Laurent Guido

Des flamboyances romantiques à la « ballade macabre » : l’imagerie sociale de la culture musicale dans Wild at Heart

Depuis un poste de radio vintage, un travelling arrière dévoile un vieil Afro-américain en stetson et bleu de travail. Assis, il regarde devant lui, sourire aux lèvres, claquant des doigts au tempo d’un air de jazz des années 1930 (fig. 1). En contrechamp, la caméra avance vers la voiture des deux héros que l’on découvre alors arrêtés dans une station-service, entre New Orleans et le Texas où se terminera leur fuite vers le Sud. Tandis que Sailor fait le plein, Lula répond à l’air radieux du garagiste : assise sur le dossier du siège avant, elle prend une pose glamour en relevant d’une main sa longue chevelure blonde. Comme traversée par le lourd balancement medium et le motif rythmique syncopé du thème musical émanant de la radio, cette image outrée de pin-up s’accorde avec la suavité nostalgique de l’enregistrement au grain d’époque (fig. 2).

L’alternance entre les deux plans se prolonge, toujours dans le même mouvement parti de l’homme pour s’approcher du couple. Cette direction est renforcée par un geste accentué du vieillard en direction de ses cadets qu’il pointe de l’index, dans la continuité de son claquement de doigts. Telle une transmission rythmique, cette attitude est finalement reprise par Sailor affalé sur le siège arrière alors que sa compagne échange un baiser d’adieu avec le garagiste noir, dont l’image se fond sur celle de la route perçue depuis le pare-brise des héros en cavale. Comme je le montrerai plus loin, cette séquence située au milieu de Wild at Heart (1990) s’inscrit dans une série d’occurrences où apparaissent des personnages afro-américains. Plus largement, elle renvoie au système de représentation construit par le film, qui est en grande partie médiatisé par un réseau complexe d’emprunts et de références à l’univers musical. Le choix d’airs préexistants renvoie chez Lynch aux usages multiples de la musique au sein de la culture de masse, problématique que j’aborderai à partir d’un champ de réflexion situé entre l’héritage du romantisme tardif (tel que reformulé chez Wagner et Nietzsche) et les positionnements critiques de Theodor Adorno et Hanns Eisler. Cette mise en relation me permettra de dégager quelques perspectives pour comprendre le système référentiel déployé dans Wild at Heart, une œuvre fondée sur l’exploitation ambiguë de stéréotypes socioculturels. L’une des actualisations les plus approfondies de ce dispositif se situe justement dans le prolongement de la séquence décrite.

La diffusion radiophonique de la musique joue là un rôle essentiel : Lula est agacée par les nouvelles sordides relayées par les différentes stations accessibles sur l’autoradio (chirurgie, meurtre, nécrophilie, pollution : « It’s Night of the Fucking Living Dead ! »). Elle stoppe alors la voiture en pleine campagne, s’en extrait violemment et somme Sailor de chercher sur le poste un programme exclusivement musical. Leur satisfaction se traduit en cris stridents lorsque retentit Slaughterhouse, un morceau du groupe de heavy metal Powermad, qu’ils ont vu sur scène un peu plus tôt. Sailor augmente brusquement le volume sonore et accomplit une pirouette pour rejoindre Lula hors du véhicule. Là, comme lors du concert, ils transposent les riffs rapides de guitare électrique en trépidations furieuses et tribales, leurs mouvements excessifs des bras et des jambes exprimant un déchaînement physique violent qui mime, du moins pour Sailor, une lutte avec d’invisibles adversaires. Tandis que le couple se défoule, la caméra qui les saisit dans un plan d’ensemble s’élève jusqu’à les observer depuis une position en très haute contre-plongée (fig. 3-5).

C’est alors qu’apparaît, mixée en fondu sur le hard rock, une pièce symphonique de Richard Strauss, qui déroule un thème majestueux en une ample descente jouée aux flûtes et violons, exploitant l’inflexion colorée offerte par le passage de la tonalité majeure (Mib) à sa relative mineure (Do). Comme conscient de ce changement, le couple s’enlace et la caméra décrit un panoramique vers l’horizon, dévoilant progressivement un soleil couchant et effaçant la voiture du cadre. Les éléments liés à l’industrialisation de la vie quotidienne (rock, voiture, radio) font ainsi place au cadre naturel autour du couple réuni. Un insert en coupe franche offre alors leur profil en contre-jour. Bien que cette nouvelle musique soit extradiégétique, le couple a cessé toute gesticulation, adoptant désormais une attitude amoureuse en phase avec le lyrisme débordant des sonorités orchestrales. Au gros plan se substitue un panoramique d’ensemble qui poursuit son mouvement, dépasse le couple et termine sur le paysage illuminé par l’astre flamboyant (fig. 6-7).

La musique comme expressivité sentimentale

Les deux airs qui se succèdent dans ces dernières images jouent un rôle important dans la structuration musicale du film, où ils interviennent l’un et l’autre à plusieurs reprises. Slaughterhouse est ainsi associé au meurtre commis par Sailor dans la séquence d’ouverture, le rugissement sonore s’accordant à la brutalité déchaînée du passage à tabac et aux hurlements réactifs de Lula1 (fig. 8-10). Il accompagne en outre deux scènes de sexe du couple central (à l’hôtel Cape Fear et à New Orleans). Ce thème disparaît après la séquence crépusculaire décrite plus haut, comme si les personnages abandonnaient progressivement leur rapport à la violence, ce qui accentue leur mise à l’écart volontaire. Je précise que cette connotation de Slaughterhouse ne concerne que l’intro du morceau (quelques accords de guitare soulignés par la section rythmique). Lorsque la danse entre en jeu (comme au concert, puis dans la nature), c’est la seconde partie du morceau, plus véloce et isochrone, qui est utilisée pour constituer le prélude d’une scène de romance musicale2. Ce morceau exprime donc une forme de schizophrénie3 qui renvoie à celle des héros auxquels il est exclusivement associé. Il signale autant la confusion entre sexualité et violence que la libération de forces physiques donnant accès à une plus grande plénitude intérieure, celle exprimée par le thème de Strauss4. Les modifications corrélatives de la musique et du cadrage s’accomplissent, je le rappelle, dans la continuité d’un même plan.

