Carine Bernasconi

Riverboom de Claude Baechtold

Un cas à part

À l’arrière d’une voiture, deux types mal rasés, affublés d’un kufi sur la tête et d’un plaid afghan sur les épaules, se querellent à propos d’une histoire alambiquée de remboursements, dans ce qui devrait être, aussi incongru que cela puisse sembler, « une séance comptabilité ». En voix over, celui qui se présentera bientôt comme le réalisateur du film, commente avec un léger accent vaudois qui accroît le comique de la scène : « Nous sommes en 2002, au milieu de l’Afghanistan, en pleine zone talibane peu après l’intervention américaine. La tête brûlée avec les grandes dents, c’est Paolo. Le moraliste qui a mauvaise conscience, c’est Serge. Quant au froussard sous sa couverture afghane, c’est moi. Je m’appelle Claude et à cet instant la seule chose qui me préoccupe, c’est de sortir vivant de cette bagnole. »

Cette présentation expéditive des trois protagonistes principaux est suivie d’un montage très rapide où s’entrechoquent, pêle-mêle, des images du 11 septembre, de Ben Laden, de George W. Bush et, bien sûr, des interventions de l’armée américaine en Afghanistan venue apporter la pax americana1, sur une musique déjantée. Le ton est donné par le prologue : le film sera drôle, surprenant, un peu tragique et très masculin. Tout à la fois western, carnet de voyage, road movie, documentaire à la première personne (avec sa mise en abyme), buddy movie ou comédie, Riverboom (Suisse, 2024) ne peut être classé sous un seul de ces genres cinématographiques, mais navigue de manière irrévérencieuse de l’un à l’autre, prenant les spectatrices et les spectateurs par la main pour les emmener à bon port, c’est-à-dire jusqu’à la rédemption de l’anti-héros, en l’occurrence le réalisateur.

La singularité émanant de cette hybridité a permis au film d’atteindre un public nombreux et varié. En effet, ce premier long métrage de cinéma de Claude Baechtold, produit par la société genevoise Intermezzo, a connu un parcours assez exceptionnel en festivals, notamment en France où le marché du documentaire est saturé, ce qui rend encore plus significative la visibilité accordée à une œuvre helvétique. Plusieurs fois primé, le film a été présenté dans des lieux de renom comme le Festival Premiers Plans d’Angers où il remporte le prix du public ; le Festival international de programmes audiovisuels documentaires de Biarritz (FIPADOC), Prix Mitrani du meilleur premier film ; et, plus loin, le BAFICI à Buenos Aires ou le Istanbul Film Festival, entre autres sélections2.

Riverboom a suscité beaucoup de discours dans la presse, critique et généraliste, grâce en partie à l’entregent et à la verve de son réalisateur (certainement le meilleur ambassadeur du film), qui l’a accompagné durant des mois, menant des rencontres après les séances, répondant aux questions des journalistes comme du public, se prêtant inlassablement à l’exercice de l’interview et du Q&A. Outre cette reconnaissance des professionnels et du public dans les festivals, le film a également remporté un certain succès en salles. Sorti en France le 24 septembre 2024 – distribution qui marque déjà une forme de consécration – il atteint à ce jour les 39’795 entrées dans les salles françaises3.

Après une série d’avant-premières et de projections dans les rendez-vous cinématographiques les plus importants de Suisse – dont les festivals de Locarno, Zurich et Soleure –, Riverboom est nommé aux Prix du cinéma suisse dans les catégories « meilleur documentaire » et « meilleur montage »4. À ce jour, il est parvenu à comptabiliser plus de 13’000 spectateurs toutes régions linguistiques confondues5, ce qui constitue un score plus qu’honorable pour un documentaire romand. En effet, très peu de documentaires produits en Suisse romande parviennent à passer la barre des 10’000 entrées en salles en Suisse ; parmi eux La Forteresse en 2008 de Fernand Melgar, Cleveland contre Wall Street de Jean-Stéphane Bron en 2010, Hiver Nomade en 2012 de Manuel von Stürler ou Les Dames de Stéphanie Chuat et Véronique Reymond en 2018, des documentaires thématiques, proches d’enjeux sociétaux et qui, à part Les Dames à certains moments, n’appartiennent pas au genre de la comédie.

De fait, dans le paysage cinématographique helvétique contemporain, Riverboom constitue un cas à part – et c’est peut-être la clef de son succès – en raison de cette irrévérence évoquée plus haut qui consiste à aborder de manière totalement décalée un sujet sensible, cherchant à créer par le montage et la voix over des séquences cocasses. En effet, la situation politique, économique et sociale de l’Afghanistan de 2002 relève plus du tragique que du comique. En 2002, moment où se déroule l’intrigue, les États-Unis, à la suite des attentats du 11 septembre 2001 et soutenus par d’autres pays occidentaux, mènent une guerre sur le territoire afghan contre les talibans et autres forces armées.

