Alain Boillat

Versions originales ou doublées : le contexte suisse de l’exploitation – Entretien avec Cédric Bourquard

Réalisé au début du mois de janvier 2013, le présent entretien s’inscrit dans le prolongement de la thématique du doublage abordée dans ce numéro. Cédric Bourquard nous y fait part de l’expérience qu’il a acquise dans les deux domaines de la filière cinématographique qui concernent le plus directement cette problématique, soit l’exploitation et la distribution. En effet, après avoir été responsable de la programmation chez Métrociné à Lausanne dès 1996, puis chez Pathé Suisse à partir de 2001, Cédric Bourquard travaille désormais auprès de la société de distribution et de production Ascot Elite à Zurich. Son point de vue offre un éclairage sur la question du doublage en lien avec les conditions concrètes de la diffusion cinématographique en Suisse, considérablement affectées dans notre pays par le plurilinguisme1.

Comment en êtes-vous venu à travailler dans le domaine du cinéma ?

Cinéphile, j’ai eu l’occasion de travailler bénévolement dès mes 16 ans dans un cinéma de campagne, aux Breuleux (dans le Canton du Jura), en tant qu’opérateur, caissier, puis programmateur. C’est là que j’ai découvert ma passion pour ce qui est devenu ensuite un métier…

Quelles sont, selon vous, les spécificités du marché helvétique en termes de doublage et de sous-titrage de films ?

Du point de vue du doublage, la particularité de la Suisse réside dans le fait que trois langues sont offertes aux spectateurs selon qu’ils se trouvent en Suisse romande, en Suisse alémanique ou au Tessin.

En termes de sous-titrage, la Suisse a historiquement pour tradition d’offrir, dans la majorité des cas, un double sous-titrage allemand/français qui a pour fonction de s’adresser aux régions bilingues ou aux expatriés, mais surtout de permettre que la copie du film (qui était jusqu’à récemment du 35mm avec des sous-titres gravés) puisse être jouée indifféremment en Suisse romande et en Suisse alémanique. Dans les cas où le film ne sortait pas à la même date sur les deux territoires, la même copie 35mm était utilisée deux fois, de sorte qu’on la rentabilisait plus facilement. Cette pratique a-t-elle favorisé la présence de copies sous-titrées en Suisse ou la présence des sous-titres résulte-t-elle d’une certaine soif de culture ? On peut se le demander. Toujours est-il que dans la grande majorité des cas, contrairement à d’autres pays, les films sortent également en version sous-titrée en Suisse ; c’est une tradition qui perdure, fort heureusement !

En tant que programmateur, quelle était votre manière d’envisager la répartition entre les versions doublées et sous-titrées ? Quelles contraintes intervenaient dans ces choix ?

Les deux principes de base qui régissent la programmation d’une salle – valables à mon avis dans le monde entier – sont d’une part l’observation des entrées réalisées par un film chaque semaine, d’autre part la succession hebdomadaire de nouvelles sorties. Pour faire de la place aux nouvelles sorties, on réduit ou on supprime les séances des films qui marchent moins bien que les autres. Un grand nombre de films sortent chaque semaine, et le nombre de salles est limité. On essaie donc de faire entrer chaque film dans ce puzzle en préjugeant selon des critères plus ou moins objectifs quels sont les films à fort potentiel et quels sont ceux qui attireront une audience plus réduite.

Que l’on programme le Pathé Flon à Lausanne (7 salles au programme « mainstream ») ou les Scala à Genève (3 salles à la programmation « art et essai »), la logique est la même : un film ou une version qui ne fonctionne pas laisse automatiquement sa place à un nouveau film. C’est dans ce contexte que prend place la variable de la version doublée/sous-titrée. Selon le type de film et l’expérience acquise dans une région, on va préjuger de l’attente du public et, selon les créneaux disponibles, lui offrir plus ou moins de séances doublées (respectivement sous-titrées). La grande difficulté du programmateur consiste à offrir un choix optimal dans le cadre restreint de ses salles. Dans le meilleur des mondes – et avec un nombre de salles illimité –, chaque film sortirait dans une grande salle confortable à quatre séances quotidiennes, à la fois en version doublée et en version sous-titrée. De cette manière, avec une offre identique, on pourrait juger objectivement des résultats d’une version par rapport à l’autre. Mais pratiquer ainsi pour tous les films reviendrait quasiment à ne sortir qu’un film sur deux. Ou alors à ne sortir les films que pour une semaine. Les compromis sont par conséquent obligatoires, ce qui provoque des frustrations tant chez le spectateur que chez le programmateur.

