Giuliana Bruno, François Bovier

Un milieu de projections : les pérégrinations de Chantal Akerman à travers le cinéma et les installations

Un paysage exprime pour moi une tonalité affective ou un état de l’âme. En fait, cet exprimer signifie exactement ce que signifie le terme d’empathie.

— Theodor Lipps1

[La façon] dont j’aimerais filmer […] répond […] à l’idée que la terre possédée implique toujours le sang et la barbarie, tandis que la terre traversée sans être accaparée fait penser à un livre.

— Chantal Akerman2

À travers la création sensible d’ambiances, Chantal Akerman a développé un paysage hybride d’images en mouvement projetées dans des environnements variés, celle-ci circulant librement entre la fiction et le documentaire, et entre la salle de cinéma et les espaces d’art. Réalisatrice et écrivaine reconnue, elle fait figure de pionnière dans l’élaboration d’une nouvelle écriture cinématographique dans les années 1970, exacerbant la spatialité de la forme filmique. Cette écriture s’est développée sous l’influence du cinéma moderniste européen et de la découverte de paradigmes « structuralistes » liés à des artistes d’avant-garde nord-américains tels que Michael Snow ou Hollis Frampton. Elle se nourrit également de la pratique de la performance, comme en témoigne son portrait de la danseuse et chorégraphe allemande Pina Bausch, Un jour Pina m’a demandé (1983). Dès le milieu des années 1990, Akerman s’engage également dans le domaine élargi de l’installation filmique, participant à la constitution d’un mouvement culturel qui conduit actuellement les cinéastes et les artistes à échanger leurs rôles et à travailler de plus en plus entre les mediums. Akerman occupe une position particulière dans ce champ élargi en raison de la façon dont elle investit les lieux de projection. Si elle a réalisé des œuvres spécifiquement destinées à être exposées dans des espaces d’art, elle a également présenté ou « installé » ses films de cinéma dans des galeries, ouvrant un dialogue entre ces langages et environnements artistiques. Sa démarche remet en cause la distinction entre medium et site telle qu’elle a été clairement établie par l’histoire de l’art, et la façon dont chaque medium est assigné de façon normative à une pratique et à un lieu spécifiques. Son travail récuse la division canonique entre différents genres et formes d’exposition dans les arts visuels ; non seulement il opère un mouvement de va-et-vient entre le cinéma et l’installation d’images en mouvement, mais il intervertit leurs modalités de présentation et de projection3.

L’espace-écran hybride élaboré par Akerman constitue un paysage d’images de lieux, leurs atmosphères étant explorées de l’intérieur comme de l’extérieur, à travers un geste perceptif et empathique. La cinéaste dresse le portrait de villes, de territoires et de domiciles par le biais de prises de vues longuement tenues qui soulignent la vie du site et suscitent un effet d’extension de la durée, laissant le lieu parler par lui-même4. Nous pourrions parler de « cinéma atmosphérique », car sa caméra est particulièrement sensible aux conditions élémentaires à travers lesquelles se constituent un lieu et son ambiance. En captant le déroulement de la vie quotidienne, la vie des femmes est tout particulièrement mise en évidence, à travers un flux temporel ralenti qui est mis en relation avec l’activité de la mémoire et les sédimentations de la culture. Des formes transitoires et des lieux de passage se déploient sur ses écrans ; notre attention avivée par la fixité de plans-séquences, nous faisons l’expérience et nous entrons en empathie avec des espace de transit et de séparation ; nous sympathisons avec des instances de mouvement et de transmission déterminées culturellement. À travers ce contexte ambiant et temporel, nous accédons à la logique interne de l’expérience du déplacement, de la migration et de la diaspora5.

Ce mode de filmage atmosphérique, se déployant dans la durée, traversé par des actions minimales et parfois même désinvoltes, qui caractérise depuis longtemps le style filmique d’Akerman, a été transposé avec aisance de la salle obscure aux espaces d’art. À de rares exceptions près, la façon dont elle filme répond parfaitement aux pratiques spectatorielles contemporaines qui se caractérisent par la sinuosité de leurs formes et atmosphères. Dans la galerie, l’œuvre trouve un nouveau terrain de jeu : Akerman explore l’acte de la projection, ainsi que l’échelle, la disposition et le nombre d’écrans. Comprenant comment ce nouveau lieu peut affecter la composition spatiale des images en mouvement, elle accentue souvent la dimension environnementale de l’œuvre et son impact. En conséquence, ses installations s’ajustent parfaitement aux itinéraires non linéaires de l’ère numérique, et au flux performatif, subjectif et virtuel d’images qui peuplent désormais nos écrans. Sa façon de tourner, toujours en mouvement, s’avère particulièrement ajustée au mode de réception mobile qui caractérise le musée et l’espace d’art, les visiteurs déambulant dans l’espace, à leur rythme, interagissant avec une atmosphère et des écrans qui favorisent non seulement le déplacement mais encore des formes de passage, de rencontre et de liminalité.

Espace transitionnel, atmosphère projective

Sous forme théâtrale ou par le biais d’installations, Akerman envisage toujours l’écran comme un matériel poreux qui sert de support à une expérience intense de la projection : c’est un lieu de transition, de passage et de négociation entre l’extériorité et l’intériorité. « Porte de la perception » [dooring], l’écran permet d’accéder à son propre espace physique et mental mais aussi à la vie d’autrui, y compris les éléments non humains qui façonnent le sentiment d’un lieu. Cette géographie fluide et atmosphérique d’états d’esprit et de sentiments errants, reposant sur une topographie fixe mais évolutive, a été déterminée pour la première fois de manière expérimentale dans Hotel Monterey (1972), étude architecturale de personnes qui traversent aléatoirement le hall et l’ascenseur d’un hôtel, mettant en scène la vie d’éléments inanimés. Elle acquiert une nouvelle forme dans News from Home (1976) : une caméra essentiellement fixe enregistre le mouvement de la ville de New York, accordant au métro le statut de protagoniste, tout en explorant l’étymologie de la métropole, la « ville-mère », qui est traversée au rythme des lettres envoyées par la mère d’Akerman6.

La géographie des Rendez-vous d’Anna (1978) se concentre rigoureusement sur l’atmosphère de gares, de trains, de cinémas, d’intérieurs de voitures et de chambres d’hôtel ; ce panorama en mouvement d’environnements transitionnels, structuré comme un voyage en train, retrace à notre intention un voyage intime7. La protagoniste, une cinéaste qui se déplace en tournée avec son film, rencontre sa mère dans une chambre d’hôtel et, loin de la demeure familiale, lui relate son expérience de lesbienne. Une histoire personnelle ou de famille ne peut être exposée que dans un espace virtuel et de transit – le chemin de fer ou l’hôtel à l’époque du film, le smartphone ou l’ordinateur portable aujourd’hui – un site habité de jour comme de nuit par différentes histoires, comme le suggère encore le titre d’un autre film d’Akerman (Nuit et jour, 1991).

Cette porosité géographique qui entrelace de manière projective les espaces intérieur et extérieur, sans cesse reconfigurée dans l’œuvre d’Akerman, a trouvé un nouveau lieu de développement dans les espaces d’art grâce à ses installations. Femmes d’Anvers en novembre (2007), par exemple, confère une nouvelle dimension à l’intérêt de la cinéaste pour l’écran en tant que lieu de passage, capable de restituer des nuances atmosphériques. Le milieu exposé dans cette installation, qui crée une ambiance à travers la chronique d’instants de vie dans la ville, parcourt à nouveau le milieu exploré pour la première fois dans le film Toute une nuit (1982), où une série d’histoires déconnectées s’entrecroisent au sein de l’espace urbain. Ce film d’ambiance atmosphérique présente et laisse en suspens la vie de plusieurs citadins qui se rencontrent ou se séparent, s’embrassent ou entrent en conflit, dans des taxis et des cafés, des maisons et des hôtels de Bruxelles, formant une mosaïque narrative de l’amour dans la cité bruxelloise, et de l’amour pour cette ville. Tout comme l’installation qui prolongera le film, Toute une nuit est une œuvre nocturne qui repose sur le passage. Le film prend systématiquement pour lieu le trottoir ou les marches d’escalier, et s’arrête aux abords des fenêtres. Des portes s’ouvrent et se referment, tandis que nous sommes maintenus à distance, sur le pas de la porte. Tout au long de ces rencontres urbaines surprenantes – constituant autant de fragments atonaux d’une symphonie urbaine – nous ne quittons jamais l’espace du seuil.

