnés par Grandjean. Cette contrainte de durée générait pour elle un important travail administratif. Comme elle l’explique :
Il faut négocier des droits pour chaque court métrage sélectionné en complément au spécial-TV, ce qui peut s’avérer être long et compliqué quand il s’agit de trouver 34 minutes de programme supplémentaire ; d’autant plus que la sélection ne peut s’opérer que dans un catalogue très restreint puisque les enfants de 3–4 ans ne savent pas lire les sous-titres. Il faut donc trouver des films en français ou sans paroles, ce qui est une contrainte supplémentaire. Faire doubler les films est à la charge du distributeur et il n’existe aucune aide spécifique pour ça, ce qui me limitait dans mes choix puisque nous n’avions pas la possibilité d’obtenir des soutiens à la distribution qui auraient pu servir à financer le doublage d’un film que nous aurions voulu distribuer32.
On voit ici comment une contrainte administrative peut impacter des choix de programmation, et dès lors la nature d’une offre, celle-ci étant en partie déterminée par des paramètres extérieurs à la qualité narrative et esthétique des productions elles-mêmes.
Le catalogue d’Outside the Box est également composé d’épisodes, parfois très courts, de séries françaises montés les uns après les autres spécifiquement pour la diffusion au cinéma33. Comme l’explique Grandjean, la durée de ces programmes, qui sont achetés tels quels, avoisine généralement une quarantaine de minutes. Cette durée est déterminée par la capacité de concentration des petits enfants et a été fixée sur la base d’études menées par des psychologues en Europe34. Inférieure à la durée réglementaire qui permettait à un film suisse d’obtenir des aides à la distribution, elle a d’abord été un obstacle pour la diffusion des productions à destination du public préscolaire en Suisse.
L’impossibilité d’obtenir un numéro SUISA pour un film de moins de 60 minutes – qui permet aux salles de suivre les statistiques d’exploitation des films sur ProCinéma, et à la SUISA de gérer les droits d’auteurs des productions distribuées en Suisse – a également rendu l’exploitation commerciale des (programme de) films pour enfants compliquée dans un premier temps35.
Afin de contourner ces obstacles administratifs, Spicher est intervenu auprès de différentes instances de soutien durant les mois qui ont suivi le lancement de son nouveau projet de distribution. Pour l’exploitant, qui explique « refuser de subir les règlements » et s’employer à trouver des moyens pour les contourner en identifiant les marges d’interprétations possibles de la loi, le but de cette opération était d’obtenir des subventions pour la diffusion de (programmes de) films suisses d’au moins 40 minutes, et ainsi de faire reconnaître ceux-ci comme une véritable offre de cinéma36.
Comme l’explique Spicher, c’est avec cet objectif en tête qu’il a initié des discussions avec Matthias Bürcher, qui est en charge du Service exploitation et diversité de l’offre de l’OFC37. Le fonctionnaire fédéral en a ensuite référé à Ivo Kummer, alors chef de la Section cinéma de l’OFC, lors d’une séance hebdomadaire. La proposition de Spicher, selon lui relativement simple à résoudre d’un point de vue administratif puisqu’elle ne demandait qu’un changement de règlement, a ensuite été examinée par le service juridique de l’OFC avant d’être acceptée en novembre 2021, donnant lieu à un changement du règlement qui encadre les mesures d’encouragement liées au cinéma38.
En plus de mettre en avant les conclusions des psychologues mentionnées ci-dessus, Spicher s’est appuyé sur l’article 17 de la Loi fédérale sur la culture et la production cinématographique (LCin) qui souligne que « dans le cadre de leurs activités, les entreprises de distribution et de projection doivent contribuer à la diversité de l’offre »39. L’argument avancé par le distributeur était que pour pouvoir garantir cette diversité, et dès lors atteindre l’objectif de la loi, il était selon lui nécessaire de réviser le texte qui régissait alors les mesures d’encouragement, ce dernier limitant la diffusion de programmes de films suisses pour le public préscolaire en ne reconnaissant que des films d’une durée d’au moins 60 minutes40. En avançant ces arguments ainsi que la décision positive de l’OFC, Spicher s’est ensuite tourné vers Geneviève Rossier, responsable du soutien à la distribution et coordinatrice de l’aide sélective de Cinéforom, et Stéphane Morey, secrétaire général de Cinéforom, qui ont décidé de suivre la décision de Berne.