Si Slaughterhouse constitue en définitive le leitmotiv du défoulement physique au cours de la première moitié du film, la musique de Strauss joue un rôle essentiel dans la forme générale de Wild at Heart. Toujours extradiégétique, elle intervient en effet au début, dès le générique, pour ne réapparaître qu’au milieu du récit (le coucher de soleil) et resurgir ensuite à deux reprises vers la fin : d’une part pour relier les deux amants séparés5, d’autre part pour sceller leurs retrouvailles. Clairement employé pour magnifier la profondeur du sentiment amoureux, ce thème symphonique est positionné dès le générique au cœur du système musical du film. Il démarre en effet sur la représentation d’un embrasement généralisé, ce feu qui reviendra sans cesse, signe d’une énergie indispensable mais entropique. Assénés avec un vigoureux effet sonore sur le fond orchestral, les trois mots du titre se superposent sur les images d’incendie6 auxquelles renverra le coucher de soleil (fig. 11). Celui-ci est directement évoqué par l’intitulé de l’œuvre de Strauss : Im Abendrot7, l’un des Vier Letzte Lieder écrits une année avant la disparition du compositeur (1864-1949). La partie empruntée pour Wild at Heart correspond à la section instrumentale précédant le lied proprement dit – elle s’interrompt juste avant que le chant ne débute. Cette pièce a été conçue comme une évocation de la mort, à partir d’un texte du poète romantique Joseph von Eichendorff (1788-1857) qui allégorise la vision du coucher de soleil comme une dernière image euphorique avant la fin de l’existence8.

Le caractère mortifère de ce thème musical se voit renforcé si l’on rappelle son association initiale à l’incendie et l’agressivité avec laquelle les mots du titre Wild at Heart sont initialement présentés. La sauvagerie évoquée lors de ce générique renvoie en effet autant à la passion vécue par le couple central qu’à la pulsion de mort propre au monde matériel qui les entoure. Le film développe constamment de telles ambivalences, notamment au travers de la circulation du feu, motif unifiant exposé dès le générique qui signale autant la libération de l’énergie vitale et sexuelle (récurrence du motif visuel de la cigarette pour Sailor et Lula) qu’un facteur de mort (l’assassinat du père de Lula, source de plusieurs flashs back traumatiques, électrochocs mémoriels qui jalonnent le récit). Le cinéaste indique lui-même que si cette isotopie du feu participe bien à l’union du couple, elle « menace aussi de détruire leur relation »9.

La puissance qui se dégage du thème de Richard Strauss s’appuie encore sur une emprise hégémonique de la bande son, couvrant lors de ses apparitions les bruits et les paroles éventuelles10. Cette musique extradiégétique fonctionne donc comme la manifestation absolue et exacerbée du sentiment intérieur. En lui attribuant un rôle d’exaltation et d’amplification des émotions fondamentales du récit, le dispositif de Lynch s’inscrit directement dans l’idiome postromantique qui a informé les pratiques des musiciens de film dès le milieu des années 1910. Le choix de Strauss est exemplaire, étant donné l’influence de ce compositeur11 sur les immigrés viennois ayant contribué à forger une tradition musicale durable au sein de l’industrie hollywoodienne (Max Steiner, Erich Wolfgang Korngold…). En découle un modèle dominant où la musique sert avant tout de véhicule aux affects et à la caractérisation psychologique des personnages, se substituant même quelquefois au langage verbal. Notamment issu des conceptions wagnériennes du drame scénique, ce rêve d’expressivité universelle entre geste et musique guide à l’évidence une part essentielle du cinéma de David Lynch, qui ne cesse de rejouer les utopies synesthésiques de la fin du romantisme, par exemple par le travail sur les correspondances intuitives entre couleurs et sonorités musicales.

C’est une telle forme de régression fondamentale vers les sources rythmiques de la gestualité12 qu’expriment Sailor et Lula dans la séquence de déchaînement physique naissant de leur rejet des informations radiophoniques au profit de la seule musique. Les trépignements frénétiques du couple sur Slaughterhouse, puis leur enlacement sur Im Abendrot traduisent un fantasme de synchronisme absolu entre mouvement corporel et musique qui rappelle la nostalgie chez Nietzsche d’une culture dionysiaque centrée sur le geste rythmique, c’est-à-dire « un symbolisme du corps tout entier, non pas seulement des lèvres, du visage, de la parole, mais de l’ensemble des gestes qui dans la danse agitent tous les membres rythmiquement »13 (fig. 12). Le primitivisme qui se dégage des séquences de danse dans Wild at Heart exprimerait dès lors une facette du discours utopique14 ayant considéré le film à l’aune de l’analyse nietzschéenne du Gesamtkunstwerk de Wagner, c’est-à-dire la résurgence d’un rituel archaïque et communautariste15.

Le mouvement rythmé comme effet de « dérision »

Mais cette interprétation de la danse des deux amants comme euphorie extatique en masque une autre, plus pessimiste. Certains critiques ont en effet perçu dans la large adhésion suscitée par l’esthétique wagnérienne les prémisses du spectacle total prôné par les nouvelles industries culturelles. Theodor Adorno fustige par exemple la célébration physique de la puissance chez Wagner comme une logique de l’effet annonçant celle développée à l’ère de la standardisation culturelle : l’œuvre du compositeur lui apparaît comme porteuse d’une « tendance que suivra l’évolution de la conscience bourgeoise à son stade tardif ; elle contraint l’individu à s’affirmer avec d’autant plus d’énergie qu’il est devenu en fait plus fantomatique et plus impuissant »16. Pour Adorno, cette mimique de l’expression humaine se reflète de manière emblématique dans le rapport des consommateurs au « jazz »17, musique mécanique reflétant un culte de la machine et transformant ses auditeurs en légions de pantins aliénés dansant au même rythme cadencé. Le philosophe voit les adeptes de la musique industrialisée mimer les gestes d’une sexualité excitée par les images de désir véhiculées par la culture de masse mais en réalité constamment frustrée : « la danse et la musique [de jazz] ne reproduisent les stades de l’excitation sexuelle que pour les tourner en dérision »18.