Le travail d’Akerman sur la vidéo/l’installation élargit les potentialités de son cinéma du seuil, le réinventant à travers une projection qui se présente comme davantage spatiale encore. L’installation Femmes d’Anvers en novembre, en particulier, recontextualise son cinéma ambiant de transition et de suspension dans l’espace même de la galerie. La cinéaste utilise ici le site même de l’espace d’art pour construire une architecture de transition à travers une double projection. Dans l’installation, de brefs récits sont présentés à travers un écran en split-screen, par le biais d’un format long et horizontal, sous forme d’un paysage. Ainsi, un portrait atmosphérique de la ville nous est proposé, à travers la rencontre d’une femme, une flâneuse, captée dans un moment de temps suspendu, fumant de nuit dans divers décors urbains. L’installation renouvelle la sensation ambiante d’habiter une ville, cartactéristique du travail d’Akerman, ici en s’attardant plus particulièrement sur un temps ralenti, prolongeant les instants de pause et de transition, de réflexion et d’anxiété, ressentis par les femmes lorsqu’elles sont seules, déambulant, marchant sous la pluie, s’attardant, égarées dans une zone intermédiaire. L’atmosphère de l’œuvre est suspendue entre un avant et un après, à travers le temps troublant d’un moment transitoire que les visiteurs de la galerie peuvent partager avec sympathie, devenant eux-mêmes des flâneuses qui se déplacent et déambulent, flanant et s’égarant, prenant leur temps, faisant une pause pour mieux apprécier l’atmosphère qui imprègne l’espace d’art.

Les séquences projetées dans le cadre de cette installation se constituent en un paysage réel, se déploient dans l’espace comme s’il s’agissait d’un panorama urbain. En ce sens, l’installation incorpore au sein de son espace visuel une vaste histoire de l’environnement. Celle-ci repose sur le mode de représentation des vues urbaines héritées de l’histoire de l’art, remettant en scène l’atmosphère de la peinture panoramique et déployant dans toute son envergure la relation historique entre la vision panoramique et la projection cinématographique. En appréhendant cette installation dans un espace d’art, nous prenons conscience que le format large de la peinture panoramique, à travers lequel la ville a été historiquement représentée, constitue le véritable précurseur de l’écran de cinéma. En fait, au début de la modernité, nous assistons à la mise en mouvement d’une architecture qui se déploie visuellement à travers le format panoramique : à mesure que les cadres se distendent et que les lieux sont mis en scène à travers des perspectives mobiles, ils s’élargissent vers l’extérieur et vers l’intérieur8. En présentant des perspectives multiples, élargies et mobiles, et en suggérant la mobilisation d’un observateur, les vues urbaines manifestent une tentative protocinématographique d’élargir le champ de l’espace haptique, modifiant ainsi notre perception de l’environnement. C’est cette mobilisation de la perspective à travers la cartographie, inscrite dans un mouvement visuel urbain plus large, qui a influencé la culture panoramique du XIXe siècle, au rythme de ses déplacements en métropole, de sa vie d’arcade et de ses voyages en train, et qui s’est prolongée à travers le « transport » même des images animées. En utilisant le format large pour projeter un panorama urbain contemporain, l’installation d’Akerman recrée cette expérience singulière dans le cadre d’un espace d’art. Elle rejoue ainsi le mode d’image panoramique qui a transformé la ville en paysage et le paysage urbain en un écran de cinéma. En ce sens, le moment même où le panorama apparaît dans l’histoire de la culture visuelle pour ensuite devenir le milieu générateur de la projection cinématographique est à son tour investi comme un écran et un espace projectif renouvelés.

De plus, dans Femmes d’Anvers en novembre, plusieurs genres picturaux s’entremêlent puisque le visage et le paysage se conjoignent à travers le double portrait urbain d’une flânerie féminine. Dans cette œuvre projective et atmosphérique, le visage lui-même devient un paysage. L’humain se confond avec le non-humain, l’animé avec l’inanimé, en une forme de « projection empathique »9 qui relie ces deux aspects opposés. On se souvient ici des termes de Gilles Deleuze qui décrit le visage comme une surface, un paysage, une carte. Deleuze lui-même a suggéré une dynamique de superposition projective, « élémentaire », de l’humain et de l’inanimé, en affirmant que « le visage a un corrélat d’une grande importance, le paysage »10. Le philosophe a reconnu un processus non seulement de projection empathique mais encore de correspondance sympathique entre ces deux règnes : comme il le souligne, « l’architecture place ses ensembles, maisons, villages ou villes, monuments ou usines, qui fonctionnent comme visages dans un paysage qu’elles transforment »11. Il a également soutenu que « la peinture reprend le même mouvement, mais le renverse aussi, plaçant un paysage en fonction du visage »12.

Dans l’installation d’Akerman, à mesure que le visage s’apparente à un paysage, il se transforme en écran. La surface de ses écrans projectifs semble peinte, artificielle, et dans ce processus la racine du terme surface est mise en évidence. Akerman montre le visage comme une surface haptique et l’expose, au même titre que le corps lui-même, comme la surface d’un écran. En donnant à voir cette forme césurée qu’est la sur-face, l’artiste la transforme en surface d’écran, non seulement en exhibant les strates géologiques que cette surface peut contenir, mais aussi en les animant par le biais de la projection13.

Dans l’univers d’Akerman, nous sommes maintenus à la surface des choses. Et cette surface-écran active de larges strates d’imagerie à travers le passage projectif de formes qui interconnectent diverses atmosphères artistiques. L’installation Femmes d’Anvers en novembre, dans la mesure où il s’agit d’un portrait, tend à entremêler des formes artistiques distinctes puisque la texture de la peinture est transférée à travers l’art de la projection. De plus, la femme, dans ce portrait-installation, émerge à partir d’un paysage filmique à multiples facettes constitué de portraits ambiants spécifiquement urbains, parmi d’autres instances de ce « cinéma de la lenteur »14. Cette situation entre particulièrement en résonance avec l’atmosphère des paysages urbains de Michelangelo Antonioni, ses films mettant en scène des errances métropolitaines et des temps morts, c’est-à-dire un étalage de non-action et de temps interstitiels, de vides stratifiés et d’ellipses. Nous pourrions ici évoquer un portrait de l’absorption dans l’autoréflexion à la Monica Vitti, qui s’esquisse par l’observation en une tonalité minimaliste. L’installation s’ancre également dans des formes antérieures de portraits cinématographiques, à partir desquels s’élabore la matérialité de l’atmosphère. Un visage émerge en noir et blanc ; il révèle une histoire stratifiée de textures, car il semble provenir du cinéma des premiers temps et inspiré par la théorie du cinéma. L’installation célèbre l’attrait esthétique d’un visage de femme en gros plan, voilé atmosphériquement et perçu à travers les nuances d’un nuage de fumée. De cette façon, Akerman reconfigure une image typique du cinéma muet, se caractérisant par sa consistance nébuleuse, sa substance éthérée et sa beauté vaporeuse. Une « microphysiognomie » se manifeste à la surface de l’écran, réactivant ce que Béla Balász appelle une « culture visuelle », et qui correspond au caractère élémentaire du « visage des choses »15. L’image nous rappelle notamment les écrits de Jean Epstein sur la photogénie [Stimmung]16 – un terme qui comprend l’idée d’atmosphère, d’humeur ou d’ambiance – et tout particulièrement, en ce sens, sur le visage conçu comme un paysage17. Avec le gros plan, selon les mots d’Epstein, « je regarde, je flaire, je palpe » ; et, en ce sens, « cet agrandissement agit sur l’émotion, et moins la confirme que la transforme […]. Le gros plan modifie le drame par l’impression de proximité »18. Pour Akerman, l’agrandissement de l’image à l’écran constitue en effet un paysage transformateur ; en outre, elle crée une atmosphère mnémonique qui renvoie à l’histoire du cinéma et qui s’inspire des opérations de traduction projective entre le cinéma et l’exposition dans un espace d’art. Elle consiste en une transposition dans l’espace de la galerie de la subtilité atmosphérique et de la brume du monde de cire du celluloïd, élargi ici au contexte du panorama. En opérant une telle relocalisation, nous pouvons considérer que l’esthétique de « sur-face » de l’installation reconfigure la texture du film noir américain des années 1940, avec son utilisation particulière de l’éclairage diffus et des ambiances nébuleuses.

