Mathias Lavin

Le régime Akerman ou food, family, and ecology 1

Il semble désormais essentiel de proposer des points d’entrée inédits dans l’œuvre de Chantal Akerman, de susciter de nouveaux commentaires, excentriques ou inattendus, pour renouveler son approche. Les nombreuses analyses déployées depuis le début des années 1970 ont engendré, de manière progressive et inévitable, un discours critique de référence, qui s’est trouvé relayé par les nombreuses interventions de la cinéaste elle-même cautionnant une sorte de version autorisée dont il est difficile de s’extraire. La prise en compte de l’historicité des interprétations ne doit pas contraindre l’exégèse mais plutôt inciter à la créativité afin, précisément, de rendre justice et de rester fidèle à la profondeur et à la richesse de l’œuvre en question. En attendant un accès plus aisé aux archives, et en parallèle à leur exploration qui ne devrait pas manquer d’être féconde, il faut donc s’atteler à un effort herméneutique dans l’espoir de contribuer, fût-ce de manière modeste, à un enrichissement des perspectives d’études2. Ainsi, tout en restant dans un cadre majoritairement analytique, j’ai voulu m’attacher à un thème en apparence mineur, celui de l’alimentation. En parlant du « régime Akerman », il s’agit en effet d’analyser la présence de la nourriture dans l’œuvre de la réalisatrice pour insister sur ses principales représentations, ou sur des évocations verbales suffisamment précises, et donc de privilégier les fragments montrant des repas ou leur préparation. Un retour rapide sur la filmographie indique que l’intérêt pour l’alimentation est fréquent et qu’il en traverse l’ensemble, du court métrage inaugural, Saute ma ville (1968), au dernier film achevé, No Home Movie (2015). Deux titres mentionnent d’ailleurs une préoccupation alimentaire de manière explicite : J’ai faim, j’ai froid (1984) et Histoires d’Amérique : Food, Family and Philosophy (1988). On peut ainsi noter d’emblée que le motif culinaire est suffisamment insistant pour se retrouver dans une majorité des films, quelle que soit leur date de réalisation.

L’alimentation ne constitue pas un simple thème, elle se situe également à la convergence de certains problèmes majeurs. La nourriture portant avec elle une forte dimension culturelle qu’on ne saurait minorer, on peut en effet se demander quels aliments sont représentés ou quels plats sont préparés ou consommés, et si les mets ou les menus akermaniens entretiennent une relation avec certaines traditions (notamment familiales, géographiques, religieuses) ou s’ils témoignent d’hybridations plus contemporaines (ou éventuellement de contingences pratiques liées à un tournage de film) ?

En tant qu’actes de nature sociale, voire conviviale, on peut ensuite s’interroger sur le déroulement des repas et sur leur préparation. De façon interne aux films, il faut alors traiter les problèmes de figuration ou de mise en scène invitant à préciser si ces repas sont solitaires ou partagés, et, s’ils sont collectifs, quelle part y occupe la parole ou le silence, quelles sont les attitudes des participants ou quelles émotions circulent entre eux, ou encore, quelle durée leur est accordée. Et par voie de conséquence, quels types de relations sociales sont alors induits par ces représentations.

Beaucoup de commentaires ont insisté, à juste titre, sur la place de la cuisine comme lieu des femmes ou du féminin, souvent pour dresser une topographie sociale et affective du cinéma akermanien. S’attarder sur le « régime Akerman » entre alors en dialogue avec ces approches tout en privilégiant un aspect un peu différent. Plutôt que de reprendre l’alternative politique entre aliénation et émancipation – qui, certes, n’a rien perdu de sa pertinence – on voudrait souligner comment la question de l’alimentation à la fois touche à une préoccupation essentielle chez Akerman et entre en résonance avec des enjeux politiques contemporains.On pourrait aborder cet aspect en privilégiant la notion de mélancolie puisqu’on sait à quel point la question de la digestion est cruciale dans cette pathologie, comme l’est celle du choix des aliments à des fins curatives– l’ancienne doctrine humorale associant la mélancolie à la bile noire en témoigne, et ces préoccupations se retrouvent chez les auteurs qui ont écrit sur le sujet aussi bien pendant l’Antiquité (Hippocrate, Galien) ou la Renaissance (Timothy Bright, Robert Burton) que jusqu’à nos jours3. Dans l’œuvre d’Akerman, il existe de façon décisive une tension forte entre mélancolie et création, et il est probable que le motif alimentaire cristallise au mieux cette tension. De manière plus large, il semble que la présence insistante de l’alimentation dans les films de la cinéaste soit redevable d’une considération qu’on peut qualifier d’écologique. On peut le rappeler avec Timothy Morton :

« La dépression est la manière la plus exacte d’expérimenter le ­désastre écologique actuel. C’est mieux que de se bercer d’illusions4. »

Bien au-delà d’une disposition affective qui ferait le lien entre mélancolie et écologie (ou plus précisément la crainte d’une dévastation de notre écosystème), celle-ci, aussi bien par son étymologie (oikos et logos) que par ses implications politiques concrètes si on l’envisage sérieusement, renvoie bien au foyer, à la maison, c’est-à-dire à nos conditions d’existence et à notre façon d’habiter le monde. Dès lors, la préoccupation écologique semble évidente dans un cinéma pour lequel la question de l’habitation est cruciale, et que l’on peut ainsi relier de manière directe à nos interrogations contemporaines les plus simples et les plus angoissées : de quels aliments voulons-nous nous nourrir, quel air respirons-nous, dans quel monde vivons-nous, quelle coexistence avec autrui est possible et désirable ?