Une « logique de l’effet » pour lui-même, une débauche d’énergie qui cache une vacuité expressive, une sarabande de fantômes parodiant une vie réelle à laquelle ils n’ont pas accès : les concepts et les images utilisés par Adorno semblent d’autant mieux s’appliquer aux déhanchements de Sailor et Lula que le jeu des acteurs dans Wild at Heart se fonde à l’évidence sur un catalogue d’attitudes mimiques renvoyant aux attitudes standardisées produites par l’industrie du spectacle et du divertissement, en particulier celles des années 1950-1960 : la démarche chaloupée et le sourire grimaçant de Sailor, les poses glamour d’une Lula mâchant sans relâche un chewing gum – qui confinent quelquefois à l’objectivation mécanique de son corps19 (fig. 13) –, ou encore leur manière codifiée de conduire, de fumer ou de se vêtir20. Au large spectre historique engagé par la musique (de Strauss au heavy metal) répond une circulation plus réduite dans la culture de masse américaine et sa reformulation de la mythologie de la liberté individuelle. Outre l’intertexte du Magicien d’Oz (le musical de 1939), directement déployé dans le monde des personnages comme le signe, banalement « postmoderne », de la confusion entre réalité et imaginaire21, c’est la référence à Elvis qui s’impose comme la figure principale de cet ancrage nostalgique : son image de rocker rebelle mais finalement conforme aux attentes d’une large majorité22 sert indiscutablement de modèle au personnage de Sailor. Plus directement, ce dernier interprète deux chansons de 1956, époque d’émergence d’-Elvis23. A une nuance près, leurs titres sont similaires. La première, Love Me, se produit au cours du concert déjà évoqué du groupe Powermad, où Sailor répète l’attitude machiste et agressive de la séquence d’ouverture, puisqu’il réprimande violemment un homme cherchant à séduire Lula. Puis, considérant les auteurs de Slaughterhouse comme les dignes héritiers d’Elvis, du moins en matière de puissance (« you have some of the power E. had »), il lance Love Me, dont les paroles appréhendent elles aussi la relation amoureuse sous la perspective de la douleur24 (fig. 14). La seconde occurrence, Love Me Tender, intervient à la fin du film, et suit à nouveau une bagarre d’où Sailor sort cette fois perdant mais comme débarrassé de toute mise à l’épreuve de sa virilité. En conséquence, les dernières images du film verront le personnage entonner cette chanson tout en promesses éternelles et accomplissement des rêves25, soulignant la disparition finale de l’association entre sexe et brutalité. Ce désamorçage de la violence se traduit par le maquillage outrancier de Nicolas Cage, aux limites du cartoon (nez gonflé, coiffure totalement désordonnée), une « déformation per excessum »26 censée représenter l’impact physique de la dernière rixe sur Sailor (fig. 15).

L’opinion d’Adorno selon laquelle la culture industrialisée comporte la marque intrinsèque de sa propre « dérision » paraît comme avalisée : le personnage de Sailor est effectivement un héros par mimétisme. Dénué de substance propre, il ne peut traduire ses émotions les plus intenses que par la reproduction dérisoire de schémas issus de l’univers du divertissement. Dans une certaine mesure, il fait écho à la « contradiction géante » que reproche Greil Marcus à Elvis lui-même, dans la mesure où celui-ci refuse d’assumer avec sérieux son statut mythique : il « chante avec distance, tournant ce mythe en dérision, le rejetant au loin rien que pour le voir revenir sur lui à toute allure et l’emprisonner à nouveau. […] L’immense satisfaction qui émane de son spectacle s’accompagne d’un grand vide »27.

La musique comme représentation

Cette référence à Elvis s’inscrit dans un système musical plus vaste, sous-tendue par une problématique d’ordre sociopolitique. Comme le rappelle Sharon Willis, Wild at Heart peut en effet être compris comme le produit d’un regard masculin et régressif28, nostalgique de la période de stabilité qui a marqué l’Amérique entre le triomphe de 1945 et la crise identitaire liée à la Guerre du Viêt-nam. Le film de David Lynch reposerait d’après elle sur la confrontation œdipienne de son héros blanc à toute une série de représentations racistes et misogynes. Cette hypothèse se révèle assez convaincante. Pour s’affirmer en tant qu’homme – et même survivre29 –, Sailor affronte effectivement une impressionnante collection de figures d’altérité caractérisées par une sexualité déviante30 : mère et épouse castratrice (Marietta), agresseurs noirs instrumentalisés (Bob Ray Lemon et Reggie)31 (fig. 16-17), mafieux connotés comme hispaniques (Santos, Juana, Perdita ou même Bobby Peru32). Conformément à une certaine imagerie populiste de l’hydre et du « complot de l’ombre », la cohérence de cette terreur est rendue effective par la mise en réseau téléphonique33 de tous ces individus, soumis au pouvoir occulte d’un vieillard fortuné (Mr. Reindeer). Malheureusement trop souvent sous-estimée par une critique aveuglée par le fétichisme de la sensation pure professé par le cinéaste, cette fantaisie sociopolitique est largement sous-tendue par une utilisation constante de la musique en tant que vecteur de mythologie culturelle. Ainsi, la syntaxe du road movie ne se déploie pas seulement dans un espace intérieur (les nombreux flash back introduits via les dialogues entre les héros durant leurs trajets en voiture ou à l’occasion de leurs haltes à l’hôtel ou dans des cafés) mais renvoie à un parcours géographique tout à fait précis. Si celui-ci mène les protagonistes d’un espace de tension (l’hôtel Cape Fear, entre les deux états de Caroline du Nord et du Sud) à l’expérience d’une limite infranchissable (Big Tuna, un hameau du Texas), une étape essentielle se situe au cœur du voyage : New Orleans, creuset d’une double mixité musicale et ethnique puisque s’y est effectué, dès les premières années du XXe siècle, le croisement du ragtime, du spiritual, du blues et de la musique européenne.

Dès lors, l’utilisation d’airs préexistants dans Wild at Heart obéit moins à la logique postromantique qu’elle ne la convoque dans un système réflexif sur les fonctions de la musique dans la culture contemporaine. Elle renvoie à cette double fonction attribuée à la musique de film par Adorno et Eisler : pointer l’illusion de réalité produite par les images cinématographiques tout en stimulant le dynamisme visuel. La densité physique qu’apporte la musique sert en quelque sorte à animer des simulacres sans pour autant occulter la nature artificielle du médium34.

D’après les deux auteurs de Musique de cinéma, le film demeure intrinsèquement porteur de la « marque de ses origines : la baraque foraine et la pièce d’épouvante ». Son exploitation de la « sensation » ne doit pas être évaluée comme « un manque de goût et de discrimination esthétique », tant elle contribue à l’élaboration d’un « effet de choc » qui permet de « faire percevoir ce qui se déroule d’essentiel derrière la copie d’apparence réaliste fournie par l’image ». La juxtaposition d’attractions à laquelle se livre Wild at Heart me paraît justement renvoyer à une collection de ces « abominations » courantes dans le cinéma sensationnaliste et capables de dévoiler partiellement « une partie des fondements barbares de la culture ».