L’expérience suisse montre que les versions synchronisées ont en général largement plus de succès que les versions sous-titrées. Plus le film est dit « mainstream » ou populaire, plus ce constat est notable. À l’autre bout de l’échelle, certains films d’auteurs à la diffusion plus intimiste peuvent ne sortir qu’en version sous-titrée sans en souffrir. Mais la majorité des spectateurs veulent le doublage. Le travail du programmateur consiste donc, en quelque sorte, à reconstituer un puzzle avec un trop grand nombre de pièces. Le choix des horaires donnés à la version sous-titrée, lorsque celle-ci ne peut pas occuper une salle complète, se fait donc selon le potentiel qu’elle pourrait représenter. Si l’on pense que la version doublée sera préférée par le public, elle obtiendra la séance convoitée de 20h30, et la version sous-titrée se contentera par exemple d’une séance de 18h00.

Y a-t-il selon vous, au niveau de la politique des exploitants, d’importantes différences entre des villes comme Lausanne, Genève ou Zurich ?

Pas vraiment. On peut certes penser que Genève et Zurich hébergent une population anglophone plus importante, mais Lausanne reste une ville universitaire et culturelle. Ce qui pourrait surtout faire la différence entre ces villes en termes de programmation de versions sous-titrées, c’est le nombre de salles à disposition. Genève et Zurich sont mieux dotées que Lausanne. Mais il peut quand même arriver qu’un film soit très mal représenté dans ces villes en version originale. Il n’y a donc pas de règle absolue.

Que pensez-vous de la tendance à limiter l’offre en versions sous-titrées aux seuls films dits « d’auteur », et surtout à ne plus proposer du tout, dans certains cas, de versions sous-titrées pour des films mainstream hollywoodiens, en particulier en ce qui concerne le cinéma de genre – je pense en particulier aux films d’horreur (comme cela fut très récemment le cas de Resident Evil : Retribution de Paul W. S. Anderson) ?

Tout d’abord, si je pars de la liste que vous m’avez fournie2, on relèvera que, parmi les centaines de films qui sortent chaque année en Suisse, ces exemples relèvent de l’exception. Mais chaque cas est intéressant. Trois catégories principales peuvent être dégagées à partir de ces exemples :

les films pour les petits (Winnie, Mr Popper’s, Smurfs…) ;

les films pour adolescents (Honey, Footloose…) ;

et, en effet, les films de genre (The Rite, Paranormal Activity,…).

Dans de tels cas, le distributeur ou l’exploitant va préjuger que le public-cible est plutôt amateur de versions doublées. Dès lors, soit le distributeur renonce à financer le sous-titrage coûteux d’un film, soit l’exploitant s’abstient d’offrir une séance en version originale par faute de place ou par crainte de n’attirer que trop peu de spectateurs. Bien évidemment, ces décisions sont basées sur des critères subjectifs, mais aussi sur une certaine expérience. Et, comme je l’ai expliqué, une séance supplémentaire en version originale se fait au détriment soit d’une séance en version doublée – qui aurait peut-être mieux fonctionné – ou d’un autre film qui aurait dû quitter l’affiche. Il faut donc trancher en fonction de ces variables.

Je note toutefois que les films cités sont antérieurs à 2012 (certes parce que vous n’avez pas fait l’exercice de les relever avec autant de précision l’année passée). Je n’ai pas de statistiques précises, mais mon observation personnelle m’incite à dire que les versions originales ont retrouvé un peu plus de place très récemment à Lausanne, et que leur fréquentation est sensiblement en hausse – peut-être est-ce là un effet de la carte illimitée proposée par Pathé. C’est donc un bon signe, et si les chiffres se maintiennent ou progressent, cela devrait garantir la pérennité de leur présence3.

Les multiplex ont-ils favorisé le développement ou le maintien des versions sous-titrées, ou est-ce le contraire ?

Je dirais ni l’un ni l’autre. Le public des multiplex est majoritairement amateur de versions doublées, mais l’arrivée de salles supplémentaires dans les multiplex des villes a permis à certaines autres salles de recentrer leur programmation sur la version originale et le cinéma d’auteur. On continue donc à trouver les versions originales dans les villes à multiplex, mais il faut choisir la salle. Et il ne faut pas croire non plus que les multiplex ne proposent jamais de versions sous-titrées. Selon l’importance du film ou parfois les opportunités, des versions originales peuvent y être régulièrement proposées.

