Loeva La Ragione

L’inachèvement dans les jeux vidéo

Les jeux vidéo se sont imposés au fil des ans comme un phénomène culturel mondial, avec de nombreux enjeux sociaux et économiques. Grâce à la diversité de leurs scénarios et à leurs modes de jeu variés, ils permettent d’explorer de nouveaux horizons, de vivre toutes sortes d’aventures, de (re)découvrir des lieux familiers ou des contrées imaginaires, mais aussi de s’évader du quotidien et de faire de nouvelles rencontres. Que l’on s’intéresse aux mécaniques vidéoludiques elles-mêmes1, au gamedesign2, ou aux mondes fictionnels qu’ils proposent (futuriste, médiéval-fantastique, etc.), les jeux vidéo sont extrêmement riches, aussi bien graphiquement que narrativement. Pour autant, ces mondes virtuels ne sont ni parfaits ni complets. Cela peut s’expliquer, d’une part, par les décisions des concepteur·rice·s qui entretiennent le mystère autour de l’univers créé, avec des zones inexplorées ou des éléments du lore3 inexpliqués, et d’autre part, par des limitations techniques et le manque de développement. Si cette incomplétude peut être frustrante, elle permet aussi de laisser libre cours à l’imagination. Les joueurs et joueuses peuvent alors se réapproprier ces mondes créés de toutes pièces et pallier le « sentiment d’inachevé » grâce à leurs propres outils, leurs propres modes de jeux, et leurs propres interprétations.

Afin de mieux comprendre le rôle de l’incomplétude dans les jeux vidéo, j’aborderai les différents aspects qui composent le « sentiment d’inachevé » que l’on peut rencontrer dans les mondes virtuels. Il s’agira plus particulièrement de celui expérimenté à travers les éléments narratifs (quêtes, lore, etc.) et les aspects techniques (bugs, environnements limités, etc.) du jeu vidéo. Aussi, ce phénomène touchant tous les types de jeux, je mobiliserai une série d’exemples et de licences vidéoludiques qui ont souffert de l’incomplétude ou qui ont su l’utiliser à leur avantage. Enfin, j’analyserai la manière dont les joueurs et les joueuses compensent ces lacunes des mondes fictionnels, avec des activités tierces, non-prévues par les développeur·euse·s, comme la création de contenus externes (fanfictionfanart, etc.) et le jeu de rôle.

L’INACHEVÉ DANS L’INDUSTRIE VIDÉOLUDIQUE

Le sentiment d’inachevé dans le jeu vidéo désigne un état où ce dernier ne parvient pas à offrir une expérience complète et satisfaisante, et ce à plusieurs niveaux. Il est souvent lié à des promesses non tenues par les studios de développement et à un certain nombre de points non résolus, notamment en termes de narration et d’histoire, avec des conclusions et des arcs narratifs confus et inachevés. Il désigne aussi des mécaniques de jeu non-fonctionnelles, qui rendent les parties chaotiques et inutilement difficiles, ainsi que des aspects plus techniques, directement liés au code, comme les bugs qui peuvent survenir à tout moment et bloquer la progression des joueur·euse·s. Les bugs sont, par ailleurs, souvent le signe que le jeu a été bâclé et sont régulièrement pointés du doigt comme l’un des nombreux problèmes liés à la crunch culture4 dans l’industrie vidéoludique et à la pression autour des échéances. Tout ceci nuit à l’expérience vidéoludique, et mène à un sentiment de frustration chez les joueur·euse·s, car les jeux ne correspondent pas aux attentes créées par le marketing ou par le discours des développeur·euse·s. On se souvient notamment de jeux qui ont fait parler d’eux à leur sortie pour ces mêmes raisons : No Man’s Sky (2016) (fig. 1), Sonic the Hedgehog (2006), Cyberpunk 2077 (2020), ou encore la version 1.0 de Final Fantasy XIV (2010).