Mais ce geste d’apparence iconoclaste révèle aussi chez Lynch la nostalgie profonde d’une forme de communautarisme précapitaliste, moins liée au projet romantique de Gesamtkunswerk que reformulée par Adorno et Eisler à l’aune de leur rejet de la dimension totalitaire de l’esthétique wagnérienne (du moins dans ses développements tardifs). Pour ces derniers (à l’évidence moins Adorno qu’Eisler, marqué par l’engagement politique envers les « masses » et l’influence de Brecht), le « sensationnel » des produits culturels de masse signale en effet l’héritage partiel de « l’art populaire de la ballade macabre et du roman de quatre sous, à un niveau inférieur aux normes établies par l’art bourgeois ». Ces normes, le cinéma s’avère alors capable de les « ébranler […] précisément par le sensationnel », trouvant ainsi « accès à des énergies collectives, ce que ne sont en mesure de faire ni la littérature, ni la peinture de bonne tenue »35.

Faire jouer la « ballade macabre » et le « roman de quatre sous » contre le bon goût de l’art légitimé, c’est justement le projet qui structure Wild at Heart, dont le mode d’agencement rappelle également celui des comédies musicales les moins intégrées narrativement (la relation à ce genre paraît d’autant plus justifiable étant donné la présence constante de la musique dans le film de Lynch, jusqu’à l’inclusion de plusieurs performances d’interprètes visualisés). Quant au fantasme communautaire, il se traduit dans le film par la présence de la radio qui, contrairement au téléphone35, engage une circulation des sons dans l’espace public et rend possible la constitution d’une véritable synergie sociale. Cette potentialité du médium radiophonique a été par exemple entrevue par Bertolt Brecht, rêvant de voir « le plus formidable appareil de communication qu’on puisse imaginer pour la vie publique » appliqué à la logique analytique de son théâtre épique36.

La radio est systématiquement associée à Sailor et Lula en tant que couple et elle renvoie directement à l’exploration de la culture musicale afro-américaine qui marque une partie importante du film. Elle apparaît d’abord dans la séquence d’hôtel qui suit la première sortie de prison du jeune homme. Cette scène débute par un gros plan sur un poste de radio vintage qu’on découvre porté par les pieds de Sailor, couché sur le dos37. Alors qu’il dialogue avec une Lula éloignée de lui (l’image dédoublée de celle-ci se regardant dans le miroir est séparée de celle de l’homme par un cadrage évoquant le split screen) (fig. 18), il fait passer le câble de l’appareil le long de son corps, en le tenant dans sa main. La musique émise par le poste est le premier mouvement de la Fragmented Suite for Piano and Bass enregistrée par Duke Ellington et Ray Brown à Las Vegas en 1972. Métaphore de la quête de liberté des protagonistes, les deux instruments cherchent à s’émanciper du soulignement rythmique pris en charge par la batterie pour engager un contrepoint risqué entre deux voix mélodiques désormais indépendantes. Cette pièce traduit une rencontre où la musique noire américaine fait mine d’adopter la forme longue propre à la tradition d’élite occidentale (proposer une véritable suite au lieu de penser en songs) mais en ne renonçant pas à la considérer comme fondamentalement « fragmentée ». La fin de la séquence réunit les deux amants autour du poste de radio, annulant le morcellement initial sous la forme d’une fusion entre l’humain et la machine (fig. 19). Comme le confirme le jazz-blues rapide et léger pour trio, apparemment ancien, émis par l’autoradio du couple au tout début de sa cavale (Sailor tape des mains sur le capot)38, les deux protagonistes sont représentés en relation symbiotique avec la musique noire américaine, un rapport qui se traduit logiquement par leur fréquentation à New Orleans d’un club de jazz, où ils assistent à un concert du tromboniste vétéran John « Streamline » Ewing et à une performance de la chanteuse Koko Taylor. La séquence décrite au début de cet article, où un vieillard bienveillant répercute vers Sailor et Lula les ondes d’un air de jazz des années 1930, paraît donc conjurer, par l’entremise d’un médium à valeur communautaire, les représentations de Noirs agressifs associées aux opposants du couple.

Mais la simulation ludique de flirt entre Lula et le vieil homme fonctionne aussi comme le renversement d’une image précédente, située dans la séquence où apparaît pour la première fois Mr. Reindeer. Alors que le vieillard s’occupe de son réseau de gangsters, une jeune métisse danse lentement à l’avant-plan, tournant le dos à son patron (sa semi-nudité l’assimile au harem de Reindeer) (fig. 20). Un peu plus tard, on n’entendra pas les musiciens afro-américains qui jouent dans la salle à manger du riche « homme de l’ombre » : les sonorités de violon accompagnant cette séquence ne correspondent absolument pas à l’instrumentation jazz du groupe. Qu’ils soient porteurs de violence ou performers, les personnages noirs de Wild at Heart ne dépassent donc jamais la place que leur a assignée un regard extérieur. Lors du concert de jazz à New Orleans, un homme s’extrait du public de danseurs exclusivement blancs et âgés pour émettre d’étranges grognements en direction des musiciens, comme pour imiter le son du trombone39. Même le personnage du garagiste de la station-service, réduit à une posture stéréotypée, exprime une forme d’effacement culturel, la musique qu’il transmet aux héros ayant en fait été signée et interprétée par un célèbre jazzman blanc, Glen Gray, dont le Casa Loma Orchestra figure parmi les premières formations importantes de la Swing Era, parallèlement à celles de Cab Calloway ou Duke Ellington. Cette culture du big band est citée dès l’ouverture du film par l’entremise d’un air archi-connu de Glenn Miller, le tonitruant In the Mood, qui « colle » parfaitement à l’ambiance de cocktail mondain de l’hôtel Cape Fear, résonnant dans le hall surdimensionné et chargé de lustres40. En proposant une version universalisée de la musique jazz, la figure de Glenn Miller exprime en fin de compte la même pro-blématique qu’Elvis dans sa relation au rhythm and blues, mais sans la dimension provocatrice que le chanteur de rockabilly a pu représenter à ses débuts. Wild at Heart me paraît ainsi traversé par une obsession dublackface (pris dans son sens le plus large)41 dont témoigne l’identification de Sailor à Elvis, sans résoudre l’ambivalence caractéristique de ce phénomène : appropriation de la culture afro-américaine par les Blancs ou manifestation d’un syncrétisme culturel ?

