Laurent Guido

Neuchâtel International Fantastic Film Festival 2006

Les multiples visages de l’horreur contemporaine

La dernière édition du Festival de Neuchâtel a suscité un vif intérêt par la richesse et la diversité de sa programmation, conformément à sa ligne directrice consistant à explorer chaque année les territoires multiples que recouvre la catégorie du « fantastique ». En 2006, une place importante a pourtant été accordée au genre plus spécifique de l’horreur, diverses projections permettant d’en dresser un état des lieux au moment où plusieurs productions anglo-saxonnes revisitent la période cruciale des années 19701. Qu’elle s’exprime par la réalisation de remakes ou de suites, ou encore par la résurgence de sujets comme la possession surnaturelle ou le catastrophisme, la référence à cette époque est surtout perceptible de nos jours par un reflux des tendances réflexives ou humoristiques ayant caractérisé le cinéma horrifique au cours des vingt dernières années. Si l’ironie ou le grotesque se sont rapidement avérés des aspects fondamentaux du genre dès les seventies, la part prise par ces éléments de distanciation n’a en effet pas cessé de s’accentuer lors des décennies suivantes jusqu’au triomphe emblématique de Scream (Wes Craven, 1996). C’est semble-t-il pour rompre avec cet excès parodique que s’impose aujourd’hui une nouvelle crudité, où la monstration de la terreur et de la violence n’est plus systématiquement désamorcée par la prolifération de citations ou d’effets comiques (voir par exemple Wrong Turn de Rob Schmidt, 2003 ; Wolf Creek de Greg McLean, 2005 ou The Descent de Neil Marshall, 2005).

Ce bilan en forme de retour aux sources que dressent les productions d’horreur s’incarne d’une manière emblématique dans la série Masters of Horror (une dizaine de téléfilms aux récits indépendants) qui regroupe des cinéastes issus du panthéon établi depuis trente ans par les critiques spécialisés. Pour la plupart, ces « maîtres de l’horreur » sont associés non seulement aux succès remportés par les productions horrifiques à partir des années 1970, mais aussi à la tension progressive vers l’autoréflexivité décrite plus haut. La présentation à Neuchâtel des épisodes signés John Carpenter, Joe Dante et John Landis a mis en lumière la continuité qui s’opère manifestement dans le travail de ces réalisateurs et, dès lors, leur décalage possible par rapport à la démarche plus radicale d’une nouvelle génération. Juré du NIFFF en compagnie de George A. Romero, autre personnalité historique du cinéma d’horreur, Landis a ainsi dirigé The Deer Woman, une pochade s’inscrivant pleinement dans le croisement de burlesque et d’épouvante qui a défini une part essentielle de sa carrière. Outre de nombreuses comédies qui comptent parmi les plus importantes des années 1980 et des incursions historiques dans le domaine télévisuel (la série Dream On, 1990-1996, le clip Thriller de Michael Jackson, 1983), ce réalisateur a œuvré à la rencontre des genres comique et horrifique avec An American Werewolf in London (1981) et Innocent Blood (1992). Les figures du loup-garou et du vampire auxquelles s’attachent ces films renvoient à deux facettes de la métamorphose et de la perméabilité des frontières entre l’humain et l’animal, des problématiques examinées à nouveau par Landis dans son dernier téléfilm. Celui-ci narre le parcours loufoque d’un enquêteur découvrant peu à peu l’existence d’une femme-cerf qui piège ses victimes masculines par ses charmes physiques. Fondée sur un recours systématique au reaction shot, la facture de ce film rappelle le style discrètement sophistiqué des comédies néo-classiques réalisées par Landis. Au-delà de ces retrouvailles avec un cinéaste dont le dernier long métrage, inédit en Suisse, date déjà de 1998 (Susan’s Plan), The Deer Woman n’éblouit finalement guère par la « maîtrise de l’horreur » promise par le titre de la collection. Du côté de John Carpenter, la déception est peut-être plus cinglante, dans la mesure où les dernières œuvres du réalisateur figuraient parmi les plus abouties de sa filmographie (Vampires, 1998 et Ghosts from Mars, 2001), notamment au plan de la représentation de la temporalité. Sa contribution aux Masters of Horror, Cigarette Burns, se détourne de ces préoccupations en prolongeant plutôt les idées développées dans In the Mouth of Madness (1995), où un romancier se voyait graduellement plongé dans un univers fantastique jouxtant celui de ses propres fictions. Ici, un collectionneur de films traque l’ultime copie d’une œuvre maudite dont le visionnage se révèle être une expérience fatale. Cette volonté de problématiser la projection cinématographique, plus précisément au travers de l’attraction particulière du film d’horreur, s’avère peu productive en regard de ses ambitions : elle a accouché en définitive d’une morne succession de rencontres plus souvent bavardes que véritablement inquiétantes, situées dans un cadre de polar assez banal (villas, bureaux, entrepôts…). Avec Homecoming, Joe Dante livre en fin de compte le travail le plus accompli de ce trio prestigieux. Dans le prolongement de son téléfilm The Second Civil War (1997), l’auteur de The Howling (1980) ou des Gremlins (1984) opère sur le terrain de la satire politique, s’attaquant aux médias télévisuels de droite type Fox News. Le film part d’une lecture littérale du zombie comme expression d’une certaine « mauvaise conscience » de l’Amérique : les Etats-Unis sont confrontés à des hordes de soldats revenus au pays sous la forme de morts vivants et bien décidés à débarrasser le pays des inconscients qui les ont envoyés au combat sous des prétextes fallacieux. Si la critique des journalistes à la solde du pouvoir néo-conservateur ne dépasse pas vraiment la stigmatisation grossière de l’Administration républicaine à laquelle Hollywood nous a habitués depuis quelques années, et si la redécouverte de l’esprit citoyen repose dans ce film sur la reconstitution d’un lien viril et fraternel face à l’influence néfaste d’une femme ambitieuse (une caricature de vamp hystérique et hypocrite), Homecoming comporte néanmoins plusieurs séquences qui détournent avec une force singulière l’iconographie patriotique, telle celle où des morts vivants en uniforme s’extraient des alignements de corps fraîchement débarqués, encore recouverts de la bannière étoilée.