Toutefois, l’incomplétude peut aussi être stratégique et même faire partie, dans une certaine mesure, du gameplay et de la valeur scénaristique du jeu vidéo. Pour donner un exemple, ce type d’incomplétude a tendance à d’abord se manifester à travers les éléments graphiques et spatiaux du monde virtuel, en suggérant des objets narratifs importants, comme un ancien temple dont il est impossible de déchiffrer les inscriptions. Il peut aussi s’agir d’horizons lointains et inaccessibles, comme une chaîne de montagne ou un portail impossible à franchir, ce qui laisse miroiter la possibilité d’une exploration ultérieure, au gré de la progression dans l’histoire ou de l’augmentation du niveau, ou bien grâce à des DLCs5 et à de futurs opus du jeu. Ainsi, les joueurs et les joueuses ont constamment l’impression qu’une partie du monde fictionnel leur échappe et sont poussé·e·s à la découverte. Ces limites, qu’elles résultent de choix artistiques ou de contraintes techniques, font donc partie intégrante des mondes vidéoludiques et reflètent les décisions prises pendant la conception du jeu. Elles incitent les joueurs et joueuses à s’investir activement dans la fiction, que ce soit à travers l’interprétation artistique ou l’élaboration de théories en tout genre, et renforcent le sentiment d’engagement dans les mondes virtuels. En tant que manifestations de l’inachèvement, elles prennent aussi souvent la forme d’un système de quêtes ou de missions, révélant progressivement les éléments narratifs du jeu. On peut également noter le rôle des PNJs6 qui habitent ces environnements numériques, et qui deviennent souvent les guides et parfois même les pièces manquantes du puzzle virtuel, en révélant les intrigues ou les origines du monde fictionnel.

FICTION ET INCOMPLÉTUDE : UN COUPLE GAGNANT

Au cœur de ces mondes virtuels se trouve donc la fiction : l’ensemble des éléments narratifs et des scénarios qui les composent et les rendent crédibles. La fiction conditionne les développeur·euse·s tout au long du processus de création et influence, entre autres, la structure et les spécificités du gameplay. L’incomplétude, quant à elle, se manifeste au sein de ces différents éléments sous forme de lacunes intentionnelles ou involontaires. En attirant l’attention sur ce qui est inconnu, impossible ou étrange, elle permet à la fois de créer des émotions (positives ou négatives) et de baliser l’environnement de jeu. Si ce couple peut paraître improbable de prime abord, c’est pourtant bien lui qui donne du sens au monde virtuel et encourage les joueur·euse·s à s’y investir davantage. En cela, l’incomplétude dans les jeux vidéo ne se résume pas seulement à des limitations techniques ou artistiques : elle est intrinsèquement liée à l’expérience interactive et aux dynamiques de la fiction. Encore une fois, il n’existe pas de monde fictionnel complet, peu importe s’il est virtuel, cinématographique, ou littéraire, car il est impossible d’en développer absolument tous les aspects. Toutefois, dans le jeu vidéo, on retrouve toujours un minimum d’éléments donnant des indications sur l’univers dans lequel les individus évoluent. Il peut s’agir de l’identité visuelle (les graphismes, le style global du jeu…) ou bien des mécaniques du jeu, sans qu’il soit nécessaire de développer des cinématiques ou des récits complexes. Ceci est en partie dû au fait que l’environnement virtuel n’est jamais complètement déconnecté du nôtre : il s’en inspire et reprend des éléments qui nous sont familiers, ce qui facilite notre immersion dans le digital et aide à structurer le monde fictionnel. Malgré tout, il reste crucial de fournir des mécaniques fonctionnelles et quelques clefs de lecture aux joueurs et aux joueuses. C’est ici que les connaissances et les répertoires communs partagés par les développeur·euse·s ont de l’importance, pour alimenter à la fois leurs propres discours narratifs et ceux des joueur·euse·s, et ainsi créer un dialogue entre les deux. Ces répertoires viennent du contenu spécialement créé pour le jeu, mais aussi de références à la culture pop, à des objets culturels connus (dont des œuvres littéraires et cinématographiques), à la mythologie et au folklore, ou même à d’autres licences vidéoludiques. On peut en trouver quelques exemples dans les jeux appartenant aux franchises The Legend of Zelda ou Dark Souls (fig. 2), qui font toutes les deux appel à des récits mythiques et aux codes du médiéval-fantastique. Mais il est aussi possible de plonger dans d’autres répertoires, comme la science-fiction, avec la licence Metroid qui reprend une esthétique proche du film Alien7 et même le nom de son réalisateur pour un des méchants récurrents de la série : Ridley (fig. 3).