Ces exemples mettent en évidence une connaissance fine d’un milieu et de son fonctionnement, ainsi qu’une capacité à dialoguer avec des interlocuteurs variés. Autant de savoir-faire et de savoir-être qui, mis en exergue par l’entretien avec Spicher, apparaissent comme des qualités essentielles lui permettant de développer ses projets et de vivre de son métier41. Ce travail d’influence lui a ainsi permis de générer de nouveaux revenus pour sa société de distribution, en lui donnant la possibilité de toucher des primes de soutien allant d’une fourchette d’environ 25’000 CHF à 91’000 CHF par an42. Cette enveloppe, qui participe à l’équilibre financier d’Outside the Box sans pour autant être vitale pour celle-ci, comme le remarque Spicher43, varie en fonction du nombre de (programmes de) films suisses distribués et reconnus comme tels par les instances de soutien44, ainsi que du succès rencontré par ceux-ci.
On perçoit ici la façon dont un besoin particulier peut avoir un impact sur le paysage des films distribués en Suisse, en renforçant la présence d’une certaine typologie de production dans le cas qui nous intéresse45. Depuis le changement des règlements de l’OFC et de Cinéforom46 en 2021, le Cinéma Bio – Carouge, les cinémas Capitole à Nyon ou encore Cinérive, implanté à Monthey, Orbe, Vevey, Aigle, La Sarraz, Martigny et Montreux, programment régulièrement les films préscolaires distribués par Outside the Box. La multiplication des séances pour le jeune public observée au début de cet article peut ainsi se comprendre comme l’effet visible des efforts déployés par Grandjean et l’équipe de Spicher depuis le début des années 2020 pour promouvoir les films pour la jeunesse sur le territoire helvétique.
De nouvelles subventions pour la production
De manière moins évidente que dans le cas de l’exploitation et de la distribution, on observe un intérêt similaire pour les (programmes de) films pour la jeunesse chez certains producteurs et réalisateurs suisses, qui ont également identifié un marché. Différentes initiatives récentes montrent en effet une prise en considération grandissante du public enfantin au sein de certains groupes d’intérêts de professionnels et chez certains producteurs. C’est par exemple le cas de Nicolas Burlet (Nadasdy Film, Genève), qui a coproduit des spécial-TV de réalisateurs suisses comme La Coline aux cailloux (CH/FR, 2023) de Marjolaine Perreten (fig. 5) et Giuseppe et le fantôme de l’hiver (CH, 2022) d’Isabelle Favez, tous deux distribués par Outside the Box, ainsi que le long métrage Sauvages (CH/FR/BE, 2024) de Claude Barras.
En 2019, la fondation Suissimage – qui gère les droits sur les films et les œuvres audiovisuelles, et soutient la création cinématographique suisse à travers son fonds culturel – a lancé un programme de développement de films pour enfants jusqu’à 12 ans pour la période 2019–2023. Dotée d’une enveloppe pouvant aller jusqu’à 200’000 CHF par an, elle a subventionné « le développement de dix-neuf projets dont douze films de fiction, quatre films d’animation de fiction, deux séries d’animation, et un film documentaire »47. Les réalisateurs qui ont bénéficié de ce soutien48 ont également pu suivre des ateliers encadrés par des experts internationaux afin d’acquérir de nouveaux savoir-faire relatifs à l’écriture de films destinés au jeune public.
La création de ce soutien s’inscrit dans le prolongement de l’importante médiatisation du succès de Ma vie de Courgette (Claude Barras, CH/FR, 2016). Ce film familial a été vu par près de 180’000 spectateurs en Suisse. Il se place ainsi à la 13e position du classement des films helvétiques qui ont fait le plus d’entrées sur le territoire national entre 2010 et 202449. On peut par ailleurs lire la création de ce soutien comme l’une des conséquences du succès rencontré par les films pour enfants, qui contribuent à la santé financière de la branche. Un ou deux longs métrages (souvent étasuniens) destinés au jeune public se trouvent en effet systématiquement parmi les cinq films qui font le plus d’entrées en Suisse chaque année depuis 2001, attirant plusieurs centaines de milliers de spectateurs50.