L’installation d’Akerman, par son ambiance brumeuse, devient une élégie à la fascination du cinéma pour les vapeurs et la brume ; dans le même temps, elle nous amène à réfléchir à la construction même de l’image, à sa nature ambiante et transitoire, qui se transmet par le biais de la projection. Immergés dans un monde enfumé et brumeux qui se déploie à travers de lentes projections, nous sommes absorbés par une esthétique hybride et vaporeuse. Cette atmosphère fluide, incertaine, nuageuse et brumeuse ne manque pas de nous perturber, car elle nous invite à aller dans différentes directions et nous offre finalement un plaisir qui est de nature vaporeuse [pneumatic]. Et comme ce souffle [pneuma] se love au cœur de l’installation, la respiration même [very breath] de l’image en mouvement se ressent sur notre peau.

Sites d’empathie : cloison et participation

Se déplaçant avec fluidité entre l’installation d’images en mouvement, le film de fiction et la pratique documentaire, Akerman nous entraîne de manière haptique et synesthésique dans un univers d’images projectives qui se stratifient, se texturent et se diversifient en flottant avec précision dans l’espace. Dans son œuvre, nous voyageons à travers une architecture chargée d’une atmosphère spécifique, une esthétique formellement rigoureuse de prises de vue longuement tenues et frontales avec une caméra tantôt fixe, tantôt mobile, reposant souvent sur des compositions symétriques et une narration minimale. Avec ces plans cadrés comme pour capter le mouvement, Akerman construit une géométrie d’une succession de passages projectifs et une forme de projection relationnelle qui nous inclut avec empathie. En raison du positionnement de la caméra, qui le plus souvent n’accompagne pas le mouvement des personnages et qui peut se mouvoir indépendamment, mais qui maintient une stabilité dans la durée, nous ne sommes jamais placés dans une posture d’indiscrétion. Nous sommes simplement présents. Témoins, nous sommes invités à nous situer dans l’espace, comme si nous étions des objets sur un site. Et on nous demande d’être patients. Cet « être-là » dans le temps nous permet d’opérer un saut psychique, de dépasser la simple présence et de nous impliquer plus intimement. Refusant le voyeurisme tout en invitant à une position spectatorielle de grande proximité, l’œuvre nous permet d’agir en participants. Une atmosphère affective se déploie à travers un lent espace-temps ; et nous sommes invités à nous y projeter. Nous pouvons nous absorber dans ce qui flotte « dans l’air », éprouver un ton particulier et participer à l’ambiance générale de l’espace.

En créant cette atmosphère empathique, Akerman permet au spectateur de faire l’expérience de l’architectonique ambiguë des seuils qui caractérise l’acte de projection lui-même. Les visiteurs qui entrent dans son univers s’immergent simultanément dans leur propre espace physique et mental, et dans les lieux de son voyage. La position de la caméra d’Akerman désigne parfois où l’auteure se tient littéralement, puisqu’elle est ajustée à sa taille. Cette position marque sa présence sur place : elle n’est jamais trop proche, au point d’interférer sur la scène, ni trop distante, ce qui risquerait d’effacer sa présence et son rôle d’accompagnatrice.

En s’en tenant à la rigueur de son point de vue tout en traversant différentes formes et genres d’art visuel, l’œuvre « frontière » de Chantal Akerman transgresse de multiples limites. Cette transgression passe par un intérêt récurrent pour la diaspora sociale, décrite à travers différents lieux, comme dans l’installation South (1999), qui restitue le paysage du sud de l’Amérique du Nord en soulignant les tensions raciales qui la traversent et leurs déterminations historiques. La fascination que la diaspora en tant que seuil exerce sur Akerman est si forte qu’elle « situe » souvent ses œuvres dans des zones frontalières réelles ou dans des situations limites, insistant sur l’acte de passage qui seul permet un changement de point de vue, en recourant à la projection pour souligner un accès possible à l’autre côté.

Cette forme de « franchissement des seuils » [« dooring »] sociopolitique s’incarne exemplairement dans l’installation From the Other Side (2002), qui repart du film du même titre (De l’autre côté). Dans ce dernier, Akerman documente l’histoire d’immigrants mexicains illégaux et restitue leurs récits portant sur les dangers à franchir la frontière américaine. Pour la troisième partie de l’installation, qui a été présentée pour la première fois à la Documenta 11 de Kassel, en Allemagne, elle réalise A Voice in the Desert : elle installe un écran géant de dix mètres de large dans le désert de l’Arizona, à la frontière entre les États-Unis et le Mexique, puis diffuse en direct à Kassel le contenu de la projection qui prend place dans la zone frontalière. En réponse à cet espace d’immigration interdit et à son cloisonnement, au sens propre comme au figuré, Akerman souligne l’enjeu de l’engagement politique et esthétique de l’art en permettant le passage et en encourageant le transit de personnes, qu’elle assimile à une transmission entre cultures. Elle projette des images de personnes tentant de franchir la frontière d’un côté et de l’autre de l’écran, la perspective changeant selon le côté de la frontière d’où nous regardons l’écran. Ce site de projection, situé dans le désert, répond manifestement autant à l’urgence d’un climat politique qu’à un climat météorologique. Il prend en fait la température de notre époque. Face aux éléments, l’écran atmosphérique d’Akerman se tient fermement là, obstinément, dans son désir de projeter l’image d’une ouverture, contre les actes de division et d’enfermement. Cet écran incarne même ce désir en des termes élémentaires, en projetant une possibilité de franchissement de la frontière des deux côtés de sa toile, affrontant toutes sortes de pressions extérieures et météorologiques. En d’autres termes, la surface de cet objet-écran, fiché dans le paysage, devient un environnement. En ce sens, il est réactif au milieu naturel dans lequel il s’inscrit. Il reçoit pendant la journée les rayons du soleil et, l’obscurité venue, il accueille des images lumineuses projetées des deux côtés de la frontière. Le matin, lorsque la lumière naturelle frappe l’écran, la projection disparaît.

Conformément à cet éclairage, aux confins de l’obscurité tout en suggérant un passage crépusculaire, nous pouvons faire l’expérience de la véritable agentivité environnementale et « élémentaire » de la projection. Akerman considère la projection comme un acte de médiation et une transition entre les territoires, comme un élément actif qui peut modifier les « perspectives ». La projection est ici une force transformatrice, voire transformationnelle. L’écran de cette installation-frontière, disparaissant à la lumière du jour et de la projection, nous fait entendre les gens « de l’autre côté » et une « voix dans le désert » qui est sous-représentée. Cette lumière variable ne se contente pas de refléter ou de réfracter physiquement une perspective, elle modifie l’ambiance culturelle dans laquelle elle s’inscrit et l’expérience que nous en faisons. En ce sens, l’atmosphère de projection élaborée par Akerman expose le type de transformation que l’on appelle une transduction.