Au milieu de cet enchevêtrement de références, l’incomplétude fonctionne comme un moteur de création unique : chaque personne est amenée à imaginer une version distincte du monde qu’elle explore. Cette expérience subjective est différente selon les individus, car elle dépend des connaissances communes évoquées précédemment, mais aussi des expériences personnelles et des sensibilités propres à chacun·e, ce qui permet au jeu d’être réinterprété, prolongé et même parfois redéfini par la communauté des joueur·euse·s. Finalement, on voit que même si les jeux peuvent donner l’impression d’une expérience complète, leurs mondes sont en réalité construits à partir de fragments narratifs qui servent à mettre en valeur leurs caractéristiques spécifiques et à les structurer. Plutôt que de représenter un défaut, l’incomplétude devient alors un aspect fondamental de l’expérience vidéoludique et permet aux joueur·euse·s de combler les zones d’ombre ou les lacunes, en les laissant projeter leurs propres attentes et leurs propres perceptions dans l’univers du jeu. Elle est également multiforme, car les éléments présents dans les jeux vidéo peuvent être fictifs sans forcément avoir été prévus tels quels à l’origine. Il existe, par exemple, une différence entre l’incomplétude graphique et l’incomplétude narrative :

Par exemple, lorsqu’un joueur d’un jeu numérique en 3D bloque la caméra du jeu à l’intérieur du corps d’un personnage sans y trouver d’organes, cela ne signifie pas nécessairement que, fictivement, ce personnage n’a pas d’organes. En tant que représentations virtuelles, les mondes de jeu peuvent être complets d’un point de vue logique ou mathématique, mais ils restent incomplets en tant qu’œuvres de fiction : ils manquent inévitablement de représentations d’éléments et d’événements qui pourraient néanmoins être fictivement vrais8.

Le fait de ne pas montrer certains aspects d’un monde, comme les organes internes d’un personnage ou les détails de sa vie passée, laisse donc place à l’interprétation créative et implique un va-et-vient entre ce qui est visible et ce qui est suggéré dans le jeu.

L’INACHEVÉ COMME MÉCANIQUE DES MONDES VIRTUELS

Nous avons vu comment la fiction et l’incomplétude interagissent pour maintenir l’engagement des joueur·euse·s, mais le sentiment d’inachevé peut se manifester de manières différentes au sein des mondes virtuels. Pour mieux contextualiser ce propos, on considère généralement que les mondes fictionnels sont supportés par trois piliers principaux : le « mythos » qui réunit toutes les histoires et connaissances de ces mondes, le « topos » qui contient leur cadre temporel et géographique, et l’« ethos » qui définit l’éthique et les codes moraux qu’on y trouve9. Il existe toutefois un quatrième pilier pour compléter ce tableau : le « prâgma » qui désigne l’inachevé et tout ce que le monde fictionnel ne révèle pas10.

Les jeux de type MMORPG11 sont particulièrement représentatifs de ce quatrième pilier. En effet, ils reposent énormément sur des mécaniques qui laissent une part d’inconnu pour les joueur·euse·s, avec en vedette le système des quêtes et l’accumulation d’objets qui révèlent peu à peu le lore du monde fictionnel et permettent d’y avancer (fig. 4). Certains jeux, tous genres confondus, vont même plus loin en laissant planer l’ambiguïté sur les règles de leur propre univers, ce qui permet de les réinterpréter. Un bon exemple est celui du jeu Baldur’s Gate 3 (2023), un RPG prenant place dans l’univers du jeu de rôle Donjons et Dragons, qui laisse la possibilité de résoudre des problèmes de plusieurs façons. Pour prendre une situation familière : vous venez de trouver un ennemi changeur de forme, très difficile à vaincre. D’ordinaire, la plupart des jeux vidéo proposera une confrontation directe, avec une marche à suivre prédéfinie ou scénarisée, pour remporter le combat. Mais, dans Baldur’s Gate 3, rien ne vous interdit de vous munir de barils de poudre trouvés dans une autre zone de la carte, puis de les placer autour de cet ennemi lorsqu’il n’est pas encore hostile, et enfin de les faire exploser pour annihiler la créature avant même que le combat ait commencé. En cela, les communautés de joueur·euse·s ont toujours fait preuve de beaucoup de créativité pour pallier ou même exploiter les failles des mondes virtuels. On peut mentionner des pratiques comme celle du speedrun12, qui permet d’utiliser les défauts du jeu à son avantage, ou bien d’autres tentatives pour contrebalancer le sentiment d’inachevé dans les mondes fictionnels, grâce au jeu de rôle ou à l’élaboration de récits en tout genre (fanartfanfiction,…). Ces deux dernières méthodes sont réunies sous les termes de « méta-jeu » ou de « troisième narrativité »13 et sont très liées aux MMORPGs, étant donné leur aspect fortement multijoueurs et coopératif. L’incomplétude, qu’elle soit volontaire ou accidentelle, laisse donc le choix aux individus de réinterpréter des éléments fictifs ou de se réapproprier des mécaniques de jeu, y compris en créant des activités que les développeur·euse·s n’avaient pas imaginé au départ. À noter que l’ensemble de ces activités participent également à la constitution d’un imaginaire collectif qui renforce un peu plus les liens de la communauté, à travers différentes plateformes et différents types de contenus.

