Anne-Katrin Weber

Achtung, fertig, Charlie !

Quelques réflexions autour d’un film suisse à succès

En 2003, le Prix du Cinéma suisse fait grand bruit dans le milieu cinématographique. Vincent Pluss, « l’outsider » de la compétition, remporte le prix le plus important du cinéma suisse avec On dirait le Sud – tourné en un week-end par une équipe constituée d’amis du cinéaste, avec un budget très réduit1.

Mais l’année 2003 est aussi celle d’un événement qui tend à se situer à l’opposé du film de Pluss : Mike Eschmann réalise Achtung, Fertig, Charlie !2 avec un budget avoisinant les 2 millions de francs suisses, comédie sans prétentions artistiques mais conçue pour répondre aux attentes du public ciblé (et au-delà, si possible). Manifestement, l’équipe y est parvenue : Achtung, Fertig, Charlie ! est le premier film suisse qui se range à la troisième place de la statistique de Procinema3 des meilleurs films au box-office. Les chiffres sont parlants : 529 496 spectateurs sont allés voir Achtung, Fertig, Charlie ! en 20034. Seuls Matrix Reloaded (532 646 entrées) et la production Disney de l’année, Finding Nemo (899 143 entrées), ont dépassé ce nombre d’entrées. À titre de comparaison, nous pouvons relever que le deuxième film suisse le plus vu de l’année, Mais im Bundeshaus – Le génie helvétique, lauréat du prix 2003 dans la section documentaire, a attiré 84 653 spectateurs, soit moins d’un sixième d’entrées que pour Achtung, Fertig, Charlie !

Le succès de la comédie de Mike Eschmann est d’autant plus remarquable que les entrées ne concernent que la partie alémanique de notre pays : Achtung, Fertig, Charlie ! n’est sorti en Suisse romande qu’en avril 2004, contrairement aux autres films mentionnés qui ont été projetés dans les trois régions linguistiques. Nous y reviendrons.

L’histoire d’un succès

Commençons par retracer l’histoire du film. Le jour de son mariage, le jeune et bel Antonio (Michael Koch) est appréhendé par des policiers qui le contraignent à entrer à l’école de recrue le jour même. Antonio, abusé par sa fiancée Laura (Mia Aegerter) qui lui fait accroire qu’elle est enceinte, cherche à tout prix un moyen pour quitter immédiatement la caserne. La seule solution qu’il parvient à imaginer, c’est le « plan B », B comme Bluntschi : la recrue Michelle Bluntschi (Melanie Winiger) est la fille du capitaine Reiker (Marco Rima) et le plan consiste à séduire Michelle pour être renvoyé à la maison. Pourtant, Antonio ne résiste pas aux charmes de la belle militaire et se trouve soudainement pris entre deux femmes…

Une première clé qui explique la réussite d’Achtung, Fertig, Charlie ! a trait à la catégorie générique que le film s’attribue lui-même, et qui présuppose une stratégie de production. Le film est défini sur son site Internet comme « la première comédie suisse pour adolescents »5. Les productions « pour adolescents » visent à satisfaire les attentes d’un public spécifique à travers le choix des sujets, des acteurs et de la musique, mais aussi du rythme du récit6. Ainsi, Achtung, Fertig, Charlie ! mobilise à plus d’une reprise la forme du clip musical comme un mode de narration : à l’instar des images diffusées sur MTV, plusieurs séquences sont montées avec des plans très courts sur un fond musical qui remplace les dialogues. La séquence de clôture du film s’inscrit dans ce mode de représentation : Laura (Mia Aegerter) chante face à la caméra, enfreignant une règle qui est de rigueur dans les films de fiction mais pas pour les vidéos musicales (c’est-à-dire l’interdiction de s’adresser frontalement au spectateur).