Tension entre deux mondes/modes

Au-delà de cette dimension sociopolitique, la référence à la « ballade macabre » trouve une actualisation particulière dans Wild at Heart. J’ai déjà mentionné Im Abendrot (le coucher de soleil comme image flamboyante de la fin de vie) et Slaughterhouse (l’abattoir, lié dans la chanson originale à la peine capitale). Mais il est possible de dégager de la plupart des autres morceaux utilisés dans le film une telle dimension mortifère, toujours par l’entremise du langage verbal qui sous-tend la musique (titres, livret, texte des chansons…)42. Ainsi, les airs de violon entendus chez Mr. Reindeer de même qu’au restaurant où se retrouvent Marietta et Johnnie Farragut43 et interprétés par le Transylvanien Shony Alex Braun, s’intitulent Chrysanthemum et Avant de mourir44. Une tension se dégage de leur insertion dans le film, dans la mesure où leur caractère désuet et nostalgique, adapté à l’univers de luxe continental qu’ils accompagnent, croise la brève séquence d’accords associée aux malfaiteurs (des tenues de cordes planant dans les graves).

Pulsion de mort et blackface s’imbriquent dans différents airs empruntés à la culture musicale contemporaine. Pour le Baby Please don’t Go (in New Orleans) associé au dernier trajet de Johnnie Farragut avant de rejoindre la ville où il trouvera la mort, c’est la version du groupe Them, avec Van Morrison (1965), qui est préférée à l’interprétation de ce classique par son compositeur Big Joe Williams, grande figure singulière de la guitare blues (1903-1982). L’idée de métissage traverse encore la musique placée sur l’exécution de Farragut, Far Away Chant, du groupe African Head Charge, dans une version un peu ralentie. Tirée de l’album My Life in A Hole in The Ground (1981), ce dub expérimental (voix caverneuse d’un chanteur jamaïcain sur le fond rythmique dé-structuré d’une basse reggae et de percussions africaines) est ici utilisé pour son caractère incantatoire qui renforce le climat malsain de l’exécution ritualisée et sadique d’un Blanc par un Noir. Le meurtre de ce personnage trop « faible » pour survivre paraît évoqué dans le discours d’une chanson interprétée dans le film par la chanteuse noire Koko Taylor (fig. 21). Signée Lynch/Badalamenti, Up in Flames exprime en effet l’échec sentimental dans la symbolique du film (intoxication par les flammes et ratage du Tender Love qui sera exprimée in fine par Sailor/Elvis) : « My head’s full of smoke / Heart’s full of pain / That tender love is gone / Gone up in flames […] You should’ve shot me, baby / Shot me with a gun ». La musique de la station-service a été quant à elle titrée Smoke Rings (1932), allusion ironique à la cigarette et à son explosivité potentielle, de surcroît près d’une pompe à essence où trône une pancarte interdisant de fumer.

Des musiques de Wild at Heart se dégage une conception déprimante où ne cesse d’être proclamé le rejet du monde matériel. Par exemple dans la séquence où Sailor, séparé de Lula, observe son reflet déformé dans le miroir d’un bar où l’a entraîné le dangereux Bobby Peru, un guitariste interprète une version instrumentale de Buried Alive, une chanson de Billy Swan, grande vedette de la country music (qui incarne ici lui-même le musicien). Les paroles assimilent un homme abandonné par sa femme à un mort vivant : « I’m through living with the world outside so I’m living buried alive […] Now this home is like a grave inside so I’m living buried alive […] ». C’est également dans une version uniquement instrumentale qu’est interprétée la ballade Wicked Game de Chris Isaak, juste avant de se retrouver sur les lieux d’un terrible accident de la route. Le texte exprime le point de vue d’un être désorienté par la violence du monde et ne sachant s’il doit accepter le salut par l’entremise de l’amour : « […] The world was on fire and no one could save me but you. […] This world is only gonna break your heart […] Nobody loves no one. »

Toutes ces paroles sous-jacentes renforcent indirectement le discours pessimiste tenu à plusieurs reprises par Lula, notamment lorsqu’elle prédit, vers le début du film, qu’un rayon X viendra détruire la terre. Sailor y répond par une tournure ironique, imaginant qu’il sera alors possible de se rendre sur la lune à bord d’une Buick. Cette formule renvoie à la fuite en automobile du couple et au happy end final qui sanctionnera leur parcours, où apparaît un personnage féerique venu d’un autre monde. La rencontre finale de Sailor avec le gang se déroule d’ailleurs au rythme de Boomada (1960), un thème groovy signé par Les Baxter (1922-1996), le spécialiste du Space Age Pop (Music out of the Moon, 1950), style musical aux sonorités exotiques et insolites utilisé dans les séries télévisées et le cinéma de science-fiction d’après-guerre. Cette allusion à l’espace se fait plus solide via une dernière musique d’emprunt, celle de Kosmogonia (1970), une cantate symphonique du polonais Krzysztof Penderecki (né en 1933), musique avant-gardiste qui apparaît, en dépit de l’ancrage de son compositeur dans une tendance fréquemment qualifiée de « néo-romantique », comme une rupture dissonante en comparaison des autres musiques utilisées dans Wild at Heart. Un extrait de Kosmogonia est utilisé dans la séquence où Marietta, occupée avec son rouge à lèvres, dialogue au téléphone avec Johnnie Farragut, qui suit pour sa part un programme de télévision où des chiens s’entre-dévorent. La structure du passage musical joue sur l’enchaînement entre une tension produite par l’étirement de quelques accords – aspect statique – et l’éclat subit des cuivres et des percussions – aspect dynamique. Ce dernier type d’événement musical est employé pour le moment où la caméra dévoile brusquement le visage de Marietta, totalement recouvert de rouge à lèvres et qui produit un singulier effet horrifique (fig. 22).