Afin de tenter de développer ce marché en Suisse, différents groupes d’intérêts issus principalement de la production51 ont constitué en novembre 2018 l’AG Kinderfilm, déjà mentionné au début de cet article, qui s’est chargé de rédiger un rapport au sujet des productions pour enfants. Rendu public en janvier 2023, ce document s’intitule « Ce que l’Europe peut nous apprendre. Une stratégie pour le cinéma pour enfants en Suisse ». Il est divisé en trois parties et examine la situation de plusieurs pays européens et celle de la Suisse avant de proposer de nombreuses recommandations52 qui visent à « améliorer la situation du cinéma pour enfants »53 sur le territoire helvétique.
Les films pour la jeunesse sont utilisés dans ce rapport comme un levier pour revendiquer de nouveaux subventionnements, et ainsi consolider les aides à l’ensemble de la branche. L’un des arguments principaux défendus par les auteurs de ce texte est qu’une « production et une culture cinématographiques fortes commencent par le jeune public », puisque, selon eux, « lorsque les jeunes grandissent avec des histoires qui reflètent leur réalité […] ils ont beaucoup plus de chance de devenir un public adulte aux intérêts multiples, désireux de découvrir des histoires locales »54. Ce postulat reste cependant à prouver, puisque le caractère « suisse » des productions helvétiques pour la jeunesse n’a rien d’évident, pas plus que ne l’est la causalité entre la consommation d’objets culturels helvétiques durant les premières années de la vie et la consommation de ce même type d’objet à l’âge adulte.
Au- delà des arguments avancés, la variété des personnes impliquées dans le rapport et l’étendue des nombreuses recommandations, qui concernent autant l’exploitation (en salle et en festival) que la distribution et la production, confirment qu’une stratégie collective et organisée d’un segment de la branche repose aujourd’hui sur les films pour enfants.
Présentée en 2023 lors d’une table ronde organisée dans le cadre des 58e Journées de Soleure, la stratégie de l’AG Kinderfilm met en lumière l’interdépendance étroite entre le milieu du cinéma suisse et les soutiens étatiques. Elle nous invite ainsi à replacer nos cas d’étude dans un contexte socio-politique qui les détermine partiellement, afin de mieux comprendre comment l’offre cinématographique local est agencée au sein d’un cadre politique qui est lui-même en mutation.
Le rôle des politiques publiques en question
Les cas du Cinéma CityClub Pully, d’Outside the Box et du groupe d’intérêts des producteurs et réalisateurs ont permis de comprendre comment ces acteurs du milieu cinématographique suisse ont répondu à une situation particulière en cherchant à atteindre, chacun dans son champ de compétence, un public enfantin. Comme nous l’avons vu, Grandjean, Spicher ainsi que les membres de l’AG Kinderfilm ont identifié un nouveau « marché ». Celui-ci n’est cependant pas à comprendre dans le sens strictement libéral du terme, le milieu du cinéma suisse dépendant largement de soutiens étatiques pour exister. Ces cas d’étude doivent donc être réinscrits et pensés au sein d’une politique culturelle plus globale.
Parmi diverses subventions, le programme familial de la salle pulliérane a par exemple bénéficié du fonds de soutien de sensibilisation à la culture du Canton de Vaud, lui-même rattaché à la Loi sur la vie culturelle et la création artistique (LVCA) entrée en vigueur en mai 2015. Ce fonds a notamment permis au Cinéma CityClub Pully de développer et de valoriser ses séances pour les petits enfants, ce qui a engendré un cercle vertueux comme l’explique Grandjean :
Au départ nous ne pouvions pas valoriser notre offre autant que nous l’aurions souhaité. Les soutiens obtenus auprès du Canton et de diverses fondations privées ont permis d’allouer des ressources supplémentaires au projet, d’augmenter le nombre de séances, de développer une véritable stratégie de communication qui nous a donné de la visibilité grâce notamment à des campagnes d’affichage. Davantage de familles ont ainsi connu notre programmation et ont commencé à venir au cinéma, ce qui a permis de créer une augmentation de la demande générée par le plaisir qu’a le public de découvrir des films en salle. Cela a débouché sur une augmentation des recettes, qui ont été réinvesties afin d’obtenir de meilleurs films, et ainsi de continuer à attirer le public familial au CityClub grâce à la qualité de notre offre55.
