Babette Mangolte, Serge Margel, Eva Yampolsky

Chantal Akerman et la musique

Tourné en 1981 et sorti en 1982, le film d’Akerman Toute une nuit a introduit des émotions inexprimées et des désirs romantiques qui n’étaient pas présents dans ses films des années 1970, où l’incapacité d’exprimer l’amour et le désir n’était pas mis au premier plan. Ces questions, qui sont devenues récurrentes dans les films réalisés dans les années 1980, ouvrent un rapport avec la musique qui est très spécifique et qui deviendront déterminantes jusque dans ses derniers films.

En 1983, elle a commencé à travailler sur une comédie musicale, qui se déroule à Bruxelles, dans la « Galerie de la Toison d’Or », au sous-sol, sans lumière naturelle, et où tout le monde rêve de voir le ciel bleu mais n’y parvient pas. Sous la forme d’une longue bande annonce tournée dans le but de trouver des fonds pour filmer sa comédie musicale, Akerman, avec ses jeunes acteurs, a inséré des dialogues en vidéo et des auditions de chant, en expliquant à chaque acteur comment l’émotion est transmise en gros plan. La vidéo a été montée sous l’intitulé Les années 80 et représente bien comment diriger les émotions du visage de l’acteur, car la voix de Chantal Akerman est principalement hors champ, et ce qu’on voit est le visage de l’acteur en train de réagir à ses directives. Le film expérimente comment passer du dialogue naturel au chant des voix d’amateurs. Akerman a demandé à ses acteurs de tester des chansons qui représentaient le cœur de la narration émotionnelle de la comédie musicale, dans laquelle les confidences échangées par le dialogue laissent soudainement place aux chansons, lesquelles se transforment ensuite en mouvement et en danse. Le vocabulaire du mouvement met en scène les chemins de traverse et zigzagants qui devraient se réunir mais ne le font jamais. Le cœur du récit porte sur trois femmes qui sont amoureuses du même jeune homme, lequel travaille à côté de leur salon de coiffure. Cette comédie musicale se focalise sur l’émotion réprimée d’un amour non-partagé et sur les chagrins d’amour parmi la jeunesse.

Akerman a écrit les paroles des chansons, ainsi que l’intégralité du script, et Marc Herouet a composé la musique pour ce film musical, qui est devenu Golden Eighties, filmé en 1985. En plus du thème principal de l’amour chez les jeunes, Delphine Seyrig, qui était remarquable en tant que Jeanne Dielman dans le film d’Akerman de 1975, apparaît de nouveau dans Golden Eighties comme Jeanne, la mère du jeune homme qui représente l’objet d’amour. L’histoire commence par la venue d’un Américain, qui reconnaît en Jeanne la jeune femme qu’il a sauvée après avoir libéré le camp où elle était emprisonnée, lorsqu’elle était jeune femme à la fin de la guerre, trente ans auparavant. Cette autre intrigue est particulièrement touchante, puisque le soldat, joué par John Berry, raconte à quel point il l’aimait pendant toutes ces années et n’a jamais pu se remettre du fait qu’un jour elle a disparu. Elle ne savait pas qu’il l’aimait et elle est partie car elle ne voulait pas être un poids pour lui. En comparant ces deux films, la vidéo Les années 80, sorti en 1983, dans lequel les protagonistes sont jeunes, et le film Golden Eighties, tourné en 35 mm en 1985, dans lequel un amour perdu depuis longtemps rajoute un thème supplémentaire, l’impact émotionnel est plus grand dans le second film, tandis que la mise en scène du mouvement et de la danse est plus originale dans la vidéo. En ce qui concerne la musique, la vidéo est aussi plus audacieuse, car les voix sont celles d’amateurs et sont très vivantes, tandis que dans le film tous les acteurs sont doublés pour leurs chansons, à l’exception de Delphine Seyrig, qui développe sa propre chanson charmante.

Si les désirs romantiques ont amené Chantal Akerman à la musique, un autre facteur aurait pu jouer un rôle dans son désir de réaliser une comédie musicale. Elle a tourné un documentaire durant l’été 1982 pour Antenne 2 (une des six chaînes de télévision en France à l’époque). Bien que Un jour Pina a demandé… ait d’abord été une commande, Akerman a été fascinée par le théâtre-danse de Wuppertal de Pina Bausch, alors en tournée à Venise et à Milan. Cette tournée s’est achevée en juillet 1982 par la première de Nelken au Festival de théâtre d’Avignon, où Pina Bausch a planté des milliers d’œillets dans la cour du Palais des Papes à Avignon, inaugurant par là une nouvelle étape dans son décor et travail de théâtre. Le mélange de mouvement et d’excès d’émotions avec des chansons populaires, qui représentait les caractéristiques principales du théâtre-danse de Pina Bausch pendant la première décennie, a sans doute poussé Akerman à passer de Toute une nuit, tourné en 1981, qui n’avait pratiquement pas de musique – à l’exception d’un jukebox dans des bars –, à Golden Eighties, qui est structuré par la musique et qui est une comédie musicale écrite et répétée entre 1983 et 1985. Par ailleurs, Akerman aimait beaucoup écrire les paroles de chansons et elle est incroyablement vive lorsqu’elle chante une de ses chansons dans Les années 80.