Certes, le choix de cette musique obéit à la convention selon laquelle les dissonances servent à marquer les tourments et l’effroi (un air de Penderecki se retrouve par exemple dans la bande son de The Exorcist). Mais il est également possible de se pencher sur l’œuvre citée dans le film, commandée par l’ONU à l’occasion de son 25e anniversaire et qui célèbre la conquête spatiale. En composant le livret (un collage de citations exaltant l’harmonie universelle, tirées de déclarations de Copernic, Lucrèce, de Vinci ou, plus prosaïquement, d’astronautes), Penderecki a appliqué une méthode qui rappelle certains aspects du rapport entre texte et musique travaillé dans Wild at Heart. Pour Penderecki, la sélection du texte détermine en effet à l’avance la dimension spirituelle de la pièce musicale, mais celle-ci devra se traduire ensuite exclusivement par le langage des sonorités45.

Bien que fortement dissonant, l’éclat orchestral employé par Penderecki est censé souligner l’émerveillement de l’être humain face à l’ordre universel. Il apparaît alors comme adapté au rôle attribué au cosmos chez Lynch, notamment dans ses premiers longs métrages (Eraserhead, 1976, Elephant Man, 1980) : la délivrance de la terrible monstruosité d’un monde terrestre peuplé de morts vivants. En fin de compte, le visage écarlate de Marietta doit donc être rapporté au plan du coucher de soleil accompagné par Im Abendrot, dont il constitue le possible contrechamp (ou contre-chant). Un passage du livret de Kosmogonia cite effectivement l’astronaute John Glenn au cours du premier vol spatial américain sur orbite : « Oh ! Je vois dans le périscope le soleil se lever derrière moi ; il est d’un rouge brillant, éclatant ».

1 Il réapparaît pour un bref flash back où Marietta revoit la figure vengeresse de Sailor la pointer du doigt, après qu’il a tué l’émissaire de celle-ci, Bob Ray Lemon.

2 Avant la séquence centrale du coucher de soleil, cette partie de Slaughterhouse apparaît en effet lors du concert où elle est suivie par une interprétation de Love Me par Sailor. Cette performance sera suivie d’ébats dénués pour la première fois de l’accompagnement hard rock connoté par le film comme « violent ».

3 Cette division d’un morceau en deux parties distinctes renvoie d’une part à une sorte d’horizontalité où la tension se construit par la répétition et la dilatation, d’autre part à une dimension de verticalité où l’énergie se déploie en tant qu’événement. Une forme qu’on retrouvera dans d’autres airs utilisés dans Wild at Heart (In the Mood, Kosmogonia…).

4 Même s’il intervertit l’ordre dans lequel s’enchaînent les airs musicaux, Michel Chion me paraît engager une piste de réflexion intéressante dans son bref commentaire de cette séquence lorsqu’il récuse l’explication d’un « contraste culturellement codé » entre les deux types de musique en présence et propose de les considérer comme deux expressions d’une même puissance : « Strauss n’est-il pas le compositeur le plus nietzschéen, et pas seulement pour avoir tiré de Zarathoustra un poème symphonique ? ». M. Chion, David Lynch, Editions de l’Étoile / Cahiers du Cinéma, Paris, 1992, p. 159.

5 Elle est esseulée dans la chambre d’hôtel tandis que Bobby Peru et Perdita Durango l’embarquent vers le braquage fatal qui le jettera à nouveau en prison.

6 Soucieux de valoriser l’idée d’une juxtaposition d’ambiances distinctes, Jean-Baptiste Thoret réinvente passablement la description de ce générique. Les titres lui paraissent en effet « romp[re] avec le silence », accompagnés d’« accords proches du heavy metal » (inexistants) et précéder le démarrage de la musique de Strauss (qu’il attribue ici à Angelo Badalamenti, alors qu’il l’identifie correctement pour la scène du coucher de soleil). Si le générique construit bien l’idée de coprésence d’éléments a priori différents, Thoret veut absolument y voir des ruptures successives qui placent dès lors le film « sous l’égide du contraste radical ». Jean-Baptiste Thoret, Sailor et Lula, Wild Side / Dark Star, Paris, 2004, p. 40 (livret de l’édition DVD Wild Side, 2004).

7 C’est-à-dire « dans le rouge du soir ».

8 Le statut énonciatif (« nous ») s’adapte bien au couple de héros d’un road movie : « Nous sommes allés main dans la main, nous nous reposons maintenant de nos errances, face à ce paysage paisible. […] Bientôt il sera temps de dormir et nous ne devons pas nous perdre dans cette solitude. […] O vaste paix tranquille. Si profonde dans le coucher du soleil. Nous sommes si fatigués de nos errances – Est-ce que c’est la mort ? » (ma traduction).

9 Chris Rodley (éd.), Lynch on Lynch, Faber and Faber, Londres, 1997, p. 195.

10 Ainsi du bref dialogue échangé entre les deux amants dans le gros plan en contrejour. Ce privilège accordé à la musique dans l’évocation des fondements émotionnels et les données essentielles de l’univers narratif renvoie au statut de « moyen d’expression » absolu du drame accordé par Wagner au discours musical. Carl Dahlhaus précise à ce sujet : « Le texte, dans le drame musical, ne représente toutefois qu’un élément de l’action, et non pas sa substance. […] La ‹ nature humaine › défigurée, presque méconnaissable dans la société moderne, prosaïque, doit être restituée au moyen de la musique qui, selon Wagner, a le pouvoir de rappeler les origines archaïques ». Carl Dahlhaus, Les drames musicaux de Richard Wagner, Mardaga, Liège, 1994 [1971], p. 10.

11 Theodor W. Adorno et Hanns Eisler considèrent ainsi l’œuvre tardive de Richard Strauss comme une première « tentative de combler le fossé qui sépare le public de la culture par la liquidation de la culture », par exemple avec son Cavalier à la Rose, une œuvre « qui tient de la rétrospective et de la stylisation ». Theodor W. Adorno et Hanns Eisler, Musique de cinéma, L’Arche, Paris, 1972 [1969], p. 66 [H. Eisler, Composing for the Films, Oxford University Press, New York, 1947].

12 Dans son Crépuscule des idoles, Nietzsche regrette que cet « état dionysiaque normal, du moins l’état primitif » soit dénaturé à l’époque contemporaine, où « l’homme n’imite et ne mime plus physiquement tout ce qu’il ressent sur le moment ». Friedrich Nietzsche, Crépuscule des idoles, Gallimard, Paris, 1988 [1888], p. 64.

13 F. Nietzsche, La naissance de la tragédie, Gallimard, Paris, 1986 [1872], p. 35.

14 Notamment en France durant l’entre-deux-guerres, chez Ricciotto Canudo ou Abel Gance.

15 De la célébration enthousiaste à la critique la plus sévère : La naissance de la tragédie (1871), Richard Wagner à Bayreuth (1876), Le cas Wagner et Nietzsche contre Wagner (1888-1889).