Un menu éclectique

S’il fallait composer un livre de cuisine à partir du cinéma d’Akerman, comme il en existe à propos d’Hitchcock par exemple5, quelles recettes pourrait-on proposer ? Sans offrir de relevé exhaustif, on peut noter un certain nombre de préparations culinaires dont la logique n’est pas aisée à identifier. Dans Saute ma ville, le premier opus, la jeune fille jouée par Akerman mange des spaghettis à la sauce tomate et l’on retrouve ce même plat vingt-cinq ans plus tard dans Portrait d’une jeune fille de la fin des années 60 à Bruxelles (1993), où il est commandé dans un restaurant par Michèle, la jeune héroïne du titre, et le déserteur rencontré dans une salle de cinéma. L’intérêt de Saute ma ville est de présenter dans la continuité la préparation du plat et sa consommation, une complémentarité narrative et figurative que l’on retrouve dans bon nombre d’occurrences du thème alimentaire par la suite. Dans ce court métrage, les pâtes sont associées à une poire6, non seulement après (en dessert) mais aussi avant (en entrée), pendant la cuisson alors que la jeune fille commence à boucher avec du gros scotch les jointures de la porte de la cuisine. L’inversion, même discrète, de l’ordre conventionnel des plats, manifestement imposé en Europe occidentale depuis le XVIIe siècle7, constitue sans doute un indice de la perturbation psychique du personnage, avant qu’elle ne se livre à un ménage dévastateur et n’en vienne à se suicider. Des féculents, un fruit : si on fait abstraction de l’ordre des plats, cela constitue un repas qui reste satisfaisant même s’il n’est pas parfaitement équilibré en raison du manque de protéines.

La présence de l’alimentation carnée n’en est pas moins fréquente dans d’autres films : un steak, servi avec des frites, dans Je tu il elle (1975),quand Julie, la jeune protagoniste interprétée là encore par Akerman, dîne dans le restaurant pour routiers avec le camionneur qui l’a prise en stop. On encore un poulet dans Demain on déménage (2003), cuisiné à deux reprises et qui devient l’objet de nombreuses discussions entre certains personnages tout en jouant, sur le mode de la madeleine proustienne, la fonction d’un déclencheur de souvenirs. Un poulet, au rôle plus discret, est également préparé dans Un divan à New York (1996) par William Hurt, tout juste arrivé à Paris. Sans doute faut-il y voir un tribut payé au cliché de la gastronomie française, avant que n’apparaissent les désagréments de l’appartement qu’il a échangé avec Juliette Binoche – celle-ci occupant alors à New York le luxueux logement du psychanalyste interprété par l’acteur américain. Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975) fournit à n’en pas douter l’exemple le plus conséquent en matière culinaire, en proportion sans nul doute de la durée octroyée aux rituels quotidiens et aux activités domestiques. On assiste ainsi à la confection de l’escalope de veau panée (servie ensuite avec carottes, petits pois et pommes de terre), maintes fois commentée et sur laquelle je reviendrai aussi, et à celle du pain de viande comme à l’épluchage des pommes de terre. La cinéaste filme également les repas de Jeanne avec son fils Sylvain montrant la dégustation d’une soupe, et celle d’une autre viande (du bœuf en sauce) servie là encore avec des pommes de terre. Si l’on quitte le domaine des viandes, on peut citer, plus originale, la soupe de praires, à nouveau dans Un divan à New York,servie dans un restaurant chic, et commandée par William Hurt entouré de l’ami qui l’héberge lors de son retour contraint aux États-Unis, et des deux femmes qui les accompagnent.

Les nourritures présentées peuvent aussi demander moins d’élaboration ou s’insérer dans un rituel de table plus informel. Ainsi dans le dernier tiers de Je tu il elle, après son voyage en auto-stop, Julie arrive à l’improviste chez son amie qui lui offre une collation improvisée et sans la partager. On voit alors la jeune fille avaler goulûment un premier sandwich (sans doute au fromage), puis on assiste à la préparation des tartines au beurre et au fromage (semble-t-il) et au Nutella accompagnées d’un verre de vin rouge.

Du côté des desserts ou des aliments sucrés, il faut citer Dis-moi (1980), réalisé pour la télévision française, où Akerman elle-même interroge trois vieilles dames (des grands-mères, pour reprendre le titre du programme dans lequel le film était inséré) originaires d’Europe de l’Est, victimes de la persécution nazie, et ayant trouvé refuge à Paris. La première femme rencontrée partage avec la réalisatrice une pâtisserie qui ressemble à un flanc ou à un gâteau au fromage blanc ; la troisième lui sert une riche assiette avec un gâteau (peut-être une variation autour du strudel à la confiture) et un large sablé.