En analysant comment la fonction de la musique se transforme dans les films d’Akerman, il faut prendre encore en considération la date clé de 1986, lorsqu’elle a filmé une production théâtrale avec Delphine Seyrig et Coralie Seyrig dans une adaptation de la correspondance de Silvia Plath avec sa mère. Le film Letters Home nous captive par la performance des deux actrices, par la charge émotionnelle du texte et de l’accompagnement musical réalisé par Sonia Wieder-Atherton. Aurelia Plath, la mère de Silvia Plath, avait sélectionné des extraits de sa correspondance avec sa fille, afin de mettre en lumière son parcours d’écrivaine. La production a commencé en 1984 sous forme de pièce de théâtre avec les deux actrices, et Akerman a vu la pièce à ce moment-là. Lors du tournage deux ans plus tard, Akerman a inventé une mise en scène qui maintient les deux protagonistes sur la même scène et dans le décor, mais qui maximisait leurs différents points de vue et leur séparation, que les lettres quotidiennes parvenaient à rapprocher plus ou moins. Le tournage est vraiment inspiré. L’accompagnement musical est très intéressant aussi, car c’est la première fois que Sonia Wieder-Atherton est mentionnée en tant que conseillère musicale dans un film de Chantal Akerman, et elle utilise des sonates pour piano et violoncelle de Claude Debussy, Sergei Prokofieff et Dimitri Chostakovitch, en plus du jazz, ainsi qu’une chanson qui se trouve déjà dans Golden Eighties. La musique surgit à un moment intense, lorsque les deux actrices communiquent quotidiennement par lettres, et le ton de la conversation des lettres semble conduire à une fusion totale entre la mère et la fille, malgré le fait que l’une est au Smith College tandis que l’autre est chez elle à Boston.

Entre les années 1983 et 1986, Chantal Akerman a rencontré et a commencé à vivre avec la violoncelliste Sonia Wieder-Atherton, qui est devenue sa partenaire de vie et qui a travaillé sur tous les films d’Akerman à partir de 1986 en tant que conseillère musicale. Une violoncelliste mondialement connue doit répéter cinq à six heures par jour et la concentration totale devient son mode de vie. Lorsque tu écoutes de la musique extraordinaire tous les jours, ton esprit se transforme et la musique te change. L’abstraction devient ta norme. J’ai l’impression que Chantal Akerman a été profondément affectée par ce contact quotidien avec la musique live dans sa vie de tous les jours.

On voit le quotidien se théâtraliser dans un des films de comédie musicale qu’Akerman a tourné avec Sonia Wieder-Atherton en 1989. Trois strophes sur le nom de Sacher a été écrit par Henri Dutilleux, sur la demande d’un éminent violoncelliste de sa génération, Mstsislaw Rostropovitch, en 1976, pour les 70 ans de Paul Sacher, le grand chef d’orchestre, mécène et impresario, qui a commandé de nouvelles compositions à Stravinski, Bela Bartok, Elliot Carter et Paul Boulez. Sonia Wieder-Atherton, qui a étudié avec Rostropovitch, a joué cette composition en 1989 et Akerman l’a filmée dans une mise-en-scène théâtrale, qui rappelle un appartement privé, durant la nuit où la musicienne joue toute seule. Le film est fortement monté avec des plans de tailles différentes de la violoncelliste et d’autres activités vues dans l’appartement depuis l’autre côté de la rue, de manière à donner l’impression que la musique est vécue quotidiennement par la musicienne, et que ses voisins de l’autre côté de la rue réagissent à ce qu’elle joue. La musique pénètre toutes les vies autour d’elle.

Akerman a filmé un collage musical joué par Wieder-Atherton elle-même sur violoncelle comme soliste, avec l’orchestre de Varsovie, intitulé À l’Est, contenant notamment la musique de Rachmaninoff, Dohnanyi, Tcherepnine et Krawczyk, et des chansons juives traditionnelles. Le programme a été reproduit sous forme de CD et le tournage de cet enregistrement est très intéressant pour ses rythmes. Bien que le tournage se rapproche de l’enregistrement d’un concert réel, Akerman utilise les poses des musiciens sur scène afin de créer un dialogue visuel entre les instruments. Ce qui permet à Akerman de déconstruire la structure musicale de chaque composition pour le spectateur du film. Ce sens qu’une phrase musicale agit comme une voix est également présent dans le beau texte écrit par Akerman à propos de Sonia Wieder-Atherton pour le CD et le film : « Sonia luttait avec son instrument afin de trouver ce legato qui l’a rendue célèbre et elle s’est rendue à Moscou afin de l’apprendre avec sa professeure Natalia Shakhovskaia. Elle aspirait à une relation avec son violoncelle qui le transformerait en voix humaine, par laquelle une note conduit à la suivante et à la suivante, sans interruption ».

