Alain Boillat

Introduction

Un riche panorama des productions helvétiques placé sous le signe de la polémique : regard sur la 41e édition des Journées de Soleure

Le théâtre d’un débat

Festival de cinéma entièrement consacré aux productions helvétiques, les Journées de Soleure qui se déroulèrent cette année du 16 au 22 janvier furent l’occasion de débats que n’ont pas manqué de relayer certains quotidiens suisses. Dans son discours d’ouverture, Ivo Kummer, directeur de cette importante rencontre cinématographique depuis seize ans, s’en est pris à la nouvelle politique de subventionnement esquissée par le chef de la Section cinéma de l’Office fédéral de la culture (OFC) entré en fonction le 1er octobre 2005, Nicolas Bideau, ancien ambassadeur et fils de l’acteur de La Salamandre et des Arpenteurs, ce dernier incarnant précisément le type de cinéma que les mesures prises par Berne tendront à évincer. Il ne faut cependant pas s’y tromper : ce que d’aucuns ont voulu faire passer pour une « querelle des anciens et des modernes »1 se résume en fait à la confrontation (nécessaire) de deux sphères qui ont souvent, du moins en Suisse, bien peu en commun : la politique et la culture. Nicolas Bideau s’est également exprimé à Soleure où il a tenu la première conférence annuelle de l’office qu’il dirige, allocution destinée à la présentation officielle des nouvelles directives – émanant en première instance du conseiller fédéral Pascal Couchepin – concernant le financement public des films. Deux camps se sont ainsi formés : pour le dire de façon sommaire – et c’est d’ailleurs là que nous en sommes restés puisque, préoccupé avant tout de médiatisation, le chef de la Section cinéma de l’OFC s’en est pour l’instant tenu à une série de slogans plutôt qu’il n’a engagé de véritable réflexion2–, nous avons d’un côté l’organe étatique qui prône un cinéma alliant succès populaire et « qualité », de l’autre les défenseurs du cinéma comme « art ».

Comme toute polémique, celle-ci a eu l’avantage de dégager certains objets de discussion, et de faire tomber quelques tabous : un film est aussi un bien de consommation, et il est vrai que la faible fréquentation par la population helvétique des salles qui programment des films -suisses – en dépit d’une légère hausse de la part de marché en Suisse due à d’importants succès comme le récent Mein Name ist Eugen (lauréat du Prix du cinéma suisse 2006, sacre de la politique Couchepin-Bideau), formatage pour la Suisse d’une formule exploitée en Allemagne3 -consistant à livrer un produit tout public d’une légèreté gaillarde et mâtiné de nostalgie – exige probablement de repenser les stratégies promotionnelles4, voire les films qui sont mis en route grâce à l’aide fédérale. En créant à Soleure un « Prix de la critique de cinéma » (initié par Monopole Pathé S.A.), c’est la même démarche que promulgue le festival sous couvert d’un encouragement à la réflexion sur le cinéma suisse. En effet, la somme allouée étant remise à parts égales au critique et au réalisateur du film sur lequel porte l’article, il va de soi que la « critique » en question (mais ici le mot devient inopportun) doit nécessairement faire l’éloge du film dont elle traite. En offrant cette distinction à un chroniqueur romand, il s’agit de signifier tacitement (mais lourdement) aux journalistes francophones ce que l’on attend d’eux, ceux-ci étant généralement peu enclins à valoriser les productions locales, et ce, il est vrai, parfois même en dépit de la qualité de certaines réalisations5.