Quelle tendance se dessine selon vous aujourd’hui, alors que Migros Magazin4 (relayé le jour même par le Tagesanzeiger qui s’y réfère)5 indique que le système de la version originale est sur le point de disparaître complètement en Allemagne et en Autriche, et que cette disparition, selon ce magazine, risque fort de toucher également la suisse alémanique dans un futur proche ? N’est-ce pas, de la part des exploitants, un mauvais calcul en termes de concurrence avec d’autres supports ou moyens de diffusion (DVD et Blu-ray en vente ou location, VOD, téléchargement en ligne, streaming, etc.) ? Et ce constat n’est-il pas paradoxal à l’ère du numérique, soit d’une technologie qui devrait a priori faciliter l’ajout de sous-titres divers, de toute manière disponibles sur le DCP ?

Nous avons par chance en Suisse une meilleure culture de la version originale que l’Allemagne ou l’Autriche, et rien ne me laisse penser que celle-ci soit vouée à disparaître chez nous. Heureusement ! La question de la concurrence du DVD et de la VOD est pertinente puisque ces médias offrent presque toujours la possibilité de visionner le film en version originale sous-titrée. Mais, très sincèrement, la majorité du public qui utilise le DVD et la VOD – de la même manière que le public des salles de cinéma – préfère la version doublée. Depuis la montée en puissance du DVD il y a environ vingt ans, le public a eu l’occasion de choisir entre version doublée et version sous-titrée. J’étais persuadé à l’époque que cela allait convertir les trois quarts de la population aux avantages de la version originale. Je me suis trompé. La majorité du public continue à préférer les versions doublées, même lorsque la version sous-titrée est à portée de télécommande. Et on constate la même chose dans les cinémas. L’offre en version originale existe, mais la version synchronisée est préférée par la majorité. Et il est vrai que le numérique facilite la mise à disposition de sous-titres, mais le public ne suit pas forcément.

Est-il fréquent que le distributeur doive faire réaliser des sous-titres ou un doublage à ses frais ? Si tel est le cas, à qui s’adresse-t-il ? Y a-t-il en Suisse des agences de doublage (comme il y en a pour le sous-titrage) ?6

À de rares exceptions près (films suisses notamment, ou de très rares films pour enfants synchronisés en suisse-allemand), le doublage ne se fait jamais en Suisse. Celui-ci coûte plusieurs dizaines de milliers de francs, un investissement difficilement rentable pour un si petit territoire. D’autant plus que nous avons accès aux versions doublées réalisées en France, Allemagne et Italie. Le sous-titrage, lui, est quasi toujours organisé par le distributeur suisse car nous avons besoin du double sous-titrage allemand-français, qui n’existe nulle part ailleurs. Les français réalisent également un sous-titrage français pour leur sortie, mais celui-ci est placé sur deux lignes alors que le nôtre est restreint à une seule du fait de la présence du sous-titre allemand au-dessus. On ne peut donc pas se servir du travail effectué en France. Le double sous-titrage est donc bien une spécialité suisse, payée par le distributeur suisse.

En général, le distributeur facture-t-il des frais supplémentaires à l’exploitant lorsqu’il livre deux versions du même film ? L’ère du numérique a-t-elle, à cet égard, changé quelque chose, notamment en permettant également à des établissements de plus petites villes de proposer des VOST ?

Le distributeur prend en charge tous les frais inhérents à la création des copies – autrefois 35mm, aujourd’hui numériques – et l’exploitant prend à sa charge les frais de transport à l’intérieur de la Suisse. Si une copie 35mm coûtait entre 1000 et 10 000 francs selon la durée et la présence de sous-titres, une copie numérique représente un investissement considérablement moins important – même si d’autres frais annexes sont venus se greffer. La duplication des copies est devenue nettement plus avantageuse, ce qui permet en principe de livrer plus facilement les cinémas avec différentes versions. Après, le distributeur discute avec l’exploitant au cas par cas pour juger de l’opportunité de placer une version originale dans un cinéma, la séance en VOST prenant la place d’une séance en VF peut-être plus attractive – on retombe là sur le même débat, infini.