Le fonds de soutien de sensibilisation à la culture du Canton de Vaud dont a bénéficié le P’tit CityClub Pully s’inscrit dans le sillage de la stratégie culturelle mise en place depuis le milieu des années 2000 par la Confédération. À ce titre, on peut mentionner la modification de l’ordonnance du Département fédéral de l’intérieur (DFI) sur l’encouragement du cinéma (OECin) qui entre en vigueur en juillet 2006. Celle-ci marque l’introduction dans l’appareillage légal de la question de la promotion de la culture cinématographique auprès des enfants en offrant un soutien aux « efforts ciblés sur l’accès de la jeunesse à la culture cinématographique »56. Cette ordonnance complète la loi fédérale du 14 décembre 2001 sur la culture et la production cinématographiques, qui pose les principes fondamentaux de la politique fédérale en matière de cinéma, en détaillant les dispositions de la loi et en précisant son champ d’application, notamment en termes de publics.
L’attention accordée aux publics qu’on perçoit dans cette ordonnance est consolidée dans les années 2010 par le développement de l’encouragement à la participation culturelle qui est présenté dans le « message culture » de la Confédération comme l’un des trois axes d’action stratégique de la politique culturelle suisse pour la période 2016–202057. L’instauration en 2020 par l’OFC d’une nouvelle catégorie de séances, les « programmes spéciaux », au sein de sa prime à la diversité pour les salles de cinéma répond entièrement à cette logique. Cette aide vise à encourager les exploitants « qui contribuent de manière importante à la diversité de l’offre ou renforcent par des programmes spéciaux l’importance des salles de cinéma en tant que lieux de rencontre et de participation culturelle »58. En incluant les séances destinées aux enfants et aux familles dans cette catégorie des programmes spéciaux, l’OFC met en place une politique incitative et participe activement au développement de l’offre destinée à la jeunesse sur le territoire suisse, les exploitants ayant un intérêt financier à proposer ce type de contenu.
On peut remarquer qu’en plaçant les publics au cœur de ses actions culturelles et des discours qui leur sont dédiés, la Confédération entend légitimer sa politique en soulignant sa visée inclusive et son apport pour l’ensemble des citoyens. Cette rhétorique vise à justifier les dépenses de l’État en pointant le caractère utilitaire, fédérateur et universel de la culture, qui permettrait de « renforcer le vivre-ensemble et la cohésion » dans un contexte marqué « par la diversité et l’individualité »59. Elle est caractéristique d’une pensée contemporaine qui fait de la culture un outil démocratique et un vecteur d’unité nationale. En défendant l’intérêt général, ce discours répond à des critiques émises par certains partis60 qui considèrent la culture comme trop élitiste et destinée à une trop petite portion de la population61. Ramenés au cinéma, les soutiens étatiques à la branche suisse revêtent dès lors un caractère à la fois social et nationaliste, et reposent sur un système de valeurs culturelles et éducatives.
Afin de prolonger ces quelques observations, il serait intéressant d’analyser l’effectivité de cette politique culturelle à l’échelle nationale. On pourrait ainsi chercher à comprendre comment la création de soutiens financiers ad hoc permet, à un moment T, à un certain type de projets, et des métiers qui les accompagnent, de se développer.
De manière ciblée, pour ce qui concerne spécifiquement l’exploitation, la distribution et la production de films suisses pour la jeunesse, une étude systématique à l’échelle nationale devrait permettre d’offrir une vision exhaustive de l’organisation socioprofessionnelle des réseaux d’acteurs du cinéma suisse et de relations complexes qui s’y tissent depuis une vingtaine d’années. Une telle recherche serait utile car elle permettrait à la fois d’approfondir certains enjeux esquissés dans cet article et de révéler des facteurs qui ont permis de stimuler la production de film pour enfants, mais qui n’ont pas été abordés ici.
De façon à créer des ponts avec les recherches menées actuellement au sein du projet financé par le Fonds national suisse (FNS) « Histoire de l’animation suisse francophone »62 au sein duquel je travaille, on pourrait s’interroger sur l’impact de ces dynamiques sur le développement, supposé, de la production de courts et longs métrages d’animation en Suisse. Assimilée à l’enfance, on peut faire l’hypothèse que l’animation pourrait largement bénéficier des différents soutiens abordés au sein de cet article, que ce soit en termes d’exploitation, de distribution ou de production.
Enfin, un intérêt pour les projections organisées pour les écoles dans les différents Cantons, qui sont de longue date proposées par les exploitants et les distributeurs locaux, permettrait de complexifier la connaissance relative à l’existence de films pour enfants sur le territoire helvétique, et ainsi de comprendre comment ce type d’événement participe, lui aussi, à l’équilibre financier du milieu cinématographique suisse d’hier et d’aujourd’hui.