Mais concrètement, comment se manifeste le sentiment d’inachevé dans les jeux vidéo ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord revenir au gamedesign. Si on considère que les mondes fictionnels et leurs règles sont fondamentalement incomplets, on peut observer tout un enjeu autour des non-dits qui existent dans les mondes vidéoludiques. Comme nous l’avons vu avec Baldur’s Gate 3, les joueur·euse·s disposent, dans certains jeux, d’une marge de manœuvre pour réinterpréter ou faire fi des règles implicites. Mais il existe aussi la possibilité que le jeu rappelle ses propres limites, en sanctionnant le non-respect d’une règle fondamentale. C’est notamment ce qui arrive lorsque, sans la survenue d’un bug mais en raison d’une action imprévue des joueur·euse·s, le jeu s’interrompt abruptement (ou « crash »). Cela s’explique par le fait que le jeu entre dans une situation insolvable, où le code ne permet pas de traiter « l’exception ». Mais nous pouvons aussi l’analyser sous un angle narratif : un scénario qui n’était pas prévu par les développeur·euse·s et qu’il est donc impossible de faire exister au sein des quatre piliers fictionnels. On peut observer ces mêmes limites « physiques » informatiques en s’intéressant au décor du jeu : les forêts, les îles, les cités, l’intérieur des bâtiments d’habitation, le cockpit d’un vaisseau spatial, etc. En effet, toutes celles et ceux qui se sont aventurés dans les mondes vidéoludiques auront au moins une fois remarqué qu’il était parfois impossible d’avancer dans certaines zones du jeu, que ce soit en raison d’un niveau de personnage insuffisant, d’un mur invisible, d’un garde qui nous barre la route, ou d’une muraille infranchissable. Ces barrières plus ou moins subtiles servent en réalité à délimiter l’aire de jeu et à en assurer le bon fonctionnement, tout en apportant du relief au monde virtuel. C’est notamment ce que l’on appelle les « panoramas fictifs »14. Mais ces limites sont parfois plus complexes à définir, y compris dans les jeux où les mondes sont générés de manière aléatoire, à la façon de Minecraft (2011), et qui sont « techniquement » infinis. Alors que, dans d’autres jeux, les limites peuvent être directement inclues dans la fiction afin de donner une indication claire aux joueur·euse·s sur ce qu’il ne faut pas faire, sans pour autant casser l’immersion. C’est par exemple le cas du jeu multijoueurs Sea of Thieves (2018), où l’on incarne un ou une pirate navigant sur les mers à la recherche de trésors et de défis en tout genre. Dans ce jeu, ce qui est de l’ordre de l’explorable, la « Mer des voleurs », est délimitée par les quatre coins de la carte affichée sur le bateau des joueurs et des joueuses. Si ces derniers décident malgré tout de franchir ces frontières, une mer rouge sang et un ciel noir viendront ternir leur écran (fig. 5), avant que leur bateau ne finisse inéluctablement par couler. D’un point de vue technique, cela participe au maintien de l’intégrité du jeu, alors que d’un point de vue narratif, ce résultat trouve son explication dans le fait que la « Mer des voleurs » est entourée par un brouillard mystérieux et corrosif qui l’isole du reste du monde et qui ne peut être contourné que par quelques rares individus.