Notons tout de même que ce n’est pas tous les jours que la question du cinéma fait débat en Suisse, un pays où les conséquences de l’absence de véritable industrie cinématographique se répercutent à tous les niveaux de la création, notamment en ce qui concerne l’impossibilité d’instaurer un vivier d’acteurs de talent. Que tout changement y soit accueilli avec méfiance n’est pas nouveau, et l’on peut se demander s’il convient de déprécier en bloc la nouvelle stratégie de l’OFC. En effet, certaines restructurations sont peut-être les bienvenues, notamment en ce qui concerne l’organisation des commissions d’évaluation des projets. Ainsi en est-il par exemple de la répartition des experts en fonction du type de réalisation – ce qui permet de distinguer les films pensés pour le petit écran et ceux destinés aux salles – et de l’ajout de « filtres » de sélection dans le traitement des demandes de subventions par des experts extérieurs au sérail, frein au népotisme qui est aussi le gage potentiel d’exigences plus élevées. Notons toutefois qu’un premier stade de la sélection des projets s’effectuera exclusivement sur la base de l’examen des scénarios, étape de l’élaboration d’un film à laquelle Nicolas Bideau ne cesse de rapporter la question de la « qualité »6. Au vu de la médiocrité d’une large part des réalisations suisses sur le plan narratif, cette priorité est compréhensible mais doit aussi être comprise comme le symptôme de la normativité extrême qui est sous-jacente à la définition de ce qu’est un « film de cinéma ». Car on sait bien que les meilleurs films naissent souvent bien plus chez ceux qui savent visualiser leur projet que là où on sait l’écrire ; en outre, il faut s’interroger sur le modèle scénaristique prôné, dont Bideau ne fait pas mystère dans un entretien du Temps où il affirme l’inadéquation d’une « déconstruction des normes » comme la menaient les cinéastes du Groupe des Cinq avec la situation contemporaine : « Mais la société s’est normalisée et certains ont continué à faire des films contre, avec une structure narrative si faible qu’elle traduit, pour moi, une envie de ne pas communiquer »7. Un tel mépris envers les artistes et le public n’augure rien de bon : pour prêter une intention de non-communication à ceux qui ne se plieraient pas au modèle du récit canonique (qu’il est exact de corréler avec une dimension idéologique, même si on peut s’inquiéter devant le postulat selon lequel la « normalisation » de la société implique de fait celle des productions cinématographiques)8, il faut placer bien bas le potentiel créatif des cinéastes helvétiques et les attentes de spectateurs qui, dans ce type de discours, demeurent de toute manière fort virtuels tant les conditions de la réception d’un film sont faites d’impondérables, quand bien même on se donnerait les moyens d’une standardisation maximisée à coup de screen-tests. En outre, une œuvre cinématographique ne se résume pas à l’histoire qu’elle raconte (car celle-ci, justement, on peut se contenter de la résumer) : rappelons le truisme voulant qu’un film possède une plasticité propre, qui se traduit par exemple via un travail sur le mouvement et les corps dans leurs rapports à la lumière, au cadrage et à l’espace, ainsi que le montrent, dans une certaine mesure, les -récentes productions helvétiques plutôt encourageantes comme Tout un hiver sans feu (Greg Zglinski, 2004), Fragile (Laurent Nègre, 2005) ou Lenz (Thomas Imbach, 2005).