La toile blanche de l’écran, tendue sur un échafaudage sis à la frontière, traduit ainsi un processus complexe de projection en des termes ambiants et relationnels. Elle porte en outre la trace d’une histoire en elle, puisqu’elle est issue du milieu conceptuel et généalogique qui constitue ce que j’appelle l’« environnementalité » de la projection19. Face à l’atmosphère de cette installation, sur la toile de cet écran usée par les conditions météorologiques, nous faisons l’expérience de la naissance et de la dissolution élémentaires de la projection cinématographique qui est ici dévoilée. Le type d’écran qu’Akerman construit dans A Voice in the Desert montre comment l’acte de la projection prend historiquement son origine dans le filtrage de la lumière et le jeu fantasmagorique, atmosphérique, de l’ombre et de la lumière. Ce site de projection est aussi profondément lié, dans sa forme et sa fonction, à l’histoire environnementale du mot écran20. Il nous rappelle la généalogie de ce terme en tant qu’objet élémentaire et ambiant qui divise l’espace et qui permet la négociation de sites. Tel qu’il est utilisé au début de la Renaissance, suivant une racine germanique antérieure qui est commune aux langues latines, l’écran apparaît en fait comme une entité architecturale qui définit un site de division tout en le contredisant. Sa matière translucide, faite de tissu ou de papier, tendue sur un cadre en bois, est utilisée pour créer une séparation entre l’espace intérieur et l’espace extérieur, comme c’est le cas d’une moustiquaire ou d’un paravent. Mais une telle cloison est également envisagée comme un lieu de passage. Un écran est essentiellement un objet dont la fonction est de servir de médiation entre les espaces, en particulier entre ce qui est à l’intérieur et à l’extérieur (ce qui est dedans et ce qui est dehors) ; en outre, il permet de surmonter cette division21. Et c’est de cette façon – en tant que medium-milieu – qu’Akerman utilise l’écran dans la troisième partie de l’installation From the Other Side qui se situe dans le désert. Il s’agit d’un écran et non d’un mur, d’une délimitation et non d’une barrière. Un tel écran, suspendu de façon précaire dans une zone frontalière, puis filmé et re-projeté dans un espace d’art, consiste en une cloison qui permet un passage, et même un nouveau seuil possible. Face à la toile de cet écran, le spectateur de l’installation ne peut se contenter de contempler sa surface. La tension de cette toile extensible le contraint non seulement à écouter, mais aussi à s’engager – au point de souhaiter que les frontières soient franchies et qu’un contact puisse s’établir à travers la membrane, par le biais de la toile de l’écran. En ce sens, Akerman situe les mouvements projectifs de la diaspora et de la migration sur la surface même de l’écran, à travers l’ambiance transitionnelle et relationnelle de la projection.

L’affect des atmosphères

Quelle que soit la distance parcourue par Akerman lors de ses voyages, l’altérité est toujours proche, elle ne peut jamais être reléguée hors de la vue ou rejetée « de l’autre côté ». Ceci est dû à l’empathie intrinsèque que nous ressentons pour les paysages culturels et sociaux avec lesquels la cinéaste nous met en contact, dans une situation de grande proximité, et avec lesquels elle nous demande d’interagir. Son œuvre semble toujours accueillir l’affect d’une personne qui n’est pas complètement étrangère aux lieux qu’elle visite. Il faut aussi noter que les voyages artistiques d’Akerman revisitent le plus souvent des lieux qui sont proches de sa propre histoire : en l’occurrence, les différents espaces d’une géographie diasporique juive22. Dans un texte exemplaire qu’elle a écrit pour l’installation de 1995 tirée de son film D’Est (1993), Akerman compare clairement son travail à un voyage qui s’apparente à une topographie personnelle, car elle traverse ici différents pays d’Europe de l’Est qui sont également des sites de la diaspora juive. Mais elle n’envisage pas l’identité en termes d’attachement à un lieu ou même d’adhésion à une ethnie ; elle considère bien plutôt qu’un environnement de vie est ce qui rend le mouvement possible.À l’occasion de cette installation, D’Est, au bord de la fiction, elle détermine les fondements de cette exploration personnelle en parlant de la nature « mobile » des images en mouvement : une capacité, proche de ce qui fonde les conditions de la vie elle-même, à résister à la permanence par le biais de la configuration d’un espace matériel. « Je voudrais entreprendre un grand voyage », déclare-t-elle, « je voudrais filmer là-bas […]. Tout ce qui me touche. » Et cet environnement est constitué par « des visages, des bouts de rues, des voitures qui passent et des autobus, des gares et des plaines, des rivières ou des mers, des fleuves et des ruisseaux, des arbres et des forêts. Des champs et des usines et encore des visages, de la nourriture, des intérieurs, des portes, des fenêtres, des préparations de repas. »23

En revisitant pour l’installation ce voyage au sein d’un environnement de vie, le mouvement [motion] devient émotion [emotion] lorsqu’elle aborde les espaces de la vie quotidienne de citoyens ordinaires de l’ancienne Allemagne de l’Est, de la Pologne et de la Russie. Pour dépeindre, presque en temps réel, la période d’instabilité qui a suivi l’effondrement du bloc de l’Est, elle conçoit un assemblage actif et matériel d’images et de sons qui se concentrent sur des corps et des repas, des forêts et des bouts de rues, des véhicules et des rivières, des plaines et des portes, des mers et des chambres – une cartographie de passages projectifs qui ne sont pas seulement extérieurs mais qui incorporent l’architecture fondamentale de l’intériorité. Ce monde intérieur est composé de natures mortes et d’images de chambres retirées, qui sont cadrées et recadrées dans les moniteurs de l’installation comme s’il s’agissait de peintures de paysages. Il y a également d’interminables travellings qui captent l’émotion du mouvement lui-même. En ce mouvement d’habitation, nous demeurons.

L’installation à partir de D’est exprime, et même emblématise, la sensation d’ambiance, entendue comme une « atmosphère affective ».24 Dans l’œuvre d’Akerman, nous ressentons cette qualité indéterminée mais spécifique de l’affect qui provient de l’assemblage des corps vivants dans l’espace, à travers des formes humaines et non humaines : c’est une force d’affectation qui dépasse toute limite et qui est transitive. Cette intensité transpersonnelle repose sur une qualité de l’environnement, sur un sens concret et dynamique du lieu. Pour Akerman, elle engage un processus de « syntonisation atmosphérique », une réceptivité à l’être-dans-le-monde, à être dans la lumière, le bruit et l’espace25. Son travail exige une réceptivité au fonctionnement des corps dans le monde, à la façon dont ceux-ci agissent en opposition et à l’unisson dans leur matérialité vitale. Son œuvre se définit par la projection d’une modalité relationnelle, par une sensibilité aux mouvements qui se produisent dans le contact des corps et au rythme réel de ces interactions.

Pour Akerman, une ambiance elle-même se constitue et se déplace à travers ce sens interrelationnel, et cela la touche. Son œuvre, qui est un atlas de la vie, constitue un grand voyage. Et, comme un atlas, elle repose sur une expérience cumulative, qui dépend aussi de l’environnement dans lequel l’exposition a lieu, du site et de la configuration de l’installation. En décomposant son film D’Est sous la forme d’une installation, Akerman accorde une attention particulière à sa « situation » et à l’architecture intérieure de l’installation. Ce geste de « situation » est particulièrement pertinent pour notre discussion d’un environnement de projection. Il dépasse la problématique de la spécificité du site [site-specificity] et implique plus largement la question de la façon dont une installation d’images en mouvement peut se constituer en un environnement.