16 T. W. Adorno, Essai sur Wagner, Paris, Gallimard, 1966, p. 104. L’axe Strauss-Slaughterhouse, présenté sur un mode inversé par Lynch, n’est donc pas si audacieux : Adorno rappelle en effet l’existence d’« une forme anticipée de la persistance que ces éléments dissociés doivent aux procédés mnémotechniques de l’intensification et de la répétition dans la grande musique elle-même, dans les techniques de composition du romantisme tardif et plus particulièrement celles de Wagner. » T. W. Adorno, Le caractère fétiche dans la musique, Allia, Paris, 2001 [1938 ; 1973], p. 35.

17 Un terme par lequel il qualifie unilatéralement les productions musicales issues de l’industrie culturelle.

18 T. W. Adorno, Le caractère fétiche dans la musique, op. cit., p. 67.

19 Juste avant le concert de Powermad, une image du couple superpose la main, brusquement détendue, de Sailor sur le ventre de Lula alors que celle-ci amorce le mouvement de danse qu’elle reprendra au club de rock (raccord immédiat sur leurs pieds). L’effet est celui d’un ouvrier actionnant sa machine. Cette idée est prolongée dans une autre fin de séquence, où Sailor mime, plus explicitement encore, un geste de manivelle provoquant le tortillement du corps de sa compagne, comparé à une machine à boisson. Là encore, le caractère littéral du montage renforce l’idée de mécanicité du cinéma lui-même : cette image laisse la place au gros plan d’une petite statuette féminine, elle aussi pourvue d’une manivelle. On peut encore se référer à Be-Bop-A-Lu-La, autre rockabilly de 1956 utilisé dans le film et dont les paroles réduisent obsessionnellement le personnage féminin à un rôle de poupée adolescente (« She’s the queen of all the teens / […] my baby doll my baby doll my baby doll. / She’s the one that got that beat / she’s the one with the flyin’ feet. / She’s the one that walks ’round the store. / She’s the one that yells / more, more more, more! […]. »). Ce rapport entre le couple évolue, juste avant la communion face au soleil, vers l’image d’un nouveau corps-machine unifié, composé des jambes de Sailor émergeant du siège arrière de l’automobile et du haut du corps de Lula, qui conduit désormais le véhicule.

20 Ainsi la veste en peau de serpent de Sailor, « symbol of my individuality and my belief in personal freedom » : Nicolas Cage débite cette phrase à toute vitesse, comme pour énoncer le caractère standardisé de cette symbolique vestimentaire. Comme appui à cette interprétation, Lula lui rappelle d’ailleurs que c’est la « cinquante millième fois » qu’il la lui répète.

21 Sailor est redirigé in extremis vers sa famille par l’apparition soudaine d’une Fée, qui participe des nombreuses citations du Magicien d’Oz, avec la sorcière à boule de cristal, les escarpins rouges de l’héroïne ou encore la volonté de celle-ci de partir « Over the Rainbow ». En adoptant la forme ambiguë de l’ironie référentielle, le film transforme donc en fin de compte la logique réactionnaire du There’s no Place like Home – sur laquelle se conclut la célèbre comédie musicale – en plaidoyer pour le refuge dans l’imaginaire promu par la culture de masse.

22 Elvis est une « figure suprême de la vie américaine, dont la présence, aussi banale ou prévisible soit-elle, est sans réel équivalent ». Greil Marcus, Mystery Train, Gallimard, Paris, 2003 [1975 ; 2000], p. 217.

23 David Lynch associe les débuts de sa passion pour la musique à Elvis Presley et ce qu’il considère comme les débuts du rock’n’roll. Chris Rodley, op. cit., p. 126-127.

24 « Treat me like a fool / Treat me mean and cruel / But love me. […] Wring my faithful heart / Tear it all apart. / But love me ».

25 « Love me tender, love me true, all my dreams fulfill. / For, my darlin’, I love you and I always will ».

26 Le critique wagnérien Ricciotto Canudo utilise cette formule pour qualifier, en 1911 déjà, des effets propres au comique cinématographique qu’il perçoit comme la résurgence de la farce grotesque antique : « C’est par l’ironie dans le mouvement convulsif du rire, que la caricature développe dans l’homme ce sens suprême de légèreté, l’ironie jetant sur le dos redressé de l’homme, le manteau bariolé de Zarathoustra ‹danseur et rieur› ». Ricciotto Canudo, « La naissance d’un sixième Art. Essai sur le cinématographe » [1911], L’usine aux images, Séguier/Arte, Paris, 1995, p. 38. Il est donc possible de considérer l’hyperbole expressive produite par le maquillage de Sailor non pas comme une mise à distance moqueuse, mais comme un masque reflétant ce que Bergson définit comme l’art du caricaturiste : « Il fait grimacer ses modèles comme ils grimaceraient eux-mêmes s’ils allaient jusqu’au bout de leur grimace. Il devine, sous les harmonies superficielles de la forme, les révoltes profondes de la matière. Il réalise des disproportions qui ont dû exister dans la nature à l’état de velléité, mais qui n’ont pu aboutir, refoulées par une force meilleure. » Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du comique, Gallimard/P.U.F., Paris, 2002, p. 20.

27 G. Marcus, Mystery Train, op. cit., p. 219-220.

28 La conclusion du film met directement en scène ce regard fondamental, puisque les héros enlacés sont observés au travers du pare-brise par leur fils. Sharon Willis, Race and Gender in Contemporary Hollywood film, Duke University Press, Durham/London, 1997, p. 131-157 (chapitre « Do the Wrong Thing: David Lynch’s Perverse Style »).