Ce souci d’une dimension sociopolitique réapparaît dans le remake de The Hills Have Eyes (Wes Craven, 1977), fer de lance hollywoodien de la compétition. Signé par le Français Alexandre Aja (Haute Tension, 2003), ce film prend très au sérieux son histoire de mutants anthropophages dont les tares congénitales résultent d’anciens essais nucléaires. Signalé dès le générique mêlant, à l’instar de Valse Triste (Bruce Conner, 1977), les sourires forcés d’images publicitaires vintage à des plans d’archives montrant des explosions atomiques, le souci constant d’expliciter ce discours n’évite pas la redondance, comme dans la séquence où l’un des freaks entonne péniblement l’hymne national avant de réciter un énième laïus sur le sort lamentable de sa communauté rejetée hors du rêve américain. A ce problème s’ajoute celui posé par une psychologie des personnages construite à partir de stéréotypes que d’excellents interprètes ne parviennent pas toujours à sublimer : le pater familias est forcément membre de la National Rifle Association, alors que son beau-fils, nerd démocrate asservi à son téléphone portable, s’émancipe d’un statut subalterne par la redécouverte de son énergie « virile » ; du côté des assaillants, une petite fille incarne quant à elle une prise de conscience « humaniste » de son altérité repoussante, qui la pousse à un geste combinant sacrifice et élimination des siens. Cet ancrage conventionnel affaiblit non seulement la portée politique du film, mais encore les tensions dramatiques et spectaculaires engagées par un dispositif horrifique admirablement établi dans les séquences d’exposition. Adoptant les pratiques filmiques en vogue (photo surexposée, recomposition photogrammatique de certains mouvements…), le film comporte toutefois quelques moments forts empreints d’une étonnante brutalité. Ceux-ci sont redevables d’une part de la référence au western que suggère immanquablement le cadre désertique de l’action (les différentes attaques du van, les affrontements dans les rochers, la déambulation dans la ville fantôme…), d’autre part de certains motifs plastiques qui assoient, mieux que les dialogues usinés, l’esprit du cinéma d’horreur des seventies : ainsi l’alliance entre le néo-primitivisme (tribalité des monstres) et les vestiges d’une société industrialisée (cimetière de voitures, mannequins réarrangés…) ou encore l’isotopie obsessionnelle de la tête malmenée (plaquée au sol, cognée, fendue, transpercée, éclatée…) qui exprime avec une certaine stylisation l’attaque irrationnelle des sens propre à ce genre cinématographique.

Au-delà des films américains, la topique de l’horreur a innervé une part considérable de la sélection neuchâteloise. Les œuvres asiatiques, à la promotion desquelles se dédie le NIFFF2, déclinent toujours un climat post-Ring à base de fantômes traumatisés en quête de vengeance et de libération. L’image du spectre, prétexte idéal à des jeux visuels d’apparition et d’effacement, peut engendrer autant la juxtaposition d’effets éventés (le travail sur le son de The Echo, Yam Lanaras, Philippines) que l’exploration envoûtante de l’espace cinématographique proposée par Loft. Avec cette histoire de momie, propice à un travail sur le binôme mouvement/immobilité, Kiyoshi Kurosawa déplace méticuleusement sa caméra au point de redécouvrir l’espace de lieux archétypaux tels que la maison isolée, le dépôt post-industriel ou la forêt. Certains films européens en compétition ont également abordé le domaine horrifique, privilégiant le suspense en huis-clos (une course-poursuite passionnante entre un couple et de mystérieux intrus ayant franchi l’enceinte de leur villa, dans Ils de David Moreau et Xavier Palud, France) ou la dérision (une ville laponne servant de cadre à une épidémie vampirique, dans Frostbite d’Anders Banke, Suède). Venus Drowning (Andrew Parkinson, Grande-Bretagne) a approfondi pour sa part la problématique de la monstruosité en reformulant des motifs empruntés au romantisme noir. Les cauchemars lancinants d’une héroïne désespérée par la mort de son compagnon finissent par déborder sur ses errances solitaires dans les ruelles d’une petite ville côtière d’Angleterre. La découverte sur la grève d’un étrange fœtus et la relation d’ordre sexuel que la jeune femme initie avec ce morceau de chair répulsif débouchent sur le surgissement assez inattendu d’une outrance gore rappelant le grotesque des premiers Cronenberg (Shivers, 1975 ; Rabid, 1977).