En entrant dans l’espace de la galerie ou du musée où se situe l’œuvre, nous accédons à un espace dans lequel le film « réside » en vingt-quatre moniteurs vidéo, disposés en triptyques. La disposition en triptyques produit un affect esthétique, une saveur relative à l’histoire de l’art qui nous renvoie à l’époque et au lieu spécifiques que nous habitons. Elle nous rappelle une série de tableaux divisés en trois sections, ou trois panneaux peints articulés ensemble, une conception triadique du tableau apparue au Moyen Âge et populaire jusqu’à la Renaissance, notamment dans les retables. Tout en faisant écho à l’organisation tripartite du tableau et à son histoire, les moniteurs, placés sur des piédestaux visibles et disposés dans l’espace du musée, engagent également une dimension sculpturale concrète. Sur ces moniteurs sculpturaux, nous voyons les images que la caméra a recueillies, que celle-ci reste immobile, opère un panoramique de 360 degrés dans une gare ou se déplace dans les rues indépendamment des objets ou des sujets qui entrent dans le cadre. L’ambiance de l’installation renforce l’impact esthétique et affectif de ce receuil d’images [collection]. En fin de compte, les moniteurs vidéo s’apparentent à un espace de stockage destinés à un parcours mnémotechnique, eux-mêmes se transformant en une archive. Dans ce lieu de receuil d’images [collection] qu’est le souvenir [recollection], nous sommes transportés dans le temps. Avec ces séquences archivées sur des écrans structurés de manière picturale et disposés sculpturalement dans l’espace de la galerie, les spectateurs prennent conscience des strates de l’histoire visuelle et font également l’expérience de la matérialité de la projection cinématographique. En déambulant autour de ces écrans sculpturaux, le spectateur a le plaisir d’entrer physiquement et imaginairement dans un film, de s’absorber dans un espace projectif et de retraverser haptiquement ce langage constitué de plans montés et de mouvements de caméra qui culminent dans l’assemblage et le déplacement des corps dans l’espace. L’effet final induit, c’est la dislocation du cinéma lui-même dans l’espace d’art. Ce mode de spectatorialité signale en fin de compte un lieu de passage entre l’art, l’architecture et le cinéma, qui se fonde sur des notions changeantes de modalités d’exposition et de projection qui sont aussi effectives qu’affectives.

Environnements transitionnels, histoire projective

Dans les salles d’observation d’Akerman, si le seuil relationnel que constitue la projection se matérialise architecturalement, c’est l’écran lui-même qui occupe le devant de la scène, devenant son propre espace-frontière. En oscillant entre le cinéma expérimental, la fiction et le documentaire, et en travaillant par la suite à l’installation dans des espaces d’art, Akerman, recadrant l’écran, exacerbe tout particulièrement l’aspect projectif de l’acte de projection. Elle a transformé la toile de l’écran en un objet qui permet d’explorer le soi et l’intériorité tout en restant en contact vital avec le monde matériel, demeurant réceptif à la multiplicité des époques et aux traces de la mémoire. L’usage qu’elle fait de la structure de la grille renforce l’architectonique même de l’écran, conférant une dimension environnementale à la toile qui sert de support au monde projectif.

Dans Marcher à côté de ses lacets dans un frigidaire vide (2004), Akerman repart du journal intime que sa grand-mère et sa mère ont écrit, et qui porte également trace de l’époque où sa sœur et elle l’ont retrouvé, enfants. Une partie de l’installation repose sur un mur en spirale constitué à partir d’un matériau blanc et diaphane, évoquant les propriétés de l’écran ou d’un rideau de gaze, à travers lequel nous pouvons déambuler, et sur lequel sont inscrits des formules de l’artiste ainsi que le journal intime à strates multiples. Dans cette salle, l’écran géant revêt une présence sculpturale, façonné à l’image d’un environnement sculptural conçu par Richard Serra. Mais tout se passe ici comme si la série monumentale de sculptures en acier Torqued Ellipses (1996-) de Serra pouvait se dissoudre ou se dématérialiser et prendre une autre forme de matérialité : un espace projectif « lumineux ». Lorsque nous traversons l’espace scuptural d’Akerman, constitué de lumière et d’ombres, il nous enveloppe. Au sein de l’espace volumétrique qu’elle a construit, nous sommes littéralement enveloppés dans la toile de l’écran, nous sommes pour ainsi dire embrassés avec sympathie. Pendant ce temps, dans une autre salle, un écran plat constitué du même matériau diaphane devient le site d’une projection et d’une inscription simultanées en trois parties de l’écriture des femmes évoquées dans le journal intime, à différentes époques. À mesure que les traces du passé se matérialisent dans le présent, le rideau de gaz propose une polyphonie d’expériences projectives sur un mode que l’on pourrait qualifier d’enveloppant. L’installation ne se limite pas à mettre en scène mais aussi à retransmettre un écran psychique commun, et ce, à travers une dimension mnémonique maternelle.

L’utilisation de la projection par Akerman nous renvoie donc à une importante couche sédimentée de l’histoire projective et de la conception des écrans. Lorsque nous prenons en considération l’histoire de la projection, le terme même de projection, comme je le montre ailleurs, émerge en tant que technique culturelle qui est elle-même enchevêtrée à la mise en scène subtile et diversifiée de processus psychiques, et de leurs formes d’intermédiation26. Dans Marcher à côté de ses lacets dans un frigidaire vide, Akerman expose le phénomène particulier de projection que Sigmund Freud appelle les « souvenirs-écrans »27. Ici, les souvenirs intergénérationnels remontent à la surface et sont exposés sous forme d’ambiance, médiatisés par un milieu projectif qui fonctionne à la fois comme un écran et comme un filtre pour la projection d’images mnésiques et d’atmosphères affectives. Dans le travail d’Akerman, le concept de la projection relie le cinéma à la psychanalyse de cette façon, mais aussi sous d’autres formes transitoires, en soulignant comment, au moment de l’invention du cinéma, la notion de projection a été développée comme un instrument essentiel non seulement à la formation du sujet mais aussi à la compréhension des frontières. D’un point de vue psychanalytique, la projection se définit comme un mécanisme qui régule les limites entre le sujet et l’objet et à travers lequel se négocie le sens de ce qui est interne et externe28. Melanie Klein, qui a développé cette notion à partir de Freud, en insistant sur le fait que les formes de projection vers l’intérieur et vers l’extérieur sont liées aux fonctions orales, a parlé d’« identification projective » avec le premier objet, le sein maternel29. De son point de vue, cette projection, dérivée du corps maternel, est le moteur de toutes les relations objectales. Dès le début de la vie du sujet, les relations objectales sont façonnées par une interaction entre l’introjection et la projection, un transfert entre objets internes et externes ainsi qu’entre situations.

Sur ses écrans, Akerman active un mode de projection qui est en ce sens kleinien, car l’écran est pour elle à la fois un objet-frontière et un espace liminaire. Il s’agit, en effet, d’un espace de dialogue où se négocient l’introjection et l’échange entre l’intérieur et l’extérieur. Un tel écran consiste fondamentalement en une architecture de transfert psychique, qui porte les traces de cette transposition. Ici, un processus projectif est véhiculé à travers les relations objectales et se déroule dans un site expérientiel que D. W. Winnicott a appelé l’« espace transitionnel »30. Objet parmi d’autres de la culture matérielle, l’écran de projection d’Akerman revêt en fait une fonction transitionnelle et une capacité relationnelle de liaison, de transmission et d’assemblage. Cette capacité de connexion s’exerce à travers un processus de façonnement de l’espace, dans l’environnement de la projection, impliquant la zone intermédiaire de l’expérience. Malgré la dimension objective de son écran, il s’agit d’un véritable « écran de projection » dans le sens psychanalytique du terme, tel que l’articule André Green : une surface qui devient animée, activée, vitalisée dans une direction psychique à l’occasion de la projection31. L’écran d’Akerman est aussi un espace profondément imprégné par le maternel, qui est toujours présent dans son monde. En ce sens, la dimension psychanalytique de la projection devient encore plus évidente, puisque la fonction maternelle, pour Klein, est une composante essentielle dans la négociation des frontières et qu’elle est cruciale, selon Winnicott, pour le développement des « phénomènes transitionnels ». Sur l’écran d’Akerman, la projection s’apparente à un concept qui non seulement dénote la subjectivité, mais qui porte encore la marque des souvenirs et des relations inconscientes qui informent « objectivement » l’environnement transitionnel et qui culmine en une expérience projective. Une fois réinterprété psychanalytiquement, ce territoire intense d’affects transitionnels peut non seulement faire l’objet d’une mise en scène mais encore devenir un terrain de transformation psychique à travers la projection.