Ce dernier exemple permet de préciser que, si le cinéma d’Akerman contient une forte tendance à l’autobiographie ou à l’autoportrait, les connotations culturelles liées à l’Europe de l’Est dont étaient originaires les familles de ses parents et les « grands-mères » de Dis-moi, ne concernent la nourriture filmée ou évoquée que de manière marginale. Tout juste peut-on mentionner l’escalope de veau panée (plutôt d’ailleurs une spécialité d’Europe centrale), ou certaines préparations de No Home Movie8. Ou encore dans Histoires d’Amérique, consacrée à la culture juive ashkénaze à New York, la longue séquence de restaurant où des hommes dissertent sur l’existence tout en évoquant bortsch ou saumon à la mayonnaise. Dans ce dernier film, il n’y a d’ailleurs aucun développement sur le fait de manger casher9 et sur les prescriptions religieuses en matière culinaire. En somme, à propos de l’alimentation, le cinéma d’Akerman semble affectionner un certain éclectisme, si ce n’est même un certain désordre dont l’alliance improbable entre vin rouge et Nutella dans Je, tu, il, elle serait l’indice le plus patent.

Perturbations horaires, troubles alimentaires

Le choix de la nourriture est indissociable du repas concocté, et donc du moment auquel il est destiné (circonstances quotidiennes ou exceptionnelles, et temps spécifique de la journée). Point notable dans le corpus akermanien, on remarque une vraie appétence pour les petits-déjeuners. Outre ceux de Sylvain dans Jeanne Dielman, pas moins de quatre sont ainsi représentés dans L’homme à la valise (1983, le film durant à peine une heure) – thé, lait et biscottes avec beurre et confiture. Dans J’ai faim, j’ai froid, on assiste aussi au petit-déjeuner pris dans un café par les deux héroïnes intrépides, le lendemain de leur arrivée à Paris – tartines, café au lait et jus d’orange. La commande est d’ailleurs passée deux fois pour répondre à leur appétit insatiable, et l’une des jeunes filles (Maria de Medeiros) se montre si peu rassasiée qu’elle achète immédiatement un « gros sandwich » dans la rue. Faut-il comprendre une telle gourmandise comme l’indice d’un goût pour le réveil et les promesses du jour naissant ? C’est plutôt l’idée contraire qui s’impose comme l’indique Les rendez-vous d’Anna (1978) où un appel téléphonique de la réception de l’hôtel réveille Anna (Aurore Clément) pour l’informer qu’on l’attend dans le hall : il est midi, et elle s’était manifestement rendormie après avoir entamé son petit-déjeuner dont on voit les restes sur un plateau. Et le court métrage Portrait d’une paresseuse (1986), redevable à l’autoportrait, confirme ce penchant pour la grasse matinée. On peut donc considérer ce tropisme pour le petit-déjeuner comme régression infantile soulignant une primauté accordée aux saveurs douces et sucrées à laquelle s’ajouterait une difficulté à agir ou même à se lever. On a déjà mentionné Dis-moi où cette régression sucrée paraît amplement confirmée : la réalisatrice d’allure très juvénile (elle a pourtant 30 ans au moment de la réalisation), telle une enfant ou une adolescente timide et empruntée en visite chez des personnes âgées, est en effet gavée de pâtisseries. On est loin pourtant d’une entière satisfaction gustative, car l’ingestion de nourriture semble autant contrainte que souhaitée ; comme l’indique avec fermeté l’une des grands-mères : « Tu manges, sinon je te raconte pas la suite ». Manger est ici le fruit d’un contrat, voire d’une contrainte.

Il faut ajouter que la prise d’aliments échappe de manière fréquente à un emploi du temps socialisé. Même dans l’organisation quotidienne obsessionnelle de Jeanne Dielman, on note la consommation de nourriture hors de rituels de table bien identifiés, lors de collations au statut social plus imprécis, par exemple lorsqu’elle se sert une tasse de café ou mange une simple tartine. Dans le même registre, on peut encore relever la pomme croquée au lit par Akerman dans La chambre (1972).

L’exemple le plus évident d’une organisation du temps ambiguë se trouve dans Je tu il elle, lors de la période de claustration de l’héroïne qui, en termes diégétiques, dure pendant plusieurs semaines si l’on suit les indications de la voix over. Les éléments de mobilier sont peu à peu évacués du studio où vit la jeune fille qui ne conserve qu’un simple matelas, et de façon concomitante un seul aliment est visible, du sucre en poudre provenant d’un sachet en papier. On voit ainsi la protagoniste en train d’avaler le sucre à la petite cuillère tout en écrivant (deux plans), ou directement à main nue (un seul plan).Le geste est tout à fait mémorable en raison de la durée des prises qui, pour évoquer la première, montre pendant un peu plus de deux minutes le mouvement répété de la main se servant de sucre ou continuant à écrire. On a souvent rapproché, de façon convaincante, cette consommation exclusive et compulsive de sucre de certaines performances contemporaines de la date de réalisation10– et l’on retrouve l’importance du sucré déjà mentionnée, réduite à sa version la plus élémentaire. Elle semble constituer aussi un symptôme de boulimie sous la forme saisissante et stylisée de la consommation d’un seul aliment. La façon dont la jeune Akerman dévorait ses spaghettis pouvait également y faire penser, de même que les petits déjeuners avalés excessivement vite dans L’homme à la valise, ou encore dans J’ai faim, j’ai froid, les œufs brouillés préparés et mangés par Maria de Medeiros, alors qu’elle est censée sortir du restaurant où elle a été invitée avec son amie par un peintre. Outre les causes personnelles, du ressort de la clinique, la boulimie peut s’expliquer par un facteur historique et social : la surproduction alimentaire déterminant une surconsommation pour donner au sujet l’impression d’exister, tout en étant reconduit, amèrement, à un même sentiment de vide que rien n’arrive à combler. Dans son essai sur Jeanne Dielman, Corinne Maury relève de manière pertinente que, dans son œuvre, Akerman « expose la nourriture comme l’objet de dérèglement et d’excès, des symptômes de troubles du corps, et comme le siège d’insondables tourments […]. »11 La présence de symptômes de boulimie, certes discrète mais repérable, confirme ce constat.