Et pourtant, ce film ne rend pas compte de la situation géopolitique, mais du regard que portent trois Européens – Serge Michel, journaliste, Paolo Woods, photographe de guerre, et Claude Baechtold, alors typographe – sur ce pays durant un voyage censé être « professionnel », mais présenté comme ayant été organisé à la va-vite. Un joyeux chaos qui accentue le caractère périlleux de l’aventure dont l’issue demeure incertaine. Le commentaire du prologue présente l’intrigue en ces termes : il s’agit de l’histoire de « trois protestants qui montent dans une voiture pour voir où tombent les parachutes », présentation qui place le film entre le récit d’aventure pour enfants et la comédie.

Cette affirmation programmatique qui va orienter la lecture du film permet au réalisateur – grâce à un important travail de montage et d’écriture à partir de rushs et de photographies du voyage – de raconter, l’air de rien et en évitant toute maladresse, comment trois garçons occidentaux partent à l’aventure dans un pays en guerre sans que le résultat soit malaisant ni déplacé.

Pour ce faire, le film convoque autant l’appareil narratif d’un certain cinéma documentaire dit de création – voix over à la première personne, mise à jour du dispositif de tournage, discours sur le film contenu dans le film même – que des références fortes au cinéma de fiction, principalement l’humour et le recours à des artifices liés à la comédie, qui permettent de mettre à distance le sujet et de médiatiser le regard très subjectif et personnel que le réalisateur porte sur cette réalité. C’est l’analyse de ces différents aspects que nous proposons dans les lignes qui suivent. 

Le documentariste faussaire et froussard

Dès les premières minutes, Claude Baechtold annonce qu’en 2002 il n’était ni réalisateur ni photographe, mais juste diplômé en typographie de l’École cantonale d’art de Lausanne (ECAL) où « on accepte vraiment n’importe qui » précise-t-il comme en aparté pour d’entrée de jeu saper toute compétence qu’on pourrait lui attribuer tout en attirant la sympathie du public. Mais Serge, l’instigateur du voyage, le convainc de lui servir de chauffeur jusqu’en Afghanistan et l’accrédite en premier lieu comme reporter, une activité qui sera vite inhibée par la présence de Paolo Woods qui est, lui, le vrai photographe de guerre. D’emblée, le réalisateur se place en porte-à-faux avec le projet dans une entreprise minutieuse d’auto-sabotage et de décrédibilisation de son approche comme de sa présence sur le terrain. Sans cesse, il qualifie sa participation à cette aventure d’énorme malentendu : il aurait dû quitter ses compères à plusieurs reprises mais une série de quiproquo et son manque de confiance en l’aéronautique locale le conduiront à poursuivre le voyage. Pourtant, paradoxalement, alors qu’il invoque dans le commentaire en off son manque de savoir-faire et son amateurisme avéré, ses propres photos prises durant le voyage défilent sur l’écran : des photos de bonne qualité qui rendent parfaitement compte du trajet comme de l’ambiance dans une séquence au montage soigné. Ce décalage entre l’à-peu-près revendiqué dans le commentaire et ce qui est montré à l’image, se retrouvera de manière récurrente, devenant même la signature du film. De même, les choix musicaux, comme la musique des Rondo Veneziano sur la présentation du pays, ajoute cette note discordante qui se retrouvera tout au long du film.

Puis, toujours sur le même mode décalé et ludique, Baechtold raconte comment une fois sur place il devient un faux reporter de la TSR grâce à une carte de presse imprimée chez l’épicier en face de l’hôtel ; son matériel de reportage consiste en une mini-caméra DV achetée à Kaboul que le film affiche avec la mention ironique « Top Qualité » incrustée au montage, ajout qui confère un caractère spontané aux images à venir. La légèreté avec laquelle le réalisateur prépare son équipement technique contraste avec le professionnalisme des photographies de guerre prises par Paolo Woods que le film exhibe à dessein – plans larges ou portraits en noir et blanc à l’esthétique travaillée empreints d’une certaine gravité – et qui tranchent avec la plastique saturée et bariolée des photos anecdotiques de Claude6 (maquette d’avions, panneaux publicitaires ou devantures de magasins). Finalement, selon les propos du réalisateur, si ce film existe, c’est uniquement grâce à un enchaînement rocambolesque de malentendus et de hasards, tout de même savamment mis en récit a posteriori pour les besoins du film. De plus, le rapport texte/image est très travaillé : le commentaire se déploie de manière totalement fluide parallèlement à un montage précis et éloquent.