L’inachevé dans le gamedesign peut aussi transparaitre au cours de la création de l’avatar, c’est-à-dire l’acte de naissance de l’être digital qui nous représentera et nous permettra d’explorer les environnements virtuels. Il existe des jeux où le héros / l’héroïne a déjà une existence propre, à l’image des grandes figures de licences vidéoludiques : Lara Croft dans Tomb Raider, Spartan John-117 dans Halo, ou Link dans The Legend of Zelda. Mais il existe aussi de nombreux autres jeux, comme Guild Wars 2 (2012) ou Dragon Age : Inquisition (2014), où ce personnage principal n’a pas encore de corps ni de rôle dans le monde qu’il s’apprête à explorer. Dans la limite des options offertes par le jeu, la personnalisation de l’avatar devient alors un moyen de mieux s’identifier au personnage, ou au « soi » virtuel, avec parfois une scénarisation ou une mise en scène sur ses origines et sur son arrivée dans le monde fictionnel. Pour autant, il peut toujours exister une dissonance entre l’univers en question, le personnage, et les joueur·euse·s eux/elles-mêmes, par exemple au niveau des valeurs, de l’apparence, de la profession, ou même des connaissances de base. Pour contrebalancer ces points qui nuisent à l’immersion (et par conséquent à l’attrait du jeu), les développeur·euse·s ont mis en place deux mécaniques narratives récurrentes qui reposent sur le sentiment d’inachevé : celle du protagoniste silencieux et celle du protagoniste amnésique15. Le premier permet une projection mentale des individus dans le monde virtuel et son histoire, alors que le deuxième justifie le rappel constant à la fiction du jeu :

Typiquement, un personnage résume à notre héros toutes les prémisses de l’univers merveilleux ; héros qui, dans une autre circonstance, connaîtrait bien évidemment déjà ces prémisses. Dans un second temps, et de manière significative pour l’expérience vidéoludique, l’amnésie sert également de prétexte à une période de « formation » diégétique, qui s’adresse à la fois au joueur et à son avatar désorienté16.

L’amnésie est d’ailleurs une des manifestations les plus fortes de l’incomplétude dans les mondes fictionnels virtuels et est très largement utilisée pour justifier la position de vulnérabilité et d’ignorance dans laquelle le personnage principal se trouve. Elle est généralement accompagnée par des mécaniques de « flashback » ou des prophéties autoréalisatrices qui placent les joueur·euse·s dans un flou narratif constant, tout en donnant des indices sur les conséquences de certaines actions ou même sur la fin de l’histoire. Des jeux comme Fire Emblem Awakening (2012) (fig. 6) ou The Legend of Zelda : Breath of the Wild (2017) (fig. 7)font usage de cette mécanique pour nous plonger directement au cœur de l’action et nous encourager à découvrir la série d’événements qui nous a mené à l’état actuel. Ainsi, à la manière d’un Carl Hauser17 ou d’une Alita18, le personnage principal (re)découvre des éléments de son passé en même temps que le public. Une fois ce personnage officiellement inséré dans l’environnement virtuel, il incombera aux joueur·euse·s de faire des choix, dont certains auront un impact plus ou moins important sur la suite des événements. Para-­doxalement, c’est aussi pour cette raison que le jeu et sa fiction restent incomplets, car prendre une décision revient à mettre de côté les autres possibilités offertes par le monde virtuel et à sélectionner une série d’embranchements menant chacun à une finalité distincte. Il faut donc accepter de ne pas tout savoir sur le monde fictionnel, du moins dans la version officielle élaborée par les développeur·euse·s. À cet égard, on mentionnera des cinématiques incomplètes, des conclusions bâclées, ou des objets dont l’utilisation reste un mystère jusqu’à la fin du jeu. Cependant, la curiosité ou la frustration qui découlent de ces situations imparfaites peuvent aussi servir de moteur pour les joueurs et les joueuses, en accentuant le sentiment d’inachevé, et en les encourageant à dépasser les obstacles imposés par le jeu : résoudre des énigmes, réussir des missions, maîtriser certaines mécaniques de jeu et acquérir une meilleure compréhension de l’univers virtuel dans son ensemble. C’est ici que les tutoriels jouent un rôle essentiel pour guider les joueur·euse·s sur la manière de venir à bout du jeu et de ses nombreux défis. Un exemple récent est celui du jeu The Legend of Zelda : Echoes of Wisdom (2024) qui, tout en guidant les joueur·euse·s à travers une trame scénaristique préétablie, met à disposition un grand panel d’objets afin de résoudre toutes sortes de situations de manière plus ou moins personnalisée (accéder à une zone, vaincre un ennemi, créer un effet spécial, etc.). Chacun·e peut alors se montrer créatif·ve et tenter de trouver des solutions originales et efficaces. À noter que l’échec, ou le « die and retry »19, qui peut survenir malgré les conseils du jeu, constitue une autre mécanique rattachée à l’inachevé et force les joueur·euse·s à réévaluer leur marche à suivre pour relever les ­défis virtuels.