De façon plus large, on peut dire que dans le domaine alimentaire, chez Akerman, une certaine incohérence semble prévaloir comme l’indique Ariane dans La captive (1999) répondant à Simon, qui lui propose de commander un repas dans le palace de la Côte Atlantique où ils se trouvent,en demandant des œufs brouillés avec des œufs à la coque12. La confusion des menus concerne aussi celle d’un temps spécifique dédié aux repas. Elle indique de la sorte un trouble dans l’habitation qui n’obéit plus à un rythme de vie qui épouserait tout à la fois le passage des saisons, et celui des heures, sans souffrir des contraintes d’un emploi du temps qui, tel celui de Jeanne, semble étouffer toute sensibilité aux goûts des aliments et à la simple sensation de faim. On peut manger n’importe quand, c’est-à-dire aussi bien n’importe quoi. Une autre conséquence en est que l’aptitude à cuisiner elle-même semble toute relative. Perturbée, Jeanne Dielman, que le discours critique présente souvent comme une ménagère exemplaire, n’arrive même plus à faire cuire des pommes de terre à la vapeur et le poulet de Demain on déménage, manifestement trop cuit, produit une fumée épaisse dont l’odeur imprègne tout l’appartement. C’est toute la relation à soi et aux autres qui nécessairement en pâtit en engendrant une forme d’appauvrissement sensible.

Sociabilité problématique

De manière révélatrice, dans Je tu il elle, le personnage renonce à son isolement peu de temps après avoir déclaré, en voix over : « Je sus que j’avais faim », instaurant une distinction entre l’ingestion du sucre et ce que ce suppose le fait d’avoir faim : trouver de quoi se nourrir, et rencontrer autrui. Comme le rappelle Lévi-Strauss, la « consommation de la nourriture est […] une activité éminemment sociale. Rares sont les peuples qui, comme les Paressi du Brésil central, mangent seuls et cachés, pour dissimuler l’acte obscène de se nourrir »13. En effet, le fait de préparer un repas implique un rapport à autrui puisqu’on cuisine non seulement pour soi mais pour quelqu’un d’autre ou pour plusieurs personnes, de même que sa consommation présuppose bien souvent un partage. Corinne Pelluchon, en posant les nourritures (le fait de « vivre de ») comme fondement de l’éthique, l’indique de façon claire :

« […] manger, c’est toujours manger avec et par les autres, parce que les aliments que je consomme ont été préparés par quelqu’un qui les a cuisinés, que je le connaisse ou non […]. […] Notre responsabilité à l’égard des autres hommes et des autres vivants est engagée chaque fois que nous mangeons, que nous soyons pleinement conscients ou non14. »

Si l’on suit la philosophe, manger implique donc tout à la fois une inscription dans l’histoire, la reconnaissance d’autrui, et une responsabilité indissociablement actuelle et tournée vers l’avenir, qui à chaque niveau suppose une interdépendance avec les générations passées et à venir, en même temps qu’avec les autres hommes et les autres vivants. Le plus souvent, on mange seul dans le cinéma d’Akerman, comme si la valeur d’usage (assurer une simple fonction vitale) ou alors la pulsion boulimique tout juste évoquée l’emportaient sur la valeur d’échange. De la sorte la perte du goût des aliments et celle de la sociabilité vont de pair. L’isolement peut être souligné comme dans Saute ma ville où l’héroïne commence par fermer à clé la porte de la cuisine. Un tel geste s’inscrit dans une logique suicidaire mais l’association entre réclusion et alimentation possède une valeur plus générale dans l’œuvre. Dans un registre comique, on retrouve la même idée dans L’homme à la valise où la propriétaire de l’appartement s’efforce de ne jamais croiser l’homme qu’elle héberge, ce qui la conduit à prendre toute seule son petit-déjeuner ou ses autres repas. Elle doit en payer les conséquences en mangeant de manière accélérée pendant que son colocataire prend sa douche. Ainsi, en un plan fixe d’à peine une minute, elle peut ingurgiter thé et biscotte (tout en alternant avec une cigarette) à une vitesse excessive. Elle en vient aussi à manger en cachette (là encore, un probable symptôme boulimique), par exemple après avoir refusé la ratatouille que son invité lui proposait de partager, puis en installant une sorte de camp retranché dans sa chambre, munie d’une bouteille de gaz de camping et en se faisant livrer des denrées par l’épicerie voisine.