Au-delà de l’opposition ancestrale entre le commerce et l’art qu’un médium technologique comme le cinéma demande foncièrement à reformuler, on peut s’interroger sur la fonction de subventions étatiques dans un pays où les sommes mises à disposition (environ 9 millions octroyés annuellement pour l’ensemble des films de fiction) sont de toute manière dérisoires en regard d’autres standards, non seulement hollywoodiens, mais aussi prévalant dans des pays pourtant moins « riches » que la Suisse tels que la Belgique ou le Danemark. Pourquoi la Confédération aurait-elle à se calquer sur l’attitude d’un producteur indépendant, alors que l’utilisation de l’argent public se doit justement, dans le domaine de la culture, d’opter pour d’autres critères ? Bien sûr, si l’on ne vise rien de plus qu’un nombre important d’entrées dans les salles suisses au moment de la sortie du film, le modèle qui se profile est celui du film mainstream à sujet helvétique, comme la reconstitution des derniers soubresauts de la compagnie Swissair dans Grounding (Michael Steiner et Tobias Fueter, 2005), que Nicolas Bideau cite fréquemment en exemple pour justifier sa politique de concentration des subventions. Mais est-ce uniquement cela que l’on est en droit d’attendre d’une aide fédérale ? Il me paraît avant tout important de donner l’opportunité à des réalisateurs de s’exprimer dans des œuvres destinées à résister à l’usure des modes (dans le cadre du film de fiction, qui seul est en cause ici, l’histoire du cinéma helvétique compte peu de jalons depuis le milieu des années 1980), et répondant à des exigences d’inventivité susceptibles d’être reconnues hors de nos frontières, notamment dans les festivals. C’est ainsi que la Suisse peut faire parler d’elle, comme l’ont fait Lars von Trier pour le Danemark ou les frères Dardenne pour la Belgique. Ainsi que le note Ivo Kummer, le contexte économique de la production helvétique est particulier : « Le cinéma, en Suisse, est une manufacture. L’idée d’une industrie est absurde : le marché est trop petit » (Le Temps, 16.01.2006, p. 29). Il faut tenir compte de cette spécificité en misant sur le capital symbolique de réalisations « artisanales »9 qui se distinguent de la production courante, comme le prouvent par exemple le travail de Thomas Imbach et, à un stade encore embryonnaire, les fictions de Lionel Baier. D’ailleurs, l’histoire du cinéma suisse prouve le bien-fondé de cette démarche : c’est uniquement en lorgnant du côté d’une certaine « modernité » que des cinéastes comme Tanner, Goretta ou Schmid se sont fait un nom sur le marché international. En optant de façon monolithique pour un modèle de type « néo-entreprenariat » tel que celui promulgué par Nicolas Bideau, on risque de perdre sur les deux tableaux, en dépit de l’« efficacité » présumée de la démarche : on écrase la spécificité productive de l’artisanat sous la normativité d’une logique industrielle, sans pour autant disposer des moyens financiers nécessaires à l’aboutissement de ladite logique. Par contre, en permettant à des films d’exister à travers des festivals (à l’instar de Die Vogelpredigt de Clemens Klopfenstein, 2005), on favorise la possible exportation des productions suisses, quitte à délaisser -quelque peu le grand public helvétique. Non pas (forcément) que « nul n’est prophète en son pays », mais le terreau de cinéphiles est nécessairement restreint dans un pays comme le nôtre, à la fois petit, divisé sur les plans linguistique et culturel, et bien peu préoccupé par l’éducation des jeunes générations au médium cinéma (le canton de Genève excepté).

Certes, il serait inadéquat d’exclure de facto une certaine proportion de « films de producteurs », utiles à la dynamisation et à la professionnalisation de l’ensemble de la branche. Le problème réside toutefois dans l’application systématique de critères valorisant ce type de films lors de la sélection de projets à soutenir. Observé à travers le filtre évaluatif qui sera bientôt de mise à l’OFC, le panel de cette édition des Journées de Soleure – dont les critères de sélection mériteraient peut-être aussi d’être examinés, notamment dans le domaine du documentaire où, en dépit d’une production abondante, certains films retenus sont totalement insignifiants – peut susciter certaines inquiétudes : si les subventions fédérales sont destinées à soutenir des niaiseries comme Jeune homme (Christoph Schaub, 2005) ou Leben auf Kredit (Sascha Weibel, 2005), nous ne sommes pas près de nous enorgueillir de la production cinématographique -nationale.

Toute cette polémique est une affaire à suivre : rien n’est coulé dans le bronze et, à partir de la politique annoncée, différentes options -peuvent être mises en œuvre en fonction du travail des experts. Au moins nous donne-t-on l’impression que quelque chose change.