L’ART DE COMPLÉTER LES MONDES VIDÉOLUDIQUES

L’inachevé, bien qu’il soit une composante intégrante (et parfois involontaire) du jeu vidéo, ouvre de nouvelles perspectives, non seulement pour les joueurs et les joueuses, mais aussi pour les concepteur·rice·s, en donnant l’opportunité de créer de nouveaux outils ou de lancer des opus supplémentaires pour combler les aspects incomplets du jeu. De nos jours, il s’agit principalement de DLCs, ces contenus additionnels qui ajoutent de nouvelles histoires, de nouvelles zones, de nouvelles mécaniques, et de nouveaux items permettant une exploration approfondie du monde fictionnel. Il peut également s’agir de l’ajout d’« achievements »20 qui incitent les joueur·euse·s à relever un maximum de défis afin de renforcer leur prestige et d’obtenir une certaine reconnaissance au sein de la communauté. Cette pratique reflète un glissement en termes de modèle économique dans l’industrie vidéoludique, qui est passé en quelques années de l’achat unique de jeux « complets », à des jeux qui doivent constamment être complétés par de nouvelles extensions ou par des microtransactions. Cela s’explique par le fait que le modèle le plus répandu, en particulier dans certains genres comme les MMORPGs, est celui de « jeu-service » qui incite les joueur·euse·s à considérer les mondes virtuels comme des défis perpétuels, sans véritable fin à l’horizon. On retrouve ici une philosophie plus consumériste où, finalement, l’inachevé sert avant tout à pousser à la consommation de toujours plus de contenu. Celle-ci va de pair avec le merchandising dont se servent abondamment les éditeurs de jeux pour engranger plus de revenus. Par exemple, il est fréquent de trouver des romans ou des bandes dessinées qui explorent des moments ou des aspects du récit n’ayant pas pu être intégrés directement dans l’univers fictionnel virtuel. Ces œuvres offrent donc un aperçu de ce qui est laissé inachevé dans le récit principal. Dans le même esprit, les artbooks permettent au public de plonger dans le processus créatif des développeur·euse·s, dévoilant ainsi des choix artistiques et narratifs généralement inaccessibles à ceux et celles qui ne font pas partie des studios de développement. Par ces différents biais, il est possible de donner un nouveau souffle à des éléments marginaux et généralement « invisibles », tout en enrichissant davantage l’univers fictionnel.

En revenant également aux aspects plus narratifs de l’incomplétude, j’avais précédemment pris l’exemple du temple ancien qui laisse transparaître le passé du monde virtuel et sa structure. Dans ce même esprit, certains jeux comme World of Warcraft (2004), The Elder Scrolls V : Skyrim (2011), ou même Baldur’s Gate 3 (2023), ont mis en place des systèmes originaux pour partager des anecdotes et des connaissances plus approfondies de l’univers fictionnel pendant les sessions de jeu. Une de mes préférées est la dispersion de livres et de recueils en tout genre (fig. 8), aussi bien à des endroits stratégiques que dans une grotte perdue au milieu d’une forêt. Ces objets ne sont pas indispensables au jeu, mais ils apportent une profondeur narrative et de la cohérence au monde en question. Ils peuvent prendre la forme de légendes anciennes, de lettres échangées entre habitants de villages éloignés, ou encore de notes rédigées par un alchimiste ou un forgeron. En somme, il s’agit-là de moyens astucieux pour accompagner le système de quêtes et pour compléter le puzzle virtuel, sans casser l’immersion, tout en récompensant les joueurs et les joueuses pour leur curiosité. Mais que faire lorsque même ces indices semés par les développeur·euse·s ne suffisent pas à satisfaire les désirs du public, ni à fournir une expérience de jeu complète ou bien des explications valables sur des phénomènes du monde fictionnel virtuel ?

