Raphaël Pasche

Ryna ou l’oppression machiste

Ryna vit à Sulina, une petite localité roumaine du delta du Danube. A 16 ans, alors que son rêve est de devenir photographe, elle doit se soumettre à son père qui la fait travailler comme mécanicienne dans son garage. La jeune fille subit son père qui la traite comme un garçon. Ainsi, après une flânerie volée dans les champs en compagnie de son appareil de photo, Ryna doit revêtir sa grosse salopette enduite de cambouis et donner le change auprès de son père qui la croyait en intervention chez un client.

Ruxandra Zenide décrit la société machiste de cette région du bout du monde face à laquelle les femmes n’ont qu’une alternative : fuir ou subir. De structure linéaire et plutôt classique, la force du film tient dans le sentiment d’oppression qu’il impose de manière grandissante au spectateur. Cette humiliation touche à la féminité proprement dite de Ryna. Que ce soit le père qui lui rase les cheveux pour la protéger, le maire qui ose d’indécentes propositions, ou Micu, le jeune voyeur, tous la briment et la déshonorent.

L’histoire se déroule dans trois lieux principaux. La maison familiale d’abord où la mainmise du père s’affiche ouvertement. Il est le maître tout-puissant et le signifie clairement à sa femme qui s’efface – d’ailleurs, elle est significativement le seul personnage dont on ne connaît pas le prénom. Lorsqu’elle tentera de s’opposer à son mari, elle comprendra l’inanité de son geste et s’en ira rejoindre sa sœur à Bucarest. La route au milieu des champs, espace-frontière échappant aux interdictions, est au contraire le lieu où Ryna réussit à se soustraire à l’emprise du père. C’est derrière les buissons qu’elle flirte avec le postier, jeune homme que le père rejette. C’est sur la route aussi qu’elle improvise des séances de photographie avec son grand-père complice. Enfin, au bout de la route, troisième lieu, la ville. Ici la vie sociale bat son plein dans les cafés que Ryna fréquente cependant assez peu. Sa place est dans la voiture, où elle attend son père saoul pour le reconduire à la maison.

Le retour en boucle de ces trois lieux induit l’idée que la vie de Ryna se déroule en cercle fermé. Le traitement temporel des transitions entre les séquences, véritables glissements d’un lieu à l’autre, crée en outre le sentiment que cette ronde tragique s’accélère. Ainsi, Ryna s’embarque de jour dans la vieille Opel pour dépanner un client, et se retrouve au plan suivant à attendre son père devant un café, de nuit, le moteur éteint. Du point de vue visuel, les deux images offrent certes un raccord sur la voiture, mais présentent un fort contraste entre la scène de jour et la scène de nuit. Zenide propose un type d’ellipse qui ne nous fait pas bondir, mais littéralement glisser d’un espace-temps à un autre. Entre rupture et continuité, le spectateur, livré à ce mouvement temporel accéléré, éprouve une sensation de déséquilibre sans pour autant perdre pied.

Un mouvement temporel centripète vient donc contredire la structure du film apparemment linéaire (elle ne comprend ni flash-back ni flash-forward). Dans un mouvement semblable, le chantage du maire se resserre sur Ryna en se faisant de plus en plus oppressant. Son père n’aura pas l’autorisation de garder ouverte sa pompe à essence, à moins que la jeune fille ne s’offre au maire. Mais alors que les pressions psychologiques se concentrent sur Ryna, celle-ci affirme plus que jamais sa volonté de vivre sa féminité. Au jour de la fête annuelle dans la grande ville voisine, elle cache ses cheveux rasés sous un turban et revêt une robe et des boucles d’oreilles. La légère teinte sépia qui unifie les images depuis le début du film est particulièrement travaillée dans ces scènes de nuit, venant souligner la couleur de peau basanée de l’actrice. Ce jour-là, Ryna est plus belle, et la fête plus folle. Mais un viol vient briser ce mouvement.

La scène du viol condense le resserrement tant psychologique que formel vers lequel s’avance le film. La mise en scène et le cadrage étouffent particulièrement le spectateur en plaçant au premier plan, au bord de la route, le père qui titube et s’effondre dans les buissons, alors qu’à l’arrière-plan, le maire abuse de Ryna dans la camionnette. A partir de ce point de non retour, nous assistons à l’effondrement de Ryna. Cette perte des illusions s’accompagne intelligemment d’une dégradation de la qualité de l’image.

Le premier long métrage de Ruxandra Zenide témoigne d’indéniables qualités formelles et dramatiques. Bien que d’une facture narrative assez simple, il met en scène des personnages complexes. Par exemple, le jeune chercheur français – initialement présenté comme tolérant et respectueux – dérange. Sous ses airs attentionnés, ce trentenaire ne vole-t-il pas son baiser à l’adolescente ? Les schémas proposés par Ryna s’avèrent plus nuancés qu’ils ne paraissent de prime abord.

Ryna (2005). Réalisation : Ruxandra Zenide. Scénario : M. Epstein. Image : M. Panduru. Montage : J.-P. Cardinaux, I. Stroe. Son : A. Dragomir. Interprétation : D. Petre, V. Posescu, M. Rozé… Production : Pacific Films, Navarro Films.