A propos de la cuvée 2005

Qui n’a jamais fréquenté les Journées de Soleure ignore peut-être que ce festival, à l’image de la production cinématographique suisse, est loin de n’être consacré qu’au cinéma, les réalisations (prioritairement ou exclusivement) destinées à une diffusion télévisuelle occupant une place importante, même là où on ne s’y attend pas (voir ci-dessous notre commentaire de Havarie). Offrir à de tels films, le temps de deux projections, un cadre de réception différent du visionnement individuel et de la banalisation liés au petit écran n’est pas sans intérêt. On regrettera par contre que cette quasi-omniprésence des standards télévisuels, renforcée par la généralisation de la DV, tende à déplacer le débat (par exemple lors des discussions entre le public et les cinéastes) vers des questionnements qui ont strictement trait aux sujets abordés par ces films, au détriment de la façon dont ils les traitent. A plusieurs occasions, on a vu la projection servir de tribune à une discussion sur des questions sociales (Sans toit, ni droit de Frank Preiswert et Roland Tillmanns), -pédagogiques (Anti-Aggressivitäts-Training de Christa Ulli), voire musicologiques (Urs Peter Schneider : 36 Existenzen d’Urs Graf). Or les réflexions émises dans ce cadre, en dépit de leur intérêt propre, présupposaient souvent l’évacuation d’une prise en compte du statut esthétique des films et de la démarche dont ils procèdent. Ce déplacement n’est pas un hasard : les réalisations présentant pour une grande part une facture audiovisuelle dépourvue de tout élément saillant, elles habituent le public des Journées à orienter son attention vers autre chose… que le cinéma !

Parallèlement à ces reportages TV, le festival a toutefois offert cette année plusieurs occasions de se réjouir – je renvoie à cet égard aux films traités dans la première partie des commentaires développés ci--dessous –, notamment en présentant les courts métrages -d’élèves issus des -hautes écoles de Lucerne et de Zurich10, à l’exemple de Floh ! (Christine Wiederkehr) qui, en dépit d’une certaine immaturité, se distingue par sa vitalité et sa liberté de ton. C’est essentiellement le domaine du film d’animation qui a recelé d’agréables surprises. Outre le jubilatoire Not the End, dans lequel éclate à travers des mises en abyme en cascade la virtuosité narrative et graphique de Clemens Steiger, on peut citer également Saint-Valentin d’Antoine Guex (macrovision mécaniciste d’un sourire de femme et de son pouvoir de séduction), Naissance (Re) de Baptiste Cochard ou Wolkenbruch de Simon Eltz, films qui allient tous une singularité visuelle à un travail intéressant sur la bande son. Peut-être le secteur de l’animation, dont le fonctionnement est révélateur de la situation du cinéma suisse (dans la mesure où il est majoritairement le lieu d’un travail individuel et ne connaît aucun studio professionnel permanent), est-il l’une des voies de développement du cinéma national11. Notons cependant qu’à l’exception d’un projet exceptionnel comme Max & Co mis en chantier à Fribourg par les frères Guillaume, ces films sont généralement très courts, mais chacune de leurs minutes est le fruit de beaucoup de labeur. Ils peuvent donc, dans le meilleur des cas, constituer l’avant-programme d’un long métrage.

Les Journées de Soleure ne sont pas seulement un endroit où l’on projette des films, mais aussi un cadre où l’on en parle. Ainsi, une table ronde fut par exemple organisée autour du subventionnement régional au cinéma avec des représentants de pays limitrophes dont certains films furent montrés. Le panorama du cinéma suisse s’est ainsi élargi à des réalisations récentes produites par la Bavière, le Bade-Wurtemberg, le Tyrol ou le Frioul. Par ailleurs, des chercheurs gravitant autour du Filmseminar de l’Université de Zurich ont présenté leurs dernières publications éditées par Schüren12, et organisé une discussion autour de la question de l’érotisme au cinéma à partir des réflexions menées dans le no 51 de la revue Cinema consacrée à ce sujet. Car en dépit de sa production cinéma-tographique modeste, la Suisse voit depuis une quinzaine d’années se développer un milieu académique de recherches sur le cinéma. Preuve en est la création d’un master dans cette discipline au sein du « Réseau Cinéma CH », projet de coopération entre les universités et les hautes écoles suisses qui a été lancé officiellement lors d’une conférence de presse aux Journées de Soleure13.