En outre, Achtung, Fertig, Charlie ! répond à une stratégie de production qui caractérise toute une série de comédies pour adolescents, dont le récent American Pie (Paul Weitz, 1999). Chaque sequel de cette production hollywoodienne a été supervisé par un réalisateur différent : seule la signature du producteur permet d’unifier les trois épisodes en un film. En consultant l’historique de la comédie pour adolescents helvétique7, nous constatons un fonctionnement similaire : la compagnie de production Zodiac Pictures, gérée par le jeune producteur Lukas Hobi, est à l’origine du film8. Celle-ci a contacté les scénaristes (Michael Sautter et David Keller) et a recherché, une fois le scénario écrit, un réalisateur pour le projet (Mike Eschmann) ; le dernier pas consistait à engager des comédiens susceptibles d’attirer l’attention du public visé. La Suisse ne disposant pas (encore) de stars de cinéma adaptées à ce type de projet, les têtes d’affiches ont été choisies majoritairement dans le monde du show-business suisse. Achtung, Fertig, Charlie ! réunit ainsi l’ex-Miss Suisse Melanie Winiger, la chanteuse pop Mia Aegerter et, parmi d’autres, l’animateur Marco Rima. Par ailleurs, nous pouvons relever que le film suisse qui a connu le plus de succès en 2002, Micmac à La Havane de Sabine Boss, fait preuve d’un fonctionnement analogue. Le comique suisse alémanique Victor Giaccobo, qui avait à l’époque sa propre émission de télévision, interprète le rôle principal du film et cosigne le scénario. Cette stratégie de sélection des acteurs explique en partie pourquoi les films alémaniques ont tant de mal à traverser la barrière linguistique, les artistes alémaniques demeurant méconnus de l’autre côté de la Sarine9.

Une autre raison du succès de Achtung, Fertig, Charlie ! se rapporte au calibrage de son sujet en fonction du public ciblé. Le début du film laisse déjà entendre sa fin ; mais le rite (masculin) de passage à l’âge adulte, qu’emblématise l’école de recrue, mâtiné d’une bonne dose d’amour et de sexe, parvient à rendre le spectacle divertissant. Et en mettant en scène un des mythes identitaires forts de la Suisse, c’est-à-dire son armée10, le film renvoie à un sujet qui passionne un certain nombre d’adolescents, et auquel ils n’ont eu accès qu’à travers le récit de tiers. Enfin, le film joue sur le plurilinguisme, élément souvent mis en valeur dans les discours sur l’identité suisse. Antonio est un immigré italien de la deuxième génération, tandis que les recrues qui l’entourent proviennent de différents cantons. Cette constellation de personnes stéréotypées, provenant des quatre coins de la Suisse et parlant des dialectes différents, contient un indéniable potentiel comique – du moins dans la version originale suisse alémanique.

L’engagement du Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) constitue un autre élément fortement médiatisé avant la sortie du film. Les spectateurs ont appris que le DDPS a mis à disposition la caserne ainsi que tous les accessoires militaires (tels que les uniformes, les armes et les véhicules), et a engagé en matériel une somme supérieure à 25 000 francs. Apparemment, le DDPS espérait redorer son image auprès de la population ; mais un mois avant la sortie de la comédie, les responsables du DDPS ont eu peur que celle-ci ne soit trop critique envers l’armée et ont tenu à marquer leur distance. Par conséquent, le film a bénéficié d’une publicité gratuite et inespérée juste avant son lancement.

Par la suite, plusieurs stratégies de marketing ont sans doute contribué au succès du film, en particulier au niveau de la publicité avant sa sortie en salle. Le site Internet, auquel nous avons déjà fait référence, constitue un premier paramètre de ces stratégies. Celui-ci, en s’ouvrant sur fond d’une musique pop tirée de la bande originale, propose différents chapitres : l’internaute peut lire le résumé du film, consulter des informations sur les personnages et sur les acteurs, parcourir la genèse du film ou encore commander la bande musicale et les deux affiches. Bien que cela corresponde à la norme pour les grandes productions hollywoodiennes, il est rare que la bande son d’une production suisse soit disponible trois semaines avant la sortie du film, comme ce fut le cas pour Achtung, Fertig, Charlie ! Le DVD et la cassette vidéo ont été mis en vente dès février 2003 en Suisse alémanique, et en octobre 2004 en Suisse romande. Par ailleurs, les (anciennes) recrues avaient la possibilité de publier les meilleures anecdotes de leur vie de caserne sur le site Internet et de gagner deux entrées pour l’avant-première.

De toute évidence, si l’on excepte la part du hasard dans l’intervention du DDPS, les producteurs d’Achtung, Fertig, Charlie ! ont planifié minutieusement leur campagne de presse. Deux interventions se sont avérées particulièrement payantes : les présentations du film sur la chaîne musicale VIVA SWISS, l’équivalent suisse alémanique de MTV, et dans une moindre mesure une émission sur les lieux du tournage, diffusée sur les ondes de la radio locale, ont eu un impact certain. Dès fin juillet 2003, le lancement du film pouvait être téléchargé sur le site Internet du quotidien alémanique le plus lu, le Blick. C’est ce même journal qui détient le record des articles consacrés à la comédie helvétique, avec environ 70 articles publiés en 200311.

Le film recourt également au product placement, une pratique très peu usitée dans le cinéma suisse qui consiste à introduire certains produits de marque dans le film à des fins publicitaires, permettant ainsi au producteur de trouver des fonds supplémentaires. Le product placement a ainsi un pouvoir d’attraction sur le jeune public en lui proposant des repères identificatoires forts à certaines marques et produits.