Actes empathiques d’écranisation [screening]

Dans les installations d’Akerman, comme dans son cinéma, l’art de la projection est donc conçu dans son sens le plus large comme un transfert qui engage profondément le monde matériel et les transformations qui se produisent en son sein. L’utilisation atmosphérique particulière des écrans comme architecture en devenir et environnement relationnel implique un mode de projection qui est aussi le produit d’une imagination empathique chez Akerman. En exposant ces projections qui constituent autant de processus mentaux et psychiques, qui se déploient dans le monde matériel et son espace, Akerman travaille à partir d’une forme particulière de projection : l’Einfühlung, ou l’empathie, comprise comme « com-passion » [in-feeling]. Son œuvre, en fait, remonte à la racine de l’empathie, qui signifie, littéralement, l’acte de « ressentir au-dedans » [feeling into]. Rappelons que, suivant sa définition dans l’esthétique allemande à la fin du XIXe siècle, l’Einfühlung se caractérise par sa conception dynamique qui apporte une réponse matérielle à un objet, à une image ou à un environnement spatial32. Cet acte de « ressentir au-dedans » est une notion qui s’inscrit à la surface du monde. Il dépend de la capacité à percevoir un mouvement intérieur qui a lieu dans l’atmosphère et réciproquement entre le sujet et l’objet-l’espace. Comme l’a démontré Theodor Lipps, écrivant à propos de l’Einfühlung et de l’espace, nous n’éprouvons pas simplement de l’empathie pour une personne, mais aussi pour des choses et des sites33. Cela signifie que nous ressentons de l’empathie pour les formes expressives et dynamiques de l’art et de l’architecture – pour les lignes et les formes, les couleurs et les sons, les paysages et les situations, les surfaces et les textures. Et ces « projections » impliquent une sympathie avec l’inanimé qui se déploie dans l’environnement et qui se transmet par ses qualités ambiantes. En d’autres termes, la force des éléments inorganiques s’exprime à travers ce processus d’empathie, tandis que cette transmission d’affects s’expose sous la forme d’atmosphères.

Les projections d’Akerman offrent cette sensation de « ressentir au-dedans » qui implique le paysage et la rue, ainsi que divers éléments de construction spatiale, y compris des aspects non représentatifs tels que les formes, les tissus et les ombres. Ici, un arrangement formel pur, comme un plan vide, peut transmettre un affect. La toile blanche d’un écran de projection, se dissolvant à la lumière dans une zone frontalière désertique, nous en dit plus long que n’importe quel discours. Son travail porte, en effet, sur cette singularité de l’affect : une résonance, une vibration de l’objet lui-même. Nous reconnaissons ici une forme de Stimmung qui est mise à l’œuvre, un sentiment de « syntonisation atmosphérique », qui vient lui-même au jour. Il s’agit d’une atmosphère psychique qui se révèle à la surface des choses. Tournées à travers ce que nous pourrions en fin de compte appeler une intimité distante, ses images sont rigoureusement composées sur le plan formel et soigneusement disposées dans l’espace, de manière à susciter la réserve nécessaire à notre engagement au plus près en tant que spectateurs. Elles permettent, en d’autres termes, un mode de détachement analytique – une forme d’écranisation [screening] – qui est nécessaire à la création d’une authentique empathie.

C’est particulièrement évident dans l’installation vidéo Là-bas (2006), qui fait un usage fascinant de l’écran comme une telle architecture. Là-bas est la chronique du voyage d’Akerman à Tel Aviv, au cours duquel le cinéaste, fait surprenant, reste le plus souvent à l’intérieur d’un appartement. De longues prises de vues statiques nous permettent d’errer à l’intérieur de l’appartement et d’observer l’action minimale qui s’y déroule. Nous pouvons voir l’extérieur par la fenêtre, mais pas distinctement. Nous sommes contraints de regarder à travers des stores faits de lamelles vaguement tissées, qui filtrent la lumière, ainsi que notre vision. Ce qui est ici représenté n’est rien d’autre qu’un écran, qui est délibérément situé entre nous et le monde extérieur. Une telle cloison-écran constitue une frontière physique subtile entre l’intérieur et l’extérieur. Elle permet également de révéler et obscurcir notre vision de la ville, et en particulier du voisinage. De cette manière filtrée, à travers la toile d’un écran, nous apprenons à connaître les voisins. Observant le déroulement de leurs actes quotidiens, nous nous mettons à imaginer leurs conversations, que nous ne pouvons pas entendre. Pendant ce temps, hors-champ, nous entendons la voix d’Akerman, qui parle, en empruntant le style du journal intime, de faits de la vie quotidienne, de son histoire (familiale) et du tournage, tout en ne manquant jamais de répondre aux appels téléphoniques de sa mère.

Se concentrant sur l’architectonique de l’écran comme site actif de filtrage, Là-bas articule une géographie complexe de seuils. En focalisant notre attention sur cette fenêtre qui constitue un écran, « arrangée » de sorte à s’apparenter à une toile, Akerman se propose et nous demande de nous engager dans un acte d’écranisation subtil et processuel. Nous ressentons une résistance à filmer un monde envers lequel la cinéaste éprouve des sentiments d’appartenance ambivalents, voire conflictuels, et qui est entaché d’histoires traumatiques, y compris l’histoire de sa propre famille marquée par la diaspora34. C’est précisément en exposant une telle résistance, et en la matérialisant sous la forme physique de la cloison d’un écran, qu’Akerman est en mesure de réaliser un film qui serait autrement impossible à faire. Cet écran n’est pas une barrière mais un « objet transitionnel ». Il fonctionne comme un site transitif, un seuil, car il ne se contente pas de marquer le passage mais donne réellement accès à son franchissement.

Nous ressentons ici un processus de construction matérielle complexe, inscrit dans la constitution même de cet écran imaginaire. Le « ressentir au-dedans » diffus de l’écran-ombre nous implique avec empathie dans un vaste acte d’interprétation. Lorsque nous nous heurtons à la matérialité des lamelles de l’écran, nous négocions nous aussi une frontière stratifiée. La fonction de l’écran n’est pas seulement de filtrer le monde extérieur, mais de retrancher l’espace intérieur par un « effet de rideau » [to « curtain » the space inside], d’où émergent des strates d’histoire et de mémoire. L’écran offre à Akerman l’abri dont elle a besoin, « là-bas », pour porter son regard vers l’extérieur et mieux se voir elle-même. Un tel écran rend possible un processus d’introjection qui ne peut se déployer qu’à travers ses propres limites, elles-mêmes appelées à être franchies. Au fil du temps, l’écran maillé devient donc un espace densément stratifié qui accueille des formes complexes de projection dans sa toile. En fin de compte, la matérialité de l’écran entrelacé renforce la construction de l’intimité, car il se « modèle » [it « suits »] de manière tangible à la perspective ou à l’expérience d’Akerman et à son point de vue cinématographique. Cet écran est taillé sur mesure pour contenir dans son processus d’élaboration même la version particulière de l’empathie qu’a développée Akerman : une position de proximité distante. Il montre comment la projection cinématographique elle-même repose fondamentalement sur une distance qui constitue un moyen d’atteindre la proximité.