Rétrospective Maximilian Schell

Si la très grande majorité des films présentés à Soleure ont été réalisés dans l’année qui précède l’édition des Journées, un regard y est néanmoins porté sur le passé avec d’une part les copies restaurées label-lisées « Sorties du labo » de la Cinémathèque Suisse (voir à cet égard -l’article d’Alain Freudiger sur Gilberte de Courgenay), d’autre part à travers une rétrospective. Les organisateurs ont eu l’heureuse initiative de la -consacrer cette année à Maximilian Schell, un « Suisse »14 qui jouit d’une réputation internationale (principalement) en tant qu’acteur et réalisa également six longs métrages de cinéma, tous projetés à Soleure. Outre six films dans lesquels Schell a joué, dont Le Jugement à Nuremberg (Stanley Kramer, 1961) qui lui valut un Oscar, nous avons pu redécouvrir durant ces Journées l’œuvre d’un cinéaste de talent dont la sensibilité littéraire et la fibre dramaturgique contribuent à une exploitation productive et personnelle du langage cinématographique. Proche ami de Friedrich Dürrenmatt, Schell est souvent mentionné pour son adaptation de l’un des romans policiers de ce dernier, Le Juge et son bourreau, dont l’ouverture à Istanbul15, superbe flash-back matriciel accompagné de la musique d’Ennio Morricone où l’inéluctable s’inscrit dans le fugitif, place l’ensemble du film sous le signe de la perte16, un motif qui traverse d’une manière ou d’une autre tous ses films. Lorsque, dans la séquence suivante, l’agent de police assoit sur le siège passager de la voiture qu’il conduit le cadavre d’une victime qu’il tente de faire passer pour un vivant aux yeux des autres automobilistes alors que ce corps chavire en tous sens, Schell trouve dans le roman l’occasion d’exploiter une composante qu’il travaillera à plusieurs reprises : un grotesque basé sur la corporéité des acteurs. Dans Geschichten aus dem Wienerwald (adaptation de la pièce homonyme de Ödön von Horváth, que Schell monta à Londres deux ans auparavant), on retrouve cette dimension, notamment lorsque le boucher bedonnant fait subir à sa frêle compagne une prise de jiu-jitsu, avant que celle-ci ne décide d’échapper à l’emprise de cet homme pour, croit-elle, revendiquer son indépendance. Dans ce film, le chant et la danse sont omniprésents, transformant parfois la Vienne petite-bourgeoise de ce drame en un Paris à la mode René Clair des années 1930 (époque de l’action diégétique du film de Schell), mais où la collectivité unifiée dans l’atmosphère festive couve la décadence et l’hypocrisie de la classe à laquelle elle appartient. Lorsque l’héroïne est découverte par son père sur la scène d’un cabaret dans un spectacle passablement humiliant – sur lequel le réalisateur s’attarde pour en souligner, de façon presque fellinienne, le mauvais goût mais aussi la vitalité subversive –, on retrouve le contexte du spectacle et l’intervention du voyeurisme constamment convoqués chez ce cinéaste. Sa première réalisation, First Love, œuvre extrêmement maîtrisée qui repose sur la ritualisation des jeux amoureux – d’apparence futile, mais profondément traversée par le sadisme destructeur de la princesse adulée –, s’articule déjà autour de séquences d’observation où le jeune homme porte un regard à la fois entomologique et fantasmatique sur sa voisine (ce n’est pas un hasard si la loupe sert simultanément à contempler celle-ci et des insectes qui copulent). Tout le film est soumis à un va-et-vient incessant et déstabilisant entre une mise à distance des choses perçues à la dérobée et la plongée vertigineuse (les mouvements de caméra circulaires et rapides sont fréquents) dans des visions hallucinatoires, comme dans la scène ou quelqu’un (l’adolescent, la princesse, l’un de ses prétendants adultes ?) imagine la jeune femme, irrépressible objet de tous les désirs, violée en pleine forêt par une horde de bûcherons qui l’assaillent, la hache à la main. Errant fébriles parmi les immenses pavillons délabrés des maisons de campagne d’une aristocratie déchue, les protagonistes de First Love, issus de l’univers du romancier Tourgueniev, arpentent les derniers restes d’une société en déliquescence.