Le rapport problématique à l’altérité révélé par les usages de la nourriture est particulièrement évident dans Jeanne Dielman. Un fait s’avère d’ailleurs sur ce point très troublant dans le film. À deux reprises, Jeanne garde un nourrisson afin de soulager une voisine. Dans la première séquence, elle dépose le couffin sur la table de la salle de séjour, et sans plus attendre se rend dans sa cuisine où elle prépare la fameuse escalope de veau. On la voit retourner dans le salon, jeter un coup d’œil rapide à l’enfant, pour retrouver sa cuisine où elle se sert un bol de café pour agrémenter son léger en-cas. Lorsque la mère de l’enfant sonne à la porte, Jeanne lui rend le couffin, et celle-là, hors champ, lui raconte alors avec beaucoup de détails, sa difficulté à composer un menu et son indécision à la boucherie15. Jeanne s’exprime à peine, manifestant un refus têtu de prendre part à la conversation : la cuisine semble donc le lieu de la solitude marquant, de manière qui pourrait sembler paradoxale, l’impossibilité d’un partage ou d’une rencontre. Plus loin, lors du troisième jour et alors que son quotidien semble déréglé, Jeanne récupère à nouveau l’enfant dont elle commence à s’occuper avec une attention qui contraste avec son comportement antérieur puisqu’elle le porte, le berce, chantonne, essaie de calmer ses pleurs. Mais soudain, et sans trace d’énervement manifeste, elle le repose dans son couffin pour regagner la cuisine où l’attend sa tartine. Il y a de la sorte une scission entre la figure maternelle de l’héroïne et son rejet de certains attributs traditionnels d’une telle fonction (le soin individualisé, le fait de préparer à manger pour autrui autant que pour soi). Certes, ce nourrisson n’est pas le sien, mais on ne peut qu’être surpris d’une telle froideur, et on peut se demander si Jeanne ne se situe pas bien en-dessous de cette mère « suffisamment bonne » évoquée par Winnicott16. Dans le même film, on retrouve bien sûr une autre manifestation d’un rapport problématique à l’altérité dans le silence pesant lors des repas de Jeanne et Sylvain. Quand Jeanne s’exprime, c’est pour demander à son fils de ne pas lire à table, ou bien pour lui lire la lettre de sa sœur résidant au Canada, et lui faire réciter un poème, soulignant ainsi la rareté de leur dialogue, composé, de fait, dans le passage évoqué presque uniquement de citations. Dans Je tu il elle, on note le complet silence lors du dîner pris par l’héroïne avec le camionneur, tout en regardant la télé, dans le relais routier – le dispositif est identique dans Dis-moi lorsque la troisième grand-mère partage son repas avec la cinéaste. Toujours dans Je tu il elle, lorsque le personnage joué par Akerman est arrivé chez son amie, le silence prévaut, et elle déclare simplement : « J’ai faim », « Encore ! », puis « J’ai soif ». On peut difficilement faire énoncés plus lapidaires et moins chaleureux17.

Pourquoi faut-il se taire quand le repas est pourtant pris en commun ? Cela laisse planer une ambiguïté sur la capacité à constituer un groupe solidaire, ou plus encore une famille. Comme l’indique Canetti :

« Là où la vie de famille est la plus unie, c’est qu’on mange le plus souvent ensemble. L’image qui se présente est celle des parents et des enfants rassemblés autour de la table. Tout semble la préparation de cet instant ; plus il revient souvent et régulièrement, plus les commensaux se sentent une famille18. »

Une telle description ne semble guère adaptée aux repas mutiques de Jeanne et Sylvain. Dans le même passage de son étude, Canetti suggère que le repas pris un commun a pu constituer, à l’origine des sociétés humaines, une façon de se prémunir du danger d’agression et de la crainte de l’anthropophagie – en partageant mon repas avec autrui, j’évite qu’il ne me dévore19. L’insistance sur les repas solitaires pourrait renvoyer alors à une relation particulièrement phobique au groupe et à autrui, comme si un reste de cette crainte primitive subsistait.

Histoires d’Amérique semble à nouveau apporter une nuance par rapport à une tendance dominante avec cette séquence de restaurant en extérieur. La forme très « attractionnelle » du film (reposant sur une succession de sketches, de brefs témoignages, de chants) indique un accord possible des convives, une harmonie entre parler et manger. Mais en faisant de chaque table une scène miniature, la mise en scène vient en partie relativiser la possibilité collective d’un partage. L’exception la plus notable reste alors constituée par No Home Movie, et ses longues scènes de repas volubiles entre mère et fille, en une sorte d’inversion positive des dîners de Sylvain et Jeanne. Et on peut sentir la constitution d’une famille. Est-ce surprenant que ce soit précisément cette œuvre ultime et impudique qui semble ainsi à part ? On décèle l’espoir utopique de contrecarrer le travail du temps et de retrouver une harmonie simple, dans la cuisine, produite par le plaisir partagé de la nourriture et de la discussion, alors même que s’impose l’enregistrement implacable d’une dégradation du corps de la femme âgée, devenant de plus en plus silencieuse, puis incapable d’ingurgiter des aliments. Le foyer qui devrait être un havre protecteur devient le lieu du deuil, de ce fait inhabitable.