La dernière stratégie mise en œuvre dans cette histoire à succès s’avère la plus décisive. Le distributeur américain Buena Vista International (BVI) gère pour la première fois dans notre pays la distribution d’un film suisse. Ainsi, Achtung, Fertig, Charlie ! a bénéficié d’une sortie de 53 copies dans les plus grandes salles de cinéma en Suisse aléma-nique12 et d’une campagne de publicité comparable à celles des films à gros budget.

Le succès de Achtung, Fertig, Charlie ! n’est donc en aucun cas le fruit du hasard, mais bien d’une planification minutieuse qui prend pour modèle le système de la côte ouest des Etats-Unis qui n’a plus à faire ses preuves.

Le lendemain d’un succès

Il va sans dire qu’un film qui rencontre un large public profite à l’ensemble de la production cinématographique d’un pays, ne serait-ce déjà qu’à travers son effet promotionnel. Sans aucun doute, Achtung, Fertig, Charlie ! a influencé positivement la perception du cinéma suisse qui est souvent qualifié de « provincial », « ennuyeux », etc. En attirant un public jeune, peu accoutumé aux productions de son pays, la comédie de Mike Eschmann a permis au cinéma suisse de sortir de sa marginalité. En outre, au vu du succès de Achtung, Fertig, Charlie !, le distributeur BVI s’est investi dans la promotion d’un autre film suisse, Sternenberg de Christoph Schaub, qui était produit à l’origine par la télévision suisse alémanique. Achtung, Fertig, Charlie ! prouve que le cinéma suisse, en s’adaptant aux stratégies de production internationales, peut s’avérer économiquement viable et même entraîner en retour un effet positif sur le reste de la production cinématographique suisse.

C’est aussi la conclusion que les professionnels du milieu mettent en avant. Ainsi Ruth Waldburger, productrice à Vega Films, peut déclarer : « Plus la présence de films suisses augmente sur le marché, mieux c’est » ; ou encore Micha Schiwow, directeur du Centre suisse du cinéma, peut avancer : « le résultat du film prouve que le cinéma suisse peut à nouveau être concurrentiel »13. Le cinéaste genevois Xavier Ruiz (réalisateur de Neutre, film sur l’armée suisse sorti en 2001) se montre encore plus enthousiaste : « personnellement, je crois que ce qui s’est passé l’année dernière autour de ce film est la meilleure chose qui ait pu arriver à notre ‹ artisanat › suisse du cinéma »14. Plus même, pour Ruiz, le cinéma suisse est « poussiéreux, ennuyeux et par-dessus tout prétentieux » et, par conséquent, est l’objet du mépris du public. Grâce à son caractère « peu culturel et fort divertissant » et « totalement ancré dans notre culture nationale », Achtung, Fertig, Charlie ! a su modifier cette image du cinéma suisse en attirant plus d’un demi-million de spectateurs.

Quelques réserves peuvent néanmoins être émises, en premier lieu en ce qui concerne l’engagement inédit du distributeur Buena Vista International dans le cinéma suisse. BVI, fort probablement, ne s’intéressera qu’aux productions suisses promettant un large succès commercial et laissera aux entreprises nationales plus modestes le soin de distribuer les films réputés difficiles. Cet état de fait ne poserait aucun problème si la Confédération helvétique n’avait pas un système de soutien lié au succès : car, en effet, Succès Cinéma n’accorde des aides aux films suisses qu’en fonction du nombre d’entrées. Mais dans le cas de la comédie d’Eschmann, l’argent distribué revient en grande partie à BVI – c’est-à-dire à une entreprise qui peut se passer du soutien fédéral15.

En deuxième lieu, l’appellation « film suisse » pose problème. Achtung, Fertig, Charlie ! apparaît comme une illustration flagrante de la barrière de rösti qui coupe la Suisse en deux : si, en Suisse alémanique, 529 496 spectateurs ont vu le film sur grand écran en 2003, seuls 14 234 spectateurs, en Suisse romande, ont payé un billet d’entrée en 2004 sur une durée de quatre semaines d’exploitation16. Certes, les comédiens mis en valeur dans le film sont peu connus en Suisse romande, nous l’avons déjà dit. Mais la question de la traduction des dialogues constitue un second obstacle. Les exploitants ont choisi de présenter le film en version doublée – probablement pour éviter les difficultés de lecture qui ont trait au sous-titrage. Du coup, le caractère dialectal de la langue et son potentiel comique sont amoindris. Achtung, Fertig, Charlie !, en échouant auprès du public francophone, a donc connu le même sort que la plupart des films provenant de la partie germanophone du pays.