Maximilian Schell n’a plus eu l’occasion de réaliser d’œuvres de fiction depuis 1979, ce qui s’explique notamment par la diversité de ses activités (musicien, metteur en scène de théâtre et d’opéra, etc.). Fort heureusement, il a été possible de voir à Soleure ses deux documentaires, Marlène (1984), « film en train de se faire » sur le mythe (et la personne) de Dietrich, et le touchant portrait de la sœur du cinéaste, la non moins célèbre Maria Schell (Meine Schwester Maria, 2002)17, où l’insertion d’images extraites des films auxquelles Maria a participé est totalement naturalisée par la situation de la vieille dame qui, retirée dans son chalet, regarde son propre passé sur de multiples écrans de télévision. En construisant véritablement ce personnage sur le plan psychologique – nous sommes loin ici d’un « fragment de vie » objectif –, Maximilian Schell emprunte de nombreux procédés à la fiction : la situation narrative (à nouveau celle d’une déchéance) exige fréquemment une (auto)mise en scène, et les citations filmiques viennent savamment éclairer la personnalité de l’actrice, notamment par une continuation sur les images du présent des sons issus des fictions citées. Perdue dans le souvenir d’une gloire passée, l’ancienne célébrité s’évade totalement de toute contingence matérielle, s’endettant de façon inconsidérée jusqu’à ce qu’elle soit mise aux poursuites. Le petit microcosme familial – la dame recluse dans sa chambre est néanmoins entourée des enfants de son frère – fonctionne en tous points comme la diégèse traditionnelle d’un film fictionnel. Ainsi, par exemple, la monstration progressive de Maria (après l’imagerie médicale, on la découvre grâce à un gros plan sur ses mains, puis on entend sa voix hors-champ) passe-t-elle par une photographie parue dans la presse, elle-même motivée par une séquence où un journaliste s’insinue autour de la maison pour prendre le cliché à travers une fenêtre. En dépit de certaines facilités scénaristiques (comme les discussions téléphoniques), ce documentaire fraternel sur les derniers moments d’une actrice (Maria est décédée l’année dernière) témoigne d’une même maîtrise du rythme que les autres réalisations de Maximilian Schell – rares sont les cinéastes qui jouent comme lui sur l’impact produit par certains surgissements du silence. Car ses films – qui ne sont pas « suisses » à proprement parler, mais dont la moitié est coproduite par la Suisse (First Love, Der Fussgänger et Meine Schwester Maria) – sont avant tout l’œuvre d’un musicien, c’est-à-dire (de façon moins paradoxale qu’il n’y paraît) qu’ils ressortissent à du « vrai cinéma » comme on en trouve encore trop peu dans le cinéma helvétique contemporain.

Palmarès des Journées de Soleure 2006

Prix du cinéma suisse :– Meilleur film de fiction : Mein Name ist Eugen de Michael Steiger.– Meilleur documentaire : Exit. Le Droit de mourir de Fernand Melgar.– Meilleur court métrage : Terra Incognita de Peter Volkart.– Meilleur rôle principal : Carlos Leal dans Snow White de Samir.– Meilleur rôle secondaire : Marthe Keller pour Fragile de Laurent Nègre.– Prix spécial du jury : Klingenhof, documentaire du Filmkollektiv Zürich.

Prix de la relève décernés par la SSA et Suissimage :– Prix du meilleur court métrage : Nach dem Fall… de Marcel Wyss.– Prix du meilleur film d’animation : Une nuit blanche de Maya Gehrig.– Prix du public (film d’animation) : Le génie de la boîte de raviolis de– Nicolas Barras.