Pour les films narratifs d’Akerman, Wieder-Atherton a fait d’excellents choix musicaux : par exemple, le fait d’avoir choisi L’île des morts de Rachmaninoff pour le film La captive, une adaptation libre de La prisonnière de Marcel Proust, est historiquement approprié, puisque le poème orchestral de Rachmaninoff a été composé en 1909, à peu près au même moment que Proust a commencé à écrire À la recherche du temps perdu. La musique évoque le son des vagues contre l’Île, telles qu’elles sont représentées par Arnold Böcklin dans un de ses paysages, qui a inspiré la musique de Rachmaninoff. Cette musique semble avoir été composée pour la dernière scène de La captive, où un bateau cherche en vain le cadavre d’Ariane disparue. Lorsqu’on l’entend au début du film dans la scène des rues désertes de la Place Vendôme à Paris, la même musique évoque celle de Bernard Herrman dans Vertigo d’Alfred Hitchcock, car on voit Simon, le personnage principal, dans sa voiture, qui poursuit une décapotable conduite par une femme qui l’obsède. Cette séquence rappelle irrésistiblement le récit du film d’Hitchcock qui porte sur le besoin obsessionnel de contrôler celle qu’on aime. Ainsi, le destin tragique transmis par la musique de Rachmaninoff au début du film La captive nous amène à croire à la chute de Simon. Le fait que Simon est obsédé par Ariane montre qu’elle peut rester libre, malgré le désir de Simon de la soumettre totalement en la faisant chanter une chanson d’enfants « Tout ça parc’ qu’au bois d’Chaville » et de régulièrement répéter au cours de ses leçons de chant une aria de Mozart Cosi Fan Tutte, qui est merveilleusement drôle et libératrice. Dans le film La captive d’Akerman, la musique permet de séparer les deux subjectivités des deux amants, l’obsession de Simon, qui se rapporte à l’élégie aux morts de Rachmaninoff, et Ariane, pour qui la musique représente une manière de s’évader.

Un autre film important qui met en évidence la relation d’Akerman avec la musique est sa comédie de 2004 Demain, on Déménage, long-métrage qui fait suite à La captive. L’histoire porte sur une jeune écrivaine qui travaille sur une commande de roman à propos de la sexualité, lorsque sa mère emménage chez elle suite à la mort de son mari. Sylvie Testud, qui jouait Ariane en 2000, est maintenant Charlotte : une femme qui n’est pas sûre d’elle, désordonnée et intéressée par les gens, et qui est toujours prête à observer les gens autour d’elle, ce qui nourrit son écriture. La mère est une professeure de piano et le film commence par un piano suspendu à des câbles et qui est soulevé par une grue invisible à l’étage supérieur d’un immeuble dans une rue d’un bon quartier parisien près de Ménilmontant. Le film examine comment la musique peut interrompre mais aussi participer aux élans créatifs de Charlotte, qui protège, tous les matins, son espace d’écriture calme et solitaire. Les deux attitudes très différentes de la mère et de la fille sont mises en évidence par une sélection de musique qui concerne chacune d’entre elles. Les extraits de solos pour piano qui émanent de l’appartement à l’étage en-dessous, où vit la mère, sont extrêmement brefs, comme si la mère ne pouvait pas se concentrer sur un morceau de musique pendant plus de 45 secondes. En revanche, les pièces de musique que Charlotte joue dans son appartement au-dessus sont entendues dans leur intégralité et pendant longtemps, modifiant ainsi le comportement des gens autour d’elle. C’est le cas lors de la répétition des premières mesures des Danses hongroises #5 de Johannes Brahms, de sorte que les gens qui lui rendent visite (qui sont là pour décider s’ils veulent acheter l’appartement) ont le temps d’apprécier pleinement la musique, à ce point qu’une femme commence même à danser… La musique conduit à la danse dans le film et la danse amène de la joie dans l’appartement, car la mère trouve un nouvel amour, la fille retrouve une certaine paix en louant le matin un studio calme, qui est occupé l’après-midi par une femme au foyer qui est riche et qui veut être seule… Cette histoire porte sur la liberté d’être seule parmi les gens qui vous entourent et qui sont bienveillants et sans jugement. La musique est vécue comme un cadeau, qui permet de toucher les gens sans leur imposer tes propres besoins.

Le plus souvent, la musique de film tend à de motiver le spectateur de s’intéresser aux protagonistes, mais Akerman, dans ses films de fiction, utilise la musique pour présenter la personnalité des protagonistes en fonction de leurs préférences musicales et leur manière d’écouter la musique. C’est la perspective de quelqu’un qui a intériorisé l’écoute quotidienne de la musique et qui sait que la musique peut changer nos manières de penser et d’agir.