1 Une autre question est celle, propre à la Suisse alémanique (et dont il ne sera pas question dans le présent entretien axé sur la Suisse romande), du choix opéré en termes de langue parlée dans la version originale par les réalisateurs helvétiques germanophones entre le (ou l’un des) dialecte(s) suisse(s) allemand(s) et l’allemand standard, et des conditions de diffusion de tels films en Suisse, en Allemagne et en Autriche. Il en a été question lors d’une table ronde organisée par art-tv.ch aux Journées cinématographiques de Soleure (« Dialekt versus Hochdeutsch. Welche Sprache für den Deutschschweizer Film ? », 25 janvier 2011), malheureusement composée exclusivement de cinéastes, alors qu’une telle question touche tout autant à la distribution et à l’exploitation.

2 Voici une liste – non exhaustive, basée uniquement sur un constat personnel (nos remerciements à Charles-Antoine Courcoux) de productions états-uniennes ayant connu exclusivement une sortie en version doublée dans les salles lausannoise durant l’année 2011 : World Invasion : Battle Los Angeles (Battle Los Angeles, Jonathan Liebesman, 2011) ; The Rite (Le Rite, Mikael Hafström, 2011) ; No Strings Attached (Sex Friends, Ivan Reitman, 2011) ; Paul (Greg Mottola, 2011) ; Justin Bieber : Never Say Never (John M. Chu, 2011) ; Winnie the Pooh (Winnie l’Ourson, Stephen J. Anderson et John Hall, 2011) ; Red Riding Hood (Le Chaperon rouge, Catherine Hardwick, 2011) ; Honey 2 (Bille Woodruff, 2011) ; Mr Popper’s Penguins (M. Popper et ses pingouins, Mark Waters, 2011) ; The Smurfs (Les Schtroumpfs, Raja Gosnell, 2011) ; Zookeeper (Zookeeper – Le Héros des animaux, Frank Coraci, 2011) ; The Thing (Matthijs van Heijningen Jr., 2011) ; Footloose (Craig Brewer, 2011) ; Real Steel (Shawn Levy, 2011) ; Paranormal Activity 3 (Henry Joost, 2011) ; The Change-Up (Echange standard, David Dobkin, 2011). Précisons que d’autres films ne sont sortis en VOST qu’en différé avec une séance le dimanche matin – à l’instar de Unknown (Sans identité, Jaume Collet-Serra, 2011) ou Just Go With It (Le Mytho – Just Go with It, Dennis Dugan, 2011). À notre sens, le fait qu’il ait été impossible pour un spectateur lausannois, même prêt à voir les VOST rester très peu de temps à l’affiche à des heures difficilement conciliables avec une vie professionnelle, d’entendre autrement que dans un doublage français des acteurs comme Gary Oldman (Red Riding Hood), Anthony Hopkins (The Rite) ou Hugh Jackman (Real Steel) est l’indice d’un recul considérable.

3 Le Facts and Figures établi par Procinema en 2011 comprend les statistiques comparatives suivantes (versions originales / versions doublées) : 54,98 % / 45,02 % en 2003 ; 54,73 % / 45,27 % en 2004 ; 53,34 % / 46,66 % en 2005 ; 52,82 % / 47,18 % en 2006 ; 47,74 % / 52,26 % en 2007 ; 49,38 % / 50,62 % en 2008 ; 43,78 % / 56,22 % en 2009 ; 41,25 % / 58,75 % en 2010 ; 43,47 % / 56,53 % en 2011. Selon ces chiffres – qu’il s’agit de prendre avec précaution car il faudrait étudier plus précisément les critères retenus (puisqu’il se peut notamment, nous l’a indiqué Cédric Bourquard, que les productions francophones et germanophones représentent des « versions originales »), c’est donc en 2007 que la proportion s’est inversée, initiant un mouvement d’augmentation de la fréquentation de versions doublées qui s’est poursuivi quasi linéairement jusqu’à aujourd’hui.

4 Ralf Kaminski, « Der Untergang der Untertiel », Migros Magazin, no 47, 19 novembre 2012 (disponible en ligne : http://www.migrosmagazin.ch/menschen/reportage/artikel/der-untergang-der-untertitel).

5 « Das Ende der Originalfassung », signé mcb, disponible en ligne : http://www.tagesanzeiger.ch/kultur/kino/Das-Ende-der-Originalfassungen-/story/16348311.

6 Titra à Genève, Cinetyp à Lucerne (firmes dont l’avenir est mis en péril par la généralisation du numérique, c’est-à-dire la disparition des copies film).