Prix Pathé – Prix de la critique de cinéma : Antoine Duplan pour « Regarder la mort en face », in L’Hebdo, 1er septembre 2005.

Pour le programme complet de cette 41e édition des Journées de Soleure, voir le site www.solothurnerfilmtage.ch

Filmographie de Schell (en tant que cinéaste)1970 : First Love/Erste Liebe (Premier amour) ;1973 : Der Fussgänger (Le Piéton) ;

1975 : Der Richter und sein Henker (La Fin du jeu) ;1979 : Geschichten aus dem Wienerwald (Histoires de la forêt viennoise) ;1984 : Marlene ;1993 : Candles in the Dark (TV) ;2002 : Meine Schwester Maria.

Les quatre premiers films de Schell sont vendus en coffret 2DVD, dans une version malheureusement privée de sous-titres (« -Maximilian Schell. Jubiläums Edition. Die preisgekrönten Film-Regiearbeiten », Eurovideo, 2005).

1 Les pôles de la querelle sont toutefois inversés par rapport à l’usage courant de l’expression dans le champ artistique  : les partisans du néo-libéralisme de la culture se présentent comme des «  modernes  » – Bideau suggère que «  peut-être Ivo Kummer défend […], lui, un ancien régime  » (Le Temps, 17.01.06, p. 33), et le cinéaste Xavier Ruiz lui emboîte le pas en évoquant les «  gens de l’arrière-garde […] [qui] ne veulent pas que le cinéma devienne une industrie  » (Le Temps, 18.01.06) –, alors même qu’ils prônent le refus de toute «  modernité  » au sens esthétique.

2 On peut reformuler ces slogans ainsi  : «  pour un cinéma populaire  !  » et «  non aux films qui ne veulent pas être vus  !  ».

3 Par exemple dans Helden wie wir (Sebastian Peterson, 1999) ou Good Bye Lenin  ! (Wolfgang Becker, 2003).

4 Parmi les objectifs que fixe Nicolas Bideau dans un document intitulé «  Stratégie de la Section du cinéma relative aux nouveaux régimes d’encouragement 2006  », il est notamment question d’«  un soutien plus cohérent à la promotion et à la distribution  » (voir Ciné-bulletin, no 364, février 2006, p. 6).

5 Comme je pense l’avoir montré à propos de Au large de Bad Ragaz (voir Décadrages, no 4-5, p. 106-119), article dans lequel il ne s’agissait nullement de prôner une bienveillance particulière envers les réalisations helvétiques, mais simplement de rendre compte de la cohérence esthétique du travail de Christophe Marzal.

6 Dans l’éditorial du Ciné-bulletin de janvier 2006, Françoise Deriaz met clairement en évidence ce point en l’intitulant «  Le bon scénario  ». Dans l’entretien qui suit, Bideau affirme que «  l’idée de base consiste à se concentrer dans un premier temps sur la qualité artistique des projets, notamment le scénario  » (p. 3), puis que «  l’amélioration de la qualité sera prioritaire en amont, au stade du scénario par exemple  » (p. 4). Il ne s’agit donc pas tant d’un exemple parmi d’autres que de l’exemple à suivre.

7 «  Non aux films qui ne veulent pas être vus  », entretien de Nicolas Bideau par Thierry Jobin, Le Temps, 17.01.06, p. 33. La formule du titre, qui tord un peu les propos de Bideau («  le rôle de la Confédération n’est pas d’aider des films qui ne souhaitent pas être vus au-delà d’un petit public d’initiés  »), est devenu l’un de ces slogans contre lesquels on ne peut que souhaiter des levers de boucliers.