Nous n’émergeons dans le monde avec Akerman que pour diriger notre regard vers l’intérieur ; nous demeurons à l’intérieur précisément pour regarder vers l’extérieur. De cette façon, nous nous trouvons immergés dans la profondeur de l’espace psychique et subjectif de l’artiste, et de son histoire personnelle. Quelle que soit la distance parcourue, le voyage et la quête se révèlent être un voyage intérieur, proche de l’auto-analyse. Nous reconnaissons cette chambre particulière. Nous avons déjà connaissance de ce monde de rideaux, filtré par le biais de l’écran de l’installation du film Là-bas, car on nous a à maintes reprises demandé d’habiter cette chambre. Parcourant l’architecture des espaces intimes dans des films comme Saute ma ville (1968), La chambre I (1972), Je tu il elle (1974), ou encore Demain on déménage (2004), nous avons arpenté une géographie stratifiée de l’intériorité, une scène qui est à la fois familière et familiale.

Ce sentiment de familiarité évoque le familial car les explorations intérieures d’Akerman constituent autant de projections qui sont constamment et profondément hantées par le maternel, dans ses films comme dans ses écrits, ainsi qu’en témoignent ses mémoires de 2013, Ma mère rit35. Comme Akerman l’a dit elle-même à propos de son voyage transitionnel : « Je veux filmer pour comprendre. Quelqu’un m’a demandé : ‹ Pourquoi vas-tu là-bas ? › […] Je le découvrirai quand j’y serai. […] ‹ C’est toujours sur votre père et votre mère que vous tombez lors de vos voyages. › »36 Quel que soit le medium utilisé, lorsque nous entrons dans l’une des chambres de projection d’Akerman, nous accédons à des lieux de visionnement qui nous enveloppent toujours avec empathie, car dans ces chambres, nous ressentons la profondeur d’une expérience intime qui se donne en partage. En se tenant au bord de l’écran de projection, cette sensation de « ressentir au-dedans » [feeling into] l’espace se matérialise à travers une frontière mutuelle qui est appelée à être franchie. Ainsi, en toute sécurité et à distance, nous pouvons nous aussi vivre notre propre histoire de la projection et de ses périples : c’est-à-dire un retour au foyer – qui est aussi une vue de chez nous.

Nous suivons cette voie, qui nous ramène à News from Home, jusqu’à ce que, brusquement, le voyage d’Akerman touche à sa fin avec le film final No Home Movie (2015). Dans son ultime chronique de la vie des femmes, des scènes d’intérieur se déroulant dans l’appartement bruxellois de sa mère sont entrecoupées de séquences en mouvement tournées en Israël dans le désert battu par les intempéries, « éléments » qui apparaissent également dans son film conçu pour les espaces d’art, Now (2015)37. Ouvrant le film de manière atmosphérique, vaporeuse, sur de forts vents balayant l’environnement désertique, Akerman documente ensuite sa mère malade et mourante, se tenant en sa présence, même virtuelle. Elle utilise parfois Skype pour la filmer, envisageant le logiciel non seulement comme un moyen de communication mais encore de réalisation d’un film où la proximité est déterminée par les moyens techniques, et où il n’y a plus de distance possible. Elle restitue ainsi le processus du vieillissement dans sa réalité, et non tel qu’il est représenté dans la plupart des films. Prendre soin de sa mère apparaît ici comme une activité quotidienne, un souci quotidien, voire une expérience fastidieuse ponctuée de tâches incessantes, de soins constants et de surveillance. Nous attendons, en vain, un échange de propos significatifs qui pourrait faire la lumière sur une histoire familiale traumatique et permettre de s’en libérer. Dans ce documentaire personnel, le temps s’écoule comme il le fait dans la réalité : non pas comme une série d’événements ou d’actions, mais comme un flux inexorable et élémentaire. À la fin du film, après le décès de sa mère qui a lieu hors-champ, Akerman elle-même quitte la scène, laissant derrière elle une chambre vide. Il ne nous reste plus qu’à palper cette ambiance. À interpréter rétrospectivement ce geste, à s’attarder sur cette dernière atmophère, l’affect du vide semble ici persister et insister, accompagné de sentiments complexes. Au cinéma, comme dans la vie, cette chambre ne peut plus être habitée. Comme le suggère le titre ambigu du film, la dernière œuvre d’Akerman n’est pas un film de famille, et il n’y aura plus de retour possible à un chez-soi. La porte de cette chambre familière et exploratoire s’est refermée à jamais, pour elle comme pour nous.

1 Theodor Lipps, « Empathie et plaisir esthétique » [1906], traduit dans Maurice Élie (éd.), Aux origines de l’empathie. Fondements et fondateurs, Nice, Ovadia, 2009, pp. 129–148.

2 Chantal Akerman, texte inédit pour une œuvre non réalisée, intitulée Of the Middle East (1998), p. 4. Je suis reconnaissante à Chantal Akerman de m’avoir donné accès à ce texte. Je la remercie également pour ses nombreuses conversations amicales qui m’ont permis de mieux comprendre son travail ; son amitié me fait à présent cruellement défaut.

3 Sur ce point, voir ma contribution au catalogue publié à l’occasion de la première exposition personnelle ma­jeure en Europe de ses films destinés aux espaces d’art : Giuliana Bruno, « Projection : On Akerman’s Screen, from Cinema to the Art Gallery », dans Dieter Roelstraete (éd.), Chantal Akerman, Too Far, Too Close, catalogue d’exposition, Anvers, Ludion/Musée d’art contemporain d’Anvers, 2012, pp. 15–27. Voir aussi Griselda Pollock, « Chantal Akerman : Moving between Cinema and Installation », dans Lúcia Nagib et Anne Jerslev (éds.), Impure Cinema : Intermedial and Intercultural Approaches to Film, Londres, I. B. Tauris, 2013, pp. 227–248.

4 Pour une introduction pertinente à l’univers filmique de la cinéaste, lire Joanna Hogg et Adam Roberts (éds.), Chantal Akerman Retrospective Handbook, Londres, A Nos Amours, 2019. Voir aussi Ivone Margulies, Nothing Happens : Chantal Akerman’s Hyperrealist Everyday, Durham, Duke University Press, 1996 ; Veronica Pravadelli, Performance, Rewriting, Identity : Chantal Akerman’s Postmodern Cinema, Turin, Otto, 2000 ; Marion Schmid, Chantal Akerman, Manchester, Manchester University Press, 2010 ; Patricia White (éd.), ‹ On Chantal Akerman ›, Camera Obscura, vol. 34, nº 1, printemps 2019 ; Marion Schmid et Emma Wilson (éds.), Chantal Akerman : Afterlives, Cambridge, Legenda, 2019, ouvrage collectif auquel j’ai collaboré avec mon essai ‹ In Memory of Chantal Akerman : Passages of Time and Space, › pp. 7–10.

5 Voir, entre autres, Chantal Akerman : Autoportrait en cinéaste, catalogue d’exposition, Paris, Cahiers du cinéma/Centre Pompidou, 2004 ; Terrie Sultan (éd.), Chantal Akerman : Moving through Time and Space, catalogue d’exposition, Houston, Blaffer Gallery Art Museum of the University of Houston, 2008.

6 Ces deux films ont été tournés par Babette Mangolte, ­collaboratrice de longue date d’Akerman, qui a aussi signé la photographie du célèbre film Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975).

7 Sur ce film, voir Dominique Païni, « On Les rendez-vous d’Anna and Jeanne Dielmann », Moving Image Review & Art Journal (MIRAJ), vol. 8, nº 1–2, septembre 2019, pp. 119–122. Ce numéro spécial, édité par Michael Mazière et Lucy Reynolds, est intégralement consacré à Chantal Akerman.

8 Pour une réflexion plus précise sur l’articulation entre les formes panoramiques de mobilisation du regard et l’histoire des écrans, voir Giuliana Bruno, Atlas of Emotion : Journeys in Art, Architecture, and Film, New York,Verso, 2002.

9 Sur la « projection empathique », un terme emprunté au philosophe Stanley Cavell, voir Michael Fried, Four Honest Outlaws : Sala, Ray, Marioni, Gordon, New Haven, CT, Yale University Press, 2011, en particulier le chapitre « The Laying Bare of Empathic Projection », pp. 205–215.