Sobriété et écologie

Si la nourriture porte avec elle les connotations du soin, de l’attention, du nourricier, on a vu l’ambivalence qui pouvait lui être attachée, notamment chez le personnage crucial de Jeanne Dielman. Ce constat permet de prendre avec une certaine distance le discours sur l’élément maternel qui, si on peut le considérer comme majeur (cela restant, de toute façon, un choix interprétatif), n’est nullement univoque. On a déjà relevé en outre le caractère hétéroclite des menus composés ou des aliments retenus, et la récurrence des repas solitaires, ainsi que quelques manifestations de boulimie. De façon symétrique à ce dernier trouble alimentaire, il faut enfin se demander s’il n’est pas possible de repérer des réactions qui seraient plutôt d’ordre anorexique, ou du moins des passages où la nourriture se trouve associée au refus de manger ou à son impossibilité. L’impossibilité peut certes s’expliquer par des raisons économiques (dans J’ai faim, j’ai froid, où les deux jeunes filles arrivent désargentées à Paris), et le refus peut être dû à une cause physique clairement formulée. Dans Là-bas, si la nourriture n’est jamais visualisée, il en est question dans le commentaire en voix off pris en charge par la cinéaste, qui après avoir fait l’éloge des délicieuses salades israéliennes, souffre d’une sévère « gastro quelque chose » qui l’oblige à une diète sévère faite de riz et carottes. Toutefois le malaise semble dépasser cette intoxication ponctuelle. De façon comparable, dans Demain on déménage, l’héroïne, Charlotte (Sylvie Testud), et l’homme à la recherche d’un appartement (Lucas Belvaux) n’arrivent pas à ingurgiter le moindre morceau de poulet (certes trop cuit) : « ça reste en travers de la gorge », disent-ils l’un et l’autre20. Il y a donc bien quelque chose qui ne passe pas. Il peut s’ajouter à la difficulté à ingérer un sentiment proche de l’aversion. Dans son essai déjà cité sur Jeanne Dielman, Corinne Maury propose une explication génétique de la confection de l’escalope de veau en s’appuyant sur les consignes de la réalisatrice à son actrice décrivant les préparatifs culinaires qu’effectuaient sa mère et sa tante21. Mais s’il y a une transmission gestuelle, je la verrai davantage comme un déplacement selon la terminologie freudienne, ou comme une inversion énergétique ou dynamique au sens où l’entendait Warburg, la migration de formes produisant un changement de signification. Moins que la dignité d’un savoir-faire ou que le plaisir pris à la manipulation des ingrédients, c’est plutôt le dégoût qui semble patent dans la façon dont Delphine Seyrig tient les morceaux de viande du bout des doigts comme un chiffon répugnant ou une serpillière. Et son attitude est comparable quand elle malaxe son pain de viande.

La nourriture apparaît donc sans aucun doute comme l’indice d’un tourment mais, si sa présence peut renvoyer à des symptômes d’ingestion excessive type boulimie, ou d’indifférence, de restriction ou de dégoût alimentaires révélant plutôt un comportement anorexique, elle indique aussi la possibilité d’un régime singulier qui serait une voie pour trouver une relation renouvelée entre l’être humain et son milieu. En insistant sur la claustration, la procrastination ou l’inhibition, d’une façon qui n’est pas exclusivement négative, le cinéma akermanien désigne également l’existence d’un espace et d’une temporalité ouverts à la création. C’est une dimension évidente dans Je tu il elle et Là-bas, relevée, notamment, par une spécialiste de l’œuvre comme Ivone Margulies22. De la sorte, dans le premier titre, le fait de s’alimenter de sucre en poudre peut aussi être compris comme une sorte d’exercice spirituel, connoté aussi par le confinement, le dépouillement de la pièce, l’abandon des vêtements en plein hiver. Et dans le second, la sobriété d’un plat de riz et de carottes accompagnant la réclusion de la cinéaste accompagne un moment de méditation et un exil créateur. Et si l’on mentionne à nouveau Jeanne Dielman, le silence et la solitude n’inviteraient-ils pas, finalement, à être considérés comme de possibles formes de contrainte, des rituels austères régissant la vie des personnages à l’instar d’une règle monastique ? Comme le note Corinne Pelluchon, « qui sait si les personnes présentant une oralité douloureuse [anorexie, boulimie] n’expriment pas dans leur chair le rejet de ce monde appauvri dont elles sont aussi les victimes ? »23 Là encore, si on considère ces troubles alimentaires sous leur versant social, on peut les comprendre comme une protestation du corps contre des sociétés reposant sur la surabondance des marchandises et le culte de la consommation, tout en encourageant des inégalités violentes, notamment celles qui conduisent une part considérable de la population mondiale à vivre dans une situation de précarité alimentaire dramatique24.