C’est ici qu’entre en scène l’éventail de contenus parallèles créés par les fans et les joueur·euse·s des différentes franchises vidéoludiques. Leur but, en dehors de générer du revenu et de l’activité autour du jeu, est également de combler les vides narratifs ou de « corriger » les défauts qui nuisent à l’expérience de jeu. Ces créations permettent de s’approprier une plus large part de la fiction et de repousser les frontières imposées par les contraintes techniques et narratives. À travers leur imagination et leurs productions, les créateur·rice·s de contenu vont alors prolonger l’expérience originale sous la forme d’une « trinité narrative » qui réunit les pratiques du fanart, de la fanfiction et de la fan theory. On retrouve ces pratiques dans le jeu vidéo mais aussi dans les séries TV, les films ou même les œuvres littéraires. Le fanart regroupe les créations artistiques réalisées autour d’un univers fictionnel, avec pour thèmes principaux les personnages et les événements marquants du jeu, mais aussi des épisodes et des personnages inventés par les joueurs et les joueuses eux/elles-mêmes. La fanfiction joue un rôle similaire, mais sous forme de récits et de scénarios, en réinventant ou en mélangeant des éléments officiels avec des créations personnelles. Les fan theories, quant à elles, rassemblent les spéculations, analyses et interprétations développées par les joueur·euse·s lorsque le contenu officiel est jugé insuffisant. La réinterprétation est au cœur de ces processus et donne aux individus la liberté d’enrichir l’histoire, de réimaginer des séries d’événements, et de transformer les personnages selon leur vision, tout en exploitant pleinement le potentiel de l’inachevé. Dans le même ordre d’idée, nous pouvons également mentionner les « mods », des codes ou des éléments graphiques qui viennent se greffer sur le jeu d’origine pour en modifier les mécaniques, l’esthétique et/ou le scénario. Il s’agit d’extensions créées de manière non-officielle et qui réunissent de nombreux·se·s passionné·e·s autour des licences vidéoludiques. Pour reprendre un des exemples de jeux inachevés mentionnés plus tôt dans cet article : Sonic the Hedgehog (2006) possède dorénavant un remake presque complet, appelé Sonic P-06 (fig. 9). Ce remake a été développé par un programmeur indépendant, qui s’est efforcé d’améliorer les aspects les plus critiqués à la sortie de la version originale du jeu et même de restaurer une partie du contenu abandonné lors de sa conception.

Enfin, une dernière méthode très largement utilisée pour pallier le sentiment d’achevé dans les mondes virtuels, et en particulier dans les MMORPGs, est le jeu de rôle. Il s’agit ici de jouer son personnage, de la même manière que le ferait un·e acteur·rice sur scène, en s’immergeant dans ses émotions et en anticipant ses réactions par rapport aux actes d’autres rôlistes. À l’origine, cette mécanique ne faisait pas partie des différents modes de jeu prévus dans les mondes virtuels, les développeur·euse·s préférant encadrer les différentes activités numériques en les adaptant aux limites des moteurs graphiques, des serveurs, etc. Pourtant, le jeu de rôle est devenu une manière très efficace et interactive de combler les lacunes du monde fictionnel, tout en rajoutant une touche personnelle à un avatar et à un scénario qui sont normalement limités par les concepteur·rice·s. Pour donner un autre exemple récurrent, il est rare de pouvoir incarner un méchant dans le jeu, le personnage que l’on contrôle étant généralement placé du bon côté de l’histoire. Ainsi, le jeu de rôle permet de contrebalancer cette « tradition » et ce vide narratif en donnant la liberté aux individus d’attribuer la personnalité et l’histoire qu’ils désirent à leur personnage. Il offre également l’occasion de construire une histoire collective avec d’autres personnes, y compris si le scénario ne correspond plus complètement à l’univers d’origine, en raison d’une plus grande part donnée à la spontanéité et à l’improvisation. L’incomplétude est donc une grande alliée des rôlistes et permet le contournement des règles plus strictes du jeu et de son code, sans pour autant prendre le risque de causer un crash ou une déconnexion. Il devient aussi possible de décrire plus précisément les sentiments et les actions des personnages, de les faire réagir de manière plus « humaine » face à des événements ou à des interactions. Ces aspects sont normalement absents dans le jeu vidéo (à moins peut-être de scanner l’entièreté d’un visage en live), tant la palette des émotions et des expressions humaines est variée et complexe, et donc difficile à retranscrire dans le digital. Par le jeu de rôle, on compense donc la « rigidité » du modèle 3D, le simple échange de données, et la difficulté à exprimer des émotions plus subtiles, qu’elles soient négatives ou positives. À cela s’ajoute toute la dimension sociale de cette pratique qui permet d’« humaniser » le monde virtuel en accentuant l’immersion et en renforçant les émotions et l’attachement pour son personnage, pour les autres joueur·euse·s, et pour le monde fictionnel en général.

QUE RETENIR DE L’INACHÈVEMENT DANS LES JEUX VIDÉO ?

