Marthe Porret

Self-Made Portrait (2005) de Claudine Després et Julien Schmid

Les deux instigateurs de Self-Made Portrait (2005) se sont attelés à un genre bien précis, celui du portrait d’artiste, en l’occurence celui d’un cinéaste, Stephen Dwoskin, dont toute l’œuvre tourne autour du questionnement quasi obsessionnel des différents types de regards que la caméra convoque : que ce soit dans une volonté de démasquer la place attribuée d’habitude au spectateur de cinéma (Moment, 1968-1969), d’exhiber celle, toute-puissante, du cinéaste-caméraman sur son personnage (Trixi, 1969), ou encore d’épingler le type de regard, codé socialement et culturellement, que l’on porte habituellement sur le handicap physique (l’hilarante autofiction Outside In, 1981, par exemple). Il n’est donc pas étonnant qu’avec un tel « sujet », l’exercice ait pris un tour particulier.

En l’occurrence, tout l’intérêt de la démarche de Desprès et Schmid découle du fait que, comme le titre l’indique, ils ont décidé de céder la caméra à Dwoskin lui-même. Tous les plans « mobiles » (le plan-séquence d’ouverture nous faisant faire un petit tour du propriétaire, les travellings verticaux depuis son ascenseur à domicile, le travelling avant dans le jardin de son appartement londonien), on le sent bien, ont été tournés par Dwoskin dans ses déplacements en chaise roulante. Il pourrait en résulter que le projet esthétique du film échappe en partie à ses auteurs. De fait, nous avons sous les yeux un portrait dont le degré zéro du discours tient à l’effacement quasi complet des auteurs. En somme, Self-Made Portrait est le fait du portraituré lui-même ! Le gain documentaire tant sur le plan de la pratique du réalisateur que sur son environnement – sans parler de sa personnalité – est indéniable. Couplées au dispositif du huis clos – que Dwoskin a maintes fois utilisé avec ses personnages –, les images tournées par Dwoskin opèrent avec encore plus de force une incursion documentaire dans l’existence présente de l’homme : extrêmement limité physiquement, ralenti dans ses déplacements, Dwoskin subit un enfermement quotidien qui est devenu avec les années de plus en plus oppressant. Sentiment que renforce encore sa diction, empêchée par des difficultés respiratoires. L’expression « porter son regard » prend d’ailleurs toute sa valeur littérale dans la magnifique séquence où l’on assiste au tournage de quelques plans par Dwoskin : ou comment celui-ci, immobilisé sur sa chaise, dépendant constamment de ses deux assistants pour porter et manier la lourde – elle semble de plus en plus lourde – caméra, n’en reste pas moins le maître à bord.

Que l’artiste participe lui-même activement à l’élaboration d’un documentaire qui lui est consacré n’est pas anodin, on le voit bien, surtout dans le cas d’un cinéaste qui expérimente autant la position de caméra-personnage1. Mais il faut rappeler ici que Dwoskin s’est lui-même déjà plusieurs fois confronté à l’autobiographie. Avec Trying to Kiss the Moon (1994), il nous livrait ses souvenirs sous la forme notamment de vieux films de famille, tandis que dans Outside In (1981) il se mettait lui-même en scène dans des récits autobiographiques. Dans notre cas, alors qu’il n’est pas l’instigateur, Dwoskin prend le pas sur les deux réalisateurs, imprimant tout le film de sa signature. Surgit ici le fait que l’originalité de la démarche des deux auteurs n’entraîne pas forcément celle du résultat final à l’écran. L’absence d’un point de vue subjectif, qui viendrait contrebalancer celui de Dwoskin, pourrait laisser penser que les auteurs pèchent par leur (trop ?) grande révérence vis-à-vis du Maître. Cela se traduit à l’image par des plans qui, par leur fixité sur des détails de son visage notamment, font immanquablement penser à du Dwoskin, tandis que la bande son, en-dehors des commentaires de l’intéressé lui-même, manifeste une certaine déférence à l’égard du personnage. C’est comme si le rapport de sujétion du modèle au réalisateur que l’on peut voir dans beaucoup de films de Dwoskin (par exemple DynAmo, 1972) s’inversait ici, le personnage filmé tout-puissant rendant vulnérables ceux qui tiennent la caméra.

Reste que cette « transparence » du portrait fait toute la richesse du film en en disant beaucoup plus long sur le cinéaste que n’importe quel autre reportage. Enfin, Self-Made Portrait est extrêmement riche en informations sur les influences artistiques subies et revendiquées par Dwoskin (le surréalisme, Mahler, Artaud et Duchamp, Pabst…) et sur tel aspect de ses processus créatifs (phase de montage d’Oblivion, 2005, rôle de la musique « romantique » dans Intoxicated, 2001). De longs extraits en voix off, ainsi que la retranscription complète d’une lettre que Dwoskin a adressée en cours de tournage à Claudine Després et Julien Schmid sont l’occasion pour le cinéaste de livrer au public une part de ses réflexions sur les origines de son œuvre, et à nous spectateur de comprendre pourquoi la contemplation curieuse des gens est à la base même de sa pratique cinématographique.

1 Voir François Albera, « Stephen Dwoskin : un cinéma empêché », Programme Cinéma Spoutnik, juin 1993, p. 17.