Ce thème de l’isolement paranoïaque a visiblement inspiré nombre d’œuvres montrées à Neuchâtel : junkie touchée par la Grâce et vivant un martyre de sainte (le film-opéra Johanna, Kornél Mundruczo, Hongrie) ; critique mondain rattrapé par les mythologies pop comme par les méfaits de son adolescence campagnarde (Storm, Mans Marlind et Björn Stein, Suède) ; néo-nazi irrécupérable confronté à un prêtre ayant érigé les bons sentiments en dogme (Adam’s Apples, Anders Thomas Jensen, Danemark et Allemagne) ; héros kafkaïen surgi de nulle part pour faire l’expérience graduellement étouffante d’une société « parfaite » (Bothersome Man, Jens Lien, Norvège). Des deux derniers films cités se dégage une maîtrise des codes de la comédie qui a séduit d’une part le jury du Festival (Narcisse au film norvégien), d’autre part les responsables du Méliès d’Or3 qui ont plébiscité Adam’s Apples.

Cette rencontre entre humour et fantastique imprègne encore le film russe The First on the Moon (Aleksey Fedorteschenko), un pseudo-documentaire qui reconstitue avec de fausses images d’archives le parcours imaginaire d’une équipe de cosmonautes soviétiques ayant tenté de rejoindre la lune avant la célèbre mission américaine de 1969. Consacrée l’an passé à un important coup de projecteur sur la science-fiction soviétique, la rétrospective du Festival a cerné à nouveau les rapports entre film fantastique et propagande politique en considérant cette fois le phénomène des super-héros (« Let’s Save the World »). Outre la découverte des avatars turcs, mexicains, philippins ou cantonais de ce phénomène international, un programme très original a été dévolu au film d’animation, via la réunion judicieuse de courts métrages sous le titre de « How Super Bunny Won the War ». A côté de quelques Superman des forties, pour certains signés Fleischer (les très rythmés Jungle Drums et Japoteurs), pour d’autres parodiés par Daffy Duck, Private Snafu et Bugs Bunny, le choix de bandes issues de fonds d’archives militaires a par exemple révélé les usages contradictoires de la figure de John Bull en Allemagne et en Angleterre durant la Première Guerre mondiale. Elle a de surcroît permis d’exhumer un pamphlet mussolinien, où des animateurs transalpins sous l’influence des Silly Symphonies de Disney ont pastiché Churchill sous les traits d’un ignoble Dr Churkill !

En associant un regard historique pointu à la recherche des tendances nouvelles du film fantastique, tant du côté du cinéma dominant que de cinématographies moins fréquemment considérées, le NIFFF a démontré une nouvelle fois sa singularité et le souci de demeurer fidèle aux principes rigoureux qui l’animent depuis ses débuts.

1 Le film d’horreur a connu alors une forte légitimation culturelle, ainsi qu’un renouvellement de nombre de ses conventions en relation avec les bouleversements propres à un contexte sociopolitique particulier (Guerre du Vietnam, Watergate…). Voir notamment Robin Wood, Hollywood from Vietnam to Reagan, Columbia University Press, New York, 1986, pp.  70-94, et Barry Keith Grant et Christopher Sharrett, Planks of Reason. Essays on the Horror Film, The Scarecrow Press, Lanham, Maryland/Toronto/Oxford, 2004 (éd. révisée de 1984), pp.  IX-XII.

2 Ce souci de faire connaître la production prolifique de certaines cinématographies asiatiques passe explicitement par la remise en question de l’étiquette « fantastique ». Cette année, la sélection comprenait ainsi deux œuvres comiques (l’inégal Yaji and Kita, du Japonais Kudo Kankoru, qui retrace l’épopée nonsensique de deux samouraïs gay ; et Chai Lai, réalisé en Thaïlande par Poj Arnon, parodie des Charlie’s Angels qui n’exploite malheureusement pas les potentialités chorégraphiques et burlesques de son sujet), ainsi qu’un polar, SPL (Wilson Yip) qui reconduit habilement le schéma réactionnaire du team policier confronté aux voyous comme à sa propre hiérarchie corrompue. Ce film est avant tout remarquable pour les performances charismatiques de ses stars (Sammo Hung et Simon Yam) comme pour le climat ultrarapide de ses duels.

3 Prix lié à un groupement européen de festivals auquel appartient Neuchâtel, et dont le jury s’est réuni en août en Finlande.