10 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux : capitalisme et schizophrénie 2, Paris, minuit, 1980, p. 208.

11 Idem, pp. 211–212.

12 Idem, p. 212.

13 Pour une analyse plus approfondie de la matérialité de la surface et de l’espace de l’écran, voir Giuliana Bruno, Surface : Matters of Aesthetics, Materiality, and Media, Chicago, University of Chicago Press, 2014.

14 Le terme « cinéma de la lenteur » [slow cinema] caractérise un mode de tournage observationnel et dans la durée qui exacerbe l’absence d’actions, suivant une logique minimaliste. Sur la cinéphilie d’Akerman, voir Dominique Païni, « Chantal Akerman, file note # 32 », dans le catalogue Chantal Akerman, publié à l’occasion de son exposition personnelle au Camden Arts Centre, à Londres, en 2008.

15 Béla Balázs, L’homme visible et L’esprit du cinéma, Belval (Vosges), Circé, 2010, trad. Claude Maillard. Voir aussi Erica Carter (éd.), Béla Balázs : Early Film Theory : ‹ Visible Man › and ‹ The Spirit of Film ›, trad. Rodney Livingstone, New York, Berghahn Books, 2010.

16 Giuliana Bruno utilise le terme allemand Stimmung. Dans ses écrits, Jean Epstein a souvent recours à la notion de photogénie, qu’il redéfinit sans cesse. Nous optons donc ici pour le terme de photogénie, tout en maintenant la note qui suit sur la notion de Stimmung, car Giuliana Bruno soutient par ailleurs que la photogénie s’élabore par rapport à l’idée de Stimmung, en la réinterprétant et la reconfigurant. [Note du traducteur.]

17 Le terme allemand Stimmung, intraduisible et polysémique, est dérivé des systèmes de syntonisation musicale et développé dans l’esthétique moderne comme une disposition psychique ou un rythme, c’est-à-dire, en substance, comme une condition atmosphérique. Pour un aperçu historique à ce sujet, voir David Wellbery, « Stimmung », New Formations, nº 93, été 2018, pp. 6–45.

18 Jean Epstein, « Grossissement », Ecrits sur le cinéma, vol. 1, Paris, Seghers, 1974, p. 94, p. 98.

19 Voir Giuliana Bruno, Atmospheres of Projection : Environmentality in Art and Screen Media, Chicago, University of Chicago Press, à paraître en 2022. Une première version du présent article est publiée dans ce livre, qui vise à définir la « pensée atmosphérique » et à reconfigurer « l’imagination projective » en tant qu’atmosphère de médialité et de relationnalité, tout en considérant l’art de la projection, compris comme un environnement, tant dans l’histoire que dans l’art contemporain.

20 Voir Erkki Huhtamo, « Elementsof Screenology : Toward an Archeology of the Screen », ICONICS : International Studies of the Modern Image, vol. 7, 2004, pp. 31–82 ; Giuliana Bruno, Surface : Matters of Aesthetics, Materiality and Media, op. cit. ; Dominique Chateau et José Moure (éds.), Screens : From Materiality to Spectatorship, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2016 ; Craig Buckley, Rüdiger Campe et Francesco Casetti (éds.), Screen Geneaologies : From Optical Device to Environmental Medium, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2019.

21 Sur l’objectité environnementale de l’écran, voir Giuliana Bruno, « The Screen as Object : Art and the Atmospheres of Projection », dans Chrissie Iles (éd.), Dreamlands : Immersive Cinema and Art, 1905–2016, catalogue d’exposition, New York, Whitney Museum of American Art, 2016, pp. 156–167.

22 Pour une lecture du travail d’Akerman en fonction de sa réinterprétation de sites juifs et des formes d’errance impliquées, voir Janet Bergstrom, « Invented Memories », et Ivone Margulies, « Echo and Voice in Meetings with Anna », dans Gwendolyn Audrey Foster (éd.), Identity and Memory : The Films of Chantal Akerman, Carbondale, Southern Illinois University Press, 2003, pp. 94–116, et pp. 59–76, respectivement.

23 Ce texte a été exposé sur le mur d’une salle d’exposition et est publié dans Bordering on Fiction : Chantal Akerman’s ‹ D’Est ›, catalogue d’exposition, Minneapolis, Walker Art Center, 1995, pp. 17–18. Cette exposition remarquable s’est ouverte au Walker Art Center à Minneapolis et a ensuite été présentée au Jewish Museum à New York, du 23 février au 27 mai 1997. Ce texte a initialement été écrit en français et reproduit dans le catalogue d’exposition suivant : Chantal Akerman, Monographie, Bobigny, Bande(s) à part, 2014, p. 34.

24 J’articulerai plus précisément cette notion, que j’emprunte à Ben Anderson, « Affective Atmospheres », Emotion, Space, and Society, nº 2, 2009, pp. 77–81.

25 Voir Kathleen Stewart, « Atmospheric Attunements », Rubric, nº 1, 2010, pp. 2–14.

26 Voir Giuliana Bruno, Atmospheres of Projection : Environmentality in Art and Screen Media, op. cit.

27 Voir Sigmund Freud, « Sur les souvenirs-écrans » [1899], Névrose, Psychose et Perversion, Paris, PUF, 1978, trad. Daniel Guérineau, pp. 113–132 ; « Souvenirs d’enfance et souvenirs-écrans », Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 1971, trad. Samuel Jankélévitch, pp. 51–59.

28 Voir Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967, pp. 343–350.

29 Voir, parmi d’autres études, Melanie Klein, « Notes sur quelques mécanismes schizoïdes » [1946], Développements de la psychanalyse, Paris, PUF, 1966, trad. Willy Baranger, pp. 274–300. À ce sujet, voir Hanna Segal, Introduction to the Work of Melanie Klein, Londres, Karnac Books, 1973. Pour une définition approfondie de l’identification projective, voir Wilfred Bion, Second Thoughts : Selected Papers on Psychoanalysis, Londres, Karnac Books, 1984.

30 Voir D. W. Winnicott, « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », De la pédiatrie à la psychiatrie, Paris, Payot, 1969, trad. Jeannine Kalmanovitch, pp. 109–125 ; Jeu et réalité : l’espace ­potentiel, Paris, Gallimard, 1975, trad. Claude Monod et J.-B. Pontalis.

31 André Green, « La projection : de l’identification projective au projet » [1971], La folie privée. Psychanalyse des cas-limites, Paris, Gallimard, 1990.

32 Voir Harry Francis Mallgrave et Eleftherios Ikonomou (éds.), Empathy, Form, and Space : Problems in German Aesthetics, 1873–1893, Santa Monica, Getty Center for the History of Art and the Humanities, 1994. Pour un aperçu de l’histoire de l’Einfühlung, voir, entre autres, Juliet Koss, « On the Limits of Empathy », Art Bulletin, vol. 88, nº 1, mars 2006, pp. 139–157 ; et Andrea Pinotti, Empatia : Storia di un’idea da Platone al postumano, Bari, Laterza, L’empathie : histoire d’une idée de Platon au post­humain, Paris, Vrin, 2016, trad. Sophie Burdet.

33 Voir Theodor Lipps, « Empathie et plaisir esthétique », op. cit. Voir aussi Theodor Lipps, « Aesthetische Einfühlung », Zeitschrift für Psychologie und Physiologie der Sinnesorgane, nº 22, 1900, pp. 415–450.

34 Voir Ewa Lajer-Burcharth, « Unbelonging Interior : Chantal Akerman’s Là-bas », dans Ewa Lajer-Burcharth et Beate Söntgen (éds.), Interiors and Interiority, Berlin, De Gruyter, 2016, pp. 435–455.

35 Chantal Akerman, Ma mère rit, Paris, Mercure de France, 2013.

36 Chantal Akerman, texte non publié écrit pour Of the Middle East, p. 4.

37Now, sa dernière installation, a été montrée en 2015 à la Biennale de Venise.