Après les séquences d’ouverture composées uniquement de photographies du trajet en voiture depuis la Suisse et des premiers jours à Kaboul, le véritable film peut commencer avec des plans animés pris cette fois, c’est du moins ce qui est rapporté au public, avec la mini DV fraîchement acquise. À nouveau, l’inexpérience du réalisateur est manifeste puisque les tous premiers plans sur des démineurs sont muets : Claude n’avait pas compris qu’il fallait également actionner le bouton du son en plus de celui de l’image, ce qu’il explique, non sans humour, en voix over. Le ridicule de la situation atténue grandement la charge dramatique et mortifère des images ; le pays est alors le plus grand champ de mines du monde.

L’affirmation drolatique de son manque de professionnalisme doublée d’une crainte assumée (à plusieurs endroits du film il admettra avoir peur et cherchera à quitter le périple) lui permettent d’opérer un pas de côté par rapport à cette aventure à laquelle il participe sans assumer sa présence. Comme si le but de ses deux compères, à savoir documenter la situation du pays, n’était pas le sien. Cet artifice lui permet ainsi d’affirmer et de revendiquer le caractère subjectif, personnel, décalé de son point de vue sur l’Afghanistan et lui offre cette totale liberté de ton : le récit n’engage dès lors plus que lui. 

Un cliché du pays

Ce voyage, improvisé pour le réalisateur mais planifié pour Serge et Paolo, devrait suivre l’itinéraire emprunté par Ella Maillart en 19397, une autre exploratrice et photographe suisse.

De fait, dans Riverboom, la photographie est omniprésente 8. Outre la figure tutélaire d’Ella Maillart, la photo se retrouve comme l’une des matières premières puisque le film est composé autant de séquences prises à la caméra mini-DV que de photographies de Claude montées à la suite. Celles de Paolo, moins nombreuses, sont montrées de manière isolée sur des plans qui durent plus longtemps, ce qui confère un caractère unique et précieux à ses clichés. La prise de photo est également l’un des vecteurs narratifs du film puisque Serge et Paolo sont mandatés par Le Figaro pour réaliser un reportage texte et image : Paolo a la plupart du temps son appareil à la main tandis que le réalisateur est parfois filmé en train de prendre des clichés, mais pour un travail personnel. Un écart est ainsi signifié entre ce que Paolo exécute de manière professionnelle, le choix de ses sujets, son matériel (l’énorme flash qui attire la convoitise de Claude), sa préparation avant de prendre un cliché, et ce que photographie Claude, des carottes géantes ou des tas de munitions. Afin de ne pas blesser l’égo de son compère, ce dernier affirme photographier « tout ce que Paolo ne photographie pas », c’est-à-dire énormément de choses. Cette dynamique fonctionne comme l’un des ressorts comiques de l’intrigue mais aussi comme une indication sur l’image du pays construite par des étrangers. Le réalisateur souligne ici l’orientation du regard de Paolo : le caractère sérieux et dramatique de la guerre à travers l’usage du noir et blanc « car les drames ne se racontent jamais en couleurs », note-t-il de manière ironique. Tandis que sa pratique à lui consiste à s’attacher aux éléments dont la plastique inédite et les couleurs flashy l’enchantent, et à cadrer des scènes qui font ressembler ce pays à un grand terrain d’aventure pour l’enfant qu’il est encore où des personnes déguisées en chefs de guerre jouent aux méchants.

Finalement, la monstration des dispositifs de prise de vues permet, d’une part, de médiatiser un regard sur un sujet, d’autre part, d’atténuer toute attitude voyeuriste. Il est en effet plus aisé de filmer le travail d’un reporter et d’un photographe de guerre dont le métier est de documenter certaines réalités, à l’instar de cet autre documentaire suisse War Photographer (2001) dans lequel Christian Frei suit sur le terrain James Nachtwey, car le photographe filmé agit alors de sorte à éviter l’indécence et le sensationnalisme. De plus, le commentaire du processus de prise de vue, très fréquent dans Riverboom, renforce cette mise à distance salutaire car il permet de poser un contexte comme un nom et une histoire sur les personnes représentées (des hommes en l’occurrence).9

Amélie en Afghanistan

Pour contenir cette matière hybride, le réalisateur procède à une mise en récit plutôt serrée, chapitrée par le calendrier du voyage. Le rythme est soutenu, les temps morts sont rares, et l’apposition d’un commentaire très écrit, quasi omniprésent et ponctué d’une myriade de sons dont certains semblent issus de cartoons, donne au film un air de comptine ou de dessin animé, l’éloignant du documentaire thématique ou du reportage en zone de conflit.