De manière plus positive, on peut dire que le cinéma d’Akerman associe également à la nourriture l’idée d’une réforme de l’existence passant par l’instauration d’un régime alimentaire spécifique. On quitterait alors la pathologie et la souffrance corporelle propres à l’anorexie et la boulimie pour privilégier une sobriété, ni mystique ni punitive mais soucieuse de l’avenir des générations futures et des écosystèmes, qui pourrait par exemple s’inscrire dans la continuité des idées d’André Gorz25. On peut être sensible à la répétition du plan sur un réfrigérateur vide, présent aussi bien dans Les rendez-vous d’Anna, Demain on déménage que dans Portrait d’une paresseuse26. Les rendez-vous d’Anna, qui présente de façon révélatrice un portrait de créatrice, est tout à fait explicite sur ce point en maintenant le motif culinaire à distance. Comme indiqué, dans son hôtel, Anna s’endort sur le plateau de son petit-déjeuner. Plus tard, retrouvant une amie de sa mère (jouée par Magali Noël) à la gare de Francfort, et devant attendre sa correspondance, elle déclare qu’elle a faim ; mais elle abandonne l’idée dès qu’elle entre dans un restaurant et voit les résidus d’un repas sur une table qui n’a pas été encore nettoyée – « Je n’ai plus tellement faim », dit-elle.Mais Anna ne semble pas anorexique. C’est plutôt une incarnation singulière de l’artiste ou virtuose de la faim pour paraphraser le titre (en traduction) de la célèbre nouvelle de Kafka, à la recherche du régime qui lui conviendrait le mieux. Ainsi la voit-on picorer dans une assiette abandonnée au service de nettoyage dans les couloirs de l’hôtel d’Essen27. Dans le texte de Kafka, le virtuose de la faim explique de la façon suivante la raison de son jeûne : « parce que je n’ai pas pu trouver quelque chose qui me plaise à manger28. » Aucune mystique chez Anna (ce qui reste une lecture possible de l’anorexie, et bien sûr du jeûne) mais un appel à trouver les nourritures qui lui conviennent. Au sein de la diversité, voire d’un certain éclectisme alimentaire, se dessine donc la voie d’un équilibre à trouver, la recherche d’un régime alimentaire adéquat devant favoriser l’émergence créatrice, ou tout simplement un rapport moins douloureux au monde. Il s’esquisse donc dans le cinéma d’Akerman, à travers une réflexion constante sur l’habitation et ses difficultés, une préoccupation que l’on peut dire écologique. En invitant de la sorte à porter une attention singulière à l’alimentation, l’œuvre d’Akerman ne manifeste pas seulement le rejet d’une existence caractérisée par l’appauvrissement sensible, par une alimentation dégradée et destructrice pour la planète, fade au goût et potentiellement toxique pour ses consommateurs. Malgré la mélancolie latente, elle contribue aussi à entretenir notre appétit pour imaginer les contours d’un monde commun où la sensorialité renouvelée ferait pressentir de nouvelles saveurs.

1 L’article reprend de façon fort différente et en la développant une intervention présentée lors du Symposium « Zur Sch­wierigkeit des Vergessens. Das Kino von Chantal Akerman », organisé à Bâle en octobre 2016. Je remercie les deux organisatrices, Ute Holle et Eva Kuhn, de m’y avoir invité et pour la qualité des échanges lors de cette manifestation.

2 Sans cette démarche un tant soit peu volontariste, il est à craindre qu’on ne soit contraint à répéter, malgré soi, les discours sédimentés ou à renvoyer de manière égocentrée à la seule émotion. Un exemple très simple pour me faire comprendre : suivant les propos d’Akerman (et le scénario du film), il est usuel de considérer que Jeanne Dielman, dans le film éponyme, tue son dernier client après avoir ressenti un orgasme. Or le film paraît nettement plus ambigu, laissant au moins autant penser que l’héroïne résiste à ce qui s’apparente à un viol. Le meurtre apparaît alors comme la conséquence logique de l’agression ayant tiré Jeanne de sa torpeur.

3 Dans une bibliographie pléthorique sur le sujet, je ­renvoie aux travaux, désormais classiques, de Jean Starobinski rassemblés dans L’encre de la mélancolie, Paris, Le Seuil, 2012.

4 Timothy Morton, La pensée écologique [2010], Paris, Zulma, 2019, traduit de l’anglais par C. Wajsbrot, p. 159.

5 Anne Martinetti et François Rivière, La sauce était presque parfaite. 80 recettes d’après Alfred Hitchcock, Paris, Cahiers du cinéma, 2008. Bien évidemment, Internet regorge de blogs ou de sites animés par des intentions comparables.

6 Curieusement désignée comme une pomme par Corinne Rondeau, sans doute en raison d’une confusion avec un autre court métrage, La chambre (1972), où ce fruit est croqué par Akerman, dans son lit : voir Corinne Rondeau, Chantal Akerman : passer la nuit, Paris, Editions de l’éclat, 2017, p. 39.

7 Voir Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari (éd.), Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996, notamment pp. 671–673 et pp. 683–691 (« Ainsi, les fruits qu’on avait pendant des siècles mangés en hors-d’œuvre, conformément aux prescriptions des médecins, sont presque tous devenus, dès le XVIIe siècle, des fruits de dessert », p. 691).

8 Dans Dis-moi, lors du repas partagé avec la troisième femme devant la télévision, il me semble impossible d’identifier ce qu’elles mangent et donc de savoir si la composante culturelle intervient.

9 Ce point est évoqué dans un bref article de Maureen Turim, « Forgetting to Eat : A Commemoration », Camera Obscura, nº 100, Patricia White (éd.), « On Chantal Akerman », 2019, pp. 176–177.