8 Déjà à l’époque plus politisée de la réalisation du Milieu du monde, la voix-over inaugurale du film de Tanner faisait un constat identique, mais dépourvu quant à lui de tout pessimisme  : «  ce film a été tourné en 1974, en un temps de normalisation  ». Aujourd’hui, Tanner continue de revendiquer un certain type de cinéma en prenant le parti d’Ivo Kummer contre Nicolas Bideau  : «  Il est antinomique de vouloir toucher un grand public et de rechercher une certaine qualité. La tendance actuelle est de faire du produit de bas de gamme destiné au plus grand nombre – surtout en Suisse alémanique. Je la comprends, mais elle offre avant tout des films de producteurs et pas de réalisateurs  » (Le Temps, 18.01.06, p. 33). Le film Achtung, fertig, Charlie  ! dont il a été question dans Décadrages no 4-5 correspond tout à fait au profil du «  film de producteurs  » dont parle Tanner. Bideau ayant souvent à la bouche l’expression «  film d’auteur  », il est certain qu’il envisage plutôt un modèle intermédiaire  ; on peut toutefois y voir la menace des pires fadeurs. Notons qu’Alain Tanner partage néanmoins le même avis pessimiste à propos de la société actuelle, ainsi qu’il en témoigne dans l’entretien réalisé en 2004 par Laurent Bonnard pour l’édition DVD du Milieu du monde et de Jonas (Doriane Films, Paris, 2002), où il affirme que le public intéressé par des films comme ceux-là a totalement disparu.

9 Je rapporte ce terme à la seule dimension financière, non aux options esthétiques des cinéastes. Il me paraît en effet erroné de chercher une voie du côté de l’image bâclée de films dont les auteurs, tournant en DV, croient nécessaire d’afficher leur amateurisme pour connoter une facture post-Nouvelle Vague. Cette démarche peut convenir à certains films, mais ne gagne pas à être généralisée.

10 Il s’agit de la HGKL (Hochschule für Gestaltung und Kunst Luzern) et de la HGKZ (Hochschule für Gestaltung und Kunst Zürich).

11 Sur cette question, voir l’article de Roland Cosandey, «  Le cinéma d’animation suisse  : célébré, pluriel et solitaire  », tiré à part de SSA no 4, printemps 2005 (inséré in Ciné-bulletin, no 355, mai 2005).

12 En ce qui concerne l’histoire du cinéma suisse, on notera l’ouvrage fouillé d’Yvonne Zimmermann sur le film (et plus globalement sur son contexte de production et de réception dans la Suisse du début des années 1940) d’Eduard Probst  : Bergführer Lorenz. Karriere eines missglückten Films.

13 Voir le site  : www.reseau-cinema.ch (version allemande  : www.netzwerk-cinema.ch).

14 Il est né à Vienne, mais sa famille quitte l’Autriche au moment de l’Anschluss alors qu’il a sept ans pour gagner le pays natal du père, le romancier helvétique Hermann-Ferdinand Schell.

15 Le roman de Dürrenmatt – dont l’édition originale chez Diogenes est parsemée d’images du film de Schell, créant un cas particulier d’intermédialité – ne débute quant à lui pas avec l’événement traumatique qui motive l’ensemble des actions secrètement menées par les deux amis devenus ennemis.

16 Seule la femme est individualisée (les visages des deux hommes demeurent hors-champ), alors qu’elle disparaît abruptement après très peu de temps. La singularité de cette introduction tient également à l’effet de proximité induit par la prise de son appliquée à la voix-over – la distribution internationale du film exigeant une post-synchronisation systématique –, qui contraste avec la figuration de l’énonciateur dans le passé, extrêmement lointaine et évanescente.

17 Maria Schell fut une actrice très populaire de l’après-guerre. Présente dans des films de différentes nationalités (elle donne par exemple la réplique à Gary Cooper dans La Colline des potences, Delmer Daves, 1959), elle obtient en moins d’une année deux récompenses pour la meilleure actrice, tant à Cannes pour Die letzte Brücke (Helmut Käutner, 1954) qu’à Venise pour Gervaise (René Clément, 1955).