Au cœur de cette bande sonore domine la voix du réalisateur qui commente l’aventure avec une certaine tendresse pour le jeune homme qu’il était vingt ans auparavant et qui a dû grandir soudainement. Il doit en effet se dépasser à travers une série d’épreuves, qui va du passage d’un tunnel à la dangerosité affolante à l’acceptation de la mort de ses parents lorsqu’il était enfant évoquée dès le début et dont ce voyage marquera une étape. Il ne sera de fait plus jamais le même homme. Et comme dans tout bon récit initiatique, ce ne sont pas les talibans ni Al-Qaïda qu’il doit combattre, mais ses propres démons.

De plus, dans une volonté de rendre accessible le film au plus grand nombre, d’autres références à la fiction jalonnent le documentaire : les intonations et le phrasé de la voix over ne sont pas sans rappeler celle du narrateur désormais mythique du Fabuleux destin d’Amélie Poulain (Jean-Pierre Jeunet, France, 2001), interprété par André Dussollier, ou encore celle d’Edouard Baer dans les Herbes Folles d’Alain Resnais (France, 2008), bien que dans ces deux exemples le narrateur ne prenne pas part au récit qu’il commente contrairement à Riverboom. La présentation des personnages se fait sur un mode ludique qui rappelle également celui de l’entourage d’Amélie : portrait de la personne à travers des photos uniquement, dont certaines avec une patine vintage, et ponctuée d’anecdotes rigolotes ou morbides sur leur enfance.

En plus de la figure du réalisateur anti-héros notoire construite dès les prémisses, l’intrigue repose sur le motif du duo comique (du trio en l’occurrence) de personnalités diverses mais déterminées et attachantes, l’un des ressorts de la comédie et de fait très rarement convoqué dans le documentaire. Serge, le leader, impassible face au danger, la tête froide dans toutes les situations, repoussant sans cesse les limites de leur voyage ; Paolo, souriant et joyeux, parcourant le monde avec assurance, convaincu de sa mission et de son talent de photographe et faisant fi des mises en garde de Claude, petit Helvète froussard, toujours prêt à lâcher l’affaire, et hyper conscient du danger.

C’est finalement grâce à l’énergie et à la détermination extraordinaires de ces deux figures charismatiques, têtes brûlées chacun à sa manière – Serge Michel avec sa rigueur et son audace journalistique sans pareilles (au risque même de leur vie) et Paolo Woods qui foule souriant des terrains minés avec foi en sa bonne étoile – que Claude pourra renaître et retrouver la joie de vivre dans un éclat de rire final bouleversant. Morale de l’histoire : en 2002 les Afghans ont sauvé la vie d’un petit Suisse. Et non l’inverse.

1  Expression utilisée dans le film de manière ironique par le narrateur afin de qualifier l’entreprise américaine en Afghanistan au moment du film, en 2002, dont le but serait d’amener la paix et l’ordre dans le pays et de combattre le terrorisme.

2  Pour d’autres informations sur le film (sélection en festivals, revue de presse, etc.) : riverboom.ch

3  Source : cbo-boxoffice.com consulté le 22 avril 2025.

4  Le monteur Kevin Schlosser a reçu le Prix du meilleur montage pour Riverboom lors de la cérémonie qui a eu lieu le 21 mars 2025.

5  13’369 entrées en salles dont 11’603 en Suisse romande. Source : procinema.ch consulté le 22 avril 2025.

6  Nous prenons la liberté, à certains endroits, de nommer les protagonistes uniquement par leur prénom puisque c’est ainsi que le film les présente et les construit comme personnages.

7  Voyage qui avait donné lieu à la publication de La Voie cruelle en 1952 (Genève/Paris, Jeheber).

8  » Riverboom » est aussi le nom d’une société créée par les trois protagonistes entre autres (et ce bien avant la production du film) dont l’édition de livres de photos est l’une des activités. Elle a notamment publié les ouvrages de photos de Claude Baechtold sur la Chine, l’Afghanistan ou Le Louvre. Voir : riverboom.com

9  Les femmes afghanes sont les grandes absentes du film bien que le récit, par l’intermédiaire du narrateur, prenne en charge cette carence pour la nommer et l’assumer. Il serait en effet totalement déplacé et hors des pratiques culturelles locales que des hommes, étrangers qui plus est, s’entretiennent, filment ou photographient des femmes sur place. La distance manifestée par les voyageurs relève plus selon nous du respect des usages que d’une invisibilisation des femmes.