10Voir par exemple Maureen Turim, « Personal Pronouncements in I…You…He…She… and Portrait of a Young Girl at the End in the 1960s in Brussels », dans Gwendolyn Audrey Foster (éd.), Identity and Memory : The Films of Chantal Akerman, Carbondale, Southern Illinois University Press, 2003, pp. 9–26, notamment p. 24, où l’auteure cite Yvonne Rainer et Marina Abramovic. On pourrait également penser à la performance Bed Piece (1972) de Chris Burden qui date de la même époque.

11 Corinne Maury, ‹ Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles › de Chantal Akerman, Crisnée, Yellow Now, coll. « côté films », 2020, p. 59. Sur l’escalope panée, voir en particulier pp. 54–58.

12 La commande précise d’Ariane est la suivante : « Des œufs brouillés, du saumon, de la salade, des œufs à la coque », immédiatement corrigée face à l’étonnement de Simon : « Non, juste des œufs brouillés ». La modification opérée fournit un des rares exemples de signification directement sémantique de l’alimentation, puisque ce sont les deux protagonistes qui sont alors irrémédiablement brouillés.

13 Claude Lévi-Strauss, « La cuisine : l’art de donner du goût » [1957], Le Courrier de l’Unesco, nº 5, 2008, pp. 35–38 [38].

14 Corinne Pelluchon, Les nourritures. Philosophie du corps politique, Paris, Le Seuil, 2015, p. 23. Dans cette perspective, les nourritures dépassent les seuls aliments (qui en fournis­sent le paradigme) pour désigner le milieu dans lequel nous vivons et tout ce qui concerne la sphère des besoins, incluant les échanges, les infrastructures techniques aussi bien que les écosystèmes.

15 Sauf erreur d’identification, c’est la cinéaste qui prête sa voix à la voisine invisible.

16 « Mère suffisamment bonne » traduit la notion de « good enough mother » employée par le psychanalyste, que l’on traduit aussi désormais par « mère ordinaire normalement dévouée », voir Donald W. Winnicott, La mère suffisamment bonne [1953], Paris, Payot & Rivages, 2006.

17 On peut signaler ici la relation, attendue, entre sexualité et nourriture. Le lien opère de manière évidente dans Je tu il elle puisqu’après la collation quasi-muette suivent les longues caresses des deux jeunes femmes. J’ai faim, j’ai froid offre aussi l’exemple d’une alternative entre la jeune fille boulimique, et celle qui accepte les avances du peintre leur ayant offert l’hospitalité. Somme toute, la rareté des exemples convocables dans ce domaine pourrait confirmer le fait d’une place difficile accordée à autrui.

18 Elias Canetti, Masse et puissance [1960], Paris, Gallimard, coll. « tel », 2020, traduit de l’allemand par R. Rovini, p. 234.

19 Dans ses analyses, Canetti ne prend pas vraiment en considération la question (difficile) de la relation entre sacrifice (humain et animal) et alimentation comme fondement possible des sociétés humaines. Voir sur ce point, Jacques Derrida, « ‹ Il faut bien manger › ou le calcul du sujet », Points de suspension, Paris, Galilée, 1992, pp. 269–301 (notamment pp. 291–301), et L’animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006, notamment pp. 122–162.

20 Si l’on reprend une voie interprétative autobiographique et traditionnelle pour aborder le cinéma d’Akerman, on peut mettre en relation cette ­difficulté à se nourrir comme un indice renvoyant au traumatisme de la déportation et de l’extermination des juifs d’Europe, et à la façon dont il peut se transmettre de la génération des déportés à celle de leurs enfants. Ce ­phénomène de transmission générationnel est désormais bien documenté par de nombreux travaux historiques et cliniques, voir par exemple Nathalie Zadje, Enfants de survivants, 2ème édition, Paris, Odile Jacob, 2005.

21 Corinne Maury, ‹ Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles › de Chantal Akerman, op. cit., pp. 54–58.

22 Voir par exemple Ivone Margulies, « La Chambre Akerman. The Captive as Creator », Rouge, nº10, 2007, accessible en ligne : www.rouge.com

23 Corinne Pelluchon, Les nourritures, op. cit., p. 200.

24 Selon un récent rapport de l’ONU (printemps 2021), 10 % de la population mondiale connaît la sous-nutrition et près d’un tiers ne peut bénéficier d’une alimentation ­suffisante pendant toute une année : rapport en ligne : www.fao.org.

25 Voir par exemple André Gorz, Écologie et liberté [1977], dans A. Gorz, Écologie et politique suivi de Écologie et liberté, Paris,Arthaud, coll. « les fondamentaux de l’écologie », 2018, pp. 253–324.

26 À relier au titre de l’installation présentée par Akerman en 2004 (Galerie Marion Goodman, Paris), Marcher à côté de ses lacets dans un frigidaire vide.

27 La ville n’est pas choisie au hasard : outre la signification en allemand (manger), il s’agit d’un site caractéristique de la Ruhr et de ses anciennes activités industrielles (sidérurgie dans le cas précis). Le film associe avec fermeté, via une relecture du romantisme, passé nazi, destruction des paysages et pollution du cadre de vie (voir en particulier la séquence dans la maison du directeur de ciné-club ayant invité Anna dans la ville).

28 Franz Kafka, « Un virtuose de la faim » [1922], dans F. Kafka, Nouvelles et récits, édition sous la direction de J.-P. Lefebvre, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2018, pp. 224–235 [234].