29 Au cœur du film, le meurtre de Johnnie Farragut apparaît comme l’actualisation de toutes les menaces qui pèsent sur l’homme blanc dévirilisé. Tout d’abord, il répète le meurtre du père de Lula (un homme que la jeune fille déclare retrouver en Sailor, témoin supposé du forfait). Ensuite, il accomplit l’agression repoussée en ouverture du film par le héros : sous le regard, symétriquement divisé par des cadres similaires, de la commanditaire (Marietta qui observe la scène du haut des escaliers) et du corps-objet convoité et traumatisé par le viol (Lula, placée un peu en dessous et répondant par un hurlement mécaniquement hystérique au déclic du cran d’arrêt), le Noir Bob Ray Lemon déploie son arme blanche et brandit la menace d’un accouplement interracial (« Marietta gave me this to kill you. And then she said I’d be able to fuck Lula »). Ce stéréotype du Noir assassin et violeur, incapable d’autogestion, puisque encadré et encouragé par des Blancs irresponsables a été passablement travaillé dans le cinéma américain dès Birth of a Nation (D. W. Griffith, 1915), où le métissage est présenté comme une abomination condamnable (la figure du Métis Sylas… Lynch). Il éclate enfin dans la séquence controversée où est mis à mort Farragut, soumis à un rituel aux allures de vaudou orchestré par Juana, une femme « pas vraiment Blanche » (accent créole, perruque blonde). Au comble de la jouissance, dans une confusion totale entre pulsions meurtrière et amoureuse, celle-ci ordonne à son amant noir (Reggie) d’exécuter le malheureux. Détail révélateur, l’autre sidekick de Juana (le discret Dropshadow, un Blanc) se retire de la scène par une porte dérobée juste avant l’assassinat. C’est lui qui remet l’arme du crime à Reggie, précisant qu’il s’agit d’une arme des Marines.

30 Contrairement aux nombreux ébats effectifs entre Sailor et Lula, le plaisir sexuel ne s’obtient chez les villains que par le biais de la violence, de l’instrumentalisation et du spectacle : outre les dispositifs sadiques du meurtre de Johnnie Farragut et de l’agression indirecte de Sailor par Marietta, citons l’aréopage de mannequins dévêtues et apathiques qui entourent Mr. Reindeer comme la projection multiple et sérialisée de l’objet du désir, ou encore l’orgasme par intimidation auquel Bobby Peru pousse Lula avant de différer in extremis la pénétration avec un air satisfait.

31 Voir note 29.

32 Lorsqu’on demande à ce personnage si son nom de famille désigne son pays d’origine (un endroit situé plus au Sud, symbolisant l’au-delà de la frontière), il rétorque qu’il est « d’un peu partout » (la menace diffuse, autant venue d’ailleurs qu’intérieure). L’élimination finale de ce vétéran du Vietnam (il porte l’acronyme des Marines sur une main) renvoie à l’épuration, au sein de l’univers de Wild at Heart, de ce modèle de violence traumatique.

33 Le téléphone est systématiquement associé aux villains : lorsque Lula l’utilise, c’est pour rompre avec Marietta ; de même, Sailor ne parvient pas à atteindre sa compagne, l’appareil étant contrôlé par la mère de celle-ci. Au début d’Industrial Symphony No 1, le retour du couple se traduit par une stricte alternance de deux gros plans séparant le couple au téléphone : il lui annonce sa décision de la quitter…

34 T. W. Adorno et H. Eisler, Musique de ci-néma, op. cit., p. 87.

35 Voir note 33.

36 B. Brecht, « Théorie de la Radio 1927-1932 », Ecrits sur la littérature et l’art 1, Editions de L’-Arche, Paris, 1970, p. 137 et 140.

37 Ce plan sera inversé dans la fin de cette séquence où la caméra partira du bas du corps des deux amants pour raccorder avec la danse frénétique dans le club où se produit Powermad.

38 Cet air contraste vivement avec l’absence inquiétante de musique accompagnant la rencontre Santos-Marietta, avec laquelle alterne l’image du jeune couple.

39 Cette occurrence renvoie à tous les vieillards séniles rencontrés par Sailor et Lula, en proie à des tics révélant leur nature dissociée et une forme de régression animale.

40 En outre, il ouvre le film par une micro-structure qui rappelle celle du Slaughterhouse de Powermad : brillante introduction en puissance, puis répétition rythmique d’un motif élémentaire de quelques notes. Mais la comparaison s’arrête là : son arrangement stéréotypé (walking bass de synthétiseur) évoque plutôt la parodie nostalgique de jazz ou de berceuse pop-rock caractéristique de la collaboration Lynch/Badalamenti.

41 Arthur Knight pointe la nécessité de dépasser le sens strict du terme blackface (Blanc se grimant en Noir, dans la tradition du minstrel show comme Al Jolson dans The Jazz Singer, 1927) : « Les performances noires ‹ stéréotypées › dans les films et à la télévision, les Blancs jouant des personnages noirs sans utiliser de maquillage […], et un grand nombre de musiciens blancs qui s’approprient des pratiques musicales noires (Elvis Presley, Mick Jagger, Vanilla Ice) deviennent tous de la sorte ‹ blackface compris au sens plus large › ». A.Knight, Disintegrating the Musical. Black Performance and American Musical Film, Duke University Press, Durham/Londres, 2002, p. 31.

42 Cette association entre amour et mort n’est pas seulement liée à la culture populaire de la « ballade macabre ». Comme le désigne aussi le recours à un lied de Strauss, elle ressortit également à la poétique romantique, notamment exprimée dans le Tristan et Iseut de Wagner. Comme le rappelle le musicologue Carl Dahlhaus à propos de la structure dramatique de cet opéra : « C’est parce qu’ils croient boire le philtre de la mort que Isolde et Tristan boivent le philtre de l’amour. […] Le philtre n’est un philtre d’amour qu’à partir du moment où il s’est imaginé philtre de la mort… » (C. Dahlhaus, op. cit., p. 59).

43 Cette dernière scène se conclut par le passage devant le cadre d’une femme albinos, apparemment aveugle, les mains levées vers le ciel : incarnation ultime d’une figure fatale de métissage.

44 Ce rescapé d’Auschwitz et Dachau, au-jourd’hui exilé en Californie, est notamment l’auteur d’une Symphony of the Holocaust.

45 « Le texte qui a été à la base de l’idée de Cosmogonie et qui a été soigneusement organisé selon l’ordre interne du matériel verbal, s’efface complètement dans sa sémantique sous l’action de la déformation et de la dislocation des phonèmes et des morphèmes entreprises par le compositeur. Il restera la réalité musicale, la réalité des sons prenant leur forme lors de la représentation scénique. Quant au texte, il sera imprimé dans le programme du concert pour permettre aux auditeurs de prendre connaissance du propos de l’œuvre, pour qu’ils fassent ensuite abstraction de lui et qu’ils accueillent la musique en fonction de leur imagination, libérée des associations traditionnelles : mot-son. » Barbara Malecka-Contamin, Krzystof Penderecki : Style et matériaux, Kimé, Paris, 1997, p. 85-86.