En conclusion, l’incomplétude dans le jeu vidéo, qu’elle soit intentionnelle ou issue de contraintes techniques, joue un rôle fondamental dans la conception même de ce média. En tant qu’élément contribuant à la richesse narrative et à la (re)jouabilité, l’inachevé peut donc être perçu comme une force, en enrichissant l’expérience des joueurs et des joueuses, et en favorisant l’exploration et l’interprétation personnelle. Il constitue également un moyen pour les développeur·euse·s de dialoguer avec le public et de maintenir l’intérêt pour leur contenu vidéoludique. Cependant, cette même incomplétude alimente également les critiques externes qui, déconnectées du contexte et de l’expérience de jeu, voient dans ces imperfections des signes de faiblesse et un manque de développement. Cette perception participe à la marginalisation du jeu vidéo en tant que forme d’art et de narration, en le réduisant souvent à un produit de consommation simple et répétitif, qui peine à s’affranchir des défauts et des stéréotypes qui l’entourent. Ainsi, on comprend que l’inachèvement perçu dans les jeux vidéo est non seulement un élément structurel essentiel, comme pour d’autres types de contenus culturels et créatifs, mais aussi une source de tensions qui oppose les valeurs internes du jeu (la rejouabilité, l’immersion et la dynamique créative) aux normes culturelles plus larges qui valorisent la complétude et la complexité narrative explicite. En fin de compte, cette ambiguïté inhérente au jeu vidéo pourrait être interprétée comme un reflet des tensions sociales et culturelles actuelles, où l’expérimentation narrative se heurte aux attentes traditionnelles en matière de service ou de produit achevé, ainsi qu’à l’éternelle quête de perfection.

1  Aventure, puzzle, FPS (first-person shooter), jeu de rôle, stratégie, etc.

2  Le processus par lequel le jeu est conçu, avec la mise en place de son esthétique, de ses règles, de son interface et de ses commandes.

3  Anglicisme désignant un ensemble d’éléments qui structurent et constituent l’univers fictionnel, comme son histoire, ses principes ou ses figures clefs.

4  Des périodes de travail extrêmement éprouvantes pour les employé·e·s, où ces dernier·ère·s se voient imposer des heures de travail supplémentaires et énormément de pression, généralement pour tenir les délais trop contraignants de l’industrie vidéoludique.

5  Contenu téléchargeable qui vient apporter des éléments additionnels au jeu de base (extensions), comme de nouveaux lieux, de nouveaux ­personnages, ou de nouveaux éléments cosmétiques.

6  Personnages non jouables qui animent et occupent le jeu de manière automatisée.

7  Alien, Ridley Scott, États-Unis et Royaume-Uni, 1979.

8  Traduit de Nele Van de Mosselaer et Stefano Gualeni, « The Fictional Incompleteness of Digital Gameworlds », Transactions of the Digital Games Research Association, vol. 6, nº 1, 2022, p. 75.

9  Lisbeth Klastrup et Susana Tosca, « Transmedial Worlds – Rethinking Cyberworld Design », International Conference on Cyberworlds, 2004, pp. 409–416.

10  Martin Ringot, « De quoi parle-t-on lorsqu’on parle de narration vidéoludique ? Mondialité et narrataire-enquêteur », Cahiers de Narratologie. Analyse et théorie narratives, nº 37, 2020.

11  Massively multiplayer online role-playing games (en français : jeux de rôle en ligne massivement multijoueur).

12  Anglicisme qui désigne le fait de terminer un jeu le plus rapidement possible, avec la possibilité d’exploiter des bugs ou de détourner des mécaniques du gameplay.

13  Géraldine Wuyckens, « La triple narrativité du MMORPG à travers la pratique du ­roleplay », Sciences du jeu[en ligne], nº 9, 2018.

14  Mathilde Brion, « Au-delà de l’espace jouable : Enjeux techniques et perceptifs du level-design », Médiation et Information, dossier « Les Territoires du virtuel : Mondes de synthèse (MMORPG), univers virtuels (Second Life), serious games, sites de rencontre… » (dir. Anolga Rodionoff et al.), nº 7, 2013, pp. 41–50.

15  Carl Therrien, « La présence vidéoludique : de l’illusion à la projection dans l’écosystème affectif de la fiction », dans Renée Bourassa et Louise Poissant (dir.), Avatars, personnages et acteurs virtuels, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2013, pp. 225–247.

16  Ibid., p. 231.

17  Total Recall, Len Wiseman, États-Unis, 2012.

18  Alita : Battle Angel, Robert Rodriguez, Etats-Unis, 2019.

19  Parfois aussi nommé le « trial and error », cette mécanique consiste à apprendre de ses erreurs et à retenter des épreuves jusqu’à obtenir un succès.

20  Des succès ou des trophées attribués aux joueur·euse·s lorsqu’un défi ou un objectif particulier a été accompli.