La question ne peut dès lors manquer de se poser : peut-on encore parler de film suisse si le public ne répond présent que dans une partie du pays ? Autrement dit, la question d’un cinéma national a-t-elle encore un sens dans un pays plurilingue comme le nôtre ? En fin de compte, le cinéma suisse se définit-il par le choix de ses thèmes et par son approche esthétique ou plutôt par son mode de production ? Nous pourrions affirmer que les conditions-cadre de production semblent constituer le seul socle commun du cinéma suisse : une certaine précarité au niveau du financement des productions serait la norme dans le cinéma suisse, même si des exceptions, couronnées de succès, économiquement intéressantes et assurant une suite dans la production, peuvent toujours survenir.

Dans le cadre de la production helvétique, le film de Vincent Pluss et la comédie de Mike Eschmann représentent deux pôles opposés qui jalonnent le terrain dans lequel le cinéma suisse se développe à l’heure actuelle – jusqu’à ce que d’autres voies ne voient le jour dans la politique d’encouragement de la production cinématographique suisse.

1 Voir Maria Tortajada, « À nouveau du nouveau dans le cinéma suisse. L’affaire Vincent Pluss et le cinéma romand », in Décadrages, no 1-2, automne 2003, p. 182-193.

2 En Suisse romande, le film a été distribué sous le titre À vos marques, prêts, Charlie ! Nous utilisons le titre original parce que le film peut être considéré comme un phénomène suisse alémanique, au vu de l’accueil mitigé qu’il a rencontré en Suisse romande : c’est-à-dire 7 033 spectateurs lors de la première semaine d’exploitation, 4 593 spectateurs lors de la deuxième semaine et 14 234 spectateurs pour quatre semaines d’exploitation.

3 La statistique ProCinema recense depuis 1995 tous les films sortis en Suisse. Ainsi les chiffres exacts d’autres films à succès, comme Les faiseurs de Suisses (Rolf Lissy, 1978), ne sont pas pris en compte. Néanmoins, il est presque sûr qu’aucun film suisse n’a comptabilisé autant d’entrées lors de sa première semaine d’exploitation.

4 Cf. ProCinema, Facts & Figures 2003, publication des statistiques annuelles, ProCinema, Association suisse des exploitants et distributeurs de films, Bern, 2004.

5 Le site qualifie le film de « Erste Schweizer Teenagerkomödie ». Cf. http://www.achtungfertigcharlie.ch/.

6 Pour une analyse approfondie du genre, voir Thomas Doherty, Teenage and Teenpics – the Juvenilization of American Movies in the 1950s, Temple University Press, Philadelphie, 2002.

7 L’historique est disponible sous forme d’un journal sur le site Internet alémanique (www.achtungfertigcharlie.ch) et repris de façon plus sommaire sur le site romand (http://www.charlie-lefilm.ch/).

8 Au vu du rôle prépondérant du producteur, le film peut être attribué à Lukas Hobi. En nous conformant aux habitudes qui ont cours en la matière, nous attribuons cependant le film à son réalisateur.

9 Pour pallier le manque de notoriété des acteurs de Achtung, Fertig, Charlie !, une large campagne de presse a été initiée en Suisse romande, en proposant des articles et des entretiens avec Melanie Winiger, la seule comédienne connue des francophones.

10 Achtung, Fertig, Charlie ! s’inscrit dans une tradition de films suisses qui se passent dans et/ou autour de l’armée. Citons comme exemples le Fusilier Wipf (1938) de Leopold Lindtberg, Gilberte de Courgenay (1941) de Franz Schnyder ou plus récemment Beresina oder die letzten Tage der Schweiz (1999) de Daniel Schmid.

11 A titre de comparaison, relevons que le Tagesanzeiger a publié 11 articles en 2003, et la NZZ 9 articles.

12 A titre de comparaison, notons que 59 ?copies du film Troy, avec Brad Pitt, sont sorties en Suisse.

13 Cf. Philippe Rodrik, « Un film suisse réalise un record historique », in Tribune de Genève, 26.9.2003, p. 16.

14 Xavier Ruiz, « La Suisse doit sortir du tiers-monde du cinéma », in Le Temps, Samedi Culturel, 8.5.2004, p. 42.

15 Pour de plus amples informations sur le fonctionnement de Succès Cinéma, voir le site www.succes-cinema.ch.

16 Cf. ProCinema, Facts & Figures 2003, publication des statistiques annuelles, ProCinema, Association suisse des exploitants et distributeurs de films, Berne, 2004.